1918

Chapitres 15, 16 et 17 de l'ouvrage «L'avènement du bolchevisme»,
republié le 9 novembre 1922 dans le Bulletin Communiste IIIe année — n° 45,
sous le titre : Pour le 5e anniversaire de la Révolution bolcheviste


Œuvres – février 1918

Léon Trotsky

L'avènement du bolchevisme

12 février 1918


 

Chapitre 15 – Les Socialistes Révolutionnaires et les Menschewiki

Restait la question de savoir si les socialistes-révolutionnaires de gauche nous suivraient ou non dans cette voie. Ce groupe était en train de se constituer, mais son allure, mesurée à l'échelle de notre parti, était beaucoup trop lente et trop indécise.

Au début de la Révolution, le parti socialiste révolutionnaire dominait sur tout le terrain de la vie politique. Paysans, soldats, ouvriers même, tout, parmi les masses populaires, votait pour ce parti. Celui-ci ne s'était attendu à rien d'analogue, et plus d'une fois, il semblait qu'il allait être englouti dans Ies flots de son propre succès.

Après la retraite des groupes des capitalistes purs et des grands propriétaires fonciers, ainsi que des éléments censitaires de la classe cultivée, tout le monde vota pour les " Narodniki " révolutionnaires. Cela répondait bien nu stade initial de la Révolution, alors que les frontières des classes n'étaient pas encore nettement tranchées et que le désir de ce qu'on appelait un front révolutionnaire unique trouvait, son expression dans le programme confus de parti, qui ralliait, sous ses ailes, aussi bien l'ouvrier, craignant de s'isoler du milieu paysan, que le paysan, réclamant la terre et la liberté, et que l'intellectuel cherchant à diriger les deux premiers, ainsi que le fonctionnaire, cherchant à s'adapter au nouveau régime.

Lorsque Kérensky, qui, à l'époque du tzarisme, comptait parmi les " Trudowiki ", fut, après le succès de la Révolution, passé au rang des socialistes-révolutionnaires, la popularité de ce parti crût au fur et à mesure des succès du gouvernement de Kérensky. Par pur respect (qui n'était pas toujours purement platonique) pour le ministre de la Guerre, beaucoup de généraux et de colonels s'empressèrent de s'inscrire au parti des anciens terroristes. Les vieux socialistes-révolutionnaires, de trempe vraiment révolutionnaire, commencèrent déjà à considérer avec une certaine inquiétude le nombre, toujours croissant, des " socialistes-révolutionnaires de mars ", c'est-à-dire de ces membres du parti qui avaient attendu, pour découvrir en eux l'esprit, révolutionnaire d'un Narodnik, le mois de mars 1917, c'est-à-dire l'époque où la Révolution avait, déjà renversé l'ancien régime et mis à la tête du gouvernement les Narodniki révolutionnaires.

De la sorte, ce parti renfermait, dans le cadre de son amorphisme, non seulement les contradictions internes de la Révolution en train de se développer, mais encore les préjugés persistants des niasses paysannes, ainsi que la sentimentalité, l'inconstance et les ambitions des classes cultivées. Il était absolument, certain que ce parti ne pourrait pas longtemps subsister sous cette forme, et en fait, il manifesta dès le début son impuissance.

Le rôle politique prépondérant appartenait aux Menschewiki. Ceux-ci étaient passés par l'école du Marxisme et y avaient pris certaines méthodes et habitudes leur permettant de s'orienter assez bien dans la situation politique pour fausser le sens de la lutte des classes en voie de réalisation et pour assurer, dans la mesure compatible avec les circonstances actuelles, l'hégémonie à la grande bourgeoisie libérale. C'était aussi la raison pour laquelle les Menschewiki, ces francs défenseurs du droit de la grande bourgeoisie à l'exercice du pouvoir, s'étaient si vite épuisés, et au moment de la Révolution d'octobre, n'étaient pour ainsi dire arrivés à rien du tout.

Les socialistes-révolutionnaires, eux aussi, perdaient de plus en plus leur influence, d'abord parmi les ouvriers, puis dans l'armée et, enfin dans les campagnes. Mais, numériquement parlant, ils étaient encore, au moment de la Révolution d'Octobre, un parti très puissant. Toutefois, ce parti était intérieurement rongé par des différences de classes.

