1935

 


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

17 mai 1935


17 mai

Hier les journaux ont publié le communiqué officiel relatif aux négociations de Laval à Moscou. En voici le passage le plus essentiel, le seul essentiel :

[Coupure de journal français collée; la deuxième et la troisième phrase mises entre guillemets et soulignées à la main]

Ils ont été pleinement d'accord pour reconnaître dans l'état actuel de la situation internationale les obligations qui s'imposent aux Etats sincèrement attachés à la cause de la paix et qui ont clairement manifesté cette volonté de paix par leur participation à toute recherche de garanties mutuelles, dans l'intérêt même du maintien de la paix. " Le devoir, tout d'abord, leur incombe de ne laisser affaiblir en rien les moyens de leur défense nationale. A cet égard, M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité. "

J'ai beau bien connaître le cynisme politique de Staline, son mépris des principes, son pragmatisme à courte vue, je n'en croyais tout de même pas mes yeux en lisant ces lignes. Le rusé Laval a su par où prendre le bureaucrate vaniteux et borné; Staline s'est sans aucun doute senti flatté par la prière que lui a adressée le ministre français, d'émettre son jugement sur l'armement de la France : il ne s'est même pas gêné de séparer sur ce point son nom de ceux de Molotov et Litvinov. Le commissaire du peuple aux Affaires étrangères était certainement enchanté de ce franc et irréparable coup de pied au Komintern. Molotov était peut-être un peu gêné, mais qu'importe Molotov ? Derrière lui se tient déjà la " relève " en la personne de Tchoubar. Quant à Boukharine et Radek, journalistes officiels, ils expliqueront tout comme il convient pour " le peuple "...

Cependant le communiqué du 15 mai ne passera pas impuni. La question est trop aiguë, et trop impudique la trahison. Car c'est une trahison !... Après la capitulation du parti communiste allemand devant Hitler, j'écrivais : C'est le 4 août (1914) de la Troisième Internationale. Quelques amis objectaient alors : le 4 août était une trahison, et ici il n'y a eu " que " capitulation. Mais c'est bien là le point : la capitulation sans combat mettait à nu une pourriture intérieure d'où découlait inévitablement l'effondrement qui devait suivre. Le communiqué du 15 mai est, lui, dans le plein sens du mot, l'acte notarié de la trahison.

Le parti communiste français reçoit un coup mortel. Ses pitoyables " chefs " répugnaient à adopter ouvertement la plate-forme du social-patriotisme ; ils comptaient amener les masses à la capitulation progressivement et insensiblement. Leur manœuvre perfide est maintenant mise à nu. Le prolétariat ne pourra qu'y gagner. La cause de la nouvelle Internationale va avancer.


Un médecin de quartier est venu voir N. Grippe. Il a remarqué quelque chose au poumon, mais N. a dit que c'était ancien. Cependant l'" ancien " (à Vienne) était, me semble-t-il, au poumon gauche, et cette fois-ci c'est au droit. Mais le docteur est un petit docteur, et superficiel... La température, toujours aux environs de 38º, ne baisse pas.


Rien ne caractérise mieux le réformisme de gauche et gauchisant que son attitude à l'égard de la Société des Nations. La direction de la S.F.I.O. (Blum et Cie) a adopté (en paroles) un programme où il est déclaré indispensable de détruire l'armature bourgeoise du pouvoir et de la remplacer par un Etat ouvrier-paysan. En même temps Blum voit dans la Société des Nations le commencement d'une organisation internationale " démocratique ". Comment il entend " détruire " l'armature nationale de la bourgeoisie et en même temps conserver ses organismes internationaux - voilà qui serait une énigme - si véritablement Blum avait l'intention de " détruire " quoi que ce soit. En réalité son intention est d'attendre humblement que la bourgeoisie veuille bien détruire elle-même son " armature "... Il faut développer cette idée.


[Suit, collée et repliée, une revue de presse extraite (sans référence) d'un journal français]

DANS LES JOURNAUX
LES COMMUNISTES FRANÇAIS OBÉIRONT-ILS A STALINE ?

On sait que le communiqué final, qui a clôturé les entretiens de M. Laval avec Staline, Litvinoff et Molotoff " approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité ".
Il n'est pas sans intérêt de reproduire à ce sujet les commentaires des journaux du front commun. On remarquera que les explications de L'Humanité n'expliquent rien et que finalement, très embarrassés, les communistes français restent contre l'armée française...

