1935

 


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

20 février - 6-7 mars 1935


20 février

Au cours des années 1924-1928 la haine grandissante de Staline et de ses seconds s'exerça contre mon secrétariat. Il leur semblait que mon petit " appareil " était la source de tout mal. Je mis quelque temps à comprendre les causes de cette peur presque superstitieuse que leur inspirait le petit groupe (cinq ou six personnes) de mes collaborateurs. Ces hauts dignitaires, auxquels leurs secrétaires composent leurs articles et leurs discours, imaginaient sérieusement qu'on peut désarmer un adversaire en le privant de " bureau ". Le sort tragique de mes collaborateurs, je l'ai en son temps rapporté dans la presse : Glazman poussé au suicide, Boutov mort dans une geôle de la Guépéou, Bloumkine fusillé, Sermouks et Poznanski en déportation.

Staline ne prévoyait pas que je pourrais sans " secrétariat " mener un travail systématique de publiciste qui, à son tour, pourrait contribuer à la formation d'un nouvel " appareil ". Même de très intelligents bureaucrates se distinguent, à certains égards, par une incroyable courte vue !

Les années de ma nouvelle émigration, bien remplies de travail de publiciste et de correspondance, ont suscité des milliers de sympathisants conscients et actifs dans les différents pays et parties du monde. La lutte pour la Quatrième Internationale atteint par ricochet la bureaucratie soviétique. D'où – après une interruption prolongée – la nouvelle campagne contre le trotskysme. Staline paierait cher, à l'heure qu'il est, pour rapporter la décision qui m'a exilé à l'étranger : comme il serait tentant de monter un procès " spectaculaire " ! Mais on ne fait pas revenir le passé, et il ne reste qu'à chercher d'autres moyens... en dehors d'un procès. Il va de soi que Staline les cherche dans l'esprit contre lequel Kamenev et Zinoviev me mettaient en garde. Mais le danger d'être démasqué est excessivement grand : la méfiance des travailleurs d'Occident à l'égard des machinations de Staline n'a pu que s'accentuer depuis l'affaire Kirov. Un acte terroriste (selon la plus grande probabilité, avec la coopération des organisations blanches, au sein desquelles la Guépéou a nombre d'agents à elle, ou avec l'aide des fascistes français, auxquels il n'est pas difficile de trouver accès), Staline y recourra à coup sûr dans deux cas : si la guerre menace, ou si sa propre position empire à l'extrême. Il peut certes y avoir aussi un troisième cas et un quatrième... J'hésite à dire combien serait dur le coup porté par un tel acte terroriste à la Quatrième Internationale, mais pour la Troisième, il mettrait en tout cas une croix sur elle.

Qui vivra verra. Si ce n'est nous, ce seront d'autres.


Rakovsky est bienveillamment admis aux réunions solennelles et aux raouts avec les ambassadeurs étrangers et les journalistes bourgeois. Un grand révolutionnaire de moins, un petit fonctionnaire de plus !


Zyromsky veut s'unir avec Staline. Otto Bauer, écrit-on, se prépare à aller à Moscou. Les deux choses sont parfaitement explicables. Tous les opportunistes apeurés de la Deuxième Internationale doivent graviter maintenant vers la bureaucratie soviétique. Ils n'ont pas réussi à s'adapter à l'Etat bourgeois, ils veulent essayer de s'adapter à l'Etat ouvrier. Le fond de leur nature est de s'adapter, de s'incliner devant la force. La révolution, ils ne la feront jamais. Il faut un nouveau recrutement, une nouvelle éducation, une nouvelle trempe, – une nouvelle génération.


6 mars

Il y a plus de deux semaines que je n'ai mis la main à ce cahier. Mauvaise santé et travail pressant.

