1935

 


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

23-25-26 mai - 1er juin 1935


23 mai

Voilà déjà de nombreux jours que N. et moi sommes souffrants. Une grippe qui traîne en longueur. Nous gardons le lit tantôt l'un après l'autre, tantôt simultanément. Mai est froid, inclément... De Paris nous avons reçu, il y a cinq jours, une pénible nouvelle : un taxi s'est jeté sur l'auto dans laquelle se trouvait Jeanne, et l'a sérieusement blessée, si bien qu'on l'a transportée à l'hôpital sans connaissance : profonde blessure à la tête, une côte brisée... Liova est en plein coup de feu des examens, et voilà qu'il lui faut faire la cuisine pour Sèva. De Sérioja, toujours pas de nouvelles.


25 mai

Une lettre est arrivée aujourd'hui de Liova. Elle est écrite, comme toujours, en langage convenu.

[Feuille de papier manuscrite collée; rédigée en français]

Mon cher ami,

Je suis heureux de vous faire part que le conseil d'administration a voté à l'unanimité de donner l'autorisation en question. Il ne reste qu'à remplir des formalités. Dans deux à deux jours et demi, (peut-être trois) nous aurons un texte que nous ferons parvenir aussitôt à Crux (pour signature). A ce moment-là Crux recevra aussi tous les détails sur l'affaire.

Affectueus... L.

Cela signifie que le gouvernement norvégien a donné le visa, et qu'il faut se préparer au départ. Crux c'est moi. " Eternelle pendaison de crémaillère " comme disait le vieil ouvrier d'Alma-Ata.


26 mai

La maladie me condamne à la lecture de romans. Pour la première fois j'ai ouvert un livre d'Edgar Wallace. C'est, autant que je sache, un des auteurs les plus populaires en Angleterre et en Amérique. Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus pitoyable, grossier, indigent. Pas l'ombre d'observation, de talent, d'imagination. Les péripéties s'accumulent sans le moindre effort artistique, à peu près comme des procès-verbaux de police entassés l'un sur l'autre. Pas une fois je ne me suis senti empoigné, intéressé, ou simplement pris de curiosité. On se sent, en lisant ce livre, un peu comme quelqu'un qui par désœuvrement et ennui tambourine des doigts sur une vitre couverte de mouches...

Ce seul livre montre à quel point l'Angleterre civilisée (et non pas elle seule, certes) demeure un pays de sauvages cultivés. Les millions d'Anglais et d'Anglaises qu'on voit écarquiller des yeux avides et excités (jusqu'à la pâmoison) devant les cortèges et les manifestations solennelles du jubilé du couple royal, voilà les insatiables lecteurs de la production d'Edgar Wallace.


1er juin

Les jours se traînent en file accablée. Il y a trois jours nous avons reçu une lettre de notre fils : Sérioja a été arrêté, il est en prison, ce n'est plus une hypothèse, c'est maintenant à peu près certain, et c'est directement communiqué de Moscou... Il a été arrêté, vraisemblablement, environ au moment où la correspondance s'est interrompue, c'est-à-dire à la fin de décembre ou au début de janvier. Une demi-année a presque passé depuis ce temps... Pauvre gosse... Et pauvre, pauvre Natacha...

[Suit, sur des feuilles arrachées d'un bloc-notes, le brouillon, de la main de Mme Trotsky, d'une lettre, avec de nombreuses ratures, corrections et additions, certaines de la main de Trotsky]

Lettre [biffé : aux camarades] de N.I. TROTSKAIA, sur son fils.