Par opposition à l'aile droite, qui dans la personne de ses éléments les plus chauvinistes, comme Awxentjew, Breschko-Breschkowskaja, Sawinkow et autres, était définitivement passée dans le camp de la contre-révolution, il se forma une aile gauche, cherchant à maintenir le contact avec les masses ouvrières. Abstraction faite de ceci que le socialiste-révolutionnaire Awxentjew, en sa qualité de ministre de l'Intérieur, fit arrêter les comités agraires paysans – c'est-à-dire des comités composés de socialistes-révolutionnaires – pour la solution donnée par eux, de leur propre autorité, à la question agraire, on voit assez l'étendue des " contradictions " existant au sein de ce parti.

Au centre, se trouvait le chef traditionnel du parti, M. Tschernow. Ecrivain éprouvé, versé dans la littérature socialiste, ayant une grande expérience des luttes des fractions politiques, il restait immuable à la tête de son parti, à une époque où la vie de ce parti se concentrait dans les milieux émigrés à l'étranger.

La Révolution, dont la première vague avait, sans distinction de personnes, porté les socialistes-révolutionnaires jusqu'à des hauteurs inouïes, comprit aussi Tschernow dans cette élévation purement automatique, mais le résultat, fut, semble-t-il, de révéler sa complète détresse même au milieu des politiciens dirigeants de la première période.

Les petits moyens puérils qui assuraient à Tschernow la prépondérance parmi les Narodniki vivant à l'étranger se montrèrent beaucoup trop légers, selon les poids de la balance révolutionnaire. Il se borna à ne point prendre de décisions comportant des responsabilités et, dans tous les cas critiques, à tergiverser, à attendre et à s'abstenir de toute action.

Une tactique de ce genre lui assurait provisoirement une position centrale entre les deux ailes du parti s'écartant toujours davantage l'une de l'autre. Mais, maintenir longtemps l'unité du parti n'était plus possible.

Sawinkow, l'ancien terroriste, participait à la conjuration Kornilow, vivait dans une touchante intimité avec les milieux contre-révolutionnaires des officiers de Cosaques et préparait un coup de main contre les ouvriers et soldats de Pétrograd, parmi lesquels se trouvaient un assez grand nombre de socialistes-révolutionnaires de gauche.  

Sawinkow tomba, victime de l'aile gauche ; le centre l'avait exclu du parti ; mais on n'osait pas lever la main  contre Kérensky. Le Pré-Parlement, mit en lumière toute la désagrégation du parti : il y avait, en réalité, sous la bannière du même parti, trois groupes indépendants et encore aucun d'entre eux fie savait ce qu'il voulait. Une prépondérance nominale de ce parti à l'Assemblée constituante n'aurait fait qu'accentuer l'engourdissement politique.

 

Chapitre 16 – Notre sortie du Pré-Parlement. La voix du Front

Avant de nous séparer du Pré-Parlement où, selon le calcul de Kérensky et de Tseretelli, nous pouvions disposer d'environ 50 sièges, nous nous réunîmes avec le groupe des socialistes-révolutionnaires de gauche, pour délibérer en commun.

Ils refusèrent, de nous suivre, sous prétexte qu'ils devaient d'abord prouver par des faits, aux yeux des paysans, toute l'insignifiance du Pré-Parlement : " Nous jugeons à propos de vous avertir ", déclara l'un des chefs des socialistes-révolutionnaires de gauche ; " si vous voulez vous séparer du Pré-Parlement pour descendre aussitôt dans la rue les armes à la main, nous ne marcherons pas avec vous. " La presse bourgeoise et modérée nous accusait de vouloir renverser le Pré-Parlement parce que précisément nous cherchions à créer une situation révolutionnaire.

La réunion de notre fraction au Pré-Parlement décida de ne pas attendre les socialistes-révolutionnaires de gauche, mais d'agir par nous-mêmes. La déclaration de notre parti lancée du haut de la tribune du Pré-Parlement et expliquant pourquoi nous rompions avec cette institution fut accueillie par les groupes de la majorité avec des rugissements de haine impuissante.

