1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

7 Ma première organisation révolutionnaire

En 1896, à l'automne, j'allai tout de même voir mon village. Mais tout se borna à une courte trêve avec la famille. Mon père voulait que je devinsse ingénieur. Or, j'hésitais encore entre les mathématiques pures, vers lesquelles j'étais très porté, et la révolution qui, peu à peu, s'emparait de moi. Toutes les fois que l'on touchait à cette question, il y avait une crise sérieuse dans la maison. Tout le monde s'assombrissait, tous souffraient, ma soeur aînée pleurait à la dérobée, et personne ne savait qu'entreprendre. Un oncle qui vint en visite, ingénieur et propriétaire d'une usine à Odessa, me persuada de passer quelque temps chez lui. C'était du moins une issue provisoire, dans cette impasse.

Je vécus chez l'oncle plusieurs semaines. Nous discutions de bénéfices et de plus-values. L'oncle était plus capable de réaliser des bénéfices que de les expliquer. Je tardais à m'inscrire à la faculté des sciences. J'habitais Odessa et je cherchais. Que cherchais-je? Avant tout, je me cherchais moi-même. Je me liais à l'occasion avec des ouvriers, je me procurais de la littérature illégale, je donnais des leçons, je faisais des conférences clandestines aux élèves des classes supérieures d'une école professionnelle, je discutais avec des marxistes, tâchant encore de ne pas me rendre. Je pris le dernier bateau qui partait en automne pour Nikolaïev et je m'installai de nouveau dans le jardin de Chvigovsky.

Tout recommença comme par le passé. Nous examinions ensemble les dernières livraisons des revues radicales, nous controversions sur le darwinisme, nous nous préparions d'une façon indéterminée et nous attendions. Quelle fut l'immédiate impulsion qui nous engagea dans la propagande révolutionnaire ?

Il est difficile de répondre à cette question. L'impulsion fut intérieure. Dans le milieu intellectuel que je fréquentais, personne ne s'occupait d'une véritable besogne révolutionnaire. Nous nous rendions compte de ceci qu'entre nos interminables causeries devant des verres de thé et une organisation révolutionnaire, il y avait tout un abîme. Nous savions que, pour établir la liaison avec des ouvriers, il fallait une grande conspiration. Nous prononcions ce mot sérieusement, d'un ton grave, presque mystique. Nous ne doutions pas qu'à la fin des fins nous en arriverions, des séances de thé, à la conspiration, mais nul de nous ne pouvait dire nettement quand et comment cela se produirait: Le plus souvent, pour justifier nos retardements, nous nous disions entre nous: "Nous devons nous préparer d'abord..." Et ce n'était déjà pas si mal.

Mais il y eut, évidemment, quelque chose de déplacé dans l'atmosphère, qui nous poussa brusquement dans la voie de la propagande révolutionnaire. Le choc se produisit non pas immédiatement dans Nikolaïev, mais dans tout le pays, avant tout dans les capitales, et il eut son retentissement chez nous.

En 1896 éclatèrent, à Pétersbourg, les célèbres grèves de masse des tisserands. Ce qui ranima les intellectuels. Sentant se réveiller les fortes réserves, les étudiants devinrent plus hardis. Aux vacances d'été, à la Noël et aux fêtes de Pâques, des dizaines d'étudiants, rentrant à Nikolaïev, apportèrent des échos des luttes engagées à Pétersbourg, à Moscou et à Kiev. Certains avaient été exclus de l'université; des jeunes gens, tout récemment encore élèves des gymnases, revenaient avec une auréole de combattants.

En février 1897, Vétrova, étudiante des cours supérieurs, emprisonnée dans la forteresse Pierre-et-Paul, se suicida en mettant le feu à ses vêtements. Ce drame qui n'a jamais été expliqué secoua tout le monde. Il y eut des troubles dans les villes universitaires. Les arrestations et déportations devinrent de plus en plus nombreuses.

J'accédai au travail révolutionnaire avec l'accompagnement des manifestations provoquées par l'affaire Vétrova.

