1926

Un discours où Trotsky démontre avec humour que l'idéologie socialiste transformait les sociaux-démocrates en agents objectifs de l'impérialisme américain et que cet impérialisme avait toujours besoin d'un peuple à libérer...


Léon TROTSKY

L'Europe et l'Amérique

15 février 1926


Les deux pôles du mouvement ouvrier. - Le type achevé du réformisme

 

Il est, dans le mouvement ouvrier mondial contemporain, deux pôles qui, avec une netteté sans précédent, déterminent deux tendances essentielles de la classe ouvrière du monde entier. Un pôle, le pôle révolutionnaire, se trouve chez nous; l'autre, le pôle réformiste, est aux Etats-Unis. Le mouvement ouvrier américain manifeste, pendant ces deux ou trois dernières années, des formes et des méthodes de réformisme achevé, c'est-à-dire de politique de compromis avec la bourgeoisie.

Nous avons vu la politique des compromis de classe dans le passé ; nous l'avons vue par les yeux de l'histoire et par nos propres yeux. Avant la guerre, nous estimions - et c'était exact - que le modèle le plus parfait de l'opportunisme était fourni par l'Angleterre, qui avait produit le type achevé du trade-unionisme conservateur. Maintenant, le trade-unionisme anglais de l'époque classique, c'est-à-dire de la seconde moitié du XIXème siècle, est à l'opportunisme américain actuel ce que l'artisan est à l'usine américaine. Aux Etats-Unis, nous avons maintenant un vaste mouvement de Company Unions, c'est-à-dire d'organisations qui, contrairement aux trade-unions, groupent non seulement les ouvriers, mais les entrepreneurs, ou plutôt les représentants des uns et des autres. Autrement dit, le phénomène qui avait lieu à l'époque de l'organisation corporatiste de la production, et qui disparut ensuite, a revêtu maintenant des formes entièrement nouvelles dans le pays. où le capital est le plus puissant. Je crois que Rockefeller a été l'initiateur de ce mouvement avant la guerre. Mais, c'est seulement ces derniers temps, à partir de 1923, que ce mouvement a embrassé les plus puissants consortiums de l'Amérique du Nord. La Fédération américaine du Travail, organisation professionnelle officielle de l'aristocratie ouvrière, a adhéré avec certaines réserves à ce mouvement, qui signifie la reconnaissance complète et définitive de l'identité des intérêts du travail et du capital et, partant, la négation de la nécessité d'organisations de classes indépendantes du prolétariat, ne serait-ce que pour la lutte en vue des objectifs immédiats.

On constate actuellement aux Etats-Unis le développement de banques d'épargne ouvrières et de sociétés d'assurances ouvrières, où les représentants du travail et ceux du capital siègent côte à côte. Inutile de dire que l'idée que l'on se fait des salaires américains comme assurant un bien-être élevé est extrêmement exagérée; néanmoins, ces salaires permettent aux couches ouvrières supérieures de faire des économies. Le capital recueille ces économies par l'intermédiaire des banques ouvrières et les place dans les entreprises de la branche d'industrie où les ouvriers épargnent sur leurs salaires. De cette façon il augmente ses fonds de roulement et, surtout, intéresse les ouvriers au développement de l'industrie.

La Fédération américaine du Travail a reconnu la nécessité d'introduire l'échelle mobile des salaires sur la base d'une entière solidarité des intérêts du travail et du capital. Les salaires doivent varier conformément à la productivité du travail et au profit. De cette façon, la théorie de la solidarité des intérêts du travail et du capital se trouve pratiquement renforcée et l'on a une " égalité " apparente dans la jouissance du revenu national. Telles sont les formes économiques essentielles de ce nouveau mouvement, qu'il faut examiner attentivement pour le comprendre.

Quant à la Fédération américaine du Travail qui avait pour chef Gompers, au nom duquel elle est liée, elle a, pendant ces dernières années, perdu la plus grande partie de ses membres. Elle n'a plus maintenant que 2 millions 800.000 membres, ce qui représente une, proportion insignifiante du prolétariat américain, si l'on prend en considération que l'industrie, le commerce et l'agriculture des Etats-Unis emploient au moins 25 millions de salariés. Mais la Fédération du Travail n'a pas besoin de plus d'adhérents. Comme sa doctrine officielle est que les problèmes ne se résolvent pas par la lutte des masses, mais par une entente entre le travail et le capital, idée qui a trouvé son expression la plus haute dans les Company Unions, les trade-unions peuvent et doivent se limiter à l'organisation des couches aristocratiques de la classe ouvrière, lesquelles agissent au nom de toute la classe.

La collaboration n'est pas limitée au domaine industriel et financier (banques, sociétés d'assurances). Elle se réalise également et entièrement dans la politique intérieure et internationale. La Fédération du Travail et les Company Unions avec lesquelles elle est étroitement liée et sur lesquelles elle s'appuie directement ou indirectement, mènent une lutte énergique contre le socialisme, et, en général, contre les doctrines révolutionnaire d'Europe, parmi lesquelles elle range celles de la IIème Internationale d'Amsterdam. La Fédération du Travail a fait une nouvelle adaptation de la doctrine de Monroë : " L'Amérique aux Américains ", en l'interprétant ainsi : " Nous pouvons et voulons vous instruire, plèbe européenne, mais ne fourrez pas le nez dans nos affaires ". En cela, la Fédération se fait l'écho de la bourgeoisie. Auparavant, cette dernière déclarait : " L'Amérique aux Américains, l'Europe aux Européens " ; maintenant, la doctrine de Monroë signifie l'interdiction pour les autres de s'ingérer dans les affaires de l'Amérique, mais non l'interdiction pour l'Amérique de s'immiscer dans les affaires des autres parties du monde. L'Amérique aux Américains, et l'Europe aussi !

La Fédération américaine du Travail a créé maintenant une fédération panaméricaine, c'est-à-dire une organisation qui s'étend également sur l'Amérique du Sud et fraye le chemin à l'impérialisme de l'Amérique du Nord vers l'Amérique latine. La Bourse de New-York ne saurait trouver une meilleure arme politique. Mais cela signifie en même temps que la lutte des peuples sud-américains contre l'impérialisme du Nord, qui les étouffe, sera en même temps la lutte contre l'influence délétère de la Fédération panaméricaine.

Comme vous le savez, l'organisation créée par Gompers est en dehors de l'Internationale d'Amsterdam, qui, pour elle, est une organisation de l'Europe décadente, une organisation empoisonnée par les préjugés révolutionnaires. La Fédération américaine reste en dehors d'Amsterdam, comme le capital américain est en dehors de la S. D. N. Mais cela n'empêche pas le capital américain de tirer les ficelles de la S. D. N., ni la Fédération américaine de tirer à elle la bureaucratie réactionnaire de l'Internationale d'Amsterdam. Ici aussi, on observe un parallélisme complet entre le travail de Coolidge et celui des héritiers de Gompers. La Fédération américaine a soutenu le plan Dawes, lorsque le capital américain l'a réalisé. Dans toutes les parties du monde, elle lutte pour les droits et les prétentions de l'impérialisme américain et, partant, avant tout et surtout contre les Républiques soviétistes.

C'est un nouvel opportunisme d'un type plus élevé, c'est un opportunisme achevé, organiquement fixé dans des institutions " interclasses ", dans les Company Unions, dans les banques de coalition et les sociétés d'assurances - et cet opportunisme a atteint du coup l'ampleur américaine. De grandes entreprises capitalistes ont été créées qui organisent à forfait des comités d'usines sur des bases paritaires avec les entrepreneurs, ou sur le type des Chambres Basse et Haute, etc. Le " conciliationnisme " est standardisé, mécanisé et mis en action par de grosses firmes capitalistes. C'est un phénomène purement américain, c'est une sorte d'opportunisme social, au moyen duquel se renforce automatiquement l'asservissement de la classe ouvrière.

 

La puissance économique des Etats-Unis, base de l'opportunisme

 

On peut se demander pourquoi le capital a besoin de cela. La réponse paraît évidente si l'on prend en considération la puissance actuelle du capital américain et les plans qu'il peut se proposer. Pour le capital américain, l'Amérique n'est plus un champ d'action fermé, c'est une place d'armes pour de nouvelles opérations sur une échelle formidable. Il est nécessaire à la bourgeoisie américaine d'assurer sa sécurité sur cette place d'armes au moyen de l'opportunisme sous sa forme la plus complète et la plus achevée, afin de pouvoir se développer avec plus de certitude à l'extérieur.

De quelle façon est-il possible actuellement de réaliser cet opportunisme standardisé, après le carnage impérialiste auquel les Etats-Unis ont pris part, maintenant que les travailleurs de tous les pays disposent d'une expérience considérable ? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte de la puissance du capital américain, auquel rien ne saurait se comparer dans le passé.

Le régime capitaliste a fait maintes expériences en différentes régions de l'Europe et dans différentes parties du monde. Toute l'histoire de l'humanité peut être considérée comme un enchevêtrement de tentatives pour créer, refondre, améliorer, élever l'organisation sociale du travail qui, patriarcale tout d'abord, est ensuite fondée sur l'esclavage, puis sur le servage et, enfin, sur le capitalisme. C'est avec le régime capitaliste que l'histoire a effectué le plus grand nombre d'expériences, et cela avant tout et de la façon la plus variée en Europe. Mais la tentative la plus vaste et la mieux réussie revient à l'Amérique du Nord. Qu'on y songe : l'Amérique a été découverte vers la fin du XVème siècle, lorsque l'Europe avait déjà une longue histoire. Au XVIème, au XVIIème, au XVIIIème et, en grande partie, au XIXème siècle, les Etats-Unis étaient un monde lointain qui se suffisait à lui-même, un immense pays isolé qui se nourrissait des miettes de la civilisation européenne. Entre temps, ce pays à possibilités illimitées se formait et se développait. La nature avait créé en Amérique toutes les conditions d'un puissant épanouissement économique. L'Europe rejetait par delà l'Océan, vague par vague, les éléments les plus actifs, les mieux trempés de sa population, les éléments les plus aptes au développement des forces productives. Qu'était-ce que les mouvements révolutionnaires européens à caractère religieux ou politique ? C'était la lutte des éléments avancés, de la petite-bourgeoisie avant tout, et des ouvriers ensuite, contre les survivances de la féodalité et de la religion qui empêchaient le développement des forces productives. Tout ce que l'Europe rejetait traversait l'Océan. La fleur des nations européennes, les éléments les plus actifs, qui voulaient faire leur chemin à tout prix, tombaient dans un milieu où ce bric-à-brac historique n'existait pas, mais où régnait la nature vierge dans son opulence intarissable. Telle est la base du développement de l'Amérique, de la technique américaine, de la richesse américaine.

