1906

Cet ouvrage va permettre de tirer les bilans de la révolution russe de 1905. C'est la première formulation achevée de la théorie de la Révolution Permanente.


Bilan et Perspectives

Léon Trotsky

4. La révolution et le prolétariat

La révolution est une épreuve de force ouverte entre les forces sociales en lutte pour le pouvoir. L’Etat n'est pas une fin en soi. C'est seulement une machine entre les mains des forces sociales dominantes. Comme toute machine, il a ses mécanismes : un mécanisme moteur, un mécanisme de transmission et un mécanisme d'exécution. La force motrice de l’Etat est l'intérêt de classe; son mécanisme moteur, c'est l'agitation, la presse, la propagande par l'Eglise et par l'École, les partis, les meetings dans la rue, les pétitions et les révoltes. Le mécanisme de transmission, c'est l'organisation législative des intérêts de caste, de dynastie, d'état ou de classe, qui se donnent comme la volonté de Dieu (absolutisme) ou la volonté de la nation (parlementarisme). Enfin, le mécanisme exécutif, c'est l'administration avec sa police, les tribunaux avec leurs prisons, et l'armée.

L'Etat n'est pas une fin en soi, mais un moyen extrêmement puissant d'organiser, de désorganiser et de réorganiser les rapports sociaux. Selon ceux qui le contrôlent, il peut être un puissant levier pour la révolution, ou un outil dont on se sert pour organiser la stagnation.

Tout parti politique digne de ce nom, lutte pour conquérir le pouvoir politique et mettre ainsi l'Etat au service de la classe dont il exprime les intérêts. La social-démocratie, parti du prolétariat, lutte naturellement pour la domination politique de la classe ouvrière.

Le prolétariat croît et se renforce avec la croissance du capitalisme. En ce sens, le développement du capitalisme est aussi le développement du prolétariat vers la dictature. Mais le jour et l'heure où le pouvoir passera entre les mains de la classe ouvrière dépendent directement, non du niveau atteint par les forces productives, mais des rapports dans la lutte des classes, de la situation internationale et, enfin, d'un certain nombre de facteurs subjectifs - les traditions, l'initiative et la combativité des ouvriers.

Il est possible que les ouvriers arrivent au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant d'y arriver dans un pays capitaliste avancé. En 1871, les ouvriers prirent délibérément le pouvoir dans la ville petite-bourgeoise de Paris; pour deux mois seulement, il est vrai, mais, dans les centres anglais ou américains du grand capitalisme, les travailleurs n'avaient jamais, même une heure, tenu le pouvoir entre leurs mains. Imaginer que la dictature du prolétariat dépende en quelque sorte automatiquement du développement et des ressources techniques d'un pays, c'est là le préjugé d'un matérialisme " économique " simplifié jusqu'à l'absurde. Ce point de vue n'a rien à voir avec le marxisme.

A notre avis, la révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers - et, si la révolution l'emporte, c'est ce qui se réalisera en effet - avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n'aient la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner.

Dressant le bilan de la révolution et de la contre-révolution de 1848-1849 pour le journal américain The Tribune, Marx [1] écrivait:

"Dans son développement social et politique, la classe ouvrière, en Allemagne, retarde autant sur celle de l'Angleterre et de la France que la bourgeoisie allemande sur celle de ces pays. Tel maître, tel valet. L'évolution des conditions d'existence pour une classe prolétarienne nombreuse, forte, concentrée et consciente marche de pair avec le développement des conditions d'existence d'une classe bourgeoise nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement ouvrier n'est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien avant que les différentes fractions de la bourgeoisie, et surtout sa fraction la plus progressiste, les grands industriels, n'aient conquis le pouvoir politique et transformé l'État conformément à leurs besoins. C'est alors que l'inévitable conflit entre patrons et ouvriers devient imminent et ne peut plus être ajourné..."[K. Marx, Germanija v 1848-50, trad. russe, éd. Alexeïeva, 1905, p. 8-9]

Cette citation est probablement familière au lecteur, car les marxistes "à textes" en ont considérablement abusé ces derniers temps. Elle a été utilisée comme un argument irréfutable contre l'idée d'un gouvernement de la classe ouvrière en Russie. "Tel maître, tel valet." Si la bourgeoisie capitaliste n'est pas encore assez forte pour prendre le pouvoir, c'est donc, disent-ils, qu'il est encore moins possible d'établir une démocratie ouvrière, c'est-à-dire la domination politique du prolétariat.

Le marxisme est avant tout une méthode d'analyse, non des textes, mais des rapports sociaux. Est-il vrai qu'en Russie la faiblesse du libéralisme capitaliste signifie inévitablement la faiblesse du mouvement ouvrier ? Est-il vrai, pour la Russie, qu'il ne peut y avoir de mouvement ouvrier indépendant avant que la bourgeoisie ait conquis le pouvoir ? Il suffit de poser ces questions pour voir quel formalisme sans espoir se dissimule derrière les tentatives faites pour transformer une remarque historiquement relative de Marx en un axiome supra-historique.

