1935

 


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

6-8-9 juin 1935


6 juin

Interminable crise gouvernementale. Comme naguère en Italie, plus tard en Allemagne, le Parlement, à l'instant de la plus lourde responsabilité, se trouve paralysé. La cause immédiate de la paralysie – ce sont les radicaux. Et c'est justement pourquoi les socialistes et les communistes, de toutes leurs forces, se cramponnent aux radicaux... Notre fraction grandit. Le mot d'ordre de la IVe Internationale devient presque à la mode. Mais le vrai, le profond tournant n'est pas encore là.


8 juin

Est passée nous voir, se rendant de Londres à Vienne, LS... [nom soigneusement barré] née Kliatchko, fille d'un vieil émigré russe mort avant la guerre. Sa mère, une vieille amie à nous, a été récemment à Moscou, et a tenté, probablement, de s'intéresser au sort de Sérioja, qu'elle avait connu petit garçon à Vienne. Le résultat a été qu'elle a dû en toute hâte quitter Moscou. Nous ne connaissons pas encore les détails...

J'ai reçu d'un groupe d'étudiants de l'Université d'Edimbourg, représentant " toutes les nuances de la pensée politique ", l'offre de présenter ma candidature à la dignité de Lord Recteur. Dignité purement " honorifique " : le Lord Recteur est élu tous les trois ans, publie une espèce d'adresse et accomplit encore je ne sais quels actes symboliques. Au nombre des anciens recteurs sont cités : Gladstone, Smuts, Nansen, Marconi... Il n'y a qu'en Angleterre, peut-être même maintenant qu'en Ecosse, que soit possible une idée aussi extravagante que de poser ma candidature comme recteur d'une Université. J'ai répondu, cela va de soi, par un amical refus.

[Une flèche renvoie à un brouillon de lettre en russe, collé en marge, abondamment raturé et corrigé]

7 juin

Je vous suis très reconnaissant de votre offre inattendue et flatteuse : poser ma candidature comme recteur de l'Université d'Edimbourg. Ce que cette offre atteste d'affranchissement de toutes considérations nationalistes fait grandement honneur à l'esprit de la jeunesse studieuse d'Edimbourg. J'apprécie d'autant plus votre proposition que, selon vos propres termes, vous ne vous laissez pas arrêter par le refus de visa que m'a opposé le gouvernement britannique. Et néanmoins je ne me crois pas en droit d'accepter votre offre. L'élection du recteur a lieu, m'écrivez-vous, sur une base non politique, et votre lettre est signée par des représentants de toutes les nuances de la pensée politique. Mais moi, personnellement, j'occupe une position politique trop définie; toute mon activité, depuis ma jeunesse, a été vouée à l'émancipation révolutionnaire du prolétariat du joug du capital. Je n'ai pas d'autres mérites pour assumer des fonctions responsables. Je considérerais donc comme une félonie à l'égard de la classe ouvrière, et un manque de loyauté à votre égard, d'entrer dans une carrière publique autrement que sous le drapeau bolchéviste. Je ne doute pas que vous trouverez un candidat répondant beaucoup mieux à la tradition de votre Université.

De tout mon coeur je vous souhaite le succès dans vos travaux, et je reste avec gratitude
Vôtre...

Extérieurement tout va, dans notre foyer, comme par le passé. Mais en réalité tout est changé. Chaque fois que je pense à Sérioja c'est avec un serrement de coeur. Quant à N., elle ne " pense " pas, elle porte constamment en elle un profond chagrin. " Il nous a fait confiance... me disait-elle l'autre jour (et sa voix me résonne encore dans l'âme)... il pensait que puisque nous le laissions là-bas, c'était cela qu'il fallait faire. " Et tout se passe comme si nous l'avions offert en sacrifice. Et c'est cela...

Par-dessus le marché, ma santé a brusquement empiré. Cela aussi, N. en souffre beaucoup. Tout vient à la fois. En même temps elle est obligée de travailler beaucoup dans la maison. C'est pour moi un sujet d'étonnement sans cesse renouvelé : où prend-elle tant de concentration, d'énergie passionnée et en même temps contenue ?

