1924

"Notre politique en art, pendant la période de transition, peut et doit être d'aider les différents groupes et écoles artistiques venus de la révolution à saisir correctement le sens historique de l'époque, et, après les avoir placés devant le critère catégorique : pour ou contre la révolution, de leur accorder une liberté totale d'autodétermination dans le domaine de l'art."
(L.Trotsky – Littérature et Révolution, Introduction)


Littérature et Révolution

Léon Trotsky

 

CHAPITRE III



ALEXANDRE BLOK



Blok appartenait entièrement à la littérature d'avant Octobre. Les impulsions de Blok – que ce soit vers un mysticisme tempétueux ou vers la Révolution – n'ont pas surgi dans un espace vide mais dans l'atmosphère très dense de la culture de la vieille Russie, de ses propriétaires fonciers et de son intelligentsia. Le symbolisme de Blok était un reflet de ce dégoûtant entourage immédiat. Un symbole est une image généralisée de la réalité. Les poèmes de Blok sont romantiques, symboliques, mystiques, confus et irréels. Mais ils présupposent une vie très réelle, avec des formes et des rapports définis. Le symbolisme romantique s'éloigne de la vie seulement en ce qu'il ignore son caractère concret, ses traits individuels et ses noms propres ; au fond, le symbolisme est un moyen de transformer et de sublimer la vie. Les poèmes de Blok, étincelants, tempétueux et confus, reflètent un entourage et une période définis, avec leurs manières de vivre, leurs coutumes, leurs rythmes. Hors de cette période, ils flottent comme des nuages. Cette poésie lyrique ne survivra pas à son temps et à son auteur.

Blok appartenait à la littérature d'avant Octobre, mais il a remonté ce handicap et il est entré dans la sphère d'Octobre en écrivant Les Douze. C'est pourquoi il occupera une place à part dans l'histoire de la littérature russe.

On ne doit pas souffrir que Blok soit éclipsé par ces minuscules farfadets poétiques ou semi-poétiques qui tournoient autour de sa mémoire et qui, en pieux idiots, sont incapables de comprendre pourquoi Blok, qui a salué Maïakovsky comme un grand talent, a franchement bâillé devant Goumilev. Blok, le " plus pur " des lyriques, ne parlait pas d'art pur et ne plaçait pas la poésie au-dessus de la vie. Au contraire, il reconnaissait que " l'art, la vie et la politique étaient indivisibles et inséparables ". " Je suis habitué, écrivait Blok dans sa préface à Représailles (1919), à rassembler les faits qui me tombent sous les yeux, à un moment donné, dans tous les domaines de la vie, et je suis sûr que tous ensemble ils forment toujours un accord musical." Cela est beaucoup plus grand, plus fort et plus profond qu'un esthétisme satisfait de soi et que toutes les absurdités sur l'indépendance de l'art par rapport à la vie sociale.

Blok connaissait la valeur de l'intelligentsia. " Je suis pourtant parent par le sang de l'intelligentsia, dit-il, mais l'intelligentsia a toujours été négative. N'étant pas passé du côté de la Révolution, il m'était encore moins indiqué de passer du côté de la guerre. Blok ne passa pas " du côté de la Révolution ", mais c'est sur elle qu'il régla sa course spirituelle. Déjà, l'approche de la Révolution de 1905 ouvrit l'usine à Blok et, pour la première fois, il éleva son art au-dessus des brumes lyriques. La première révolution entra dans son âme et l'arracha à la satisfaction individualiste de soi et au quiétisme mystique. Blok sentit que la réaction entre les deux révolutions constituait un vide de l'esprit, et que l'absence de but de l'époque en faisait un cirque avec du jus de myrtille en guise de sang. Blok écrivit à propos du " vrai crépuscule mystique des années qui précédèrent la première révolution " et des " séquelles faussement mystiques qui la suivirent immédiatement " (Représailles). La deuxième révolution l'éveilla, le mit en mouvement, vers un but et dans une certaine direction. Blok n'était pas le poète de la Révolution. Il s'est agrippé à la roue de la Révolution alors qu'il gisait dans le stupide cul-de-sac de la vie et de l'art antérieurs à la Révolution. Le poème intitulé Les Douze, œuvre la plus importante de Blok, la seule qui vivra à travers les siècles, a été le résultat de ce contact.