A la nature inépuisable, il manquait l'homme. La main-d'œuvre était ce qu'il y avait de plus cher aux Etats-Unis. De là la mécanisation du travail. Le principe du travail à la chaîne n'est pas un principe dû au hasard. Il exprime la tendance à remplacer l'homme par la machine, à multiplier la main-d'œuvre, à porter, emporter, descendre et élever automatiquement. Tout cela doit être fait par une chaîne sans fin et non par l'échine de l'homme. Tel est le principe du travail à la chaîne. Où a-t-on inventé l'élévateur ? En Amérique, afin de pouvoir se passer de l'homme qui transporte un sac de blé sur son dos. Et les tuyaux de conduite ? Aux Etats-Unis, on compte 100.000 kilomètres de tuyaux de conduite, c'est-à-dire de transporteurs pour corps liquides. Enfin, la chaîne sans fin qui effectue les transports à l'intérieur de l'usine et dont le modèle supérieur est l'organisation Ford, est connue de tous.

L'Amérique ne connaît presque pas l'apprentissage : on n'y perd pas son temps à apprendre, car la main-d'œuvre est chère ; l'apprentissage est remplacé par une division du travail en parties infimes qui n'exigent pas ou presque pas d'apprentissage. Et qui réunit toutes les parties du processus du travail ? C'est la chaîne sans fin, le transporteur. C'est lui qui enseigne. En très peu de temps, un jeune paysan de l'Europe méridionale, des Balkans ou de l'Ukraine, est transformé en ouvrier industriel.

La fabrication en série est liée à la technique américaine, de même que le standard : c'est la production en masse. Les produits et articles destinés aux couches supérieures, adaptés aux goûts individuels sont bien mieux fabriqués par l'Europe. Les draps fins sont fournis par l'Angleterre. La bijouterie, les gants, la parfumerie, etc. viennent de France. Mais lorsqu'il s'agit d'une production en masse destinée à un vaste marché, l'Amérique est de beaucoup supérieure à l'Europe. Voilà pourquoi le socialisme européen apprendra la technique à l'école de l'Amérique.

Hoover, l'homme d'Etat américain le plus compétent dans le domaine économique, mène un grand travail pour la standardisation des produits fabriqués. Il a déjà conclu plusieurs dizaines de contrats avec les trusts les plus importants pour la production d'articles standardisés. Parmi ces articles, on trouve la voiture d'enfant et le cercueil. De sorte que l'Américain naît dans le standard et meurt dans le standard. (Rires et applaudissements.) J'ignore si c'est plus commode, mais c'est de 40 % meilleur marché.

La population américaine, grâce à l'immigration, compte beaucoup plus (45 %) d'éléments aptes au travail que la population européenne, avant tout parce que le rapport des âges est différent. Par suite, le coefficient de productivité de la nation est plus élevé. En outre, ce coefficient est encore augmenté par le rendement supérieur de chaque ouvrier. Grâce à la mécanisation et à l'organisation plus rationnelle du travail, le mineur en Amérique extrait deux fois et demie plus de charbon et de minerai qu'en Allemagne. L'agriculteur produit deux fois plus qu'en Europe. Tels sont les résultats de cette organisation du travail.

On disait des anciens Athéniens que c'étaient des hommes libres parce qu'il leur revenait quatre esclaves à chacun. A chaque habitant des Etats-Unis, il revient cinquante esclaves, mais des esclaves mécaniques. En d'autres termes, si l'on compte les moteurs mécaniques, si l'on traduit les chevaux-vapeur en force humaine, on voit que chaque citoyen américain a cinquante esclaves mécaniques. Cela n'empêche pas, évidemment, que l'économie américaine repose sur des esclaves vivants, c'est-à-dire sur des prolétaires salariés.

Le revenu national des Etats-Unis représente 60 milliards de dollars par an. L'épargne annuelle, c'est-à-dire, ce qui reste après solde de toutes les dépenses nécessaires, est de 6 à 7 milliards de dollars. Je ne parle que des Etats-Unis, c'est-à-dire de ce que l'on appelle ainsi dans les vieux manuels scolaires. En réalité, les Etats-Unis sont plus vastes et plus riches, Le Canada, soit dit sans offenser la Couronne britannique, est une partie intégrante des Etats-Unis. Si l'on prend l'annuaire du département du commerce des Etats-Unis, on y verra que. le commerce avec le Canada est porté dans le commerce intérieur, et que le Canada y est poliment et quelque peu évasivement appelé prolongation septentrionale des Etats-Unis (Rires) - sans la bénédiction de la S. D. N., qu'on n'a d'ailleurs pas consultée, et avec raison : on n'a pas besoin de cet enregistrement d'acte d'état civil, (Rires, applaudissements.) Les forces d'attraction et de répulsion agissent presque automatiquement : le capital anglais occupe à peine 10 % de l'industrie canadienne ; le capital américain en occupe plus du tiers, et cette proportion croit incessamment. Les importations anglaises au Canada sont évaluées à 160 millions de dollars, celles de l'Amérique à prés de 600 millions. Il y a 25 ans, l'Angleterre importait 5 fois plus que les Etats-Unis. La plupart des Canadiens se sentent des Américains, à l'exception, oh, ironie! de la partie française de la population qui se sent profondément anglaise. (Rires.) L'Australie subit la même évolution que le Canada, mais retarde sur ce dernier, Elle sera aux côtés du pays qui la défendra avec sa flotte contre le Japon et qui, pour ce service, prendra le moins cher. Dans ce concours, la victoire est assurée aux Etats-Unis dans un avenir prochain. En tout cas, s'il survenait une guerre entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, le Canada, " dominion anglais ", serait un réservoir de matériel humain et d'approvisionnement pour les Etats-Unis contre l'Angleterre.

C'est là un secret de Polichinelle.

Telle est, dans ses traits essentiels, la puissance matérielle des Etats-Unis. C'est cette puissance qui leur permet d'appliquer l'ancienne méthode de la bourgeoisie britannique : engraisser l'aristocratie ouvrière pour tenir le prolétariat en tutelle, méthode qu'ils ont portée à un degré de perfection auquel la bourgeoisie britannique n'aurait même jamais osé songer.

 

Les nouveaux rôles de l'Amérique et de l'Europe

 

Ces dernières années, l'axe économique du monde s'est considérablement déplacé. Les rapports entre les Etats-Unis et l'Europe se sont radicalement modifiés. C'est le résultat de la guerre. Naturellement, cette évolution était préparée de longue date, elle était indiquée par des symptômes, mais ce n'est que tout récemment qu'elle est devenue un fait accompli, et nous essayons maintenant de nous rendre compte de ce changement formidable qui s'est effectué dans l'économie humaine, et par conséquent dans la culture humaine. Un écrivain allemand a rappelé à ce sujet les paroles de Goethe décrivant l'impression extraordinaire que produisit sur les contemporains la théorie de Copernic d'après laquelle ce n'est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais la terre qui tourne autour du soleil, comme une planète de moyenne grandeur. Nombreux étaient ceux qui ne voulaient pas ajouter foi à cette théorie. Le patriotisme géocentrique se sentait touché. Il en est de même maintenant en ce qui concerne l'Amérique. Le bourgeois européen ne veut pas croire qu'il est relégué à l'arrière-plan, que ce sont les Etats-Unis qui sont les maîtres du monde capitaliste.

J'ai déjà indiqué les causes naturelles et historiques qui ont préparé ce formidable transfert des forces économiques du monde. Mais il a fallu la guerre pour élever du coup l'Amérique, abaisser l'Europe et déplacer brusquement l'axe du monde. La guerre, qui a causé la ruine et la décadence de l'Europe, est revenue à l'Amérique à environ 25 milliards de dollars. Si l'on considère que les banques américaines détiennent maintenant 60 milliards de dollars, cette somme de 25 milliards n'est comparativement que peu de chose. En outre, 10 milliards ont été prêtés à l'Europe. Avec les intérêts non payés, ces 10 milliards sont devenus maintenant 12 milliards, et l'Europe commence à payer l'Amérique pour sa propre ruine.

Tel est le mécanisme qui a permis aux Etats-Unis de s'élever du coup au-dessus de toutes les autres nations et de devenir le maître de leurs destinées. Ce pays, dont la population se monte à 115 millions, dispose entièrement de l'Europe, sauf bien entendu de l'U. R. S. S. Notre tour n'est pas venu et nous savons qu'il ne viendra pas. (Applaudissements.) Mais, déduction faite de notre pays, il reste encore 345 millions d'Européens asservis par les Américains, c'est-à-dire par une population trois fois moins nombreuse.

Les nouveaux rôles des peuples sont déterminés par la richesse de chacun d'eux. Les évaluations de la richesse des différents Etats ne sont pas très précises, mais des chiffres approximatifs nous suffiront. Prenons l'Europe et les Etats-Unis tels qu'ils étaient il y a cinquante ans, au moment de la guerre franco-allemande. La fortune des Etats-Unis était alors évaluée à 30 milliards de dollars, celle de l'Angleterre à 40 milliards, celle de la France à 33 milliards, celle de l'Allemagne à 38 milliards. Comme on le voit, la différence entre ces quatre pays n'était pas grande. Chacun d'eux possédait de 30 à 40 milliards et, de ces quatre pays les plus riches du monde, c'étaient les Etats-Unis qui l'étaient le moins. Or quelle est la situation maintenant, un demi-siècle plus tard ? Aujourd'hui, l'Allemagne est plus pauvre qu'en 1872 (36 milliards) ; la France est environ deux fois plus riche (68 milliards), l'Angleterre également (89 milliards) ; quant à la fortune des Etats-Unis, elle est évaluée à 320 milliards de dollars. Ainsi, des pays européens que je vous ai cités, l'un est revenu à son ancien niveau, deux autres ont doublé leur richesse et les Etats-Unis sont devenus onze fois plus riches. Voilà pourquoi, en dépensant 15 milliards pour la ruine de l'Europe, les Etats-Unis ont complètement atteint leur but.

Avant la guerre, l'Amérique était la débitrice de l'Europe. Cette dernière était, pour ainsi dire, la principale fabrique et le principal entrepôt de marchandises du monde. En outre, elle était, grâce surtout à l'Angleterre, le grand banquier du monde. Ces trois supériorités appartiennent maintenant à l'Amérique. L'Europe est reléguée à l'arrière-plan. La principale fabrique, le principal entrepôt, la principale banque du monde, ce sont les Etats-Unis.

L'or on le sait, joue un certain rôle dans la société capitaliste. Lénine écrivait qu'en régime socialiste l'or serait affecté comme matériau à la construction de certains édicules publics. Mais en régime capitaliste, il n'y a rien de plus élevé qu'un sous-sol de banque rempli d'or. Quelle est donc la réserve d'or de l'Amérique ? Avant la guerre, elle était, si je ne m'abuse, de 1.900 millions ; au 1er janvier 1925, elle s'élevait à 4 milliards et demi de dollars, soit 50 % du stock mondial ; aujourd'hui, cette proportion atteint au minimum 60 %.

