1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

18 Le commencement de la guerre

On vit apparaître sur les palissades et murs de Vienne cette inscription: "Alle Serben müssen sterben !" C'était devenu le cri de rappel des gamins de la rue. Notre cadet, Sérioja, toujours animé de l'esprit de contradiction, s'écria sur la pelouse de Sievering : "Hock Serbien !" Il rentra à la maison couvert de bleus, ayant fait sa première expérience de politique internationale.

Buchanan, l'ancien ambassadeur de Grande-Bretagne à Pétersbourg, parle avec enthousiasme dans ses Mémoires des "merveilleuses premières journées d'août", pendant lesquelles la Russie lui parut "complètement transfigurée". On peut trouver l'expression du même ravissement dans les souvenirs d'autres hommes d'Etat, bien qu'ils n'aient pas incarné aussi intégralement l'infatuation bornée des classes dirigeantes. Dans tous les centres européens, les journées d'août furent également "merveilleuses", tous les pays apparurent "transfigurés" pour travailler à leur destruction mutuelle.

L'élan patriotique des masses en Autriche-Hongrie fut, de tous, le plus inattendu. Qu'est-ce qui pouvait bien pousser l'ouvrier cordonnier de Vienne, Pospeszil, moitié Allemand, moitié Tchèque, ou notre marchande de légumes, Frau Maresch, ou le cocher Frankl, à manifester sur la place, devant le ministère de la Guerre ? Une idée nationale ? Laquelle ? L'Autriche-Hongrie était la négation même de l'idée de nationalité. Non, la force motrice était ailleurs.

Il existe beaucoup de gens de cette sorte, dont toute vie, jour après jour, se passe dans une monotonie sans espoir. C'est sur eux que repose la société contemporaine. Le tocsin de la mobilisation générale intervient dans leur existence comme une promesse. Tout ce dont on a l'habitude et la nausée est rejeté; on entre dans le royaume du neuf et de l'extraordinaire. Les changements qui doivent se produire par la suite sont encore moins prévisibles. Peut-on dire que cela ira mieux ou plus mal? Mieux, bien sûr... Comment Pospeszil trouverait-il pire que ce qu'il a connu en temps "normal"?

Je rôdais par les rues centrales de cette Vienne que je connaissais si bien et j'observais la foule qui peuplait d'une façon si insolite le quartier chic du Ring : là, des espoirs s'étaient éveillés. Et ces espoirs ne s'étaient-ils pas partiellement réalisés déjà ? En tout autre temps, est-ce que des facteurs du chemin de fer, des blanchisseuses, des cordonniers, des ouvriers et des apprentis des faubourgs auraient pu se sentir chez eux maîtres de la situation, sur le Ring. La guerre s'empare de tous, et, par suite, les opprimés, ceux que la vie a trompés se sentent alors comme à un niveau d'égalité avec les riches et les puissants. Que ceci ne soit pas pris pour un paradoxe: dans les dispositions de la foule viennoise qui manifestait à la gloire des armes des Habsbourg je retrouvais certains traits que je connaissais depuis les journées d'octobre 1905, à Pétersbourg. Ce n'est pas pour rien que la guerre s'est souvent montrée dans l'histoire comme la mère de la révolution...

Pourtant, quelle différence, ou plus exactement quelle opposition dans l'attitude des classes à l'égard de la guerre et de la révolution. Buchanan, En ces journées d'août, dit que c'était "merveilleux" et que la Russie s'était réveillée. Par contre sur les journées les plus pathétiques de 1905, le comte Witte avait écrit "L'immense majorité de la Russie semble prise de folie."

De même que la révolution, la guerre jette du haut au bas toute l'existence hors des voies coutumières. Mais la révolution porte ses coups contre le pouvoir existant. Bien différemment, la guerre, dans les premiers temps, fortifie le pouvoir de l'Etat qui, dans le chaos soulevé, semble alors l'unique appui, tant que la guerre même n'aura pas sapé ce pouvoir. Les espoirs que l'on pouvait fonder sur des mouvements sociaux et nationaux, à Prague ou à Trieste, comme à Varsovie ou à Tiflis, étaient absolument dépourvus de toute base au début de la guerre.

