1923

L'engagement du combat face au stalinisme montant.


Cours Nouveau

Léon Trotsky

LA QUESTION DES GÉNÉRATIONS DANS LE PARTI

Dans une des résolutions adoptées au cours de la discussion de Moscou, on s’est plaint que la question de la démocratie du Parti se fût compliquée de discussions sur les rapports des générations, d’attaques personnelles, etc. Cette plainte témoigne d’une certaine confusion dans les idées. Attaques personnelles et rapports réciproques des générations sont deux choses tout à fait différentes. Poser maintenant la question de la démocratie sans analyser l’effectif du Parti, au point de vue social comme au point de vue de l’âge et du stage politique, serait la dissoudre dans le vide.

Ce n’est pas par l’effet du hasard que la question de la démocratie s’est posée tout d’abord comme question des rapports des générations entre elles. C’est là le résultat logique de toute l’évolution de notre Parti. On peut schématiquement en partager l’histoire en quatre périodes :
a) préparation d’un quart de siècle allant jusqu’à Octobre ;
b) Octobre ;
c) période consécutive à Octobre ;
d) "Cours nouveau", c’est-à-dire période dans laquelle nous entrons.

Malgré sa richesse, sa complexité et la diversité des étapes franchies, la période antérieure à Octobre, on le constate maintenant, n’était qu’une période préparatoire. Octobre a permis de vérifier l’idéologie et l’organisation du Parti et de son effectif. Par Octobre, nous entendons la période la plus aiguë de la lutte pour le pouvoir, que l’on peut faire commencer approximativement aux "thèses d’avril" de Lénine et qui se termine par la mainmise sur l’appareil étatique [1]. Quoique n’ayant duré que quelques mois, elle n’est pas moins importante par son contenu que toute la période de préparation qui se mesure par des années et des dizaines d’années. Octobre, non seulement nous a donné une vérification infaillible, unique dans son genre, du passé du Parti, mais est devenu lui-même une source d’expérience pour l’avenir. C’est par Octobre que le Parti a pu, pour la première fois, s’apprécier à sa juste valeur.

La conquête du pouvoir fut suivie d’une croissance rapide, même anormale, du Parti, qui attira à lui non seulement des travailleurs peu conscients, mais encore certains éléments nettement étrangers à son esprit : fonctionnaires, carriéristes et politiciens. Dans cette période chaotique, il ne conserva sa nature bolcheviste que grâce à la dictature intérieure de la vieille garde, dont l’épreuve avait été faite en Octobre. Dans les questions plus ou moins importantes, tous les nouveaux membres acceptaient alors presque sans conteste la direction de l’ancienne génération. Les arrivistes considéraient cette docilité comme le meilleur moyen d’asseoir leur situation dans le Parti. Mais leurs calculs furent déjoués. Par une épuration rigoureuse de ses propres rangs, le Parti se débarrassa d’eux. Son effectif diminua, mais sa conscience s’éleva. Cette vérification de soi-même, cette épuration, firent que le Parti d’après Octobre se sentit pour la première fois une collectivité dont la tâche n’était pas simplement de se laisser diriger par la vieille garde mais d’examiner et de décider elle-même les questions essentielles de la politique. En ce sens, l’épuration et la période critique qui lui est liée sont en quelque sorte la préparation à ce revirement profond qui se manifeste maintenant dans la vie du Parti et entrera vraisemblablement dans son histoire sous le nom de "Cours nouveau".

Il est une chose dont il faut bien se rendre compte : l’essence des dissentiments et des difficultés actuelles ne réside pas dans le fait que les "secrétaires" ont sur certains points forcé la note et qu’il faut les rappeler à l’ordre, mais dans le fait que l’ensemble du Parti se dispose à passer à un stade historique plus élevé. La masse des communistes dit en quelque sorte aux dirigeants : "Vous avez, camarades, l’expérience d’avant-Octobre, qui manque à la plupart d’entre nous ; mais sous votre direction, nous avons acquis après Octobre une grande expérience qui devient de plus en plus considérable. Et nous voulons non seulement être dirigés par vous, mais participer avec vous à la direction du prolétariat. Nous le voulons, non seulement parce que c’est notre droit à nous, membres du Parti, mais aussi parce que c’est absolument nécessaire au progrès de la classe ouvrière. Sans notre expérience, à nous qui sommes à la base du Parti, expérience dont il ne doit pas être simplement tenu compte dans les sphères dirigeantes, mais qui doit être introduite par nous-mêmes dans la vie du Parti, l’appareil dirigeant se bureaucratise, et nous, communistes du rang, nous ne nous sentons pas suffisamment armés idéologiquement devant les sans-parti."

