1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

39 La maladie de Lénine

 

Je pris mon premier congé avant le IIe congrès de l'Internationale communiste, au printemps de 1920. Je passai environ deux mois dans la banlieue de Moscou. Mon temps se partageait entre le traitement médical que je suivais, --vers ce temps-là j'entrepris de me soigner sérieusement,-- entre l'élaboration minutieuse du Manifeste qui devait tenir lieu de programme à l'Internationale communiste pour les plus proches années, et enfin la chasse. Le besoin de repos était grand après des années d'extrême tension. Mais je n'avais pas l'habitude du repos. Les promenades n'étaient pas un repos pour moi et ne le sont pas jusqu'à présent. Ce qu'il y a de séduisant dans la chasse, c'est qu'elle agit sur la conscience comme un sinapisme sur un endroit malade...

Un dimanche, au début de mai 1922, je pêchais au filet dans le vieux bras de la Moskova. Il pleuvait, l'herbe était mouillée, je glissai sur une pente, tombai et me fis une entorse. Cela n'avait rien de sérieux, je n'avais qu'à passer quelques jours au lit. Le surlendemain, Boukharine vint me voir.

--Vous aussi, couché ! s'écria-t-il épouvanté.

--Mais qui donc encore ? demandai-je.

--Ilitch va très mal ; un coup de sang ! Incapable de marcher, de parler ! Les médecins se perdent en conjectures...

Lénine veillait de près sur la santé de ses collaborateurs et il se rappelait fréquemment ce qui avait été dit par je ne sais quel émigré. «Les anciens mourront les uns après les autres et les jeunes abandonneront l'héritage.»

--Y en a-t-il beaucoup, disait-il, parmi nous, qui sachent ce que c'est que l'Europe, quel est le mouvement ouvrier mondial ? Tant que nous resterons seuls avec notre révolution, répétait-il, rien ne saurait remplacer l'expérience internationale du groupe dirigeant de notre parti.

Lénine était considéré comme un homme robuste et sa santé semblait être une des bases indestructibles de la révolution. Invariablement, il se montrait actif, vigilant, égal d'humeur, gai. Ce n'est qu'à de rares reprises que je notai des symptômes alarmants. Dans la période du IIe congrès de l'Internationale communiste, il m'avait frappé par son air fatigué, sa voix inégale, son sourire de malade. Je lui avais dit plus d'une fois qu'il se dépensait trop dans des affaires d'intérêt secondaire. Il en convenait, mais ne pouvait faire autrement. Il se plaignait parfois --toujours évasivement, d'un ton quelque peu gêné-- d'avoir des maux de tête. Mais il lui suffisait de deux ou trois semaines de repos pour se rétablir. Il semblait que Lénine fût inusable.

A la fin de 1921 son état empira. Le 7 décembre, il avertit par un billet les membres du bureau politique :

«Je pars aujourd'hui. Bien que j'aie diminué ma portion de travail et augmenté ma portion de repos, ces derniers jours, mes insomnies se sont diablement renforcées. Je crains de n'être pas en état de faire le rapport ni à la conférence du parti, ni au congrès des soviets.»

Dès alors, il passa une bonne partie de son temps dans un village aux environs de Moscou. Mais, de là, il suivait avec la plus extrême attention la marche des affaires. On en était à la préparation de la conférence de Gênes. Lénine écrit, le 23 janvier 1922, aux membres du bureau politique :

«Je viens de recevoir deux lettres de Tchitchérine du 20 et du 22. Il demande s'il ne conviendrait pas de consentir, contre une compensation convenable, à de petites modifications dans notre constitution, c'est-à-dire d'admettre que les éléments parasitaires soient représentés dans les soviets. On ferait cela pour complaire aux Américains. Cette proposition de Tchitchérine, à mon avis, montre qu'il faut l'expédier immédiatement dans un sanatorium ; tout relâchement à cet égard, tout atermoiement, etc., présenteraient, selon moi, un très grand danger pour tous les pourparlers.»

Dans chaque mot de ce billet, où l'intransigeance politique s'accompagne d'une bonhomie malicieuse, on sent vivre et respirer Lénine.

Son état de santé s'aggravait encore. En mars, il eut des maux de tête de plus en plus forts. Cependant les médecins ne découvrirent aucune lésion organique et prescrivirent un repos prolongé. Lénine s'établit dans un village de banlieue d'où il ne sortait plus. C'est là qu'au début de mai il eut sa première attaque.

Il était tombé malade, comme je l'appris, deux jours avant moi. Pourquoi ne me l'avait-on pas dit tout de suite ? A cette époque-là, aucun soupçon ne me venait à l'esprit.

--On n'a pas voulu vous inquiéter, me répondit Boukharine ; on attendait de voir comment tournerait la chose.