Voici comment cela se passa :

Je suivais une rue avec le plus jeune de notre commune, Grigori Sokolovsky, qui était à peu près de mon âge.

-Il faudrait tout de même que nous commencions, nous aussi, lui dis-je.

-Il faudrait commencer, répondit Sokolovsky.

-Mais comment ?

-Voilà justement: comment ?

-Il faut trouver des ouvriers, n'attendre personne, ne demander rien à personne, mais trouver des ouvriers et commencer.

-Je pense qu'on peut en trouver, dit Sokolovsky. Je connaissais autrefois un gardien sur le boulevard, un érudit de la Bible. Je vais le voir.

Le même jour, Sokolovsky se rendit chez le connaisseur de la Bible. Il y avait longtemps qu'il avait quitté les lieux. Sokolovsky ne trouva qu'une femme qui avait une connaissance elle aussi: un autre sectateur. Par l'intermédiaire de cet individu connu d'une femme que nous ne connaissions pas, Sokolovsky, dans la même journée, fit connaissance avec plusieurs ouvriers, parmi lesquels l'électricien Ivan Andréévitch Moukhine qui devint bientôt le principal personnage de l'organisation.

Sokolovsky revint de ses recherches les yeux brillants :

-Ça, c'est des hommes, c'est des hommes !...

Le lendemain, nous étions dans une taverne, formant un groupe de cinq ou six. La musique mécanique grondait furieusement sur nous, voilant notre causerie aux oreilles étrangères.

Moukhine, maigriot, la barbiche en pointe, cligne malicieusement de l'oeil gauche qui est plein d'intelligence, considère amicalement, mais non sans crainte, mon visage dépourvu de moustaches et de barbe, et en termes circonstanciés, faisant des pauses malignes, m'explique ceci:

-L'Évangile, pour moi, dans cette affaire, c'est comme un hameçon. Je commence par la religion, je finis par la vie. Il y a quelques jours, j'ai découvert toute la vérité aux stundistes [Sectes qui consacrent des heures à l'étude de la Bible. Il existe de ces sectes chez les juifs comme chez les Allemands qui ont colonisé la Russie. -N.d.T.] avec des haricots...

-Comment, avec des haricots ?

-C'est très simple: je mets un haricot sur la table, c'est le tsar; autour de lui, d'autres haricots: c'est les ministres, les évêques, les généraux; ensuite, les nobles, les marchands; et ce tas de haricots, c'est le simple peuple. Et maintenant, je demande: où est le tsar ?

L'orateur montre le haricot du milieu.

-Où sont les ministres ?

Il montre ce qui entoure le haricot du milieu.

-C'est comme j'ai dit, reprend-il, et l'autre est d'accord, Mais attends... attends maintenant...

Il ferme tout à fait l'oeil gauche. Une pause.

-Là, je mêle, de la main, tous les haricots ensemble... Eh bien, que je dis, où est le tsar? où sont les ministres? -Comment s'y retrouver ? qu'il me répond. On ne les voit plus... -C'est bien ça, que je dis, on ne les voit plus... Il faut seulement mélanger tous les haricots...

D'enthousiasme, j'étais en sueur, écoutant Ivan Andréévitch. Ça, c'était du vrai, et nous étions là, nous autres, à faire les malins, à essayer de deviner, sans résultat. La boîte à musique joue; nous sommes en pleine conspiration; Ivan Andréévitch, avec ses haricots, détruit le mécanisme des classes : propagande révolutionnaire...

-Seulement, comment les mélanger ? Les mouches les mangent, voilà l'affaire, me dit Moukhine, d'un tout autre ton, et il me regarde sévèrement, des deux yeux cette fois. Ce n'est pourtant pas des haricots, hein ?...

Et c'est lui, maintenant, qui attend une réponse de mon côté. A partir de ce jour, nous nous jetâmes dans le travail à corps perdu. Nous n'avions ni anciens pour nous guider, ni expérience personnelle; mais, je crois, nous n'éprouvâmes pas une seule fois de difficultés ni d'embarras. Une chose sortait de l'autre, aussi irrésistiblement que tout était sorti de l'entretien mené, dans une taverne, avec Moukhine.