En septembre 1914, j'écrivais à destination de la Russie :

"La mobilisation et la déclaration de guerre ont en quelque sorte effacé tous les antagonismes nationaux et sociaux dans le pays. Mais ce n'est qu'un délai accordé par l'histoire, une façon de moratorium politique. Les traites ont été protestées, mais il faudra bien payer."

Lorsque j'écrivais ainsi, j'avais en vue, bien entendu, non seulement l'Autriche-Hongrie, mais la Russie, et la Russie avant tout.

Les événements se suivaient, s'accumulaient. On apprit par télégramme l'assassinat de Jaurès. Les journaux contenaient tant de perfides mensonges qu'il ne restait plus, du moins pour quelques heures, qu'à douter et à espérer. Mais cette possibilité même disparut bientôt. Jaurès fut assassiné par ses ennemis et trahi par son propre parti.

Quelle fut l'attitude que je trouvai dans les cercles dirigeants de la social-démocratie autrichienne, à l'égard de la guerre ? Les uns s'en réjouissaient ouvertement, dans un langage qui débordait d'injures grossières à l'adresse des Serbes et des Russes, et sans trop distinguer les gouvernements de leurs peuples. Ils étaient au fond, organiquement, des nationalistes; le léger vernis de culture socialiste dont ils étaient couverts tombait d'eux, et non pas de jour en jour, mais d'heure en heure. Je me rappelle comment H. Deutsch, qui devint dans la suite quelque chose comme un ministre de la Guerre, parlait délibérément de cette guerre qu'il disait inévitable et salutaire, puisqu'elle devait enfin délivrer l'Autriche du "cauchemar" serbe. D'autres, et à leur tête Victor Adler, considéraient la guerre comme une catastrophe extérieure qu'il fallait savoir supporter. Cette passivité expectative ne servait cependant qu'à dissimuler l'aile du parti qui était activement nationaliste. En certaines occasions, de profonds penseurs évoquèrent la victoire des Allemands, en 1871, laquelle avait assuré les progrès de l'industrie germanique et, par conséquent, ceux de la social-démocratie.

C'est le 1er août que l'Allemagne déclara la guerre à la Russie. Avant cette date, les Russes quittaient déjà Vienne. Au matin du 3 août, je me rendis à la Wienzeile, pour consulter les députés socialistes, pour leur demander ce que nous avions à faire, nous autres émigrés russes. Friedrich Adler, mû par la force d'inertie, continuait encore dans son cabinet à remuer des livres, des papiers, à préparer des timbres pour le congrès international socialiste qui devait avoir lieu, prochainement, à Vienne. Cette idée de congrès n'était pourtant déjà plus que du passé. D'autres forces entraient dans la carrière...

Le vieil Adler me proposa de me conduire immédiatement à la première source de renseignements chez le chef de la police politique, un nommé Geyer. En auto, sur le chemin de la préfecture, je fis observer à Adler que la guerre avait donné au pays comme des apparences de fête.

-Ceux qui se réjouissent, me répondit-il aussitôt, ce sont ceux qui ne partent pas pour le front. En outre, on voit maintenant dans la rue tous les déséquilibrés, tous les fous... C'est leur bon temps. L'assassinat de Jaurès n'est qu'un début. La guerre donne du large à tous les instincts, à toutes les formes de démence...

Psychiatre par son ancienne éducation médicale, Adler considérait souvent les événements politiques - "surtout ceux d'Autriche", disait-il ironiquement - d'un point de vue psychopathologique. Il était bien loin de penser alors que son propre fils commettrait un meurtre politique. Dans la revue Kampf qui était dirigée par Friedrich, son fils, j'avais publié, juste à la veille de la guerre, un article dans lequel je démontrais l'inutilité du terrorisme individuel. Il convient de remarquer que le directeur de la revue approuvait fort cet article. L'acte de terrorisme qu'il commit ensuite fut une explosion d'opportuniste en détresse, rien de plus. Après avoir donné issue à son désespoir, Friedrich Adler rentra dans la ligne d'autrefois.