Boukharine parlait tout à fait sincèrement, répétant ce qui lui avait été suggéré par «les supérieurs». En cette période, il m'était attaché par un penchant tout à fait «boukharinien», c'est-à-dire à demi hystérique, à demi puéril. Comme il finissait de me raconter ce qui était arrivé à Lénine, il se jeta sur mon lit et m'étreignant à travers la couverture, se mit à pousser des lamentations :

--Ne soyez pas malade, je vous en supplie, ne soyez pas malade... Il y a deux hommes dont je ne puis me représenter la mort sans épouvante... Ilitch et vous !...

Je lui fis amicalement honte pour lui rendre son équilibre. Il était gênant : j'avais besoin de concentrer mes réflexions sur la nouvelle alarmante qu'il m'avait apportée. Le coup était étourdissant. Il semblait que la révolution elle-même retînt sa respiration.

N. I. Sédova dit dans ses Mémoires :

«Les premiers bruits concernant la maladie de Lénine étaient transmis par chuchotements. On eût dit que personne n'aurait jamais imaginé que Lénine pût tomber malade. Nombreux étaient ceux qui savaient que Lénine veillait soigneusement à l'état de santé d'autrui, mais il paraissait incapable de tomber malade lui-même. Dans presque toute la génération aînée des révolutionnaires, le coeur flanchait, fatigué d'un trop long effort. Les médecins s'en plaignaient : «Les moteurs ont des à-coups chez presque tous.» Le professeur Guétier disait à Lev Davidovitch : «Il n'y a que deux coeurs qui fonctionnent bien : celui de Vladimir Ilitch et le vôtre. Quand on a le coeur aussi solide, on peut vivre cent ans.» Un examen fait par des médecins étrangers confirma que, de tous ceux qu'ils avaient auscultés à Moscou, deux coeurs en effet fonctionnaient au mieux : celui de Lénine et celui de Trotsky. Quand un changement brusque et inattendu pour les larges cercles se produisit dans la santé de Lénine, ce fut considéré comme un bouleversement dans la révolution même. Etait-il possible que Lénine pût tomber malade comme tout le monde et mourir ? On ne pouvait se faire à cette idée que Lénine avait perdu la faculté de bouger et de parler. Et l'on croyait, fortement, qu'il surmonterait tout, qu'il se relèverait et guérirait...»

Tel était l'état d'esprit de tout le parti.

Beaucoup plus tard, en me reportant au passé, je me rappelai avec un tout nouvel étonnement que la maladie de Lénine ne m'avait été annoncée que le surlendemain. Je ne m'y étais pas arrêté d'abord. Mais ce ne pouvait être un effet du hasard. Ceux qui, depuis longtemps, se préparaient à devenir mes adversaires, et Staline en tête, tâchaient de gagner du temps. La maladie de Lénine était telle qu'elle eût pu amener immédiatement un dénouement tragique. Dès le lendemain, ou même dans la journée, toutes les questions de direction pouvaient être posées nettement. Mes adversaires jugeaient important de gagner au moins une journée pour se préparer. Ils chuchotaient entre eux, cherchant à tâtons les voies et les moyens de lutte. C'est alors que probablement déjà se formait l'idée de la «troïka» Staline, Zinoviev, Kaménev, que l'on comptait m'opposer. Mais Lénine se rétablit. Son organisme, stimulé par une volonté inflexible, fit un gigantesque effort. Son cerveau épuisé d'anémie, devenu incapable de lier les sons et de discerner les lettres, s'était brusquement ranimé.

A la fin de mai, j'allai à la pêche à quatre-vingts verstes de Moscou. Il y avait là un sanatorium pour enfants qui portait le nom de Lénine. Les petits m'accompagnaient le long du lac, me questionnaient sur la santé de Vladimir Ilitch, lui envoyèrent par mon intermédiaire des fleurs des champs et une lettre. Lénine n'écrivait pas encore lui-même. Il dicta quelques lignes à son secrétaire :

«Vladimir Ilitch m'a chargé de vous écrire qu'il approuve chaleureusement votre idée d'envoyer en son nom un cadeau aux enfants du sanatorium de la station Podsolnetchnaïa. Vladimir Ilitch vous prie également de dire aux enfançons qu'il les remercie beaucoup de leur lettre cordiale et de leurs fleurs et qu'il regrette de ne pouvoir profiter de leur invitation ; il ne doute pas que, parmi eux, il guérirait sûrement.»