La vie économique de la Russie, vers la fin du siècle dernier, passait brusquement vers le sud-est. Dans le Midi s'élevaient, l'une après l'autre, de grandes usines, dont deux à Nikolaïev. En 1897, dans cette ville, on comptait environ huit mille ouvriers d'usine et à peu près deux mille artisans. Le niveau culturel des ouvriers, comme leurs salaires, était relativement élevé. Les illettrés constituaient l'infime minorité. Les organisations révolutionnaires étaient suppléées, dans une certaine mesure, par des sectes religieuses qui combattaient efficacement l'orthodoxie officielle. Ne connaissant pas de grosses alertes, la gendarmerie de Nikolaïev somnolait en paix. L'état où elle était nous servit. Si la surveillance policière avait été exercée sérieusement, nous aurions été arrêtés dès les premières semaines. Mais nous étions seulement des pionniers et nous avions tous les avantages de cette situation. Nous ne mîmes en branle les gendarmes qu'après avoir mis en branle les ouvriers de Nikolaïev.

Quand je fis connaissance de Moukhine et de ses amis, je me nommai Lvov. Ce premier mensonge de conspirateur ne me fut pas facile: il m'était véritablement douloureux de "tromper" des gens avec lesquels je m'entendais pour une si grande et si bonne cause. Mais ce pseudonyme de Lvov resta bientôt attaché à ma personne, et je m'y habituai.

Les ouvriers venaient d'eux-mêmes à nous, comme si nous avions été attendus depuis longtemps dans les usines. Chacun amenait un copain; plusieurs nous amenèrent leurs femmes; certains ouvriers âgés entrèrent dans nos cercles avec leurs fils. Cependant, ce n'était pas nous qui cherchions les ouvriers; c'étaient eux qui nous cherchaient. Jeunes dirigeants inexpérimentés, nous perdîmes bientôt le souffle dans le mouvement que nous avions soulevé. Le moindre mot avait son écho. A nos leçons et causeries clandestines, qui se faisaient dans des logements, dans les bois, au bord de la rivière, nous réunissions de vingt à vingt-cinq personnes, et quelquefois plus. La majorité se composait d'ouvriers hautement qualifiés, qui gagnaient assez bien leur vie. Aux chantiers maritimes de Nikolaïev, la journée de huit heures était déjà de règle. Les ouvriers de ces ateliers ne se préoccupaient pas de grève; ils cherchaient seulement à établir de la justice dans les relations sociales. Certains d'entre eux se disaient baptistes, stundistes, chrétiens évangéliques. Mais ce n'étaient pas les membres de sectes dogmatiques. S'éloignant simplement de l'orthodoxie, ces travailleurs prenaient le baptisme comme étape d'un court trajet vers le chemin de la révolution. Au cours des premières semaines de nos entretiens, certains d'entre eux usaient encore de formules de sectes chrétiennes et cherchaient des analogies avec le christianisme primitif. Mais presque tous se débarrassèrent bientôt de cette phraséologie que raillaient sans cérémonie de plus jeunes ouvriers.

Aujourd'hui encore, les figures les plus remarquables se dressent devant moi comme vivantes. Le menuisier Korotkov, portant chapeau melon, qui avait renoncé depuis longtemps à toute mystique, fantaisiste et versificateur.

-Je suis un ratialiste (rationaliste), disait-il solennellement.

Et lorsque Tarass Savéliévitch, vieil adepte de l'Évangile, qui avait des petits-enfants, recommençait pour la centième fois à parler des premiers chrétiens dont les réunions, comme les nôtres, avaient eu lieu en secret, Korotkov lui coupait brusquement la parole :

-Tes histoires de bon Dieu, voilà ce que j 'en fais !

Et, se décoiffant, indigné, il lançait son chapeau melon quelque part en l'air au milieu des arbres. Un moment après, il s'en allait rechercher son couvre-chef. Cela se passait dans un bois, sur un terrain sablonneux.