Depuis peu le bruit s'est assez largement répandu parmi nos camarades que Staline, comme instrument de sa vengeance, a cette fois choisi notre fils cadet Serge. Des amis nous demandent : Est-ce vrai ? Oui, c'est vrai. Sérioja a été arrêté tout au début de cette année. S'il était possible, au premier moment, d'espérer que l'arrestation était accidentelle, et que notre fils serait libéré d'un jour à l'autre, il est maintenant évident que les intentions de ceux qui l'ont fait arrêter sont beaucoup plus sérieuses. Comme beaucoup de camarades portent un vif intérêt au nouveau coup qui frappe notre famille, il vaudra peut-être mieux que j'expose comment se présente l'affaire dans une lettre destinée à être portée à la connaissance de tous.
Sérioja est né en 1909. Il avait huit ans lors de la Révolution d'Octobre et il a grandi au Kremlin. Dans les familles où les aînés sont absorbés par la politique, il n'est pas rare que les plus jeunes s'écartent de la politique. Il en fut ainsi chez nous. Sérioja ne s'est jamais intéressé aux questions politiques, et n'a même pas été membre du Komsomol. Pendant ses années d'école, il se passionnait de sports, de cirque, et devint un gymnaste remarquable. A l'Institut d'études supérieures [Université] il s'intéressa spécialement aux mathématiques et à la mécanique; il fut, comme ingénieur, attaché à l'Ecole supérieure technique, se consacra ces dernières années à l'enseignement, et publia récemment, avec deux de ses collègues, un travail de spécialiste : " Les gazo-générateurs légers du type autotracteur. " Le livre, publié par les soins de l'Institut scientifique de l'autotraction, a été favorablement commenté par d'éminents spécialistes.
Quand nous fûmes frappés d'exil à l'étranger, Sérioja était encore étudiant. Les pouvoirs permirent aux membres de notre famille de nous accompagner ou de rester en U.R.S.S. à leur choix. Sérioja décida de rester à Moscou, pour ne pas se séparer du travail qui désormais emplissait son existence. Ses conditions matérielles de vie étaient très difficiles, mais ne se distinguaient pas à cet égard des conditions d'existence de l'écrasante majorité de la jeunesse soviétique non privilégiée. Les indignes calomnies que la presse soviétique n'a cessé de répandre sur L.D. Trotsky et ses amis politiques ne pouvaient manquer, naturellement, de causer à Sérioja des souffrances morales. Mais cela, je ne puis que le deviner. Ma correspondance avec mon fils se limitait exclusivement à des questions " neutres " de vie quotidienne, ne touchant jamais aux questions de la politique ou des conditions particulières d'existence de notre famille (et je dois ajouter que même ces lettres n'arrivaient qu'exceptionnellement à destination). L.D. s'est entièrement abstenu depuis son exil de correspondre avec son fils, afin de ne pas donner aux pouvoirs le moindre motif de persécution ou de simple chicane. Et de fait, pendant les six années de notre actuelle émigration, Sérioja a poursuivi son travail intensif de savant et d'enseignant sans aucune entrave de la part des pouvoirs.
La situation a changé après le meurtre de Kirov et le procès contre Zinoviev et Kamenev. La correspondance a complètement cessé : Sérioja a été arrêté. J'attendais de jour en jour que la correspondance reprendrait. Mais voici déjà une demi-année écoulée depuis que Sérioja est en prison. C'est ce qui donne à penser que ceux qui l'ont fait arrêter ont quelque dessein spécial.
Est-il possible de supposer que, sous l'influence des événements, mon fils se soit trouvé, dans les derniers temps, entraîné à une activité d'opposition ? Je serais heureuse pour lui de pouvoir le penser, car sous cette condition il serait infiniment plus facile à Sérioja de supporter le coup qui s'est abattu sur lui. Mais c'est une hypothèse qu'il faut considérer comme absolument exclue. Nous savions assez bien, de diverses sources, que Sérioja ces dernières années restait aussi loin qu'autrefois de la politique. Mais quant à moi, je n'avais même pas besoin de ces témoignages, car je connais trop bien sa psychologie et l'orientation de ses intérêts intellectuels. Et les pouvoirs eux-mêmes, à commencer par Staline, n'en ignorent rien non plus : Sérioja, je le répète, a grandi au Kremlin, le fils de Staline était un visiteur fréquent dans la chambre des enfants; la Guépéou et les autorités universitaires, plus tard, l'ont suivi avec une attention redoublée, d'abord comme étudiant, puis comme jeune professeur. Il a été arrêté, non pour une activité oppositionnelle quelconque (qui n'existait pas et que toutes les circonstances empêchaient d'exister), mais exclusivement comme fils de L.D., à des fins de vendetta. Telle est l'unique explication possible.