Le dernier Conseil National du parti socialiste français atteste la force de la pression qui s'exerce sur l'état-major parlementaire. Léon Blum a reconnu qu'à Tours, en 1920, il ne comprenait pas tout à fait correctement le problème de la prise du pouvoir, quand il soutenait qu'il fallait d'abord créer les conditions de la socialisation, et ensuite... mais pourquoi ensuite lutter pour le pouvoir si les conditions de la socialisation peuvent être créées sans lui ! Ou alors B. a en vue les conditions économiques, et non pas politiques. Mais ces conditions ne sont pas créées, mais détruites au contraire par une lutte pour le pouvoir qui traîne en longueur : le capitalisme ne se développe pas, il se décompose. B. ne comprend pas davantage la situation maintenant. La lutte révolutionnaire pour le pouvoir, il y est contraint selon lui non par la situation générale du capitalisme, mais par la menace venant des fascistes, lesquels apparaissent à ses yeux non comme le produit de la décomposition du capitalisme, mais comme un danger extérieur suspendu sur la paisible socialisation de la démocratie (c'était aussi la vieille illusion de Jaurès).

Que les chefs de la bourgeoisie soient aveugles devant les lois du déclin du capitalisme, c'est compréhensible : le mourant ne veut pas, ni ne peut, se rendre compte des étapes de sa propre agonie. Mais l'aveuglement de BIum et Cie, je crois bien qu'il démontre mieux que tout que ces messieurs sont, non pas l'avant-garde du prolétariat, mais tout au plus le flanc gauche, et le plus apeuré, de la bourgeoisie.


Après la guerre mondiale, Blum considérait (et il considère en fait encore) que les conditions n'étaient pas mûres pour le socialisme. Quels naïfs rêveurs étaient donc Marx et Engels, qui dès la seconde moitié du XIXème siècle attendaient la révolution sociale et s'y préparaient !

Pour Blum il existe (pour autant qu'il existe quoi que ce soit pour lui dans ce domaine) on ne sait quelle " maturité " économique absolue de la société pour le socialisme, une maturité qui se détermine d'elle-même, par ses seuls symptômes objectifs... J'ai mené la lutte contre cette conception mécaniquement fataliste dès 1905 (Voir " Bilans et Perspectives "). Après cela, il y a eu la Révolution d'Octobre (sans parler de tout le reste), mais ces dilettantes parlementaires n'ont rien appris !


7 mars

Dans les procès verbaux du Plenum conjoint de juillet-août du Comité Central et du Comité Central Exécutif de 1927 (c'est bien, je crois, dans ces procès-verbaux), on peut lire (si l'on a accès à ces procès-verbaux secrets) une déclaration spéciale de Maria Oulianova pour la défense de Staline. L'essentiel de cette déclaration est ceci :

1) Lénine rompit, peu de temps avant sa deuxième attaque, ses relations personnelles avec Staline pour des raisons de caractère purement personnel ;

2) si Lénine n'avait pas apprécié Staline comme révolutionnaire, il ne se serait pas adressé à lui pour lui demander un service tel qu'on ne peut l'attendre que d'un vrai révolutionnaire. Il y a dans cette déclaration une demi-omission voulue, liée à un épisode très dramatique. Je veux le noter ici.

Parlons d'abord de Maria I. Oulianova, sœur cadette de Lénine, dans l'intimité Maniacha. Vieille fille, réservée, entêtée, elle avait reporté toute la force de son amour non dépensé sur son frère Vladimir. Tant qu'il vécut, elle resta complètement dans l'ombre : personne ne parlait d'elle. Dans les soins dont était entouré Vladimir Ilyitch, elle rivalisait avec N. K. Kroupskaïa. Après sa mort elle parut au jour, plus exactement on la fit paraître. Oulianova, à la rédaction de la Pravda (elle était secrétaire du journal) était étroitement liée avec Boukharine, se trouvait sous son influence et fut entraînée derrière lui dans la lutte contre l'opposition. Le zèle d'Oulianova se nourrissait, outre son esprit borné et son fanatisme, de sa rivalité avec Kroupskaïa, qui longtemps et opiniâtrement se refusa à agir contre sa conscience. C'est dans cette période qu'Oulianova se mit à parler dans des réunions du parti, à écrire ses souvenirs, etc., et il faut dire que personne, parmi les proches de Lénine, n'avait encore manifesté autant d'incompréhension que cette sœur si totalement dévouée. Au début de 1926, Kroupskaïa se décida, quoique pour peu de temps, à se lier à l'opposition (par le groupe Zinoviev-Kamenev). C'est précisément à ce moment que la fraction Staline-Boukharine mit en vedette par tous les moyens, pour faire contre-poids à Kroupskaïa, l'importance et le rôle de Maria Oulianova.