Le revirement actuel est, comme je l’ai dit, le résultat de toute l’évolution antérieure. Des processus moléculaires invisibles au premier abord, dans la vie et la conscience du Parti, le préparaient déjà depuis longtemps. La crise de la vente a donné une forte impulsion à la pensée critique. L’approche des événements d’Allemagne a mis en branle le Parti. C’est à ce moment précisément qu’est apparu avec une netteté particulière le fait que le Parti vit en quelque sorte dans deux étages : l’étage supérieur, où l’on décide, et l’étage inférieur, où l’on ne fait que prendre connaissance des décisions. Néanmoins, la révision critique du régime intérieur du Parti fut ajournée par l’attente anxieuse du dénouement, prochain semblait-il, des événements d’Allemagne. Lorsqu’il s’avéra que ce dénouement était retardé par la force des choses, le Parti mit à l’ordre du jour la question du "Cours nouveau".

Comme il arrive fréquemment dans l’histoire, c’est pendant ces derniers mois précisément que l’appareil [2] montra ses traits les plus négatifs et les plus intolérables : isolement de la masse, suffisance bureaucratique, dédain complet de l’état d’esprit, des pensées et des besoins du Parti. Imprégné de bureaucratisme, il repoussa dès le début, avec une violence hostile, les tentatives de mettre à l’ordre du jour la question de la revision critique du régime intérieur du Parti.

Cela n’est pas dire, certes, qu’il se compose uniquement d’éléments bureaucratisés, ni à plus forte raison de bureaucrates avérés et incorrigibles. La période critique actuelle, dont ils s’assimileront le sens, apprendra beaucoup à la majorité de ses membres et les fera renoncer à la plupart de leurs erreurs. Le regroupement idéologique et organique qui surgira du revirement actuel aura, en fin de compte, des conséquences bienfaisantes pour la masse des communistes ainsi que pour l’appareil. Mais dans ce dernier, tel qu’il est apparu au seuil de la crise actuelle, le bureaucratisme avait atteint un développement excessif, véritablement alarmant. Et c’est ce qui donne au regroupement idéologique de l’heure présente un caractère si aigu qu’il inspire des craintes légitimes.

Ainsi, il y a deux ou trois mois, le seul fait de signaler le bureaucratisme de l’appareil, l’autorité excessive des comités et des secrétaires, était accueilli chez les représentants responsables de l’ "ancien cours", dans les organisations centrales et locales, par des haussements d’épaules ou des protestations indignées. Les nominations comme système ? De l’imagination pure ! Le formalisme, le bureaucratisme ? Des inventions, de l’opposition uniquement pour le plaisir de faire de l’opposition, etc. Ces camarades, en toute sincérité, ne remarquaient pas le danger bureaucratique qu’ils représentent eux-mêmes. Ce n’est que sous la pression de la base qu’ils commencèrent peu à peu à reconnaître qu’il y avait en effet des manifestations de bureaucratisme, mais seulement dans certaines régions et districts, que d’ailleurs ce n’était là qu’une déviation pratique de la ligne droite, etc. D’après eux, le bureaucratisme n’était qu’une survivance de la période de guerre, c’est-à-dire un phénomène en voie de disparition. Inutile de dire combien cette conception des choses et cette explication sont fausses.