Or, qu'advenait-il de l'Europe pendant que l'Amérique concentrait entre ses mains 60 % de l'or du monde ? Elle déclinait. Elle s'était engagée dans la guerre parce que le capitalisme européen se trouvait trop à l'étroit dans les cadres des Etats nationaux. Le capital s'efforçait d'élargir ces cadres, de se créer un champ d'action plus vaste ; le plus actif en 1'occurrence était le capital allemand, qui s'était donné pour but d'" organiser l'Europe ", de faire tomber ses barrières douanières. Or, quel a été le résultat de la guerre ? Le traité de Versailles a créé en Europe 17 nouveaux Etats et territoires plus ou moins indépendants, 7.000 kilomètres de nouvelles frontières, des barrières douanières en proportion et, de chaque côté de ces nouvelles frontières, des postes et des troupes, En Europe, il y a maintenant un million de soldats de plus qu'avant la guerre. Pour arriver à ce résultat, l'Europe a anéanti une masse formidable de valeurs matérielles et s'est appauvrie considérablement.

Bien plus, pour tous ses malheurs, pour sa ruine économique, pour ses nouvelles barrières douanières qui entravent le commerce, pour ses frontières et troupes nouvelles, pour son démembrement, sa ruine, son humiliation, pour la guerre et la paix de Versailles, l'Europe doit payer aux Etats-Unis les intérêts de ses dettes de guerre.

L'Europe s'est appauvrie. La quantité de matières premières qu'elle travaille est inférieure de 10 % à ce qu'elle était avant la guerre. L'influence de l'Europe dans l'économie mondiale a considérablement diminué. La seule chose stable dans l'Europe actuelle, c'est le chômage. Fait remarquable, dans leur recherche de moyens de salut, les économistes bourgeois ont exhumé des archives les théories les plus réactionnaires de l'époque de l'accumulation primitive ; c'est dans le malthusianisme et l'émigration qu'ils voient les remèdes efficaces contre le. chômage. A l'époque de son épanouissement, le capitalisme triomphant n'avait pas besoin de ces théories. Mais maintenant qu'il est atteint de caducité, de sclérose, il tombe idéologiquement en enfance. et revient aux vieilles méthodes empiriques.

 

L'expansion impérialiste des Etats-Unis

 

Etant donné la puissance des Etats-Unis et l'affaiblissement de l'Europe, une nouvelle répartition des forces, des sphères d'influence et des marchés mondiaux est inévitable. L'Amérique doit s'étendre et l'Europe se comprimer. Telle est la résultante des processus fondamentaux qui s'effectuent dans le monde capitaliste. Les Etats-Unis s'engagent dans toutes les voies, et partout ils prennent l'offensive. Ils opèrent de façon strictement " pacifique ", c'est-à-dire sans emploi de la force armée, " sans effusion de sang ", comme disait la Sainte Inquisition lorsqu'elle brûlait vifs les hérétiques ; ils s'étendent pacifiquement parce que leurs adversaires, en grinçant des dents, reculent pas à pas devant cette nouvelle puissance, sans se risquer à la heurter ouvertement. C'est là la base de la politique " pacifique " des Etats-Unis. Leur principal instrument est maintenant le capital financier avec une réserve d'or de neuf milliards de roubles. C'est là une force terrible, une force qui balaie tout sur son passage dans toutes les parties du monde, et particulièrement dans l'Europe dévastée et appauvrie. Accorder ou refuser des emprunts à tel ou tel pays d'Europe, c'est, dans beaucoup de cas, décider du sort non seulement du parti au pouvoir, mais aussi du régime bourgeois, jusqu'à présent, les Etats-Unis ont investi dix milliards de dollars dans l'économie des autres pays. Sur ces dix milliards, deux ont été octroyés à l'Europe et se sont ajoutés aux dix milliards précédemment fournis pour sa dévastation. Maintenant, on le sait, les emprunts sont accordés pour la " restauration " de l'Europe. Destruction, puis restauration : deux opérations qui se complètent, car les intérêts des sommes affectées à l'une comme à l'autre vont au même réservoir. En outre, les Etats-Unis ont placé des capitaux dans l'Amérique latine qui, au point de vue économique, devient de plus en plus un dominion de l'Amérique du Nord, Après l'Amérique du Sud, le pays qui a obtenu le plus de crédits est le Canada; vient ensuite l'Europe. Les autres parties du monde ont reçu beaucoup moins.

Cette somme de dix milliards est infime pour un pays aussi puissant que les Etats-Unis, mais elle augmente rapidement et, pour comprendre le mécanisme de ce processus, il faut surtout se rendre compte du rythme de cette accélération. Pendant les sept années qui ont suivi la guerre, les Etats-Unis ont investi à l'étranger environ six milliards de dollars; presque la moitié de cette somme a été fournie ces deux dernières années ; en 1925, les investissements ont été beaucoup plus élevés qu'en 1924.

À la veille de la guerre, les Etats-Unis avaient encore besoin du capital étranger ; ce capital, ils le recevaient de l'Europe et le plaçaient dans leur industrie. Le développement de leur production, à un certain stade, a amené la constitution rapide d'un capital financier. Pour arriver à obtenir ce capital financier, il a fallu au préalable des investissements considérables de capitaux et un accroissement formidable de l'outillage. Mais, une fois commencé, ce processus se développe à un rythme de plus en plus accéléré aux Etats-Unis. Ce qui, il y a deux ou trois ans, était encore dans le domaine des prévisions se réalise maintenant à nos yeux. Mais ce n'est que le commencement. La campagne du capital financier américain pour la conquête du monde ne commencera réellement que demain.

Fait extrêmement significatif : au cours de l'année écoulée, le capital américain a de plus en plus délaissé les emprunts gouvernementaux pour aller aux emprunts industriels. Le sens de cette évolution est clair. " Nous vous avons donné le régime du plan Dawes, nous vous avons donné la possibilité de rétablir la devise nationale en Allemagne et en Angleterre, nous consentirons à le faire à certaines conditions en France, mais ce n'est là qu'un moyen pour arriver à notre but ; or, notre but est de mettre la main sur votre économie ". Ces jours-ci, j'ai lu dans le Tag, organe de la métallurgie allemande, un article intitulé : " Dawes ou Dillon ". Dillon est un de ces nouveaux condottieri que la finance américaine envoie à la conquête de l'Europe. L'Angleterre a donné naissance à Cecil Rhodes, son dernier aventurier colonial de grande envergure, qui a fondé au sud de l'Afrique un nouveau pays. Des Cecil Rhodes naissent maintenant en Amérique, non pas pour l'Afrique du Sud, mais pour l'Europe centrale. Dillon a pour tâche d'acheter la métallurgie allemande à bas prix. Il a rassemblé à cet effet 50 millions de dollars seulement - l'Europe maintenant ne se vend pas cher - et, avec ces 50 millions de dollars en poche, il ne s'arrête pas devant les barrières européennes que sont les frontières de l'Allemagne, de la France, du Luxembourg. Il lui faut allier le charbon et le métal, il veut créer un trust européen centralisé, il ne s'embarrasse pas de la géographie politique, je crois même qu'il ne la connaît pas. A quoi bon en effet ? 50 millions de dollars dans 1'Europe actuelle valent mieux que n'importe quelle géographie. (Rires.) Son intention, dit-on, est de grouper en un trust unique la métallurgie de l'Europe centrale, puis de l'opposer au trust américain de l'acier, dont le roi est Harry. De la sorte, quand l'Europe " se défend " contre le trust américain de l'acier, elle n'est en réalité que l'instrument d'un des deux consortiums américains qui se combattent, pour s'unir à un moment donné afin de l'exploiter plus rationnellement. Dawes ou Dillon, il n'y a pas d'autre choix, comme le dit l'organe de la métallurgie allemande. Avec qui marcher ? Dawes est un créancier armé de pied en cap. Avec lui, il n'y a guère qu'à se soumettre. Mais Dillon est en quelque sorte un compagnon, d'un type très spécial il est vrai, mais qui peut-être, ne nous étranglera pas... L'article se termine par cette phrase remarquable : " Dillon ou Dawes, telle est la question capitale pour l'Allemagne en 1926 ".

Les Américains se sont déjà assuré, par l'achat d'actions, le contrôle des quatre banques les plus importantes d'Allemagne. L'industrie allemande du pétrole se raccroche visiblement à la Standard Oil américaine. Les mines de zinc, qui appartenaient autrefois à une firme allemande, sont passées aux mains de Harriman, qui par-là même obtient le contrôle du zinc brut sur tout le marché mondial.

Le capital américain travaille en gros et en détail. En Pologne, le trust américano-suédois des allumettes prend ses premières mesures préparatoires. En Italie, on va plus loin. Les contrats que les firmes américaines signent avec l'Italie sont des plus intéressants. On charge, pour ainsi dire, l'Italie de gérer le marché du Proche-Orient. Les Etats-Unis enverront à l'Italie leurs produits semi-finis, afin que cette dernière les adapte au goût du consommateur. L'Amérique n'a pas le temps de s'attarder aux détails. Elle fournit des produits standardisés. Et le tout-puissant entrepreneur transatlantique vient chez l'artisan des Apennins et lui dit : " Voilà tout ce qu'il te faut, mais embellis un peu ça et arrange-le au goût des Asiatiques ".

La France n'en est pas encore arrivée là. Elle s'entête et regimbe. Mais elle mettra les pouces. Il lui faudra stabiliser sa devise, c'est-à-dire passer la tête dans le nœud coulant de l'Amérique. Chaque Etat attend son tour au guichet de l'oncle Sam. (Rires.)

Combien les Américains ont-ils dépensé pour s'assurer une telle situation ? Une somme infime. Les placements à l'étranger se montent à dix milliards, sans compter les dettes de guerre, L'Europe a reçu en tout et pour tout deux milliards et demi, et l'Amérique commence déjà à la traiter en pays conquis. Pourtant ce que les Américains ont investi dans l'économie de l'Europe ne représente que le centième de la fortune totale de cette dernière. Lorsque la balance oscille, il suffit d'un léger coup de pouce pour la faire pencher d'un côté. Les Américains ont donné ce coup de pouce, et déjà ils sont les maîtres. L'Europe manque des capitaux nécessaires à sa restauration et des fonds de roulement nécessaires à la partie déjà restaurée de son économie. Elle a des bâtiments et du matériel qui valent des centaines de millions, mais il lui manque une dizaine de millions pour mettre la machine en mouvement. L'Américain arrive, il donne les dix millions et pose ses conditions. Il est le maître, il est comme chez lui.

On m'a remis un article extrêmement intéressant d'un de ces nouveaux Cecil Rhodes que l'Amérique fait surgir maintenant et dont nous sommes tenus d'apprendre les noms. Ce n'est pas très agréable, mais il n'y a rien à faire. Nous avons bien appris le nom de Dawes. Dawes ne vaut pas un sou, mais toute l'Europe ne peut rien contre lui. Demain, nous apprendrons le nom de Dillon ou celui de Max Wirkler, vice-président de la " Compagnie du Service financier ". Accaparer tout ce qui est possible sur le globe, cela s'appelle s'occuper du service financier. (Rires, applaudissements.) Max Wirkler parle du service financier en langage poétique, voire biblique.