Ainsi qu'il l'a dit lui-même, Blok a porté le chaos en lui pendant toute sa vie. Sa manière de le dire était confuse, comme sa philosophie de la vie et ses poèmes étaient confus dans leur ensemble. Ce qu'il ressentait comme un chaos, c'était son incapacité à combiner le subjectif et l'objectif, son prudent et attentif manque de volonté dans une époque qui vit la préparation puis le déchaînement des plus grands événements. A travers tous ces changements, Blok resta  un vrai décadent, au sens largement historique de ce terme, au sens où l'individualisme décadent se heurte à l'individualisme de la bourgeoisie ascendante.

Le sentiment anxieux du chaos, chez Blok, gravitait dans deux directions principales, l'une mystique, l'autre révolutionnaire. Il ne trouva finalement de solution dans aucune. Sa religion était obscure et confuse, nullement impérieuse, comme l'étaient ses poèmes. La Révolution qui descendit sur le poète comme une grêle de faits, une avalanche géologique d'événements, réfuta ou plutôt emporta le Blok d'avant la Révolution qui se gaspillait en langueurs et en pressentiments. Elle noya la note tendre, murmurante, de l'individualisme dans la musique rugissante et bondissante de la destruction. Il fallait alors choisir. Certes, les poètes de salon pouvaient poursuivre leur gazouillis sans faire leur choix, et n'avaient qu'à y ajouter leurs complaintes sur les difficultés de la vie. Mais Blok, qui fut emporté par la période et qui la traduisit dans son propre langage intérieur, avait à choisir, et il choisit d'écrire Les Douze.

Ce poème est sans aucun doute la plus grande réussite de Blok. Au fond, c'est un cri de désespoir à propos du passé agonisant, mais un cri de désespoir qui s'élève jusqu'à l'espérance en l'avenir. La musique de terribles événements a inspiré Blok. Elle semble lui dire : " Tout ce que tu as écrit jusqu'à présent n'est pas juste. Des hommes nouveaux viennent. Ils apportent des cœurs nouveaux. Ils n'ont pas besoin de tes anciens écrits. Leur victoire sur le vieux monde représente une victoire sur toi, sur tes poèmes qui n'ont exprimé que le tourment du vieux monde avant sa mort. " C'est ce que Blok a entendu et il en est convenu. Mais parce qu'il était dur d'en convenir et qu'il cherchait à soutenir son manque de foi par sa foi révolutionnaire, qu'il voulait se fortifier et se convaincre, il exprima son acceptation de la Révolution dans les images les plus extrêmes, afin de brûler les ponts derrière lui. Blok ne fait même pas l'ombre d'une tentative pour le changement révolutionnaire. Au contraire, il le prend sous ses formes les plus grossières – une grève de prostituées, le meurtre de Katka par un garde rouge, le pillage d'une maison bourgeoise – et il dit j'accepte cela, et il sanctifie tout cela de manière provocante avec les bénédictions du Christ. Peut-être essaie-t-il même de sauver l'image artistique du Christ en lui donnant les étais de la Révolution.

Malgré tout, Les Douze ne sont pas le poème de la Révolution. C'est le chant du cygne de l'art individualiste qui est passé à la Révolution. Ce poème restera. Car si les poèmes crépusculaires de Blok sont enterrés dans le passé (de telles périodes ne reviendront pas), Les Douze resteront avec leur vent cruel, avec leurs pancartes, avec Katka gisant dans la neige, avec leur pas révolutionnaire et ce vieux monde qui crève comme un chien galeux.

Le fait que Blok ait écrit Les Douze puis se soit tu, qu'il ait cessé d'entendre la musique, est dû tout autant à son caractère qu'à la " musique " peu commune qu'il avait entendue en 1918. La rupture convulsive et pathétique avec tout le passé devint pour le poète une rupture totale. Abstraction faite des processus destructeurs qui minaient son organisme, Blok n'aurait peut-être pu continuer à marcher qu'en accord avec des événements révolutionnaires se développant en une puissante spirale qui aurait embrassé le monde entier. Mais la marche de l'histoire ne s'adapte pas aux besoins psychiques d'un romantique frappé par la Révolution. Pour pouvoir se maintenir sur des bancs de sable temporaires, on doit avoir une autre formation, une foi différente dans la Révolution, une compréhension de ses rythmes successifs et pas seulement la compréhension de la musique chaotique de ses marées. Blok ne possédait pas, ne pouvait pas posséder tout cela. Les dirigeants de la Révolution étaient tous des hommes dont la psychologie et la conduite lui étaient étrangères.