Geyer déclara, en termes circonspects, que, le lendemain matin, l'ordre pourrait bien être donné d'un internement des Russes et des Serbes.

-Vous me recommandez donc de partir ?

-Et plus vous ferez vite, mieux cela vaudra.

-C'est bon. Je pars demain, avec ma famille, pour la Suisse.

-Hum... Je préférerais que vous partiez aujourd'hui.

Cette conversation eut lieu à trois heures de l'après-midi; à six heures dix j'étais déjà, avec ma famille, dans le train qui partait pour Zurich. Je laissais derrière moi des relations de sept années, des livres, des archives, des ouvrages commencés, dont une polémique avec le professeur Masaryk sur les destinées de la culture russe.

Le télégramme qui annonçait la capitulation de la social-démocratie allemande me secoua bien plus que la déclaration de guerre, bien que je fusse assez loin d'idéaliser naïvement le socialisme germanique.

J'écrivais déjà, en 1905, et je l'ai récrit plus d'une fois :

"Les partis socialistes européens ont élaboré leur conservatisme, qui devient d'autant plus fort que de plus grandes masses sont gagnées par le socialisme... Par suite la social-democratie peut devenir, à un certain moment, un obstacle immédiat dans un conflit qui se déclarerait entre les ouvriers et la réaction bourgeoise. En d'autres termes, le conservatisme de propagande socialiste du parti prolétarien peut, à un certain moment, gêner la lutte directe du prolétariat pour la conquête du pouvoir."

Je ne m'attendais pas à trouver, en cas de guerre, les leaders officiels de l'Internationale capables de prendre une sérieuse initiative révolutionnaire. Mais je n'aurais pas cru que la social-démocratie pût tout simplement ramper à plat ventre devant le militarisme national.

Quand on reçut en Suisse le numéro du Vorwaerts où il était rendu compte de la séance du Reichstag qui avait eu lieu le 4 août, Lénine décida sans hésiter que c'était une contrefaçon, un document inventé par le G. Q. G. allemand pour tromper et terrifier l'ennemi. Telle était encore -en dépit de la faculté critique de Lénine- la foi que l'on gardait à la social-démocratie allemande.

Et cependant, à la même date, l'Arbeiter Zeitung de Vienne disait de la capitulation du socialisme allemand que c'était "une grande journée pour la nation allemande"... Ce fut un apogée pour Austerlitz. Son "Austerlitz"!... Moi, je ne croyais pas apocryphe le numéro du Vorwaerts. Les premières impressions recueillies directement à Vienne m'avaient préparé au pire. Cependant le vote du 4 août me donna une des émotions les plus tragiques de mon existence. Que dirait Engels? me demandais-je. La réponse était claire pour moi. Et comment agirait Bebel? Sur ce point je n'y voyais pas tout à fait nettement. Mais Bebel n'existait plus. Il ne restait que Haase, honnête démocrate de province, dépourvu de toutes perspectives théoriques et de tempérament révolutionnaire. Dans toute situation critique, il était enclin à s'abstenir des décisions sans retour et, recourant à des demi-mesures, il préférait temporiser. Les événements le dépassaient de beaucoup. Et derrière lui, les Scheidemann, les Ebert, les Wels...

La Suisse donnait des reflets de l'Allemagne et de la France, mais sous des aspects de neutralité, c'est-à-dire en des formes adoucies et tout à fait en réduction. On en avait l'image la plus frappante à l'Assemblée fédérale dont faisaient partie deux députés socialistes qui portaient les mêmes nom et prénom Johann Sigg, de Zurich, et Jean Sigg, de Genève: le premier, ardent germanophile, le second plus ardemment encore francophile. C'est ainsi qu'en Suisse pouvait se mirer l'Internationale.