Bien des ouvriers, emportés par de nouveaux sentiments, se mirent à composer des vers. Korotkov écrivit une "marche prolétarienne" qui débutait ainsi: "Nous sommes les alphas et les omégas, les commencements et les fins..."

Nestérenko, qui était également charpentier, et qui avait adhéré avec son fils au cercle d'Alexandra Lvovna Sokolovskaïa, composa en ukrainien une doumka [Sorte de récitatif, ou chanson de geste, ou ballade d'ordinaire consacrée à des faits ou personnages historiques. La racine du mot est douma, pensée, méditation, rêverie. -N.d.T.] sur Karl Marx. On la chantait en choeur. Mais Nestérenko devait mal tourner: il se lia avec la police et lui livra toute l'organisation.

Le jeune Efimov, manoeuvre, géant au poil blond et aux yeux bleus, originaire d'une famille d'officiers, sachant bien lire et écrire, et ayant même beaucoup lu, vivait dans les bas-fonds de la ville. Je le découvris dans une gargote de trimardeurs. Il travaillait au port comme docker, ne buvait ni ne fumait, se montrait retenu et poli, mais en lui vivait quelque secret qui le rendait morose, bien qu'il n'eût que vingt et un ans.

Efimov me confia bientôt qu'il avait fait connaissance avec une mystérieuse organisation de narodovoltsy [Partisans de la "liberté du peuple". -N.d.T.] et s'offrit à nous mettre en rapports avec eux.

Nous fûmes trois, Moukhine, Efimov et moi, à prendre le thé dans la bruyante taverne "Russie", écoutant une étourdissante machine à musique et patientant. Enfin, Efimov nous désigna, d'un simple coup d'oeil, un grand et solide bonhomme qui portait une barbe de marchand. C'était "lui". Le bonhomme prit son thé, longuement, à une table séparée, puis endossa son pardessus et, d'un geste automatique, se signa dans la direction des icônes.

-Ça, par exemple, pour un révolutionnaire !... s'exclama tout bas Moukhine.

Le partisan de la "liberté du peuple" éluda tout rapprochement avec nous, transmettant, par l'intermédiaire d'Efimov, je ne sais plus quelle confuse explication. Cette histoire resta à tout jamais obscure. Quant à Efimov, il devait régler bientôt ses comptes avec l'existence il s'asphyxia au gaz.

Il se peut que le géant aux yeux bleus n'ait été qu'un jouet entre les mains d'un limier de police; mais on peut encore supposer le pire...

Moukhine, qui était électricien, comme je l'ai dit, avait établi dans son logement un système compliqué de signalisation pour le cas d'une incursion policière.

Il avait vingt-sept ans, il crachait un peu le sang ; il était riche d'expérience, tout plein de sagesse pratique, et me faisait presque l'effet d'un vieillard. Il resta révolutionnaire toute sa vie. Après sa première déportation, il se retrouva en prison, puis fut encore déporté. Je l'ai revu à vingt-trois ans de distance, à Kharkov, à la conférence du parti communiste ukrainien. Nous restâmes longtemps dans un coin, remuant la poussière des vieux souvenirs, nous remémorant certains épisodes, nous racontant ce qu'étaient devenus plusieurs de ceux avec qui nous avions été liés à l'aube de la révolution. Moukhine, à cette conférence, fut élu membre de la commission centrale de contrôle du parti ukrainien. Il avait bien mérité cette distinction par l'exemple de toute sa vie. Mais, peu après, il s'alita et ne devait pas se relever.

A peine avions-nous fait connaissance que Moukhine me mît en relations avec un ami à lui, qui était aussi membre d'une secte religieuse. Il se nommait Babenko. Il possédait une maisonnette et quelques pommiers dans son jardin. Boiteux, lent de ses mouvements, toujours sobre, il m'apprit à boire le thé avec des pommes et non pas avec du citron.