 

" Nous nous occupons, dit-il, de financer les gouvernements, les autorités locales et municipales et les corporations privées. L'argent américain a permis de restaurer le Japon, après le tremblement de terre ; les fonds américains ont permis de battre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie et ont joué un rôle très important dans le relèvement de ces pays. "

 

On commence par détruire, puis on restaure. Et pour l'une et l'autre opération, on touche un courtage honnête. Seul, le tremblement de terre au Japon a manifestement eu lieu sans la participation du capital américain. (Rires.) Mais, écoutons la suite :

 

" Nous accordons des emprunts aux colonies hollandaises et à l'Australie, au gouvernement et aux villes d'Argentine, aux industries minières sud-africaines, aux producteurs de nitrates du Chili, aux planteurs de café du Brésil, aux producteurs de tabac et de coton de la Colombie. Nous donnons de l'argent au Pérou pour la réalisation de projets sanitaires ; nous en donnons aux banques danoises, aux industriels suédois, aux stations hydroélectriques de Norvège, aux établissements de banques finlandais, aux usines de constructions mécaniques de Tchécoslovaquie, aux chemins de fer de Yougoslavie, aux travaux publics d'Italie, aux compagnies de téléphone espagnoles. "

 

Evidemment, une telle énumération est impressionnante. C'est l'effet de ces 60 milliards de dollars qui, actuellement, se trouvent dans les banques américaines. Nous aurons encore à entendre cette symphonie dans la prochaine période historique.

Peu après la guerre, lorsque la S. D. N. était en train de se constituer et que les pacifistes de tous les pays d'Europe mentaient chacun dans leur langue, l'économiste anglais Georges Pesch, homme des mieux intentionnés, proposa d'organiser un emprunt de la S. D. N, pour la pacification et le relèvement de toute l'humanité. Il calcula qu'il fallait 35 milliards de dollars pour cette magnifique entreprise et proposa que les Etats-Unis souscrivissent pour 15 milliards, l'Angleterre pour 5 milliards et les autres pays pour les 15 milliards restants. D'après ce projet, les Etats-Unis devaient fournir presque la moitié de ce grand emprunt, et comme les autres actions devaient être réparties entre un grand nombre d'Etats, les Etats-Unis auraient eu le contrôle de l'institution. L'emprunt sauveur n'eut pas lieu, mais ce qui se passe maintenant est au fond une réalisation plus efficace de ce même plan. Les Etats-Unis accaparent progressivement les actions qui leur donneront le contrôle du genre humain. Grande entreprise, certes, mais très risquée. Les Américains ne tarderont pas à s'en convaincre.

 

Pacifisme et confusion

 

Avant de continuer, je dois dissiper une certaine confusion. Les processus mondiaux que nous étudions se développent avec une telle rapidité et revêtent une telle envergure que notre pensée a peine à les saisir, à les embrasser et à se les assimiler. Rien d'étonnant si dans la presse internationale, prolétarienne et bourgeoise, il se déroule, ces derniers temps, une vive discussion à ce sujet. En Allemagne, on a publié différents livres consacrés spécialement au rôle des Etats-Unis vis-à-vis de l'Europe balkanisée. Dans la controverse internationale qui a surgi autour de cette question, le rapport que j'ai fait à cette tribune il y a deux ans a aussi été mis en cause. J'ai entre les mains une revue ouvrière américaine, que j'ai ouverte ces jours-ci précisément à la page consacrée aux rapports de l'Amérique avec l'Europe, et mes yeux sont tombés par hasard sur la phrase concernant la " portion congrue ". Cela m'a intéressé, naturellement ; j'ai lu l'article, et voici, camarades, ce que, à ma grande stupéfaction, j'ai appris :

 

" Trotsky est d'avis que nous sommes entrés dans la période des rapports pacifiques anglo-américains ; l'influence des rapports anglo-américains (selon Trotsky) contribuera plus à la consolidation qu'à la décomposition du capitalisme mondial. "

 

Pas mal, n'est-ce pas ? Tout à fait comme Mac Donald. Et plus loin :

 

" La vieille théorie de Trotsky sur l'Europe mise à la portion congrue [Pourquoi vieille ? Elle date à peine de deux ans] et transformée en dominion de l'Amérique était liée à cette appréciation des rapports anglo-américains. "

(J. Lovston, Revue mensuelle ouvrière, novembre 1925)

 

Quand j'ai lu ces lignes, je me suis frotté les yeux pendant trois minutes, tant ma stupéfaction était grande. Où et quand ai-je dit que l'Angleterre et l'Amérique entretenaient des rapports pacifiques et que, grâce à cela, elles allaient régénérer le capitalisme européen et non le décomposer ? Si un communiste adulte disait de pareilles choses, il faudrait tout bonnement l'expulser du parti. Evidemment, après avoir lu ces absurdités qui me sont attribuées, j'ai feuilleté ce que j'ai eu l'occasion de dire à ce sujet du haut de cette tribune. Si je reviens maintenant au discours que j'ai prononcé il y a deux ans, ce n'est pas pour expliquer à Lovston et à ses semblables que si l'on veut écrire sur un sujet quelconque - que ce soit en anglais ou en français, en Europe ou en Amérique - il faut savoir ce que l'on écrit et où l'on mène le lecteur, c'est parce que la façon dont je posais alors la question vaut encore pour aujourd'hui. Voilà pourquoi je suis obligé de vous lire quelques extraits de mon discours :

" Que veut le capital américain ? Que cherche-t-il ? " demandions-nous il y a deux ans. Et nous répondions : " Il cherche, nous dit-on, la stabilité, il veut rétablir le marché européen, Il veut rendre l'Europe solvable. Dans quelle mesure et comment ? Sous son hégémonie. Qu'est-ce à dire ? Qu'il lui permettra de se relever, mais dans des limites bien déterminées, qu'il lui réservera des secteurs restreints du marché mondial. Le capital américain domine maintenant, il commande aux diplomates. Il s'apprête de même à donner des ordres aux banques et aux trusts européens, à toute la bourgeoisie européenne ". Nous disions il y a deux ans : " Il commande aux diplomates (Versailles, Washington) et s'apprête à donner des ordres aux banques et aux trusts ". Aujourd'hui nous disons : " Il commande déjà aux banques et aux trusts de différents Etats européens et il s'apprête à commander aux banques et aux trusts des autres Etats capitalistes d'Europe "..Je continue à citer : " Il partagera le marché en secteurs, il réglera l'activité des financiers et des industriels européens. En somme, le capital américain veut rationner l'Europe capitaliste ". Nous n'avons pas écrit qu'il l'a rationnée ou qu'il la rationnera, mais qu'il veut la rationner. Voilà ce que je disais il y a deux ans.

Lovston prétend que j'ai parlé de la collaboration pacifique de l'Angleterre et de l'Amérique. Voyons ce qu'il en est. " Il ne s'agit pas seulement de l'Allemagne, de la France, il s'agit aussi de la Grande-Bretagne. Elle aussi devra se préparer à subir le même sort… On dit souvent, il est vrai, que maintenant l'Amérique marche avec l'Angleterre, qu'il s'est formé un bloc anglo-saxon ; on parle de capital anglo-saxon, de politique anglo-saxonne... Mais parler ainsi, c'est montrer son incompréhension de la situation. L'antagonisme capital du monde est l'antagonisme anglo-américain. C'est ce que montrera de plus en plus nettement l'avenir… Pourquoi ? Parce que l'Angleterre est encore le pays le plus riche et le plus puissant après les Etats-Unis. C'est le principal rival, l'obstacle fondamental. "

J'ai développé cette même idée, mais avec plus de vigueur, dans le manifeste du Vème Congrès, mais je ne fatiguerai pas votre attention par des textes, Je citerai encore de mon discours ce qui concerne les rapports " pacifiques " établis par l'Amérique : " Ce programme américain de mise en tutelle du monde entier n'est pas du tout un programme pacifiste ; au contraire, il est gros de guerres et de bouleversements révolutionnaires… Il est bien peu vraisemblable que la bourgeoisie de tous les pays consente à être reléguée à l'arrière-plan, à devenir la vassale de l'Amérique sans tenter tout au moins de résister. En effet, l'Angleterre a des appétits formidables, un désir furieux de maintenir sa domination sur le monde. Les conflits militaires sont inévitables. L'ère de l'américanisme pacifiste qui semble s'ouvrir en ce moment n'est qu'une préparation à de nouvelles guerres monstrueuses ".

Voilà ce que nous disions il y a deux ans des rapports " pacifiques ", Je me permets de rappeler ici que, lorsque nous faisions de la propagande pour le développement de notre industrie chimique, nous indiquions que l'arsenal de Wedgwood est une des sources du militarisme américain, qui menace le plus les peuples d'Europe.

Enfin, voici ce que nous disions du haut de cette tribune sur la cessation des antagonismes européens grâce à l'influence de l'Amérique : " Les antagonismes qui ont préparé la guerre impérialiste et l'ont déchaînée sur l'Europe, il y a dix ans, antagonismes aggravés par la guerre, maintenus par le traité de Versailles et intensifiés par le développement ultérieur de la lutte de classe en Europe, subsistent intégralement. Et les Etats-Unis se heurteront à ces antagonismes dans toute leur acuité ".

Deux années ont passé. Le camarade Lovston est peut-être un bon critique, quoiqu'il lui arrive de se mettre le doigt dans l'œil, mais le temps est encore un meilleur critique.

Pour en finir avec cette question, nous terminerons par le conseil qu'Engels donnait à un certain Stibelling, américain, lui aussi : " Quand on veut s'occuper de questions scientifiques, il faut avant tout apprendre à lire les œuvres comme l'auteur les a écrites, et surtout ne pas y lire ce qui n'y est pas ". Ces paroles d'Engels sont excellentes et valent non seulement pour l'Amérique, mais pour les cinq parties du monde.

 

Le pacifisme américain dans la pratique

 

Dans toutes les questions, le temps est le meilleur critique. Voyons ce qu'ont été en réalité les méthodes américaines de pénétration pacifique durant ces dernières années. Une simple énumération des faits les plus importants montrera que le " pacifisme " américain à triomphé sur toute la ligne ; mais il a triomphé comme méthode de spoliation impérialiste voilée et de préparation plus ou moins masquée aux collisions les plus redoutables.