La guerre était déclarée depuis plus d'un mois lorsque je rencontrai dans une rue de Zurich le vieux Molkenbuhr qui était venu là pour travailler l'opinion publique. Comme je lui demandais comment le parti se représentait la marche de la guerre mondiale, ce vénérable membre de la direction me répondit :

-Dans les deux mois qui vont suivre, nous en finirons avec la France. Nous nous tournerons alors vers l'Est. Nous en finirons avec les troupes du tsar, et, alors, dans trois mois, dans quatre au plus, nous donnerons à l'Europe une paix solide.

Je rapporte cette réponse mot à mot, d'après mon carnet où je l'inscrivis aussitôt.

Bien entendu, Molkenbuhr n'exprimait pas son appréciation personnelle. Il transmettait seulement l'opinion officielle de la social-démocratie.

A la même époque, l'ambassadeur de France à Pétersbourg pariait à Buchanan cinq livres sterling que la guerre serait terminée avant la Noël.

Non, nous autres, "utopistes", avons été en quelque chose meilleurs prophètes que ces réalistes, les messieurs de la social-démocratie et de la diplomatie.

La Suisse, où je devais attendre, à l'écart de la guerre, me rappelait la pension finnoise "Rauha", où j'avais appris, pendant l'automne de 1905, la montée du flot révolutionnaire. Bien entendu, l'armée, en Suisse, était aussi mobilisée et, à Bâle, on entendait même le grondement de la canonnade. Cependant, l'immense pension de famille helvétique, où le plus grave souci était celui d'une pléthore de fromages et d'une disette de pommes de terre, ressemblait à une paisible oasis cernée par les feux de la guerre. Et je me disais: peut-être ne sommes-nous pas si loin du moment où nous pourrons quitter cet asile pour revoir les ouvriers de Pétersbourg, dans la salle de l'Institut technologique.

Pour vivre cette heure, nous avions encore trente-trois mois à attendre.

Le besoin de me rendre compte de ce qui se passait m'amena à tenir un journal.

Le 9 août, j'écrivais déjà :

"Ce qui est évident, c'est ceci: il ne s'agit plus de fautes commises, de certaines démarches opportunistes, de déclarations maladroites à des tribunes parlementaires, du vote du budget par les social-démocrates du grand-duché de Bade, ni des expériences du ministérialisme français, ni de certains renégats parmi les chefs; il s'agit du naufrage de l'Internationale à une époque où les responsabilités sont les plus grandes et pour laquelle tous les travaux qui ont été faits n'ont été que des travaux préparatoires."

Le 11 août, j'écrivais ceci :

"C'est seulement un réveil du mouvement révolutionnaire socialiste -lequel doit prendre immédiatement des formes extrêmement violentes- qui jettera les bases de la nouvelle Internationale. Les années qui viennent seront l'époque de la révolution sociale."

J'entrai activement dans la vie du parti socialiste suisse. Dans la base ouvrière, mon internationalisme rencontrait des sympathies presque unanimes. De chaque réunion du parti je rapportais double provision d'assurance en la justesse de ma position. Je trouvai mon premier point d'appui dans l'union ouvrière Eintracht dont la composition était internationaliste. D'accord avec la direction, je rédigeai, au début de septembre, un projet de manifeste contre la guerre et le social-patriotisme. La direction invita les leaders du parti à assister à une réunion où je devais parler en allemand pour défendre le manifeste. Mais les leaders ne vinrent pas. Ils voyaient trop de risque à prendre position sur une question aussi discutée; ils préféraient attendre et se bornaient pour l'instant à critiquer en chambre les "exagérations", du chauvinisme allemand et français. L'assemblée de l'Eintracht adopta presque à l'unanimité le manifeste qui, malgré toutes ses réticences, donna une sérieuse impulsion à l'opinion dans le parti. Ce fut peut-être, à dater du début de la guerre, le premier document internationaliste émanant d'une organisation ouvrière.