Au même moment que d'autres il fut arrêté, resta un bon bout de temps en prison, puis revint à Nikolaïev. Il était de notre destinée d'être séparés tout à fait. En 1925, je lus par hasard dans un journal qu'un ancien membre de l'Union ouvrière du Midi, Babenko, vivait dans la province du Kouban. Vers ce temps-là, il perdit l'usage des deux jambes. Je parvins à obtenir (en 1925, ce ne m'était déjà plus très facile) qu'on transférât le vieillard à Essentouki, pour une cure. Babenko put de nouveau marcher. J'allai le voir au sanatorium. Il ignorait que Trotsky et Lvov fussent une seule et même personne. Nous primes encore le thé avec des pommes, en évoquant le passé. C'est lui qui a dû s'étonner en apprenant bientôt que Trotsky était un contre-révolutionnaire!...

Nombreuses furent les figures intéressantes; il est impossible de les énumérer toutes. Nous avions parmi les jeunes une élite très cultivée qui avait passé par l'école technique des chantiers de constructions navales. Elle comprenait à demi-mot son moniteur. Ainsi, la propagande révolutionnaire s'avéra incomparablement plus facile que nous ne l'avions imaginé. Nous étions surpris et grisés par les exceptionnels résultats de notre travail. D'après ce que nous avions entendu dire de l'activité des militants, nous savions que, d'ordinaire, le chiffre des ouvriers gagnés à la cause s'exprimait par quelques unités. Un révolutionnaire qui avait persuadé deux ou trois travailleurs comptait cela pour un succès non négligeable. Or, chez nous, le nombre des ouvriers qui s'étaient affiliés à nos cercles ou désiraient y entrer semblait pratiquement illimité. On ne manquait que de dirigeants. La littérature manquait aussi. Entre moniteurs, on s'arrachait un unique exemplaire archi-usé du Manifeste communiste de Marx et Engels, exemplaire manuscrit, copie faite par plusieurs mains à Odessa, comportant bien des lacunes et altérations.

Bientôt, nous nous chargeâmes nous-mêmes de créer une littérature. Ce fut, à proprement parler, le début de mes travaux d'écrivain. Il coïncida presque avec le début de mon activité révolutionnaire. J'écrivis des proclamations, des articles; je les recopiais ensuite en caractères d'imprimerie pour l'hectographe. A cette époque, nul n'avait entendu parier de machines à écrire. Je dessinais les lettres avec le plus grand soin. Je me faisais un point d'honneur d'obtenir qu'un ouvrier même presque illettré pût déchiffrer sans peine la proclamation sortie de notre hectographe. Chaque page demandait au moins deux heures de travail. J'y passais parfois toute une semaine, le dos plié, ne me redressant que pour aller aux réunions et occupations des cercles. Mais quelle satisfaction c'était quand on apprenait, des usines, des corporations, comment les mystérieuses feuilles aux lettres violettes avaient été avidement lues, transmises et ardemment discutées par les ouvriers. Ils se représentaient l'auteur des proclamations comme un puissant et mystérieux personnage qui pénétrait dans toutes les usines, savait ce qui se passait dans les corporations, et était en mesure de répondre aux événements, dans les vingt-quatre heures, par des feuilles toutes neuves.

Au début, nous faisions fondre la matière de l'hectographe et imprimions les proclamations dans notre chambre, la nuit. Quelqu'un se tenait en sentinelle dans la cour. Dans le poêle ouvert, il y avait du pétrole et des allumettes pour détruire les pièces du délit en cas de danger. Tout cela était extrêmement naïf. Mais les gendarmes de Nikolaïev n'étaient guère plus expérimentés que nous.

Plus tard, nous transférâmes notre imprimerie dans le logement d'un ouvrier âgé, qui avait perdu la vue par accident. Il n'hésita pas à nous livrer son local.

Pour un aveugle, disait-il avec un tranquille sourire, c'est la prison partout...

Peu à peu, nous arrivions à constituer chez lui une grosse provision de gélatine, de glycérine et de papier. On travaillait la nuit. La chambre délabrée, dont le plafond vous pesait sur la tête, avait véritablement un air misérable, indigent. Nous préparions sur un poêle de fonte la bouillie révolutionnaire, la versant ensuite sur une plaque de fer-blanc. L'aveugle était le plus sûr de ses mouvements dans la demi-obscurité de la chambre, et nous aidait. Un jeune ouvrier et une ouvrière se regardaient entre eux, pénétrés de respect, lorsque je soulevais de l'hectographe la feuille fraîchement imprimée.