C'est à la conférence de Washington, en 1922, que le " pacifisme " américain a revêtu son expression la plus nette et a le mieux montré sa nature. En 1919-l920, beaucoup de personnes, et j'étais du nombre, se demandaient ce qu'il arriverait en 1922-1923, lorsque le programme naval des Etats-Unis assurerait à ces derniers l'égalité avec la Grande-Bretagne. Est-il possible, se demandait-on, que l'Angleterre, qui maintient sa domination grâce à la supériorité de sa flotte sur celles des deux autres pays les plus forts pris ensemble, abandonne cette supériorité sans combat ? Nombreux étaient ceux qui, comme moi, envisageaient la possibilité d'une guerre entre l'Angleterre et l'Amérique, avec la participation du Japon, en 1922-1923. Or, qu'est-il advenu ? Au lieu de la guerre, ç'a, été le " pacifisme " pur. Les Etats-Unis ont invité l'Angleterre à Washington et lui ont dit : " Veuillez vous rationner : j'aurai 5 unités, vous en aurez 5, le Japon 3, la France 3 ". Voilà le programme naval. Et l'Angleterre a accepté.

Qu'est-ce que cela ? Du " pacifisme ", mais un pacifisme qui impose sa volonté par sa supériorité économique formidable et prépare " pacifiquement " sa supériorité militaire dans la prochaine période historique.

Et le plan Dawes ? Lorsque Poincaré s'agitait dans l'Europe centrale avec ses plans lilliputiens, s'emparait du bassin de la Ruhr, les Américains braquaient leur lunette d'approche, regardaient et attendaient. Et lorsque la baisse du franc et autres désagréments obligèrent Poincaré à se retirer, l'Américain vint et présenta son plan de pacification de l'Europe, Il acheta le droit de diriger l'Allemagne pour 800 millions de marks, dont la moitié d'ailleurs fut donnée par l'Angleterre. Et pour cette misérable somme de 400 millions de marks, la Bourse de New-York a imposé son contrôleur au Peuple allemand. Beau pacifisme, en vérité ! Un nœud coulant pour se pendre !

Et la stabilisation du change ? Lorsque le change oscille en Europe, l'Américain n'est pas à son aise. Il n'est pas à son aise, parce que cela permet à l'Europe d'exporter à bon compte. L'Américain a besoin d'un change stable pour la rentrée régulière des intérêts de ses prêts, et en général pour l'ordre financier. S'il n'en était pas ainsi, comment pourrait-il investir ses capitaux en Europe ? C'est pourquoi il a obligé les Allemands à stabiliser leur devise ; il a obligé les Anglais à faire de même en leur concédant un emprunt de 300 millions de dollars. Lloyd George a dit dernièrement : " La livre sterling regarde maintenant le dollar bien en face ". Lloyd George est un vieux pince-sans-rire. Si la livre regarde le dollar bien en face, c'est parce qu'elle a un étai de 300 millions de dollars pour lui redresser le dos. (Rires.)

Et comment vont les choses en France ? La bourgeoisie française redoute la stabilisation de la devise nationale. C'est une opération très douloureuse. L'Américain dit : Si vous n'y consentez pas, je ne vous prêterai rien ; arrangez-vous comme vous voudrez. L'Américain exige de la France qu'elle désarme pour payer ses dettes. Quoi de mieux que ce pacifisme pur, avec le désarmement et la stabilisation des changes ! L'Amérique s'apprête " pacifiquement " à courber la France sous son joug.

La question de la parité or et des dettes avec l'Angleterre est déjà réglée. L'Angleterre, si je ne m'abuse, verse déjà aux Etats-Unis environ 330 millions de roubles par an. Elle a réglé à son tour la question de la dette italienne, dont elle ne touchera qu'une partie insignifiante. La France est l'a principale débitrice de l'Angleterre et de l'Amérique, mais, jusqu'à présent, elle ne paie rien. Mais il lui faudra payer, à moins que la révolution ne survienne et n'annule toutes les anciennes dettes. L'Allemagne effectue des paiements à la France et à l'Angleterre, qui à leur tour exigent de nous le paiement de nos dettes. En somme, le bourgeois anglais tire ou s'apprête à tirer de ses débiteurs européens tout ce qu'il pourra, afin de l'envoyer ensuite, avec un appoint fourni par lui-même, par delà l'Atlantique à l'oncle Sam. Qu'est-ce en somme que Mr. Baldwing ou le roi George ? Tout simplement un percepteur en chef des impôts de l'Amérique dans la province qui a nom Europe (Rires), un agent chargé de faire rentrer les paiements des peuples européens et de les expédier aux Etats-Unis. On le voit, c'est là une organisation des plus pacifique : les rapports financiers des peuples d'Europe sont réglés d'après la dette américaine sous la surveillance du plus ponctuel des contribuables, la Grande-Bretagne, qui pour cela a reçu le titre de percepteur principal des impôts. La politique européenne de l'Amérique est entièrement établie sur ce principe. Allemagne, paye à la France ; Italie, paye à l'Angleterre ; France, paye à l'Angleterre ; Russie, Allemagne, Italie, France et Angleterre payez-moi. Voilà ce que dit l'Amérique. Cette hiérarchie des dettes est une des bases du pacifisme américain.

La lutte mondiale de l'Angleterre et de l'Amérique pour la possession du pétrole a déjà suscité des bouleversements révolutionnaires et des conflits militaires au Mexique, en Turquie, en Perse. Mais peut-être les journaux nous annonceront-ils demain qu'une collaboration pacifique s'établit entre l'Angleterre et l'Amérique dans le domaine du pétrole. Comment s'effectuera cette collaboration ? On aura une conférence de Washington du pétrole, à laquelle l'Amérique dira à l'Angleterre : Contente-toi d'une ration de pétrole plus modeste. De nouveau, ce sera du pacifisme du meilleur aloi.

Dans la lutte pour les marchés, on procède aussi, de temps à autre, à un rég1ement " pacifique " de la question. Parlant de la lutte pour les marchés qui se déroule entre l'Angleterre et l'Amérique, un écrivain allemand, ancien ministre de je ne sais plus quel gouvernement - les anciens ministres sont nombreux en Allemagne - le baron Reibnitz, dit en substance : l'Angleterre pourra éviter la guerre si, au Canada, en Amérique du Sud, dans le Pacifique et sur la côte orientale de l'Asie et de l'Australie, elle laisse les mains libres aux Etats-Unis; " il lui restera alors les autres domaines en dehors de l'Europe ". Je ne vois pas bien ce qui restera après cela à l'Angleterre. Mais l'alternative est bien posée : ou la guerre, ou la portion congrue.

Voici, en ce qui concerne les matières premières étrangères, un dernier chapitre, intéressant au plus haut point. Les Etats-Unis trouvent qu'il leur manque beaucoup de choses, que d'autres possèdent. A ce sujet, les journaux américains ont publié la carte de la répartition des matières premières sur le globe terrestre. Ils parlent et discutent maintenant de continents entiers. Les pygmées européens s'inquiètent de l'Albanie, de la Bulgarie, de quelques corridors et de malheureuses parcelles de terre. Les Américains s'occupent de continents ; cela facilite l'étude de la géographie, et surtout cela donne de l'ampleur à leurs brigandages. (Rires.) Donc, les journaux américains ont publié la carte du globe terrestre avec dix taches noires, dix grandes lacunes des Etats-Unis en matières premières : le caoutchouc, le café, les nitrates, l'étain, la potasse, et quelques autres matières premières moins importantes. Il paraît que toutes ces matières premières sont le monopole non pas des Etats-Unis, mais d'autres pays. Le caoutchouc, dans la proportion de 70 % de la récolte mondiale, vient des îles appartenant à l'Angleterre ; or, l'Amérique consomme 70 % de la production mondiale pour ses pneumatiques et autres articles. Le café ,vient du Brésil. Le Chili, financé par les Anglais, fournit les nitrates, et ainsi de suite. Churchill a résolu de récupérer les sommes payées à l'Amérique pour les dettes en augmentant le prix du caoutchouc. Et Hoover, directeur du commerce américain, a calculé qu'en 1925 les Etats-Unis ont payé aux Anglais, pour le caoutchouc, 600 à 700 millions de dollars de plus que le prix " honnête ". Hoover sait parfaitement distinguer les prix honnêtes des prix malhonnêtes ; c'est sa partie. Aussitôt qu'ils ont appris la chose, les journaux américains ont poussé les hauts cris. Ainsi, l'Evening Post s'exclame : " A quoi bon tous ces Locarno et Genève, ces ligues et protocoles, ces conférences de désarmement et conférences économiques, si un groupe puissant de nations isole intentionnellement l'Amérique ? " Voyez un peu cette pauvre Amérique, que l'on isole, que l'on exploite de tous côtés! (Rires.) Le caoutchouc, le café, l'étain, les nitrates, la potasse, tout cela a été pris et monopolisé, de sorte qu'un brave milliardaire ne peut même plus faire un tour en automobile, ni boire du café à satiété,… ni même avoir une balle d'étain pour se suicider si bon lui semble, (Rires.) Vraiment, la situation est intenable, c'est l'exploitation de tous les côtés ! Il y a de quoi se coucher vivant dans un cercueil " standardisé "! A ce propos, Mr. Hoover a écrit un article - et quel article! - composé exclusivement de questions - 29 questions - toutes plus intéressantes l'une que l'autre. Comme bien vous pensez, toutes ces questions sont des pointes dirigées contre l'Angleterre. Est-il bien de vendre au-dessus d'un prix honnête ? Cela n'est-il pas de nature à envenimer les rapports entre les pays ? Et s'il en est ainsi, 1e gouvernement n'est-il pas tenu d'intervenir ? Et si un gouvernement qui se respecte intervient, ne peut-il pas en résulter de graves conséquences ? (Rires.) Un journal anglais, moins poli que les outres, mais plus franc, a écrit à ce sujet : un imbécile peut poser tant de questions que cent hommes intelligents ne sauraient y répondre. (Rires.) Ce journal patriote n'a fait ainsi qu'épancher sa bile. Tout d'abord, je n'admets pas qu'un imbécile occupe un poste aussi1 important, et si même il en était ainsi… Camarades, ce n'est pas un aveu, mais une supposition logique. (Rires.) Si donc il en était ainsi, dis-je, il n'en resterait pas moins que Hoover est à la tête du gigantesque appareil du capital américain et que, partant, il a besoin d'intelligence, car toute la " machine " bourgeoise pense pour lui. En tout cas, après les vingt-neuf questions de Hoover, dont chacune était comme un coup de pistolet aux oreilles de Mr. Baldwin, le caoutchouc est devenu subitement meilleur marché. Ce fait éclaire mieux que n'importe quels chiffres la situation mondiale. Tel est, dans la pratique, le pacifisme américain.

 

Pas d'issue pour le capitalisme européen

 

Aux Etats-Unis, qui ne souffrent aucun obstacle sur leur route, qui considèrent chaque renchérissement des matières premières qui leur font défaut comme une atteinte à leur droit imprescriptible d'exploiter le monde entier, à cette nouvelle Amérique, qui pousse furieusement dans toutes les directions, s'oppose l'Europe démembrée, divisée, plus pauvre qu'avant la guerre, restreinte dans ses débouchés, chargée de dettes, déchirée par des antagonismes et écrasée par un militarisme hypertrophié.