C'est alors que, pour la première fois aussi, je connus de plus près Radek qui était arrivé d'Allemagne en Suisse. Il se situait à l'extrême-gauche du parti allemand et j'espérais trouver en lui un partisan de mes idées. En effet, Radek parlait avec une extraordinaire intransigeance des dirigeants de la social-démocratie allemande. Sur ce point, nous étions d'accord. Mais je constatai avec étonnement, en causant avec lui, qu'il ne croyait pas à la possibilité d'une révolution prolétarienne à l'occasion de la guerre, ni, en général, dans un prochain avenir. Non, répondait-il, les forces productrices de l'humanité prise dans son ensemble ne sont pas encore suffisamment développées.

J'étais trop habitué déjà à entendre dire que les forces productrices de la Russie étaient insuffisantes pour garantir la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, mais je n'imaginais pas qu'une pareille réponse pût venir d'un homme politique, d'un révolutionnaire d'un pays capitaliste avancé. Peu après mon départ de Zurich, Radek fit, à une autre assemblée de l'Eintracht, une grande conférence dans laquelle il tenta de démontrer, avec force arguments, que le monde capitaliste n'était pas préparé pour la révolution socialiste.

Sur la conférence de Radek comme, en général, sur la vie de carrefour que fut pour les socialistes cette période de Zurich au début de la guerre, on a le récit de l'historien suisse Brupbacher dans des Mémoires qui ne manquent pas d'intérêt. Il est curieux de constater que Brupbacher dit de mes idées d'alors que c'étaient des opinions... pacifistes... Il est impossible de comprendre ce qu'il entendait par là. Une des brochures qu'il a écrites caractérise ainsi, par son titre même, sa propre évolution: Du petit bourgeois au bolchevik. J'ai pu me faire une idée suffisamment claire des opinions qu'avait alors Brupbacher pour adopter intégralement la première moitié de son titre. Quant à la deuxième, je ne voudrais pas en prendre la responsabilité.

Lorsque les journaux socialistes allemands et français eurent donné un clair tableau de la catastrophe morale qui s'était produite dans le socialisme officiel, je mis de côté mon carnet de notes pour écrire une brochure politique sur la guerre et l'Internationale. Sous l'impression du premier entretien que je venais avoir avec Radek, j'écrivis pour cette brochure une préface dans laquelle je soulignais avec la plus grande énergie que la guerre actuelle n'était pas autre chose qu'une insurrection des forces productrices du capitalisme prises dans leur ensemble mondial, contre la propriété privée, d'une part, -contre les frontières des Etats, de l'autre...

La brochure intitulée : La Guerre et l'Internationale, de même que mes autres livres, eut un sort d'abord en Suisse, puis en Allemagne et en France, plus tard en Amérique, et enfin dans la république des Soviets. Sur tout cela, il faut dire ici quelques mots.

Mon manuscrit, rédigé en russe, fut traduit par un Russe qui était loin de posséder à fond la langue allemande. Ce fut un professeur de Zurich, Ragaz, qui se chargea de reviser la traduction en allemand. Ce fut pour moi une occasion de faire connaissance avec cette personnalité originale. Chrétien croyant, et, bien mieux, théologien par éducation et par profession, Ragaz se situait en même temps à l'extrême-gauche du socialisme suisse, il admettait les plus extrêmes méthodes de lutte contre la guerre et se prononçait pour une révolution prolétarienne. Lui et sa femme me séduisirent par leur attitude morale, profondément sérieuse, à l'égard des problèmes politiques, ce qui les distinguait à leur avantage des fonctionnaires autrichiens, allemands, suisses, de la social-démocratie, et de bien d'autres, dénués de toute idéologie.