Tous les camarades se rappellent comment la Guépéou a tenté de mêler le nom de L.D. à l'affaire du meurtre de Kirov : le consul letton, qui avait donné de l'argent pour l'acte terroriste, avait en même temps proposé aux terroristes de transmettre une lettre d'eux à Trotsky. Mais toute cette machination s'est effondrée à mi-chemin, et n'a fait que compromettre les organisateurs du procès. Mais c'est justement pour cela qu'après le procès nous nous disions plus d'une fois en famille : " Ils ne s'arrêteront pas là; il faudra qu'ils bâtissent quelque nouvelle affaire pour couvrir le fiasco de leur amalgame avec le consul. " La même pensée, L.D. l'exprimait dans ses articles du Bulletin russe. Seulement nous ne savions pas quel biais choisirait cette fois la Guépéou. Maintenant, il ne peut plus y avoir l'ombre d'un doute : en faisant arrêter Serge totalement étranger à l'affaire, et en le maintenant plusieurs mois de suite en prison, Staline poursuit manifestement et indubitablement le dessein de fabriquer un nouvel " amalgame ". Pour cela, il faut qu'il arrache à Serge quelque déclaration utile à ce dessein, fût-ce, après tout, le " reniement " de son père. Je ne parlerai pas des moyens qu'emploie Staline pour obtenir les déclarations dont il a besoin. Je n'ai à cet égard aucun renseignement. Mais toutes les circonstances parlent d'elles-mêmes...
Vérifier ce qui est dit dans la présente lettre serait chose très simple : il suffirait, par exemple, de constituer une commission internationale d'hommes faisant autorité et de haute conscience, et, cela va de soi, connus comme amis de l'U.R.S.S. Cette commission aurait à examiner toutes les répressions liées au meurtre de Kirov; elle apporterait en passant la lumière sur l'affaire de notre fils Serge. Une telle suggestion n'a rien d'exceptionnel ou d'inadmissible. Lorsque, en 1922, se déroula le procès des S.-R. accusés de l'attentat contre Lénine et Trotsky, le Comité central du parti bolchévik, sous la direction de Lénine et Trotsky, offrit à Vandervelde, à Kurt Rosenfeld et à d'autres adversaires du gouvernement soviétique le droit de participer aux débats judiciaires en qualité de défenseurs des terroristes accusés. Ce fut fait précisément pour dissiper dans l'opinion publique du prolétariat international tous doutes possibles quant à la sincérité du procès.
Est-ce que Romain Rolland, André Gide, Bernard Shaw et d'autres amis de l'Union Soviétique ne pourraient pas prendre l'initiative de constituer une telle commission en accord avec le gouvernement soviétique ? Ce serait le meilleur moyen de contrôler les accusations et les soupçons largement répandus dans les masses travailleuses. La bureaucratie soviétique ne peut pas se placer au-dessus de l'opinion publique de la classe ouvrière mondiale. Pour ce qui est des intérêts de l'Etat ouvrier, ils ne pourraient que gagner à une sérieuse vérification de ses actes. En ce qui me concerne en particulier, je présenterais, à une Commission investie d'une telle autorité, tous les renseignements et documents nécessaires relatifs à mon fils.
La présente lettre est en même temps un appel direct aux organisations ouvrières et aux amis étrangers de l'U.R.S.S., aux avocats intéressés de la bureaucratie soviétique, aux amis honnêtes et indépendants de la Révolution d'Octobre. Si je me décide, après de longues hésitations, à poser ouvertement la question de Serge, ce n'est pas seulement parce que c'est mon fils : c'est un motif largement suffisant pour une mère, mais insuffisant pour provoquer une initiative politique. Mais le sort de Serge présente un cas parfaitement clair, simple et indiscutable, d'arbitraire conscient et criminel, un cas très facile à vérifier : l'état-major bureaucratique opprime et tourmente de propos délibéré un travailleur soviétique totalement innocent et hautement qualifié, pour l'unique plaisir de satisfaire un bas instinct de vengeance, sans la moindre justification politique, car il est parfaitement évident que les sévices physiques exercés sur le fils ne peuvent avoir aucune influence sur le cours de l'activité politique du père, activité avec laquelle Sérioja n'a jamais eu le moindre rapport. Voilà pourquoi je me permets de penser que la cause de mon fils mérite l'attention publique. En tout cas, qui veut agir doit agir sans tarder, car à la faveur du silence et de l'impunité, les actes de vindicte de Staline peuvent prendre avant longtemps un caractère irréparable.

1er juin 1935.
N.I. TROTSKAIA.


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