Le bureaucratisme n’est pas un trait fortuit de certaines organisations provinciales, mais un phénomène général. Il ne va pas du district à l’organisation centrale par l’intermédiaire de l’organisation régionale, mais bien plutôt de l’organisation centrale au district par l’intermédiaire de l’organisation régionale. Il n’est nullement une "survivance" de la période de guerre ; il résulte de ce que l’on a transféré dans le Parti les méthodes et les procédés administratifs accumulés pendant ces dernières années. Quelque exagérées que fussent parfois les formes qu’il revêtit, le bureaucratisme de la période de guerre n’était qu’un jeu d’enfant en comparaison du bureaucratisme actuel qui s’est développé en temps de paix alors que l’appareil, malgré la croissance idéologique du Parti, continuait obstinément à penser et à résoudre pour ce dernier.

Partant, la résolution du Comité central sur l’organisation du Parti a, au point de vue principe, une importance immense dont le Parti doit nettement se rendre compte. Il serait indigne, en effet, de considérer que le sens profond des décisions prises se réduise à des modifications techniques dans l’organisation, que l’on veuille se borner à réclamer des secrétaires et des comités plus de "douceur", plus de "sollicitude" envers la masse. La résolution du C. C. parle de "cours nouveau". Le Parti se prépare à entrer dans une nouvelle phase de développement. Certes, il ne s’agit pas de briser les principes d’organisation du bolchevisme, comme d’aucuns tentent de le faire croire, mais de les appliquer aux conditions de la nouvelle étape du Parti. Il s’agit avant tout d’instaurer des rapports plus sains entre les anciens cadres et la majorité des membres qui sont venus au Parti après Octobre.

La préparation théorique, la trempe révolutionnaire, l’expérience politique représentent notre capital fondamental, dont les principaux détenteurs sont les anciens cadres du Parti. D’autre part, le Parti est essentiellement une organisation démocratique, c’est-à-dire une collectivité qui, par la pensée et la volonté de tous ses membres, détermine sa voie. Il est clair que, dans la situation compliquée de la période immédiatement consécutive à Octobre, le Parti se frayait sa voie d’autant mieux qu’il utilisait plus complètement l’expérience accumulée par l’ancienne génération, aux représentants de laquelle il confiait les postes les plus importants dans l’organisation.

Le résultat de cet état de choses a été que, jouant le rôle de directeur du Parti et absorbée par les questions d’administration, l’ancienne génération s’est habituée et s’habitue à penser et à résoudre pour le Parti, met au premier plan pour la masse communiste des méthodes purement scolaires, pédagogiques de participation à la vie politique : cours d’instruction politique élémentaire, vérification des connaissances de ses membres, écoles du Parti, etc. De là, le bureaucratisme de l’appareil, son isolement de la masse, sa vie intérieure à part, en un mot tous les traits qui constituent le côté profondément négatif de l’ancien cours. Le fait que le Parti vit dans deux étages séparés comporte de nombreux dangers, dont j’ai parlé dans ma lettre sur les vieux et les jeunes. (Par "jeunes", j’entends évidemment non pas simplement les étudiants, mais toute la génération venue au Parti après Octobre, et en premier lieu les cellules d’usines.)

Comment se manifestait le malaise de plus en plus accusé du Parti ? En ce que la majorité de ses membres se disait : "Que l’appareil pense et décide bien ou mal, toujours est-il qu’il pense et décide trop souvent sans nous et pour nous. Lorsqu’il nous arrive de manifester de l’incompréhension, du doute, d’exprimer une objection, une critique, on nous rappelle à l’ordre, à la discipline ; le plus souvent, on nous accuse de faire de l’opposition ou même de vouloir constituer des fractions. Nous sommes dévoués au Parti jusqu’à la corde et prêts à tout sacrifier pour lui. Mais nous voulons participer activement et consciemment à l’élaboration de son opinion et à la détermination de ses voies d’action." Les premières manifestations de cet état d’esprit ont indubitablement passé inaperçues de l’appareil dirigeant qui n’en a pas tenu compte, et ç’a été là une des principales causes des groupements, dont il ne faut pas, certes, s’exagérer l’importance, mais dont on ne saurait non plus méconnaître la portée et qui doivent être pour nous un avertissement.

