1935

 


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

13-30 juillet – 8 septembre 1935


13 juillet

Tous ces jours-ci je suis resté étendu au grand air, j'ai lu, j'ai dicté des lettres à Jan. Les journaux et les lettres ont commencé à arriver directement ici, et en nombre sans cesse croissant. L'autre jour notre propriétaire a eu des visiteurs, également rédacteurs du parti : ils étaient venus faire connaissance. " Il ne peut pas y avoir de fascisme en Norvège. " " Nous sommes une vieille démocratie. " " Chez nous tout le monde sait lire et écrire. " – " En outre nous avons beaucoup appris : nous avons imposé des limites à notre capitalisme. "... Et si le fascisme l'emporte en France ? en Angleterre ? – Nous tiendrons. – Pourquoi alors n'avez-vous pas tenu votre monnaie, quand elle est tombée en Angleterre ?

Ils n'ont rien appris. Au fond ces gens ne soupçonnent pas qu'il y a eu en ce monde un Marx, un Engels, un Lénine... La guerre, la Révolution d'Octobre, les secousses du fascisme, sont passées pour eux sans laisser de traces... L'avenir leur prépare une douche froide et brûlante.

Lu la biographie d'Eugène Debs. Mauvaise biographie, lyrico-sentimentale, mais elle reflète à sa manière le personnage lyrique et sentimental de Debs, – remarquable dans son genre et en tout cas très attachant.

Je lis Edgar Poe dans l'original, et, quoique non sans difficulté, j'avance tout de même. Ces dernières années j'ai un peu appris à dicter des articles en français et en allemand, – à dicter à des collaborateurs qui corrigent à mesure mes fautes de syntaxe (et elles ne sont pas rares). Posséder pleinement une langue étrangère quelle qu'elle soit ne m'est pas donné.

En anglais (que je connais tout à fait mal) j'avance maintenant grâce à des lectures anglaises intensives. Je me surprends quelquefois à me demander : n'est-il pas trop tard ? Est-ce la peine de dépenser de l'énergie non à acquérir des connaissances, mais à acquérir une langue, instrument de connaissance ?

 

En Turquie nous vivions " au grand jour " pour tout le monde, mais sous une garde importante (trois camarades, deux policiers). En France nous avons vécu incognito, d'abord sous la garde de camarades (à Barbizon), puis tout seuls (dans l'Isère). Ici nous habitons ouvertement et sans garde. Même la porte de la maison est jour et nuit grande ouverte. Hier deux Norvégiens ivres sont venus faire connaissance. Nous avons causé un peu avec eux, en tout bien tout honneur, et ils sont repartis.


30 juillet

Il y a eu beaucoup de petits événements dans ces deux semaines. Le chef du parti Tranmael et le ministre de la Justice Lie sont venus faire connaissance. On en est venus à se faire photographier ensemble (sur l'insistance de naïfs tiers). Je pensais avec inquiétude à cette photo en groupe. Mais le ministre lui aussi – par bonheur – n'a pas été satisfait du tirage. Deux ou trois jours après, on nous a fait savoir que les photos " n'étaient pas réussies ". N. et moi avons été très contents de l'ingéniosité de nos éminents visiteurs. Quant à la conversation, elle a pris un tour unilatéral : un rédacteur de l'organe central du parti m'a " interviewé " en présence de Tranmael (rédacteur en chef) et de Lie. Le temps a passé agréablement. Lie m'a assuré que le gouvernement soviétique n'avait tenté aucune démarche de pression pour s'opposer à mon installation en Norvège. Ils ne savaient visiblement rien jusqu'au jour de notre arrivée à Oslo. Il est possible aussi qu'ils aient considéré la Norvège comme un " moindre mal " par comparaison avec la France. L'Arbeiterbladet a publié un article très amical.

L'autre jour s'est introduit dans la cour un journaliste fasciste (de l'hebdomadaire A.B.C.), il s'est glissé en se collant au mur et nous a photographiés, N. et moi, sur nos chaises longues. Quand N. s'est retournée vers lui, il a pris la fuite. Encore heureux qu'il n'ait eu en main qu'un appareil photographique. Jan l'a poursuivi dans le village, d'où il avait commandé une voiture par téléphone. Le pauvre fasciste tremblait de peur, jurait qu'il n'avait pas pris de photo, etc. Mais la photographie a paru dans l'A.B.C. avec un article menaçant : est-ce que la police surveille l'activité subversive de Tr. ? La photo ne justifiait guère ce ton : nous étions paisiblement étendus sur nos chaises pliantes...

Avant-hier sont arrivés d'Oslo deux ouvriers, deux frères, plus probablement petits artisans, maçons. Ils ont vécu en Amérique, parlent anglais, pas tout jeunes, sympathisent avec le Komintern, sont membres de la société des " Amis de l'U.R.S.S. ". Il s'est ensuivi une discussion longue et pas très cohérente (à cause de la langue). Mais cela m'a parfaitement dessiné le type du " stalinien " norvégien.