L'Humanité (M. Magnien) :
Staline a justement dit approuver les mesures de défense prises à l'égard des forces hitlériennes.
D'où peut venir le danger d'agression ? Du fascisme hitlérien qui refuse de participer à toute mesure de paix, multiplie les efforts vers Memel, vers l'Autriche, etc.
L'assistance mutuelle implique les mesures appropriées de défense de la paix. D'ailleurs, la politique de paix de l'Union soviétique, orientée vers les intérêts des masses travailleuses de l'U.R.S.S. comme de tous les pays, tend constamment au désarmement. L'organisation collective de la paix postule le désarmement, car la sécurité assurée pour tous, les conditions du désarmement général et simultané seront également assurées.
Quant à nous, communistes français, notre ligne de conduite n'en est pas modifiée. L'U.R.S.S. traite avec des gouvernements bourgeois, puisqu'elle est entourée de gouvernements bourgeois. Mais les travailleurs savent pertinemment qu'ils ne peuvent se fier à leur bourgeoisie pour défendre la paix. [Souligné à la main par Tr.]
Les communistes français, les travailleurs français ne peuvent pas avoir confiance dans les dirigeants de l'armée de la bourgeoisie française. Parmi les officiers de Weygand sont de nombreux fascistes, des hommes des Croix de feu et des hitlériens français. Tous les actes des fascistes français - que couvre le gouvernement français - prouvent que leurs sympathies vont à Hitler, au fascisme allemand, principal fauteur de guerre en Europe.
Les communistes et les travailleurs français qui mènent la lutte acharnée contre le fascisme, savent que ces hommes sont prêts à trahir le pacte franco-soviétique pour s'allier à Hitler contre l'U.R.S.S. La force que la France peut mettre au service de la défense de la paix, elle ne peut être sûre que sous la puissance de l'action des masses travailleuses, combattant sans répit contre le fascisme et la bourgeoisie, pour chasser de l'armée les officiers fascistes et réactionnaires. [Souligné à la main par Tr.]
Nous mettrons tout en œuvre pour défendre la paix, ainsi que son rempart, l'Union soviétique. C'est pourquoi nous continuerons à mettre tout en œuvre pour combattre les ennemis intérieurs de la paix et de l'U.R.S.S. contre les excitations chauvines qui sont le contraire de la défense de la paix et qui poussent à la guerre.
Tout pour la défense de la liberté et de la paix, tout pour la défense de l'U.R.S.S., pour le soutien de sa ferme politique de paix. Tout pour que le socialisme triomphant sur un sixième du globe soit victorieux du fascisme dans le monde. Voilà la lutte pour la paix poursuivie par les communistes.

Le Populaire (Léon Blum) :
Staline donne raison contre nous au gouvernement que nous avons combattu et dont le représentant à Moscou va revenir muni de son certificat de bonne conduite.
Il donne raison contre nous aux adversaires dont nous venons de soutenir le choc dans la récente bataille électorale.
Notre position à nous, socialistes, qui, sans nier le devoir de défendre contre l'invasion le sol national [souligné à la main par Tr.], refusons cependant de nous solidariser avec les conceptions et l'organisation militaires de la bourgeoisie, est l'objet d'une condamnation.
Cette condamnation est implicite, mais elle est évidente.
Je crains que Staline n'ait pas, de Moscou, mesuré les répercussions que ses paroles [souligné par Tr.] exerceraient sur la situation politique en France, sur la situation prolétarienne en France.

Le Peuple (organe de la C.G.T.) :
Il faut savoir que M. Laval a été exigeant et que Staline se moque éperdument du parti communiste français. Car celui-ci est aujourd'hui dans une position franchement ridicule.
Nous allons voir si les communistes sont des hommes libres ou si leur dépendance à l'endroit de Moscou est aussi intégrale que nous l'avons toujours dit. Nous tenons, pour notre part, qu'ils vont s'incliner platement devant l'ukase stalinien. Déjà, leur campagne contre les deux ans est radicalement stoppée.
Ainsi, à ce jour, Mussolini, Weygand, Lavai et Staline sont d'accord pour affirmer publiquement que la sécurité des peuples repose, au premier chef, sur la qualité de leur armée. C'est au nom de cette politique révolutionnaire que les prolétaires français seront invités, l'un de ces jours, à revêtir l'uniforme pour la défense commune des privilèges de la bourgeoisie française et de la bureaucratie russe.
Mais les prolétaires français, et surtout les communistes français, marcheront-ils pour cette politique ? Toléreront-ils qu'on se moque impunément d'eux, avec une désinvolture aussi caractéristique ?

Voici maintenant deux autres commentaires :

Le Temps :
Contre le dictateur révolutionnaire de Moscou, symbole et incarnation vivante du parti communiste russe, du communisme international, le parti socialiste se fait le champion du défaitisme, car le défaitisme consiste aussi à s'élever contre les moyens reconnus indispensables pour assurer la défense nationale et pour maintenir la force armée au niveau de la sécurité. Il s'agit de savoir si le parti radical peut tolérer désormais le moindre contact avec le défaitisme socialiste, avec l'antipatriotisme. Le pavé dans la mare aux grenouilles marxiste est aussi un pavé dans l'étang du cartel...

Paris-Midi (Marcel Lucain) :
Reconnaissons sans passion et en toute impartialité que Staline vient de rendre le métier bien difficile aux révolutionnaires de chez nous. La France, certes, n'avait nul besoin de l'approbation d'un chef étranger, fût-il le dictateur des Soviets, pour comprendre son propre droit et son devoir de sécurité. Mais personne ne s'est trompé sur l'objectif exclusif du communiqué visant essentiellement à désavouer l'antimilitarisme et à infliger aux Blum et Cachin un démenti si cinglant à la face du monde que le front commun en serait désarticulé. Cette intention a d'ailleurs fait passer quelque peu sur le caractère insolite d'une telle immixtion [souligné par Tr.] du chef du bolchevisme dans nos affaires les plus sacrées : une amitié, surtout lorsqu'elle est neuve, avec l'ardeur des premiers contacts, peut expliquer certains audaces. [Souligné par Tr.] Quoi qu'il en soit, M. Blum est à la fois désolé et indigné.


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