Le danger capital de l’ancien cours, résultat de causes historiques générales ainsi que de nos fautes particulières, est que l’appareil manifeste une tendance progressive à opposer quelques milliers de camarades formant les cadres dirigeants au reste de la masse, qui n’est pour eux qu’un objet d’action. Si ce régime persistait, il menacerait de provoquer, à la longue, une dégénérescence du Parti à ses deux pôles, c’est-à-dire parmi les jeunes et parmi les cadres. En ce qui concerne la base prolétarienne du Parti, les cellules d’usines, les étudiants, etc., le péril est clair. Ne se sentant pas participer activement au travail général du Parti et ne voyant pas leurs aspirations satisfaites, de nombreux communistes chercheraient un surcroît d’activité sous forme de groupements et de fractions de toutes sortes. C’est en ce sens précisément que nous parlons de l’importance symptomatique de groupements comme le "groupe ouvrier".

Mais non moins grand est, à l’autre pôle, le danger de ce régime qui a trop duré et qui est devenu pour le Parti synonyme de bureaucratisme. Il serait ridicule de ne pas comprendre ou de ne pas vouloir voir que l’accusation de bureaucratisme formulée dans la résolution du C. C. est dirigée contre les cadres du Parti. Il ne s’agit pas de déviations pratiques isolées de la ligne idéale, mais de la politique générale de l’appareil, de sa tendance bureaucratique. Le bureaucratisme comporte-t-il un danger de dégénérescence ? Aveugle qui le nierait. Dans son développement graduel, la bureaucratisation menace de détacher les dirigeants de la masse, de les amener à concentrer leur attention uniquement sur les questions d’administration, de nominations, de rétrécir leur horizon, d’affaiblir leur sens révolutionnaire, c’est-à-dire de provoquer une dégénérescence plus ou moins opportuniste de la vieille garde, ou tout au moins d’une partie considérable de cette dernière. Ces processus se développent lentement et presque insensiblement, mais se révèlent brusquement. Pour voir dans cet avertissement basé sur la prévision marxiste objective un "outrage", un "attentat", etc., il faut vraiment la susceptibilité ombrageuse et la morgue des bureaucrates.

Mais, effectivement, le danger d’une telle dégénérescence est-il grand ? Le fait que le Parti a compris ou senti ce danger et a cherché à y remédier - ce qui a provoqué en particulier la résolution du Comité central - atteste sa vitalité profonde et, par là-même, dévoile les sources puissantes d’antidote dont il dispose contre le poison bureaucratique. Là est la principale garantie de sa conservation en tant que Parti révolutionnaire. Mais si l’ancien cours cherchait à se maintenir à tout prix par la compression, la sélection de plus en plus artificielle, l’intimidation, en un mot par des procédés témoignant d’une méfiance envers le Parti, le danger effectif de dégénérescence d’une partie considérable des cadres augmenterait inévitablement.

Le Parti ne peut vivre uniquement sur les réserves du passé. Il suffit que le passé ait préparé le présent. Mais il faut que le présent soit idéologiquement et pratiquement à la hauteur du passé pour préparer l’avenir. La tâche du présent est de déplacer le centre de l’activité vers la base.

Mais, dira-t-on peut-être, ce déplacement du centre de gravité ne s’effectue pas d’un seul coup ; le Parti ne peut "mettre au rancart" l’ancienne génération et vivre immédiatement d’une nouvelle vie. Il n’est guère la peine de s’arrêter sur cet argument, d’une démagogie assez sotte. Vouloir mettre au rancart l’ancienne génération serait de la folie. Ce qu’il faut, c’est que cette ancienne génération précisément change d’orientation et, par là même, assure à l’avenir la prépondérance de son influence sur toute l’activité autonome du Parti. Il faut qu’elle considère le "Cours nouveau" non pas comme une manœuvre, un procédé diplomatique ou une concession temporaire, mais comme une nouvelle étape dans le développement politique du Parti, et cela pour le plus grand profit de la génération dirigeante et de l’ensemble du Parti.


NOTES

[1] Il s’agit des thèses soumises par Lénine à la Conférence du Parti, en avril 1917, et concluant à la nécessité d’engager la lutte pour le pouvoir.

[2] Appareil signifie ici l’ensemble des fonctionnaires permanents de l’organisation du Parti.


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