Au Congrès des députés de Pétrograd, où notre sortie du Pré-Parlement fut approuvée par une majorité écrasante, le chef du petit groupe des Menschewiki " internationalistes ", Martow, nous déclara que notre sortie du " Soviet de la République " (c'était le nom officiel de cette institution provisoire et jouissant de peu de prestige) n'aurait, de sens que si nous avions l'intention d'engager immédiatement la lutte à main armée. Or, c'était là précisément notre intention. Les avocats de la grande bourgeoisie libérale avaient raison lorsqu'ils nous accusaient de chercher à créer une situation révolutionnaire. La révolte déclarée et la prise directe du pouvoir étaient, à nos yeux, la seule issue possible.

De nouveau, comme dans les journées de juillet, on mobilisa contre nous la presse et les autres organes de la soi-disant opinion publique. On alla chercher dans les arsenaux de juillet les armes les plus empoisonnées, qui, après l'affaire Kornilow, y avaient été provisoirement déposées. Ce fut en vain.

Les masses populaires venaient sans cesse vers nous, l'effervescence augmentait d'heure en heure. Des tranchées arrivaient toujours des délégués : " Combien de temps, s'écriaient-ils dans les séances du soviet de Pétrograd, cette situation intolérable va-t-elle encore durer ? Les soldats vous disent par notre bouche : si d'ici au ler novembre aucun pas décisif n'est, entrepris dans la voie des négociations de paix, les tranchées se videront d'elles-mêmes, et toute l'armée se précipitera sur l'intérieur du pays ! ".

Une telle résolution se propagea, en fait, sur une vaste échelle, le long du front. Parmi les soldats circulaient des feuilles volantes, composées par eux-mêmes dans lesquelles ils étaient invités à ne pas rester dans les tranchées plus longtemps que d'ici aux premières neiges. " Vous nous avez oubliés ", criaient, les députés des tranchées aux séances du soviet. " Si vous ne trouvez pas le moyen de sortir de la situation, nous viendrons ici nous-mêmes, et nous disperserons nos ennemis à coups de crosse de fusil, – mais vous aussi, vous en goûterez. "

Au bout de quelques semaines, le soviet de Pétrograd était devenu le point de ralliement de toute l'armée.

Après les transformations qui s'étaient produites dans ses tendances directrices et après l'élection d'un nouveau bureau, ses résolutions faisaient naître parmi les troupes épuisées et désespérées du front l'espérance que la seule solution possible était celle que proposaient les Bolschewiki. A savoir : publication des traités secrets et offre d'un armistice sur tous les fronts. " Vous prétendez que le pouvoir doit passer dans les mains du soviet, – saisissez donc ce pouvoir. Vous avez peur que le front, ne vous laisse en panne ? Laissez-là ce souci, – la grande masse des soldats, avec une majorité formidable, est de votre côté. "

Cependant le conflit soulevé par la question du départ de la garnison de Pétrograd devenait, toujours plus aigu. Presque quotidiennement avait lieu une conférence des comités des compagnies, régiments et états-majors de toute la garnison. L'influence de notre parti sur la garni-son fut consolidée d'une manière définitive et absolue. Le commandement général de l'arrondissement militaire de Pétrograd se trouvait dans un état d'extrême nervosité. Tantôt il essayait de nouer avec nous des relations régulières, et tantôt – excité par les meneurs du Comité central exécutif – il nous menaçait de représailles.

 

Chapitre 17 – Les commissaires du comité militaire révolutionnaire

Il a déjà été question du Comité militaire révolutionnaire existant au soviet de Pétrograd, et qui était de facto l'état-major soviétiste de la garnison de Pétrograd, par opposition à l'état-major de Kérensky.

" Mais l'existence de deux états-majors est inadmissible ", nous signifièrent doctrinaire ment les représentants des partis de conciliation. A quoi nous répliquions : " Est-elle admissible, cette situation dans laquelle la garnison n'a plus confiance dans l'état-major officiel et craint que l'éloignement des soldats de Pétrograd ne soit dicté par une nouvelle entreprise contre-révolutionnaire ? "

" La création d'un deuxième état-major signifie une révolte ", nous répondait-on du côté de la droite. " Votre Comité militaire révolutionnaire s'occupera beaucoup moins de contrôler les plans d'opération et les mesures de l'autorité militaire que de préparer et d'exécuter un mouvement insurrectionnel contre le gouvernement actuel. "

Cette objection était parfaitement justifiée. Mais c'est précisément pour cela qu'elle n'effrayait personne. La grande majorité du soviet était consciente de la nécessité d'un renversement du gouvernement de coalition. Plus les Menschewiki et les socialistes-révolutionnaires démontraient que le Comité militaire révolutionnaire se transformait véritablement en un organe de révolte, et plus le soviet de Pétrograd mettait, d'empressement à soutenir ce nouvel organe de combat.