C'est pourquoi il se replia sur lui-même et garda le silence après Les Douze. Et ceux avec qui il avait vécu en esprit, les sages et les poètes, ceux mêmes qui se disent toujours " négatifs ", se détournèrent de lui avec malice et haine. Ils ne pouvaient lui pardonner sa phrase sur le chien galeux. Ils cessèrent de serrer la main à Blok comme s'il était un traître, et c'est seulement après sa mort qu'ils "firent la paix avec lui" et tentèrent de montrer que Les Douze ne contenait rien d'inattendu, que cela ne venait pas d'Octobre mais du vieux Blok, que tous les éléments des Douze avaient leurs racines dans le passé. Et que les bolchéviks n'aillent pas s'imaginer que Blok était un des leurs ! Effectivement, il n'est pas difficile de trouver chez Blok des périodes, des rythmes, des allitérations, des strophes qui trouvent leur plein développement dans Les Douze. Mais on peut aussi découvrir chez l'individualiste Blok des rythmes et humeurs tout autres ; cependant, c'est précisément ce même Blok qui, en 1918, trouva en lui-même (non sur les pavés, bien sûr, mais en lui-même) la musique saccadée des Douze. Il fallait pour cela les pavés d'Octobre. D'autres abandonnèrent ces pavés en hâte pour gagner l'étranger ou se transportèrent dans des îles intérieures. C'est là que se trouve le nœud de la question et c'est ce qu'ils ne pardonnent pas à Blok !

Ainsi s'indignent tous les rassasiés,
Et languit la satisfaction de ventres importants,
Leur auge est renversée,
L'inquiétude est dans leur porcherie pourrie.

(A. BLOK, Les Rassasiés.)

Néanmoins, Les Douze ne sont pas le poème de la Révolution. Car la signification de la Révolution en tant que force élémentaire (si on veut la considérer seulement comme une force élémentaire) ne consiste pas à donner à l'individualisme une issue pour sortir de l'impasse où il est tombé. La signification profonde de la Révolution reste quelque part en dehors du poème. Le poème lui-même est excentrique dans le sens où ce terme est employé en physique. C'est pourquoi Blok couronne son poème avec la figure du Christ. Mais le Christ n'appartient en rien à la Révolution, seulement au passé de Blok.

Quand Eichenwald, exprimant l'attitude bourgeoise envers Les Douze, dit ouvertement et non sans intention de nuire que les actes des héros de Blok peignent bien les " camarades ", il remplit la tâche qu'il s'est fixée : calomnier la Révolution. Un garde rouge tue Katka par jalousie. Est-ce possible ou non ? C'est tout à fait possible. Mais si un tel garde rouge avait été pris, il aurait été condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire. La Révolution qui use de l'effrayante épée du terrorisme la préserve sévèrement comme un droit de l'Etat. Permettre que la terreur soit employée à des fins personnelles, ce serait menacer la Révolution d'une destruction inévitable. Dès le début de 1918, la Révolution mit fin au dérèglement anarchiste et mena une lutte impitoyable et victorieuse contre les méthodes désagrégatrices de la guerre de guérillas.

" Ouvrez vos celliers ! La canaille va ripailler. ". Cela s'est produit. Mais quelles collisions sanglantes eurent lieu pour cette même raison entre les gardes rouges et les pillards ! " Sobriété " a été un mot d'ordre inscrit sur le drapeau de la Révolution. La Révolution a été ascétique, notamment dans sa période la plus intense. Il s'ensuit que Blok ne brosse pas un tableau de la Révolution, certainement pas en tout cas de l'œuvre de son avant-garde, mais des phénomènes qui l'accompagnent, provoqués par elle, mais par nature en contradiction avec elle. Le poète semble vouloir dire qu'il sent là aussi la Révolution, qu'il y perçoit son souffle, le terrible coup au cœur, l'éveil, la bravoure, le risque, et que, même dans ces manifestations honteuses, insensées, sanglantes, se reflète l'esprit de la Révolution qui, pour Blok, est l'esprit d'un Christ excessif.