Si quelqu'un avait jeté un coup d'oeil "de haut", le coup d'oeil d'un homme "raisonnable", sur cette jeunesse qui s'agitait dans la pénombre, autour d'un misérable appareil à copier, combien fantaisiste et ridicule lui eût paru l'idée que nous avions de renverser un régime puissant qui durait depuis des siècles! Or, ce dessein a été mis à exécution dans la durée qu'on assigne à une génération: depuis les nuits dont je parle, jusqu'à 1905, il ne s'était écoulé que huit ans; jusqu'à 1917, il n'y a pas eu tout à fait vingt années.

La propagande orale ne me donnait pas, me semble-t-il, d'aussi grandes satisfactions que celle que je pouvais faire par écrit. Mes connaissances étaient insuffisantes et je ne savais pas encore les présenter d'une manière convenable. Nous ne prononcions pas encore de discours dans le vrai sens du mot.

Une fois seulement, en forêt, pour le Premier Mai, j'eus à parler. Cela me troubla profondément. Chaque mot, au moment où il allait passer mon gosier, me paraissait intolérablement faux. Mais nos causeries, dans les cercles, réussissaient parfois assez bien. Dans l'ensemble, le travail révolutionnaire était en pleine marche. J'entretenais et développais mes relations avec Odessa. Tel soir, j'allais au port de Nikolaïev, prenais pour un rouble un billet de troisième classe, m'installais sur le pont du vapeur, aussi près que possible de la cheminée, roulais sous ma tête mon veston et me couvrais de mon paletot. Au matin, à mon réveil, j'étais à Odessa, et je me rendais aux adresses que je savais.

Je passais la nuit suivante, de retour, sur le bateau. De cette façon, je n'avais pas perdu de temps.

Mes rapports avec Odessa s'enrichirent d'une manière inattendue. A l'entrée de la bibliothèque publique, je fis connaissance d'un ouvrier qui portait lunettes: nous nous dévisageâmes et devinâmes ce que nous étions. Lui était Albert Poliak, ouvrier compositeur, qui organisa une imprimerie centrale, fameuse plus tard, du parti. Notre liaison avec lui fit époque dans la vie de notre organisation. Quelques jours plus tard, je rapportais à Nikolaïev une valise toute pleine de littérature illégale, éditée à l'étranger. C'étaient de petites brochures toutes neuves, aux couvertures de couleurs gaies. Nous nous reprîmes plus d'une fois à ouvrir la valise pour admirer notre trésor. Ces brochures furent rapidement distribuées et augmentèrent fortement notre autorité dans les milieux ouvriers.

J'appris par hasard de Poliak, en causant, que le technicien Schrenzel, qui se faisait passer pour ingénieur et qui tournait depuis longtemps autour de nous, était un vieil agent provocateur. Bête et importun, Schrenzel portait une casquette à cocarde [L'insigne des fonctionnaires d'Etat]. D'instinct, nous nous étions méfiés de lui, mais il était renseigné sur certaines personnes et certains faits. Je l'invitai à venir chez Moukhine. Là, j'exposai en détail quelle avait été la carrière de Schrenzel, sans toutefois le nommer, et le poussai ainsi jusqu'à un complet affolement. Nous le menaçâmes d'une exécution sommaire pour le cas où il nous livrerait. Cet avertissement eut apparemment son effet, car nous ne fûmes pas inquiétés pendant trois mois. En revanche, après notre arrestation, Schrenzel accumula dans ses dépositions horreurs sur horreurs.