Si je ne me trompe, Ragaz fut, plus tard, obligé de sacrifier à ses idées sa chaire universitaire. Pour le milieu auquel il appartenait, ce n'était pas peu de chose. Mais, dans les conversations que j'eus avec lui, tout en ressentant de la déférence pour cet homme peu ordinaire, j'eus aussi la sensation presque physique d'un voile très fin, mais absolument impénétrable, jeté entre nous. Il était mystique jusqu'au fond: il ne cherchait pas à communiquer ses croyances, il ne les mentionnait même pas, mais l'idée même de l'insurrection armée, dans les propos qu'il tenait, s'enveloppait de souffles de l'au-delà qui ne me donnaient qu'une désagréable sensation de froid. Dès le temps où j'avais commencé à écrire, je m'étais senti matérialiste par intuition, puis matérialiste conscient, et non seulement je ne me sentis pas le besoin de connaître des mondes d'un autre ordre, mais je ne pus jamais trouver un contact psychologique avec des gens qui ont assez de finesse pour avouer simultanément Darwin et la Sainte-Trinité.

Grâce à Ragaz mon livre parut en bon allemand. Dès décembre 1914, il trouva, de Suisse, des débouchés en Autriche et en Allemagne. Ce furent des hommes de gauche, F. Piatten et d'autres qui s'en occupèrent. Destinée aux pays allemands, la brochure était avant tout dirigée contre la social-démocratie allemande, parti dirigeant de la IIe Internationale. Il me souvient qu'un journaliste, nommé Heilmann, qui tenait les premiers violons parmi les chauvins, déclara au sujet de cette brochure que c'était l'ouvrage d'un fou, mais d'un fou qui avait de la suite dans ses idées. Je ne pouvais espérer plus grand éloge... Bien entendu, on insinua que cet ouvrage était un adroit moyen de propagande pour les Alliés.

Un peu plus tard, en France, sans m'y être attendu, je devais lire dans les journaux, un télégramme venu de Suisse d'après lequel un tribunal allemand me condamnait par contumace à la prison pour ma brochure de Zurich. J'en conclus que cet ouvrage avait eu l'effet souhaité. Les juges qui étaient à la dévotion des Hohenzollern me rendirent, par cette sentence, devant laquelle je ne m'empressai pas de me mettre en règle, un service inappréciable. Pour ceux des calomniateurs et mouchards de l'Entente qui s'occupèrent de moi, la condamnation portée par des Allemands créa toujours une grosse difficulté lorsqu'ils essayèrent noblement de démontrer que j'étais, en fait, un agent du G. Q. G. allemand.

Et cela n'empêcha pas les autorités françaises de retenir à la frontière ma brochure, "étant donné son origine allemande". Pour défendre cet ouvrage contre la censure française, une note équivoque parut dans le journal de Gustave Hervé. Je pense que cette note a été écrite par Charles Rappoport, qui est assez connu, et qui, dans tous les cas, est l'auteur de la plus grande quantité de calembours qu'un homme ait jamais imaginés, consacrant à cela sa longue existence.

Après la révolution d'Octobre, un éditeur de New-York, esprit inventif, fit paraître ma brochure allemande sous l'aspect d'un livre. D'après ce qu'il a raconté lui-même, Wilson lui aurait demandé, de la Maison-Blanche, par téléphone, communication des bonnes feuilles : c'était le moment où le président fabriquait ses quatorze articles, et, à ce que racontent des gens renseignés, il ne pouvait pas digérer que des bolcheviks lui eussent enlevé les meilleures de ses formules. En deux mois, ma brochure devait être enlevée en Amérique, à seize mille exemplaires. Mais on en arriva aux journées de Brest-Litovsk. La presse américaine se souleva furieusement contre moi et ma brochure disparut aussitôt du marché.

Dans la Russie des Soviets, ma brochure de Zurich fut rééditée bien des fois, elle devint un manuel pour l'étude du marxisme en ce qui concerne la guerre. Elle ne fut élaguée du "marché" de l'Internationale communiste qu'après 1924, époque où l'on découvrit le "trotskysme". Actuellement, c'est un ouvrage interdit, de même qu'avant la révolution. Nous voyons ainsi que les livres ont un sort.

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