J'ai raconté dans mon autobiographie comment Staline s'efforçait d'isoler Lénine dans la deuxième période de sa maladie (avant la deuxième attaque). Il escomptait que Lénine ne se lèverait plus et tâchait de toutes ses forces à l'empêcher de s'exprimer par écrit. (C'est ainsi qu'il essaya d'empêcher la publication de l'article de Lénine sur l'organisation de la Commission Centrale de Contrôle pour la lutte contre le bureaucratisme, c'est-à-dire avant tout contre la fraction de Staline.) Kroupskaïa était pour Lénine malade la principale source d'information. Staline se mit à persécuter Kroupskaïa, et de la manière la plus grossière. Et c'est justement sur ce terrain que le conflit éclata. Au début de mars 1923 (le 5, je crois), Lénine écrivit (dicta) une lettre à Staline rompant avec lui toutes relations personnelles et de camarades. Le fond du conflit n'avait donc en aucune manière un caractère personnel : aussi bien n'était-ce pas possible de la part de Lénine...

Et quelle est donc la demande de Lénine à laquelle Oulianova faisait allusion dans sa déclaration écrite ? Quand Lénine se sentit de nouveau aller plus mal, en février ou dans les tout premiers jours de mars, il fit venir Staline et lui adressa une prière instante : lui procurer du poison. Craignant d'être de nouveau privé de la parole et de devenir un jouet entre les mains des médecins, Lénine voulait rester seul maître de son sort. Ce n'est pas en l'air qu'il avait un jour approuvé Lafargue, qui préférait volontairement join the majority plutôt que de vivre en invalide.

Maria Oulianova écrivait : " Une pareille demande ne pouvait être adressée qu'à un révolutionnaire... " Que Lénine considérait Staline comme un ferme révolutionnaire, c'est absolument indiscutable. Mais cela seul n'était pas suffisant pour s'adresser à lui pour une requête aussi exceptionnelle. Il est évident que Lénine devait considérer que Staline était, parmi les révolutionnaires dirigeants, celui qui ne lui refuserait pas du poison. Il ne faut pas oublier que cette prière fut adressée quelques jours avant la rupture définitive. Lénine connaissait Staline, ses arrière-pensées et ses plans, son attitude à l'égard de Kroupskaïa, tous ses actes calculés dans l'idée que Lénine ne pourrait plus se lever. C'est dans ces conditions que Lénine demandait à Staline du poison. Il est bien possible que ce geste – outre son but principal – fût une manière de mettre à l'épreuve Staline et de mettre à l'épreuve aussi l'optimisme contraint des médecins. Quoi qu'il en soit, Staline n'exauça pas la prière, mais en fit rapport au Politburo. Tout le monde protesta (les médecins persistaient encore à donner de l'espoir), Staline garda le silence...

En 1926, Kroupskaïa m'a fait part de ce jugement de Lénine sur Staline : " Il n'y a pas chez lui la plus élémentaire honnêteté humaine. " Dans son testament, il a exprimé en substance la même idée, seulement avec plus de ménagement. Ce qui était alors en germe n'a fait depuis que se développer pleinement. Le mensonge, la falsification, le document contrefait, l'amalgame judiciaire, ont pris une extension sans précédent dans l'histoire, et, comme le montre l'affaire Kirov, deviennent une menace directe pour le régime stalinien.


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