Nous avions donné à notre organisation le nom d'Union ouvrière de la Russie méridionale, espérant nous adjoindre d'autres villes. Je rédigeai les statuts de l'Union dans l'esprit de la social-démocratie. L'administration [Dans la Russie d'autrefois, ce mot désignait les autorités, et plus particulièrement la police. -N.d.T.] essaya de combattre notre influence dans les usines en y prononçant des discours. Mais, dès le lendemain, nous donnions la réplique par des proclamations. Ce duel mettait l'émotion non seulement dans les milieux ouvriers, mais dans toute la population de la ville. Partout, à la fin, il fut question de ces révolutionnaires qui répandaient à profusion leurs papiers dans les usines. On nous nommait de tous côtés. Mais la police tardait à agir, ne croyant pas que "les gamins de chez le jardinier" fussent capables de mener une pareille campagne et s'imaginant que derrière nous se cachaient des dirigeants plus expérimentés. Elle soupçonnait probablement les anciens déportés. C'est ainsi que nous gagnâmes deux ou trois mois. Cependant, à la fin des fins, la filature exercée devint trop évidente et la gendarmerie parvint à connaître tous nos cercles, l'un après l'autre. Nous résolûmes de nous disperser pour quelques semaines et de quitter Nikolaïev, afin de dépister la police. Je devais me rendre chez mes parents au village; Sokolovskaïa et son frère iraient à Ekaterinoslav, etc. En même temps, nous décidâmes fermement qu'au cas où se produiraient des arrestations en masse, nous ne nous cacherions pas et nous laisserions prendre, afin que les gendarmes ne pussent dire aux ouvriers que leurs dirigeants les avaient "lâchés".

Avant mon départ, Nestérenko voulut absolument que je lui remisse de la main à la main un paquet de proclamations. Il me fixa un rendez-vous, très tard dans la soirée, derrière le cimetière. Il y avait une épaisse couche de neige. Clair de lune. Au delà du champ de repos, un terrain vague, absolument désert. Je trouvai Nestérenko à l'endroit indiqué. Mais, au moment où je lui passais le paquet, que je tirais de dessous mon paletot, un individu se détacha du mur du cimetière, passa tout près de nous et frôla du coude Nestérenko.

-Qui est-ce? demandai-je, étonné.

-Je n'en sais rien, répondit Nestérenko, en suivant des yeux l'inconnu.

Il était déjà en rapports avec la police. Mais l'idée ne me vint même pas de le soupçonner.

Le 28 janvier 1898, il fut procédé à des arrestations en masse. Plus de deux cents personnes furent appréhendées. Et la répression commença. Un des prisonniers, le soldat Sokolov, fut tellement terrorisé que, du haut d'un couloir de la maison d'arrêt, du premier étage, il se jeta sur le pavé; il en fut quitte pour de graves contusions. Un autre détenu, Lévandovsky, fut atteint d'un dérangement cérébral. Il y eut d'autres victimes.

Nombre de ceux qui furent pris le furent par accident. Certains de ceux sur lesquels nous comptions nous lâchèrent, ou trahirent même. En revanche, d'autres qui s'étaient tenus dans l'ombre montrèrent de la force de caractère. Il y eut, parmi les emprisonnés, et pour longtemps, un ouvrier tourneur, l'Allemand Auguste Dorn, âgé d'environ cinquante ans; arrêté on ne savait pourquoi, car il était venu tout juste deux fois jeter un coup d'oeil dans un cercle. Il se tint à merveille, chantant, à se faire entendre de toute la prison, des chansonnettes allemandes, qui, à vrai dire, n'étaient pas toujours des plus vertueuses, plaisantant en un russe qu'il estropiait, entretenant le courage des jeunes. Au Dépôt des déportés, à Moscou, nous nous trouvâmes ensemble, dans une salle commune; Dorn avait sa façon d'appeler à lui le samovar et terminait son monologue ainsi: "Ah! tu ne veux pas venir! Eh bien, c'est Dorn qui va te chercher!" Quoique cette scène se répétât de jour en jour, on riait tous, de bon coeur.

L'organisation de Nikolaïev avait été durement frappée, mais ne fut pas détruite. Nous fûmes bientôt remplacés. Les révolutionnaires comme les gendarmes devenaient plus expérimentés.

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