S.L. Kliatchko, notre vieil ami de Vienne, qui estimait beaucoup N., me disait un jour qu'il n'avait entendu qu'une seule voix comme la sienne : celle d'Eleonora Duse. (La Duse était, pour S.L., la plus haute expression de la féminité.) Mais la Duse était une artiste de tragédie. Tandis qu'en N. il n'y a rien de "scénique". Elle ne peut pas " jouer ", "tenir un rôle ", " imiter ". Elle éprouve tout ce qu'elle vit avec une extrême plénitude, tout en donnant à ses sentiments une expression artistique. Le secret de cet art : la profondeur, la spontanéité, la pureté achevée du sentiment.

A propos de ces coups que nous assène le destin, je rappelais l'autre jour à Natacha un passage de l'autobiographie du protopope Avvakoum. Ils erraient ensemble par la Sibérie, le turbulent protopope et sa fidèle " protopopitsa ", ils enfonçaient dans la neige et la pauvre femme à bout de forces tombait dans les congères. Et Avvakoum raconte :

[Fragment de page imprimée collé, vraisemblablement extrait d'une édition à bon marché, énergiquement souligné]

Je vins à elle – et la pauvre me fait des reproches, disant : " Y en aura-t-il pour longtemps, protopope, de ces tourments ? " Et je lui dis : " Markovna, pour jusqu'à la mort même. " Et elle, ayant soupiré, répondit : " Bien, Pétrovitch, marchons encore.

Je puis dire une chose : jamais Natacha ne me fait de reproches, jamais, même aux heures les plus pénibles; pas de reproches maintenant non plus, dans ces jours les plus durs de notre vie, alors que tout se ligue contre nous...


9 juin

Van est arrivé hier, il a apporté la nouvelle que le gouvernement ouvrier norvégien a accordé le visa. Le départ est fixé à demain, mais je ne crois pas qu'en deux jours nous réussissions à obtenir le visa de transit à travers la Belgique : le bateau part d'Anvers. Dans l'attente du visa, nous faisons quand même nos bagages. Précipitation invraisemblable. Tout se conjugue à la fois : la fille paysanne qui venait trois heures par jour aider N. au ménage, est comme par un fait exprès partie en visite pour deux jours. Nat. prépare le repas, range les affaires, m'aide à rassembler mes livres et manuscrits, s'occupe de moi. Du moins cela la distrait quelque peu de ses pensées sur Serge et sur l'avenir. Il faut encore ajouter à tout le reste que nous restons sans argent : j'ai consacré trop de temps aux affaires du parti, voici deux mois que je suis malade et que d'une façon générale j'ai mal travaillé. Nous arriverons en Norvège absolument sans ressources... Mais c'est encore le moindre de nos soucis.


...Petite anecdote. Avant de partir il fallait que je me fasse couper les cheveux. Dans ma situation c'est une entreprise compliquée : il a fallu descendre avec Van à Grenoble [il y a deux ou trois mois que je ne suis pas allé en ville). Les coiffeurs français sont extrêmement loquaces, familiers, débrouillards – des Figaros !

J'avais les cheveux très longs et j'ai demandé de me les couper plutôt courts. Mon Figaro a trouvé que c'était trop court, que cela romprait en quelque sorte le style, mais il s'est soumis. " Bon ", dit-il avec un visible mécontentement. La coupe terminée, il me dit sentencieusement : " Cela vous change beaucoup, avant vous ressembliez au professeur Piccard (le Belge) : maintenant je ne dirais plus cela... " Je l'ai prié d'arranger (mettre en ordre) les moustaches. Raser ? m'a-t-il demandé avec étonnement : " tout à fait ? " II y avait dans sa voix un manifeste soupçon : il se disait que je cherchais à me rendre méconnaissable (ce qui d'ailleurs n'était pas tellement loin de la vérité). Je l'ai tranquillisé : arranger, égaliser, non pas raser. Sa loquacité est tout de suite revenue.

Mais vous ne voulez pas les couper trop court, à la Charlie Chaplin ? Non, bien sûr ? A propos, Chaplin, depuis ses Lumières de la Ville on n'entend plus parler de lui... Etc., etc. Et finalement, quand en réponse à sa question je lui ai dit que ça allait bien ainsi, il m'a approuvé, non sans une pointe d'ironie :  " Comme client vous n'êtes pas difficile. " C'est toujours ça !

FIN DU DEUXIÈME CAHIER


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