1925

 


Europe et Amérique
(Annexes)

LA STABILISATION DU CAPITALISME MONDIAL

(Extraits d'un discours prononcé le 25 mai 1925)

 

 

Le camarade Varga a posé cette question : les forces de production capitalistes sont-elles en voie de développement ? Puis il a dressé le bilan de la production de 1900, 1913 et 1924, pour l'Amérique, l'Europe, l'Asie et l'Australie. Ce n'est pas ainsi que se résout la question de la stabilisation du capitalisme. Ce n'est pas ainsi qu'on peut mesurer la situation révolutionnaire ; on peut mesurer la production mondiale, mais non la situation révolutionnaire, parce que, dans les conditions historiques actuelles, la situation révolutionnaire en Europe est déterminée dans une très large mesure par l'antagonisme de la production américaine et de la production européenne, ainsi que par le rapport de la production anglaise et allemande, la concurrence entre la France et l'Angleterre, etc. Ce sont ces antagonismes qui déterminent directement la situation révolutionnaire, tout au moins dans son fondement économique. Il n'est pas douteux que, au cours de ces dix dernières années, les forces de production se sont accrues en Amérique, de même qu'au Japon et dans l'Inde. Mais en Europe ? En Europe, dans l'ensemble, elles ne s'accroissent pas. C'est pourquoi, ce n'est pas en faisant la somme de la production, mais en analysant l'antagonisme économique que l'on peut arriver à résoudre la question essentielle, qui est que l'Amérique et, dans certaine mesure, le Japon poussent l'Europe dans une impasse et ferment toute issue à ses forces productives, qui se sont partiellement accrues pendant la guerre.

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Certes, il ne saurait être question pour l'Amérique d'arriver à organiser le chaos du marché mondial et d'assurer ainsi la stabilité du capitalisme pour de longues années, sinon pour toujours. Au contraire, en refoulant les pays européens sur des secteurs de plus en plus étroits, l'Amérique prépare une aggravation sans précédent des rapports internationaux, de ses rapports avec l'Europe et des rapports intérieurs de l'Europe. Mais, au stade actuel de, développement, elle atteint une partie de ses objectifs impérialistes de façon " pacifique ", presque " philanthropique ".

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Le plan Dawes, qui a été officiellement appliqué à l'Allemagne et pour lequel la France est mûre, commence à être projeté, partiellement tout au moins, pour l'Angleterre. Certes, il ne s'ensuit pas que l'Amérique réussisse à mener à bonne fin la " dawisation " de l'Europe. Il ne saurait en être question. Au contraire, la " dawisation ", qui donne aujourd'hui la prépondérance aux tendances " pacifistes ", rend la situation de l'Europe encore plus intolérable et prépare de formidables explosions révolutionnaires.

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Mais en restaurant leurs fonctions économiques élémentaires, les pays européens ressuscitent leurs antagonismes et se heurtent les uns aux autres. Comme la puissance de l'Amérique comprime le processus de restauration de l'Europe dans des cadres restreints, les antagonismes qui ont amené la guerre impérialiste peuvent renaître avant le retour de la production et du commerce à leur niveau d'avant-guerre. En dépit des apparences, ce qui se produit sous le contrôle financier de l'Amérique, ce n'est pas une atténuation, mais une aggravation des contradictions internationales.

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Toute la " collaboration " pacifique de l'Amérique et de l'Angleterre consiste pour l'Amérique à refouler de plus en plus l'Angleterre, en l'employant comme guide, comme intermédiaire, dans le domaine diplomatique et commercial… L'importance relative de l'économie anglaise, et en général de toute l'économie européenne, est en décroissance dans le monde, alors que la structure économique de l'Angleterre et de l'Europe centrale et occidentale a surgi de l'hégémonie mondiale de l'Europe et exige cette hégémonie. Cette contradiction irrémédiable, fatale est la prémisse économique d'une situation révolutionnaire en Europe, Par suite, caractériser la situation révolutionnaire sans tenir compte de l'antagonisme des Etats-Unis et de l'Europe est, me semble-t-il chose impossible, et c'est là l'erreur essentielle du camarade Varga.

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La stabilisation de la livre sterling est incontestablement un élément d' " ordre ", mais, en même temps, elle montre bien le déclin général de l'Angleterre et sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis.

Dans nos appréciations, nous devons nous dégager de notre provincialisme européen. Avant la guerre, nous nous représentions l'Europe comme la maîtresse du sort du monde et nous concevions la question de la révolution de façon nationale, provincialement européenne, selon le programme d'Erfurt. Mais la guerre a montré et renforcé la liaison indissoluble de toutes les parties de l'économie mondiale. C'est là un fait essentiel, et l'on ne saurait se représenter le sort de l'Europe en dehors des liaisons et des contradictions de l'économie mondiale. Et chaque jour, chaque heure, nous montre l'accroissement de la puissance américaine sur le marché mondial et la dépendance grandissante de l'Europe vis-à-vis de l'Amérique. La situation actuelle des Etats-Unis rappelle sous certains rapports celle de l'Allemagne avant la guerre. L'Américain, lui aussi, est un parvenu, qui est arrivé lorsque le monde était déjà partagé. Mais l'Amérique se distingue de l'Allemagne en ce qu'elle est infiniment plus puissante que cette dernière et peut réaliser beaucoup de choses sans recourir à la force des armes. Elle a obligé l'Angleterre a rompre son traité avec le Japon. Comment l'a-t-elle fait? Sans tirer l'épée. Elle a obligé l'Angleterre à reconnaître que la flotte américaine devait être égale à la sienne et à renoncer ainsi à sa suprématie navale. Comment y est-elle arrivée ? Par une pression économique. Elle a imposé à l'Allemagne le plan Dawes. Elle a obligé l'Angleterre à lui payer ses dettes. Elle pousse la France à faire de même et, dans ce but, l'incite à revenir au plus vite à une monnaie stable. Que signifie tout cela ? Un nouvel impôt gigantesque sur l'Europe au profit de l'Amérique. Le déplacement des forces d'Europe en Amérique continue. Quoique la question des débouchés ne soit pas primordiale, l'Angleterre en fait pour elle une question e vie ou de mort et n'arrive pas à la résoudre. Son organisme est miné par la gangrène du chômage. L'état d'esprit de ses milieux économiques et politiques est imprégné du plus sombre pessimisme.

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Le " danger " n'est pas que l'Europe puisse arriver à une stabilisation, à une régénération des forces économiques du capital qui ajournerait la révolution à une date lointaine, indéterminée. Ce qui est à craindre, c'est que nous ayons à faire face à une situation révolutionnaire dans un avenir si rapproché que nous n'aurons pas encore eu le temps de former un parti communiste fortement trempé. Voilà le point sur lequel il nous faut concentrer notre attention.


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