De tout ce qui a été écrit au sujet de Blok et des Douze la palme revient peut-être à Tchoukovsky. Son opuscule sur Blok n'est pas pire que ses autres livres : une verve apparente, mais l'incapacité complète à mettre de l'ordre dans ses pensées, un exposé raboteux, un rythme de journal de province ainsi qu'un pauvre pédantisme et une tendance à généraliser sur la base d'antithèses gratuites. Et Tchoukovsky découvre toujours ce que personne n'a jamais vu. Personne a-t-il jamais considéré Les Douze comme le poème de la Révolution, de cette Révolution qui eut lieu en Octobre ? Le ciel nous en préserve ! Tchoukovsky va expliquer tout cela tout de suite et réconcilier définitivement Blok avec " l'opinion publique ". Les Douze ne chantent pas la Révolution, mais la Russie en dépit de la Révolution : " Voici un nationalisme obstiné que rien n'embarrasse et qui veut voir la sainteté même dans la laideur, aussi longtemps que cette laideur est la Russie " (K. Tchoukovsky, Un livre sur Alexandre Blok). Blok accepte donc la Russie en dépit de la Révolution ou, pour être plus précis, en dépit de la laideur de la Révolution. Tel semble être son raisonnement, du moins c'est ce qu'on comprend. Mais, en même temps, il se trouve que Blok avait toujours (!) été le poète de la Révolution, " mais pas de la révolution qui a lieu maintenant, mais d'une autre révolution, nationale et russe... ". C'est tomber de Charybde en Scylla. Ainsi, Blok, dans Les Douze, ne chantait pas la Russie en dépit de la révolution, mais précisément la révolution : pas celle qui a eu lieu, cependant, mais une autre, dont l'adresse exacte est bien connue de Tchoukovsky. Voici comment ce garçon talentueux s'exprime à ce propos : " La révolution qu'il chanta n'était pas la révolution qui avait lieu autour de lui, mais une autre, vraie, flamboyante. " Ne venons-nous pas tout juste d'entendre qu'il chanta la laideur, non une flamme brûlante ? Et qu'il chanta cette laideur parce qu'elle était russe, non parce qu'elle était révolutionnaire ? Nous découvrons maintenant qu'il n'accepte pas du tout la laideur de la vraie révolution parce que cette laideur était russe, mais qu'il chanta avec exaltation l'autre révolution, vraie et flamboyante, pour l'unique raison qu'elle était dirigée contre la laideur existante !

Vanka tue Katka avec le fusil qui lui fut donné par sa classe pour défendre la révolution. Nous disons que c'est secondaire par rapport à la révolution. Blok veut que son poème dise : j'accepte aussi cela parce qu'ici aussi j'entends la dynamique des événements et la musique de la tempête. Mais voici que son interprète Tchoukovsky se charge de nous l'expliquer. Le meurtre de Katka par Vanka, c'est la laideur de la révolution. Blok accepte la Russie, même avec cette laideur, parce qu'elle est russe. Toutefois, chantant le meurtre de Katka par Vanka et le pillage des maisons, Blok chante non cette Révolution russe réelle, laide, d'aujourd'hui, mais l'autre, la vraie et flamboyante. L'adresse de cette révolution vraie et flamboyante, Tchoukovsky nous la donnera bientôt.
Si, pour Blok, la révolution est la Russie même, telle qu'elle est, que signifie donc " l'orateur", qui regarde la révolution comme une trahison ? Que signifie le prêtre qui se promène à l'écart ? Que signifie l'expression : " vieux monde comme un chien galeux " ? Que signifient Dénikine, Milioukov, Tchernov et les émigrés ? La Russie a été coupée en deux. Cela, c'est la révolution. Blok en nomme une moitié "chien galeux", l'autre, il la bénit avec ce qu'il a à sa disposition : des vers et le Christ. Pourtant, Tchoukovsky déclare qu'il s'agit d'un simple malentendu. Quel charlatanisme, quelle indécente négligence de la pensée, quelle nullité d'esprit, quel bla-bla-bla !

Certes, Blok n'est pas des nôtres. Mais il est venu vers nous. Et ce faisant, il s'est brisé. Le résultat de sa tentative est l'œuvre la plus significative de notre époque. Son poème Les Douze vivra à jamais.


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