Pendant la période du boom industriel, le développement de l'industrie avait pris en Russie un caractère "américain"; mais, du point de vue de ses dimensions actuelles, l'industrie russe est dans l'enfance, si on la compare à celle des Etats-Unis. Cinq millions de personnes - 16,6 % de la population occupée dans l'économie - sont engagées dans l'industrie en Russie; pour les États-Unis, les chiffres correspondants seraient six millions et 22,2%. Ces chiffres nous en disent encore relativement peu, mais ils deviennent éloquents si l'on se souvient que la population de la Russie est presque le double de celle des Etats-Unis ! Toutefois, pour apprécier les véritables dimensions des industries russe et américaine, il faut observer que, en 1900, les usines américaines ont produit des marchandises pour un montant de 25 milliards de roubles, cependant que, dans la même période, les usines russes en produisaient pour moins de deux milliards et demi de roubles [2]!

Il n'y a pas de doute que le nombre, la concentration, la culture et l'importance politique des ouvriers industriels dépendent du degré de développement de l'industrie capitaliste. Mais cette dépendance n'est pas directe. Entre les forces productives d'un pays et la puissance politique de ses classes viennent interférer à n'importe quel moment divers facteurs politiques et sociaux d'un caractère national ou international, qui modifient, ou même parfois altèrent complètement l'expression politique des rapports économiques. Bien que les forces productives des États-Unis soient dix fois supérieures à celles de la Russie, le rôle politique du prolétariat russe, son influence sur la politique de son pays et la possibilité pour lui d'influer sur la politique mondiale dans un proche avenir sont incomparablement plus grands que ce n'est le cas pour le prolétariat des États-Unis.

Dans un récent ouvrage sur le prolétariat américain, Kautsky souligne qu'il n'y a pas de rapport direct immédiat entre le pouvoir politique du prolétariat ou de la bourgeoisie, d'une part, et le niveau de développement du capitalisme, de l'autre.

"Il existe deux États, écrit-il, qui sont en contraste absolu l'un avec l'autre. Dans le premier, l'un des éléments du mode de production capitaliste s'est développé démesurément par rapport au développement d'ensemble de ce mode de production : dans le second, un autre élément s'est ainsi développé démesurément. En Amérique, cet élément est la classe capitaliste, en Russie, c'est le prolétariat. Il n'y a pas de pays où l'on soit plus fondé à parler d'une dictature du capital que l'Amérique; cependant, le prolétariat n'a nulle part acquis autant d'importance qu'en Russie. Cette importance doit augmenter et augmentera sans aucun doute, car c'est seulement récemment que ce dernier pays a commencé à prendre part à la lutte des classes moderne et qu'il lui a laissé quelque champ libre."

Soulignant que, dans une certaine mesure, l'Allemagne peut s'instruire en Russie sur son propre avenir, Kautsky poursuit:

"Il est vraiment tout à fait extraordinaire que le prolétariat russe puisse nous montrer notre avenir, dans la mesure où, celui-ci trouve son expression, non dans le degré de développement du capital, mais dans la protestation de la classe ouvrière. Le fait que la Russie soit le plus arriéré des grands Etats du monde capitaliste pourrait paraître contredire la conception matérialiste de l'histoire selon laquelle le développement économique est la base du développement politique. Mais, en réalité, seule se trouve contredite la caricature de la conception matérialiste de l'histoire qu'en font ses adversaires et ses critiques, qui voient en elle un schéma stéréotypé et non une méthode de recherche." [K. Kautsky, Amerikanskij i russkij raboéiy, Saint-Pétersbourg, 1906,p. 4-5 (Cf. Kautsky, " Der Amerikanische Arbeiter ", Die Neue Zeit, t. XXIV, vol. I, Stuttgart, 1906, p.677. - N.d.T.]

Nous recommandons particulièrement l'étude de ces lignes à nos marxistes russes qui remplacent l'analyse indépendante des rapports sociaux par des déductions faites à partir de textes choisis pour pouvoir servir dans toutes les circonstances de la vie. Personne ne compromet davantage le marxisme que ces marxistes en titre.