Au début de la période de restauration, nombreuses étaient les illusions des économistes et des politiciens bourgeois et social-démocrates sur la possibilité de relever l'Europe. L'industrie européenne, tout d'abord l'industrie française, puis l'industrie allemande, se relevaient assez rapidement à certains moments, après la guerre. Rien d'étonnant à cela : la demande était redevenue plus ou moins normale et tous les stocks étaient épuisés ; en outre, la France avait les régions dévastées, qui étaient pour elle en quelque sorte un marché complémentaire. Tant que l'on fut occupé à satisfaire les besoins les plus pressants de ces marchés dévastés par la guerre, l'industrie travailla à plein rendement, et sa prospérité fit naître de grands espoirs, de grandes illusions. Maintenant, les économistes bourgeois eux-mêmes ont renoncé à ces illusions. Le capitalisme européen est dans une situation sans issue.

Sans même que la bourgeoisie américaine le veuille consciemment, la formidable supériorité économique des Etats-Unis empêchera fatalement le capitalisme européen de se relever. Le capitalisme américain en acculant de plus en plus l'Europe la poussera automatiquement dans la voie de la révolution. C'est là qu'est le nœud de la situation mondiale.

C'est sur l'Angleterre que cet état de choses a sa répercussion la plus évidente. Dans ses exportations transatlantiques, l'Angleterre est restreinte par l'Amérique, le Canada et le Japon, ainsi que par le développement industriel de ses propres colonies. Sur le marché textile de l'Inde, qui est sa colonie, elle se voit actuellement évincée par le Japon. Sur le marché européen, chaque augmentation de l'écoulement des marchandises anglaises restreint les débouchés de l'Allemagne, de la France, et inversement. C'est l'inverse qui se produit le plus fréquemment : les exportations de l'Allemagne et de la France nuisent à celles de la Grande-Bretagne. Le marché européen ne s'élargit pas. Dans ses limites étroites, il se produit des déplacements d'un côté ou de l'autre. Espérer que la situation se modifiera radicalement en faveur de l'Europe, ce serait espérer des miracles. De même que, sur le marché intérieur, l'entreprise la plus importante et la plus avancée a la victoire assurée sur l'entreprise petite ou arriérée, de même, sur le marché mondial, les Etats-Unis remporteront la victoire sur l'Europe, c'est-à-dire en premier lieu sur l'Angleterre.

En 1925, les importations et les exportations de l'Angleterre ont atteint respectivement 111 % et 76 % de leur niveau d'avant-guerre. Il en résulte un passif formidable de la balance commerciale. La réduction des exportations entraîne une crise industrielle qui frappe les branches fondamentales de l'industrie : charbon, acier, construction navale, lainages, etc. Des améliorations temporaires, importantes peut-être, sont possibles et même inévitables, mais il n'en reste pas moins que la Grande-Bretagne est maintenant en décadence.

On ne peut, en vérité, que mépriser les " hommes d'Etat " anglais, qui ont conservé leurs anciennes habitudes, si peu compatibles avec la nouvelle situation, et qui n'ont pas la conception la plus élémentaire de la situation mondiale et de ses conséquences inévitables. Ces derniers temps, Baldwin et Churchill nous ont de nouveau gratifiés de leurs déclarations. A la fin de l'année dernière, Churchill a dit qu'il avait douze raisons d'être optimiste. En premier lieu, la devise nationale est stabilisée. L'économiste anglais Keynes a remontré à Churchill que cette stabilisation entraînait une diminution minimum de 10 % des prix des marchandises exportées et, partant, une augmentation correspondante du passif de la balance commerciale. La deuxième raison qui porte à l'optimisme, c'est le prix élevé du caoutchouc. Hélas ! les vingt-neuf questions de Mr. Hoover ont considérablement diminué l'optimisme de Churchill en ce qui concerne le caoutchouc. En troisième lieu, le nombre des grèves a diminué. Mais attendons la fin d'avril, moment auquel il faudra procéder à la révision du contrat collectif des mineurs. Quatrième raison d'optimisme : Locarno. Pourtant, la lutte anglo-française après Locarno, loin de diminuer, n'a fait que s'intensifier. D'ailleurs, il est encore trop tôt pour se prononcer définitivement au sujet des résultats des accords de Locarno. Nous n'énumérerons pas les autres raisons d'optimisme : elles ont encore moins de prix à la Bourse de New-York. Il est intéressant de signaler que le Times a publié à ce sujet un leader intitulé : " Deux rayons d'espoir ". Le Times est plus modeste que Churchill : il n'a pas douze, mais deux rayons d'espoir seulement, et encore sont-ce des rayons X, c'est-à-dire des rayons assez problématiques.

A la légèreté de Churchill, on petit opposer le sérieux relatif des Américains, qui apprécient l'économie britannique de leur point de vue, et aussi l'opinion des industriels britanniques eux-mêmes. A son retour d'Europe, le directeur du Département du Commerce des Etats-Unis, Klein, a fait aux industriels un rapport qui, malgré son ton conventionnel rassurant, laisse percer la vérité.

 

" Au point de vue économique, a-t-il dit, la seule tache sombre, abstraction faite évidemment de la situation de la France et de l'Italie ainsi que de la restauration relativement lente de l'Allemagne, la seul tache sombre, dis-je, c'est le Royaume-Uni. Il me semble que l'Angleterre est dans une situation commerciale douteuse. Je ne voudrais pas être trop pessimiste car l'Angleterre est notre meilleur client, mais il se développe dans ce pays une série de facteurs qui, me semble-t-il, doivent donner lieu à de sérieuses réflexions… Il existe en Angleterre des impôts formidables, dont il faut, selon certains, chercher la cause dans notre soif d'argent, pour ne pas dire plus. Pourtant ce n'est pas entièrement juste… L'outillage de l'industrie houillère est le même qu'il y a plusieurs dizaines d'années, de sorte que le coût de la main-d'œuvre à la tonne est trois ou quatre fois plus élevé qu'aux Etats-Unis."

 

Et ainsi de suite sur le même ton.

Voici maintenant une autre opinion. J. Harvey, ex-ambassadeur américain en Europe, que les Anglais considèrent comme un ami de leur pays, car il parle assez souvent de la nécessité de venir en aide à l'Angleterre, a publié récemment un article intitulé " La fin de l'Angleterre ", dans lequel il en vient à la conclusion que " la production anglaise a fait son temps. Désormais, le lot de l'Angleterre, c'est d'être un intermédiaire ", c'est-à-dire le commis et l'employé de banque des Etats-Unis. Telle est la conclusion de cet ami de l'Angleterre.

Voyons maintenant ce que dit George Hunter, grand constructeur de navires anglais, dont la note au gouvernement a fait sensation dans toute la presse britannique.

 

" Le gouvernement, dit-il, s'est-il entièrement rendu compte de la situation désastreuse de l'industrie anglaise ? Sait-il que cette situation, loin de s'améliorer, empire progressivement ? Le nombre de nos sans-travail et de nos chômeurs partiels représente au minimum 12,5 % des ouvriers employés. Notre balance commerciale est défavorable. Nos chemins de fer et une grande partie de nos entreprises industrielles servent des dividendes pris sur leurs réserves ou n'en servent pas du tout. Si cela continue, c'est la banqueroute et la ruine. Aucune amélioration en perspective."

 

L'industrie houillère est la clé de voûte du capitalisme anglais. A l'heure actuelle, elle se maintient grâce aux subsides gouvernementaux. " Nous pouvons, dit Hunter, subventionner tant que nous voudrons l'industrie houillère, cela n'empêchera pas notre industrie en général de décroître. " Mais si les subventions cessaient, les industriels anglais ne pourraient payer les salaires qu'ils paient maintenant ; or, cela provoquerait, à partir du premier mai prochain, un formidable conflit économique. On se représente sans peine ce que serait une grève qui engloberait au moins un million de mineurs, soutenus vraisemblablement par un million environ de cheminots et d'ouvriers des transports. L'Angleterre entrerait dans une période de formidables bouleversements économiques. Il faut continuer à allouer des subventions ruineuses, sinon se résigner à un violent conflit social.

Churchill a douze raisons d'optimisme, mais la statistique sociale de l'Angleterre atteste que le chômage est en croissance, que le nombre des mineurs diminue, mais que, par contre, les prolétaires déclassés deviennent de plus en plus nombreux et que le personnel des restaurants et des cafés-concerts augmente au détriment de la quantité des producteurs. Ainsi, on constate que le nombre des laquais augmente, et encore ne compte-t-on pas les laquais politiques et les ministres qui, la serviette sous le bras, implorent les générosités des Américains. (Rires.)

Revenons à notre parallèle entre l'Amérique et l'Angleterre. En Amérique, il se forme au sein de la classe ouvrière une super-aristocratie qui fonde des Company Union ; dans l'Angleterre, déchue de sa primauté d'antan, ce sont au contraire les couches du Lumpen-Proletariat qui se développent. Mieux que tout, cette opposition montre le déplacement de l'axe économique mondial. Et cet axe ne cessera de se déplacer tant que l'axe de classe de la société ne se sera pas déplacé, c'est-à-dire tant que la révolution prolétarienne ne sera pas réalisée. Certes, Baldwin n'est pas de cet avis. Quoique plus sérieux que Churchill, il ne comprend pas plus que ce dernier. A une assemblée d'industriels, il a indiqué les moyens de sortir de la situation - un premier ministre conservateur possède toujours d'excellentes recettes contre toutes les maladies. " Il me semble parfois, a-t-il dit, que certains d'entre nous ont dormi pendant six ou sept ans au moins. " Beaucoup plus! Mr. Baldwin lui-même a dormi au moins cinquante ans, alors que les autres veillaient. " Nous ferons bien, continue le premier ministre, de prendre exemple sur le progrès réalisé pendant ce temps par les Etats-Unis. " Essayez un peu, en effet, de prendre exemple sud le " progrès " des Etats-Unis, Il y a là une fortune nationale de 320 milliards, 60 milliards dans les banques, une accumulation annuelle de 7 milliards, tandis que chez vous, c'est le déficit. Prenez un peu exemple ! Essayez ! " Les deux parties [les capitalistes et les ouvriers], continue Baldwin, peuvent beaucoup plus apprendre à l'école des Etats-Unis qu'à l'étude de la situation de Moscou. " Mr. Baldwin a tort de dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Nous pouvons lui apprendre certaines choses. Nous savons nous orienter parmi les faits, analyser l'économie mondiale, prévoir les choses, en particulier la décadence de l'Angleterre capitaliste. Or, cela, Mr. Baldwin ne le sait pas. (Rires, applaudissements.)