... Je viens de recevoir un télégramme : notre jeunesse est expulsée du parti socialiste. C'est le prix que paient les social-démocrates pour leur très prochaine fusion avec les staliniens. Un nouveau chapitre commence.


8 septembre

Il y a longtemps que je n'ai rien noté. Un docteur est venu de R., très amical, " des nôtres " – pour me soigner. Il m'a fait beaucoup sortir, pour accompagner la marche du traitement. La situation a immédiatement empiré. Les analyses, comme d'habitude, n'ont rien donné. Deux semaines ont ainsi passé.

Après le départ du docteur, je suis revenu à la vie allongée, et me suis rapidement retapé. J'ai commencé à travailler, de plus en plus. On m'a trouvé une dactylo russe, – c'est pour moi le salut, littéralement. – Je me suis mis à dicter – beaucoup, facilement, presque sans fatigue. C'est dans cet état que je me trouve encore maintenant. Voilà pourquoi j'avais même oublié de penser à mon journal.

J'y ai repensé parce que nous avons reçu hier de Liova les copies de lettres d'Al[exandra] Lv[ovna] et de Platon. De Sérioja et au sujet de Sérioja, rien; il est extrêmement vraisemblable qu'il est en prison...

Les lettres d'A. Lv. et de Platon parlent d'elles-mêmes.


[Une page dactylographiée insérée]


14-8-35.

Cher Liova,

J'étais déjà très inquiète de l'absence de lettres de vous. Enfin est arrivé un petit mot sur Sèvouchka. Comme c'est bien qu'il soit avec vous, ce petit gars. Son père est à Omsk et demande des nouvelles de son petit garçon. Il faut lui écrire, pour le moment, " poste restante ". Il me semble que vous n'avez pas reçu ma dernière lettre. Je vous écrivais que les enfants de Nina habitent avec ma soeur à Kirovo (Ukraine) [souligné à la main]. Ma soeur est très malade, et je ne sais pas comment elle a pu s'arranger, avec les enfants, sans aucune aide, pour se transporter là-bas. Son adresse : Kirovo, région d'Odessa, 4, rue Karl-Marx, appartement 13 [souligné à la main; en marge, à la main : " Nouvelle adresse communiquée à Sara "]. Les enfants espéraient toujours revoir bientôt leur père (Man), mais il leur faudra attendre encore deux ans [souligné à la main]. Je suis très touchée, comme toujours, de vos attentions pour moi. Envoyer de l'argent ici n'a pas de sens – il n'y a pas ici où l'encaisser. Tous mes besoins sont satisfaits par les envois de ma soeur. On ne peut presque rien trouver ici, même pas de légumes. Ma santé est supportable. J'espère encore revoir les enfants, c'est-à-dire ne pas mourir avant. Comment je me sens, c'est une chose, bien sûr, dont il n'y a pas lieu de parler. Mais je suis très endurante, et j'espère que ce n'est pas maintenant que je vais manquer à moi-même.

Platon demande instamment une photographie de Sèvouchka. J'allais déjà la lui envoyer, bien que cela me fasse beaucoup de peine de m'en séparer. Maintenant j'espère que vous la lui enverrez directement. Sèvouchka n'a-t-il pas oublié le russe ? Est-ce qu'il se souvient de nous ? Je l'embrasse fort, fort. Où est Serge ?

Je vous embrasse.

Votre ALEX.


1-8-35.

Mes chers. Je n'ai toujours rien reçu de vous jusqu'à présent, sauf un petit mot avec un chèque, de mars, sur le Torgsin. Mais le chèque est encore en promenade, il est fort probable qu'en fin de compte il se trouvera périmé, et vraisemblablement je vous le renverrai. De mon petit garçon non plus je n'ai pas reçu de lettre. Pour une série de lettres que j'ai envoyées de mon ancien séjour j'ai été informé qu'elles étaient arrivées, je ne sais pas comment cela sera ici, peut-être que tout de même je finirai par recevoir de vous des nouvelles de mon petit garçon. Vous avez eu tort de m'envoyer un si gros chèque, il aurait mieux valu l'échelonner au moins en dix-quinze envois, cela me suffirait et cela vaudrait mieux. Il y a ici un Torgsin. Si après toutes sortes de pérégrinations j'encaisse quand même le chèque ancien, je partagerai avec grand-mère, qui en ce moment se trouve être non pas ici, comme je pensais, mais dans le rayon d'Ouvat. Ma santé s'arrange un peu, mais il y a surtout le fait que je me trouve ici – de façon tout à fait inattendue – pour cinq ans [souligné à la main]. Je commence un nouveau sillon après avoir été sur la route des vieux Lafargue, et avoir failli me retrouver en compagnie de notre Zinouchka. Chaleureux salut de moi, et tous mes meilleurs souhaits.

J'espère que vous me ferez la joie d'un petit mot sur Sévika, sa santé, ses études, ses polissonneries. De ses photographies je ne sais rien jusqu'à présent, c'est très pénible. Je vous embrasse, mon petit garçon et vous tous.

Votre P.


[FIN DU TROISIÈME CAHIER]


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