Le premier acte du Comité militaire révolutionnaire fut de nommer des commissions dans toutes les parties de la garnison de Pétrograd et auprès de toutes les institutions importantes de la capitale et des environs.

De tous les côtés on nous informait que le Gouvernement ou, pour être plus exact, que les partis gouvernementaux organisaient et armaient énergiquement leurs forces. Dans tous les dépôts d'armes – publics et particuliers – on prenait des fusils, des revolvers, des mitrailleuses et des cartouches, qui servaient à armer les élèves-officiers, les étudiants et la jeunesse bourgeoise en général.

Il fallait donc prendre sans retard des mesures préventives. Dans tous les dépôts d'armes et dans tous les magasins des commissaires furent institués. Presque sans résistance ils devinrent les maîtres de la situation. Il est vrai que les commandants et les propriétaires des dépôts d'armes prétendirent ne pas reconnaître nos commissaires, mais il suffisait alors de s'adresser au comité des soldats ou au comité des employés de l'établissement, quel qu'il fût, et la résistance était aussitôt brisée. Désormais il ne fut plus délivré d'armes que par ordre de nos commissaires.

Les régiments de la garnison de Pétrograd avaient déjà eu autrefois leurs commissaires, mais ceux-ci étaient désignés par le Comité central exécutif. J'ai déjà dit que, après le Congrès de juin des Soviets et surtout après la démonstration du 18 juin, qui avait mis en lumière la puissance toujours croissante des Bolschewiki, le parti de la conciliation avait enlevé au soviet de Pétrograd presque complètement toute espèce d'influence sur la marche des événements dans la capitale de la Révolution. La direction de la garnison de Pétrograd se concentrait dans les mains du Comité central exécutif.

Il fallait donc imposer partout l'autorité des commissaires du soviet de Pétrograd. Cela fut fait grâce à l'énergique collaboration des masses des soldats. A l'issue des meetings dans lesquels intervenaient des orateurs des divers partis, on voyait les régiments déclarer l'un après l'autre qu'ils ne connaissaient plus que les commissaires du soviet de Pétrograd et que sans leurs instructions ils de bougeraient pas.

Dans I'établissement de ces commissaires l'organisation militaire des Bolschewiki joua un grand rôle. Avant les journées de juillet, cette organisation avait réalisé un énorme travail d'agitation. Le 5 juillet le bataillon monté sur automobiles, que Kérensky avait fait venir à Pétrograd, démolit la villa de la Kschessinskaja où se trouvait l'organisation militaire de notre parti. La plupart des chefs de notre organisation militaire et beaucoup de ses membres furent arrêtés, les publications furent supprimées et l'imprimerie détruite.

Ce n'est que peu à peu que cette organisation put reconstituer son matériel, mais cette fois tout se fit dans l'ombre. Numériquement parlant, elle ne comprenait qu'une infime partie de la garnison de Pétrograd, – en tout, une centaine d'hommes. Mais il y avait là beaucoup de têtes résolues appartenant au corps des automobilistes, des soldats absolument dévoués à la Révolution et de jeunes officiers ; c'étaient pour la plupart des sous-officiers qui en juillet et en août avaient fait connaissance avec les prisons de Kérensky. Tous se mirent à la disposition du Comité des Soldats révolutionnaires ; ils furent placés aux postes les plus difficiles et les plus périlleux.

Il n'est certainement. pas inutile de faire remarquer que notamment les membres de I'organisation militaire de notre parti accueillirent l'idée d'une révolution immédiate pour octobre avec une extrême réserve et même avec un certain scepticisme, Le caractère spécial de l'organisation et sa qualité d'institution militaire officielle portaient ses chefs à s'exagérer le rôle des moyens purement techniques et matériels nécessaires à la réussite de la Révolution, – et à ce point de vue nous étions décidément les plus faibles. Mais notre force consistait, dans l'élan révolutionnaire des masses et dans leur empressement à combattre sous nos drapeaux.



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