Churchill, ministre des finances, lui aussi, a fait allusion à Moscou. C'est maintenant l'accessoire obligé de tout bon discours. Churchill avait lu, le matin, un horrible discours de Mr. Tomsky. Ce dernier n'est pas un membre de la Chambre des Lords, c'est, comme le raconte Churchill, un homme qui occupe un poste extrêmement important dans la République des Soviets. Il n'a pas passé sa jeunesse à Oxford ou à Cambridge avec Mr. Churchill, mais dans la prison de Boutirki, à Moscou. Néanmoins, Mr. Churchill est obligé de parler de Mr. Tomsky. Et, il faut le dire, il n'est pas très aimable pour lui. A la conférence des trade-unions à Scarborough, Mr. Tomsky a, en effet, prononcé un discours, qui n'a pas eu l'heur de plaire à Mr. Churchill. Ce dernier a cité des extraits de ce discours, qu'il a qualifié de " divagation de barbare ". " J'estime, a-t-il dit, que, dans ce pays, nous sommes capables de gérer nos propres affaires sans immixtion de l'extérieur. " Mr. Churchill fait le fier, mais, en l'occurrence, il n'a pas raison, car son patron Baldwin déclare qu'il faut s'instruire à l'école des Etats-Unis. " Nous ne voulons pas, continue Churchill, avoir à déjeuner un œuf de crocodile fraîchement pondu. " C'est Tomsky, paraît-il, qui a pondu en Angleterre cet œuf de crocodile. Mr. Churchill n'aime pas ces façons de faire : il préfère la politique de 1'autruche, qui se cache la tête dans le sable, et, comme on le sait, l'autruche et le crocodile se rencontrent dans les colonies tropicales de l'Angleterre. Puis, Mr. Churchill s'enhardit : " Je n'ai pas peur de la révolution bolchéviste dans ce pays. Je ne critique pas les personnalités. " Cela ne l'empêche pas de prononcer une furieuse diatribe contre Tomsky : donc, il a peur de ce dernier. Il ne critique pas la personnalité de Tomsky, il ne fait que le qualifier de crocodile. (Rires.) " La Grande-Bretagne n'est pas la Russie! " En effet ! " Quelle utilité y-a-t'il à faire ingérer aux ouvriers anglais l'ennuyeuse doctrine de Karl Marx et à leur faire chanter en détonnant l'Internationale ? " Il est vrai que les ouvriers anglais chantent parfois l'Internationale sur un ton faux, avec la musique de Mac Donald, mais, à Moscou, ils apprendront à la chanter juste. (Applaudissements.) A notre avis, malgré les douze raisons d'être optimiste, le temps n'est pas éloigné où la situation économique de la Grande-Bretagne amènera la classe ouvrière anglaise à chanter l'Internationale à pleine voix - préparez vos oreilles, Mr. Churchill ! (Longs applaudissements.)

En ce qui concerne l'Allemagne et la France, je me bornerai à de brèves remarques. Avant-hier, .j'ai reçu d'un de nos ingénieurs, qui a visité les usines allemandes où l'on exécute nos commandes, une lettre dans laquelle il caractérise la situation en ces termes : " En tant qu'ingénieur, je suis resté sur une impression pénible. L'industrie dépérit ici faute de marché, et aucun emprunt américain ne fournira ce marché. " Le nombre des sans-travail en Allemagne a dépassé deux millions. Par suite de la rationalisation de la production, les ouvriers qualifiés forment environ les trois quarts des sans-travail. L'Allemagne a subi une crise d'inflation, puis une crise de déflation ; maintenant, la prospérité devrait revenir, mais c'est au contraire l'effondrement - plus de deux millions de sans-travail. Et pourtant les conséquences les plus dures de l'application du plan Dawes à l'Allemagne sont encore à venir.

En France, l'industrie, après la guerre, a considérablement progressé. Par suite, nombreux sont ceux qui se sont fait des illusions. En réalité, la France a mené jusqu'ici une vie au-dessus de ses moyens ; son industrie s'est relevée grâce à un marché intérieur temporaire (régions dévastées) et aux frais du pays tout entier (dépréciation du franc). Maintenant, l'heure du règlement des comptes est arrivé. " Désarme, dit l'Amérique à la France, comprime tes dépenses, adopte une monnaie stable. " Or, la monnaie stable, c'est la réduction des exportations, le chômage, le renvoi des prolétaires étrangers dans leurs pays, l'abaissement des salaires des ouvriers français. La période d'inflation a ruiné la petite bourgeoisie ; la période de déflation fera se soulever le prolétariat. Le gouvernement français n'ose même pas aborder la solution de la question financière. Les ministres des finances se succèdent tous les deux mois et continuent à faire travailler la planche aux assignats. C'est là leur seule méthode de régularisation de l'économie. L'amiral Horthy s'est dit que c'est là un art qui n'a rien de compliqué et il s'est mis à fabriquer de faux billets français en Hongrie, non pas évidemment pour soutenir la République, mais pour restaurer la monarchie. La France républicaine n'a pas voulu tolérer la concurrence monarchique et a fait procéder à des arrestations en Hongrie, mais, à part cela, on a fait bien peu de chose pour le redressement de la monnaie française. La France va au devant d'une crise économique et politique.

Dans cette Europe qui se décompose, la Société des nations veut, cette année, réunir deux conférences : l'une pour le désarmement, l'autre pour le relèvement économique de l'Europe. Néanmoins, inutile de se presser pour retenir ses places ; la préparation de ces conférences s'effectue lentement et, à chaque pas, se heurte à des intérêts contradictoires.

A propos de la préparation de la conférence pour le désarmement, une revue anglaise a publié, ces ,jours-ci, un article officiel d'un intérêt exceptionnel signé " L'Augure ". Tout montre que cet Augure est étroitement lié au ministère des Affaires étrangères et en connaît parfaitement les coulisses. Sous couvert de préparer la conférence pour le désarmement, l'Augure britannique nous menace " de mesures, qui ne seront pas des mesures pacifiques ". C'est là, une menace directe de guerre. Qui profère cette menace ? L'Angleterre qui perd ses marchés extérieurs, l'Angleterre où règne le chômage, l'Angleterre où grossissent les rangs du Lumpen-Proletariat, l'Angleterre qui n'a plus qu'un seul optimiste, Winston Churchill, nous menace à l'heure actuelle de la guerre. Pourquoi ? A quel sujet ? N'est-ce pas parce qu'elle veut se venger sur quelqu'un des affronts qu'elle essuie de l'Amérique ? Quant à nous, nous ne voulons pas la guerre. Mais si les classes dirigeantes britanniques entendent accélérer le processus de la révolution, si l'histoire veut leur enlever la raison avant de leur enlever le pouvoir, elle doit, maintenant précisément, les pousser sur la pente dangereuse de la guerre. Une collision entre peuples entraînerait des souffrances incalculables. Mais si des fous criminels déchaînent une nouvelle guerre sur l'Europe, le vainqueur ce ne sera ni Baldwin, ni Churchill, ni l'Amérique leur patron, mais la classe ouvrière révolutionnaire d'Europe. (Applaudissements.)

 

Le capitalisme a-t-il fait son temps ?

 

Pour terminer, je poserai une question qui, me semble-t-il, découle du fond même de mon rapport. Le capitalisme, oui ou non, a-t-il fait son temps ? Est-il en mesure de développer dans le monde les forces productives et de faire progresser l'humanité ? Cette question est fondamentale. Elle a une importance décisive pour le prolétariat européen, pour les peuples opprimés d'Orient, pour le monde entier et, avant tout, pour les destinées de l'Union soviétique. S'il s'avérait que le capitalisme est encore capable de remplir une mission de progrès, de rendre les peuples plus riches, leur travail plus productif, cela signifierait que nous, parti communiste de l'U. R. S. S., nous nous sommes hâtés de chanter son de profundis ; en d'autres termes, que nous avons pris trop tôt le pouvoir pour essayer de réaliser le socialisme. Car, comme l'expliquait Marx, aucun régime social ne disparaît avant d'avoir épuisé toutes ses possibilités latentes. Et, dans la nouvelle situation économique actuelle, maintenant que l'Amérique s'est élevée au-dessus de toute l'humanité capitaliste en modifiant foncièrement le rapport des forces économiques, nous devons nous poser cette question : Le capitalisme a-t-il fait son temps ou peut-il espérer encore faire œuvre de progrès ?

Pour l'Europe, comme j'ai essayé de le démontrer, la question se résout nettement par la négative. L'Europe, après la guerre, est tombée dans une situation plus pénible qu'avant 1914. Mais la guerre n'a pas été un phénomène fortuit. Ç'a été le soulèvement aveugle des forces de production contre les formes capitalistes, y compris celles de l'Etat national. Les forces de production créées par le capitalisme ne pouvaient plus tenir dans le cadre des formes sociales du capitalisme, y compris le cadre des Etats nationaux. De là, la guerre. Quel a été le résultat de la guerre pour l'Europe ? Une aggravation considérable de la situation : Nous avons maintenant les mêmes formes sociales capitalistes, mais plus réactionnaires ; les mêmes barrières douanières, mais plus hérissées d'obstacles ; les mêmes frontières, mais plus étroites ; les mêmes armées, mais plus nombreuses ; une dette accrue, un marché restreint. Telle est la situation générale de 1'Europe. Si, aujourd'hui, l'Angleterre se relève quelque peu, c'est au détriment de l'Allemagne ; demain, ce sera l'Allemagne qui se relèvera au détriment de l'Angleterre. Si la balance commerciale d'un pays accuse un excédent, la balance d'un autre pays accuse un passif correspondant. L'évolution mondiale - principalement le développement des Etats-Unis - a poussé l'Europe dans cette impasse. L'Amérique est maintenant la force essentielle du monde capitaliste, et le caractère de cette force détermine automatiquement la situation sans issue de l'Europe dans le cadre du régime capitaliste. Le capitalisme européen est devenu réactionnaire au sens absolu du terme ; autrement dit, loin de mener les nations de l'avant, il n'est même pas capable de leur conserver le niveau de vie qu'elles avaient atteint dans le passé. C'est là la base économique de l'époque révolutionnaire actuelle. On assiste à des flux et à des reflux politiques, mais cette base reste inchangée.