Ainsi, selon Kautsky, du point de vue économique, la Russie se trouve à un niveau relativement bas de développement du capitalisme; du point de vue politique, elle a une bourgeoisie capitaliste insignifiante et un puissant prolétariat révolutionnaire. Il en résulte que

"la lutte pour les intérêts de toute la Russie est devenue le lot de la seule forte classe actuellement existante dans le pays : le prolétariat industriel. C'est pourquoi le prolétariat industriel a une énorme importance politique; c'est pourquoi la lutte pour délivrer la Russie du carcan de l'absolutisme qui l'étouffe s'est transformée en un combat singulier entre l'absolutisme et le prolétariat industriel, un combat singulier dans lequel les paysans peuvent apporter une aide considérable, mais ne peuvent jouer un rôle dirigeant. [3]"

Est-ce que tout cela ne nous autorise pas à conclure qu'en Russie, le "valet" prendra le pouvoir avant son "maître" ?

Il peut y avoir deux formes d'optimisme politique. Nous pouvons, dans une situation révolutionnaire, nous exagérer nos forces et nos avantages et entreprendre la réalisation de tâches qui ne correspondent pas au rapport des forces. D'un autre côté, il nous est possible de fixer, avec optimisme, des limites à nos tâches révolutionnaires, alors que nous serons inévitablement amenés, par la logique de notre position, à dépasser ces limites.

En affirmant que notre révolution est bourgeoise dans ses buts objectifs et par conséquent dans ses résultats inévitables, on fixe des limites à tous les problèmes que pose cette révolution; et l'on peut, ce faisant, fermer les yeux devant le fait que, dans cette révolution bourgeoise, l'acteur principal est le prolétariat, que le cours tout entier de la révolution pousse au pouvoir.

On peut alors se rassurer en disant que, dans le cadre d'une révolution bourgeoise, la domination politique du prolétariat ne sera qu’un épisode passager; c'est oublier qu'une fois que le prolétariat aura le pouvoir entre les mains il ne le rendra pas sans opposer une résistance désespérée; ce pouvoir ne pourra lui être arraché que par la force des armes.

On peut se rassurer également en soutenant que les conditions sociales de la Russie ne sont pas encore mûres pour une économie socialiste; il faut pourtant considérer que le prolétariat, une fois au pouvoir, sera inévitablement poussé par la logique même de sa position, à installer une gestion étatique de l'industrie. La formule sociologique générale "révolution bourgeoise" ne résout nullement les problèmes tactiques et politiques, les contradictions et les difficultés que pose le mécanisme d'une révolution bourgeoise déterminée.

A la fin du XVIII° siècle, dans le cadre d'une révolution bourgeoise dont la tâche objective était d'établir la domination du capital, la dictature des sans-culottes se révéla possible. Ce ne fut pas là un simple épisode passager; cette dictature marqua de son empreinte tout le siècle suivant, bien qu'elle se soit rapidement fracassée contre les barrières de la révolution bourgeoise, qui la limitaient de toutes parts. Au début du XX° siècle, dans une révolution dont les tâches objectives directes sont également bourgeoises, émerge comme la perspective d'un avenir prochain, la domination politique inévitable, ou du moins vraisemblable, du prolétariat. Et celui-ci saura bien veiller lui-même à ce que sa domination ne soit pas, comme l'espèrent quelques philistins réalistes, un simple " épisode " passager. Mais nous pouvons dès maintenant poser la question : Est-il inévitable que la dictature prolétarienne aille se fracasser contre les barrières de la révolution bourgeoise, ou est-il possible que, dans les conditions historiques mondiales données, elle puisse découvrir une perspective de victoire en brisant ces barrières ? Ce sont alors des questions de tactique qui se posent devant nous : Devons-nous, à mesure que la révolution se rapproche de cette étape, préparer consciemment un gouvernement ouvrier, ou nous faut-il considérer, à ce stade, le pouvoir politique comme un malheur que la révolution bourgeoise est prête à imposer aux travailleurs, et qu'il leur vaudrait mieux éviter ?

Faudra-t-il que nous nous appliquions à nous-mêmes le mot du politicien "réaliste" Vollmar [4] sur les communards de 1871 : "Au lieu de prendre le pouvoir, il aurait mieux fait d’aller se coucher ".


Notes

[1] Comme l'on sait aujourd'hui, les articles parus dans le New York Daily Tribune, du 25 octobre 1851 au 22 décembre 1852, sous la signature de Karl Marx, et publiés plus tard en volume sous le titre Révolution et Contre-révolution en Allemagne, sont en réalité d'Engels. Mais il a fallu attendre la publication, en 1913, de la correspondance Marx-Engels pour le savoir. Nous citons ici le texte en français d'après la Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, par F. Engels, éditions Sociales, p. 208-209.

[2] D. Mendéléev, op. cit., p. 99.

[3] D. Mendéléev, op. cit., p. 10.

[4] Vollmar, social-démocrate réformiste allemand, le premier sans doute à avoir développé la théorie de " l'État socialiste isolé ". Voir L. Trotsky, De la Révolution, " La Révolution défigurée ", p. 180 et " La Révolution trahie ", p. 630-631, éd. de Minuit, 1963.


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