En ce qui concerne l'Amérique, le tableau semble être tout autre. Mais l'Asie ? On ne peut, en effet, la négliger. L'Asie et l'Afrique représentent 55 % de la surface et 60 % de la population du globe. Certes, elles mériteraient un examen détaillé, qui ne rentre pas dans le cadre de ce rapport. Mais tout ce que nous avons dit plus haut montre clairement que la lutte de l'Amérique et de l'Europe est avant tout une lutte pour la mainmise sur l'Asie. Le capitalisme est-il encore capable d'accomplir une mission de progrès en Amérique ? Peut-il accomplir cette mission en Asie et en Afrique ? En Asie, il a déjà commencé à remporter des succès importants ; en Afrique, il n'a fait que toucher la périphérie du continent. Quelles sont ses perspectives de développement ? Il semblerait, à première vue, que le capitalisme a fait son temps en Europe, qu'en Amérique il développe les forces de production, qu'en Asie et en Afrique il a encore devant lui un vaste champ, où il pourra exercer son activité des dizaines d'années, et même des siècles. En est-il ainsi ? S'il en était ainsi, cela signifierait que le capitalisme n'a pas encore achevé sa mission dans le monde. Or, l'économie est maintenant mondiale, et c'est ce qui décide du sort du capitalisme pour tous les continents. Le capitalisme ne peut se développer isolément en Asie, indépendamment de ce qui se passe en Europe ou en Amérique. Le temps des processus économiques provinciaux est définitivement révolu, Certes, le capitalisme américain est incomparablement plus fort et plus solide que le capitalisme européen ; il peut envisager l'avenir avec beaucoup plus d'assurance. Mais il ne peut plus se maintenir sur son équilibre intérieur. Il lui faut l'équilibre mondial. L'Europe dépend de plus en plus de l'Amérique, mais il en résulte que l'Amérique, à son tour, dépend de plus en plus de l'Europe. L'Amérique accumule annuellement 7 milliards. Que faire de cet argent ? L'enfermer simplement dans un sous-sol, c'est en faire un capital mort qui diminuera les profits du pays. Tout capital exige des intérêts. Où placer les fonds disponibles ? Le pays lui-même n'en a pas besoin. Le marché intérieur est sursaturé. Il faut chercher une issue à l'extérieur. On commence à prêter aux autres pays, à investir des fonds dans l'industrie étrangère. Mais que faire des intérêts ? Ils reviennent, en effet, en Amérique. Il faut ou bien les placer de nouveau à l'étranger s'ils sont en espèces, ou bien, au lieu de toucher de l'or, importer des marchandises européennes. Mais ces marchandises saperont l'industrie américaine, dont l'énorme production a déjà besoin d'un débouché extérieur. Telle est la contradiction. Ou bien importer de l'or dont on n'a que faire, ou bien, au lieu d'or, importer des marchandises au détriment de l'industrie nationale. L'" inflation " or est pour l'économie aussi dangereuse que l'inflation fiduciaire. On peut mourir de pléthore aussi bien que de cachexie. Si l'or est en trop grande quantité, il ne donne pas de nouveaux revenus, il abaisse l'intérêt du capital et, par-là même, rend irrationnelle l'extension de la production. Produire et exporter pour serrer son or dans des caves équivaut à jeter ses marchandises à la mer. C'est pourquoi l'Amérique a de plus en plus besoin de s'étendre, c'est-à-dire d'investir le superflu de ses ressources dans l'Amérique latine, en Europe, en Asie, en Australie, en Afrique. Mais, par-là même, l'économie de l'Europe et des autres parties du monde devient de plus en plus partie intégrante de celle des Etats-Unis.

Dans l'art militaire, on dit que celui qui tourne l'ennemi et le coupe est souvent lui-même coupé. Dans l'économie, il se produit un phénomène analogue : plus les Etats-Unis mettent le monde entier dans leur dépendance, plus ils tombent eux-mêmes dans la dépendance du monde entier, avec toutes ses contradictions et ses bouleversements en perspective. Aujourd'hui, la révolution en Europe, c'est l'ébranlement de la Bourse américaine ; demain, quand les investissen1ents du capital américain dans l'économie européenne se seront accrus, ce sera un bouleversement profond.

Et le mouvement national révolutionnaire en Asie ? Le développement du capitalisme en Asie implique fatalement la croissance de ce mouvement, qui se heurte de plus en plus violemment au capital étranger, vedette de l'impérialisme. En Chine, le développement du capitalisme, qui se produit avec le concours et sous la pression des colonisateurs impérialistes, engendre la lutte révolutionnaire et des bouleversements sociaux.

J'ai parlé plus haut de la puissance des Etats-Unis en face de l'Europe affaiblie et des peuples coloniaux économiquement arriérés. Mais cette puissance des Etats-Unis est précisément leur point vulnérable ; elle implique leur dépendance croissante à l'égard des pays et des continents économiquement et politiquement instables. Les Etats-Unis sont contraints de fonder leur puissance sur une Europe instable, c'est-à-dire sur les révolutions prochaines de. l'Europe et sur le mouvement national révolutionnaire de l'Asie et de l'Afrique. On ne saurait considérer l'Europe comme un tout indépendant. Mais l'Amérique non plus n'est pas un tout indépendant. Pour maintenir leur équilibre intérieur, les Etats-Unis ont besoin d'une issue de plus en plus large vers l'extérieur ; or, leur débouchement à l'extérieur introduit dans leur régime économique des éléments de plus en plus nombreux du désordre européen et asiatique. Dans ces conditions, la révolution victorieuse en Europe et en Asie inaugurera forcément une ère révolutionnaire pour les Etats-Unis. Et il est certain que la révolution, une fois commencée, se développera avec une vitesse véritablement américaine aux Etats-Unis. Voilà ce qui découle de l'appréciation de la situation mondiale.

Il en résulte que la révolution ne viendra en Amérique qu'en second lieu. Elle commencera par l'Europe et l'Orient. L'Europe viendra au socialisme contre l'Amérique capitaliste, dont elle aura à vaincre l'opposition. Certes, il serait plus avantageux de commencer la collectivisation des moyens de production par ce pays extrêmement riche qu'est l'Amérique, puis de continuer dans le reste du monde. Mais notre propre expérience nous a montré qu'il est impossible d'établir à son gré l'ordre de la révolution dans les différents pays. La Russie, pays économiquement faible et arriéré, a été la première appelée à la révolution prolétarienne, Maintenant, c'est le tour des autres pays d'Europe. L'Amérique ne laissera pas l'Europe capita1iste se relever. C'est là l'élément de révolutionnement que constitue maintenant la puissance capitaliste américaine. Quelques fluctuations politiques qu'ait à subir l'Europe, elle restera dans une situation économique sans issue. C'est là un fait essentiel, et ce fait, un an plus tôt ou un an plus tard, poussera le prolétariat dans la voie révolutionnaire.

La classe ouvrière prolétarienne pourra-t-elle garder le pouvoir et réaliser le socialisme dans son économie sans l'Amérique et contre cette dernière ? Cette question est étroitement liée à celle des colonies. L'économie capitaliste de l'Europe, et particulièrement de l'Angleterre, dépend dans une large mesure des possessions coloniales, qui fournissent aux métropoles les produits alimentaires ainsi que les matières premières nécessaires à l'industrie. Livrée à elle-même, c'est-à-dire coupée du monde extérieur, la population de l'Angleterre serait condamnée à la mort économique et physique à brève échéance. L'industrie européenne dépend, dans une très grande mesure, de ses liaisons avec l'Amérique et les colonies. Or, le prolétariat européen, dès qu'il aura arraché le pouvoir à la bourgeoisie, aidera les peuples coloniaux opprimés à briser leurs chaînes. Pourra-t-il, dans ces conditions, tenir bon et réaliser l'économie socialiste ?

Nous, peuple de la Russie tsariste, nous avons tenu pendant les années du blocus et de la guerre. Nous avons souffert de la misère, de la famine et des épidémies, mais nous avons tenu. Notre état arriéré nous a été, en l'occurrence, une supériorité. La révolution s'est maintenue en s'appuyant sur son arrière, représenté par la paysannerie, Affamée et ravagée par les épidémies, elle a néanmoins tenu bon. Mais la question se pose autrement pour 1'Europe industrialisée, et particulièrement pour l'Angleterre. Une Europe morcelée ne pourrait, même sous la dictature du prolétariat, tenir bon économiquement en conservant son morcellement. La révolution prolétarienne implique l'unification de l'Europe. Maintenant, les économistes, les pacifistes, les hommes d'affaires, et même simplement les braillards bourgeois parlent volontiers des Etats-Unis d'Europe. Mais cette tâche est au-dessus des forces de la bourgeoisie européenne, rongée par ses antagonismes. Seul, le prolétariat victorieux pourra réaliser l'union de l'Europe. Où qu'éclate la révolution et à quelque rythme qu'elle se développe, l'union économique de l'Europe est la condition première de sa refonte socialiste. C'est ce qu'a déjà proclamé l'I. C. en 1923 : il faut chasser ceux qui ont morcelé l'Europe, prendre le pouvoir pour unifier cette dernière et créer les Etats-Unis socialistes d'Europe. (Applaudissements.)

L'Europe révolutionnaire trouvera le chemin menant aux matières premières, aux produits alimentaires, elle saura se faire aider de la paysannerie.

D'ailleurs, nous nous sommes considérablement renforcés et nous pourrons, pendant les mois les plus difficiles, venir quelque peu en aide à l'Europe révolutionnaire. En outre, nous serons pour cette dernière un pont vers l'Asie. L'Angleterre prolétarienne marchera la main dans la main avec les peuples de l'Inde et assurera l'indépendance de ce pays. Mais il ne s'ensuit pas qu'elle perde la possibilité d'une étroite collaboration économique avec l'Inde. L'Inde libre aura besoin de la technique et de la culture européennes ; l'Europe aura besoin des produits de l'Inde. Les Etats-Unis d'Europe, avec notre Union soviétique, seront un centre d'attraction puissant pour les peuples d'Asie, qui chercheront à instaurer des rapports économiques et politiques étroits avec l'Europe prolétarienne. Si l'Angleterre prolétarienne perd l'Inde comme colonie, elle la trouvera comme compagne dans la Fédération eurasiatique des peuples. Le bloc des peuples d'Eurasie sera inébranlable et, avant tout, invulnérable aux coups des Etats-Unis. Nous ne nous dissimulons pas la puissance de ces derniers. Dans nos perspectives révolutionnaires, nous partons d'une appréciation nette des faits, tels qu'ils sont. Bien plus, nous considérons que cette puissance - telle est la dialectique - est maintenant le levier par excellence de la révolution européenne. Nous ne nous dissimulons pas que, politiquement et militairement, ce levier se tournera contre la révolution européenne quand elle éclatera. Quand il s'agira de sa peau, le capital américain engagera la lutte avec une énergie farouche. Tout ce que les livres et ce que notre propre expérience nous ont appris de la lutte des classes privilégiées pour leur domination pâlira peut-être devant les violences que le capital américain fera subir à l'Europe révolutionnaire. Mais, grâce à sa collaboration révolutionnaire avec les peuples d'Asie, l'Europe unifiée sera infiniment plus puissante que les Etats-Unis. Par l'intermédiaire de l'Union soviétique, les travailleurs d'Europe et d'Asie seront indissolublement liés. Allié à l'Orient insurgé, le prolétariat révolutionnaire européen arrachera au capital américain le contrôle de l'économie mondiale et posera les fondements de la Fédération des peuples socialistes du monde entier.

(Tonnerre d'applaudissements.)


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