En juillet, Lénine était déjà sur pied et, sans revenir officiellement à son travail jusqu'à octobre, il suivit tout ce qui se faisait, entrant dans toutes choses. Au cours de ces mois de convalescence, le procès des socialistes révolutionnaires, parmi bien d'autres faits, occupa beaucoup son attention. Des socialistes révolutionnaires avaient assassiné Volodarsky, avaient assassiné Ouritsky, avaient dangereusement blessé Lénine, avaient tenté à deux reprises de faire sauter mon train. Nous ne pouvions prendre cela à la légère. Bien que ne partant pas du point de vue idéaliste qui était celui de nos ennemis, nous étions capables d'apprécier «le rôle de l'individu dans l'histoire». Nous ne pouvions fermer les yeux sur le danger qui menaçait la révolution dans le cas où nous laisserions nos ennemis assassiner les uns après les autres tous nos dirigeants.

Certains de nos amis humanitaires, de l'espèce qui n'est ni chaude ni froide, nous ont expliqué plus d'une fois qu'ils pouvaient encore comprendre la nécessité fatale de la répression en général ; mais fusiller un ennemi que l'on tient déjà, c'est aller au delà des limites de la légitime défense. Ils nous demandaient de faire preuve de «magnanimité». Clara Zetkin et d'autres communistes européens qui, alors, avaient encore le courage --contre Lénine et contre moi-- de dire ce qu'ils pensaient, insistaient pour que la vie des accusés fût épargnée. Ils nous proposèrent de nous borner à des peines d'emprisonnement. Cela semblait le plus simple. Mais la question de la répression individuelle dans une époque révolutionnaire prend un caractère tout à fait particulier, d'où s'écartent, avec impuissance, les lieux communs humanitaires. La bataille est livrée directement pour la possession du pouvoir, il est question, dans cette lutte, de vie ou de mort, c'est en cela que consiste la révolution; en de telles conditions, de quel effet peut être une incarcération pour des gens qui espèrent s'emparer du pouvoir en quelques semaines et emprisonner à leur tour ou exterminer ceux qui sont au gouvernail ? Du point de vue de ce qu'on appelle la valeur absolue de l'existence humaine, la révolution doit être «condamnée», de même que la guerre, de même que toute l'histoire de l'humanité. Cependant, la notion même de la personnalité humaine n'a été élaborée qu'en résultat de nombreuses révolutions, et le processus est encore fort loin de son achèvement. Pour que la notion de la personnalité devienne réelle et que la notion à demi péjorative de «la masse» cesse d'être l'antithèse de la notion de «l'individu» telle qu'on la voit dans une philosophie de privilégiés, il faut que la masse elle-même, aidée du cric de la révolution, ou plus justement, d'une série de révolutions, s'élève à un degré supérieur dans l'histoire. Que cette voie soit bonne ou mauvaise du point de vue de la philosophie normative, je ne sais et j'avoue que cela ne m'intéresse pas. En revanche, je sais bien que c'est là la seule voie que l'humanité ait connue jusqu'à présent.

Ces réflexions n'ont aucunement pour objet de «justifier» la terreur révolutionnaire. Si l'on essayait de la justifier, c'est donc que l'on tiendrait compte de l'opinion des accusateurs. Mais qui sont-ils ? Les organisateurs et les exploitants de la grande boucherie mondiale ? Les nouveaux riches qui, en l'honneur du «soldat inconnu» brûlent l'encens de leurs cigares d'après-dîner ? Les pacifistes qui ont combattu la guerre tant qu'elle n'était pas déclarée et qui sont disposés à recommencer leur odieuse mascarade? Lloyd George, Wilson et Poincaré qui, pour les crimes commis par le Hohenzollern (et par eux-mêmes) se croyaient en droit de faire mourir de faim les enfants allemands? Les conservateurs anglais ou les républicains français qui ont attisé sournoisement la guerre civile en Russie et qui, sans courir le moindre danger, ont essayé de battre monnaie à leur profit avec le sang russe? Et cette énumération pourrait devenir interminable. Il ne s'agit pas pour moi d'une justification philosophique, mais d'une explication politique. La révolution est la révolution parce qu'elle ramène toutes les contradictions de son développement à une alternative: la vie ou la mort. Peut-on croire que des gens qui, tous les cinquante ans, remettent en discussion la question de l'Alsace-Lorraine, en édifiant pour cela de véritables montagnes de cadavres, soient capables de modifier leur situation sociale avec l'aide simplement de la ventriloquie parlementaire? En tout cas, personne ne nous a encore montré comment cela pourrait se faire. Nous avons brisé la résistance des roches primitives en nous servant de l'acier et de la dynamite. Et lorsque l'ennemi tirait sur nous, le plus souvent avec des fusils empruntés aux nations les plus civilisées et démocratiques, nous lui répondions de la même façon. Voyant cela, Bernard Shaw secouait sa barbe, d'un air de reproche à l'adresse des uns et des autres. Mais personne ne s'est aperçu de cette manifestation sacramentelle.

Pendant l'été de 1922, la question de la répression prit une forme d'autant plus grave qu'il s'agissait cette fois des leaders d'un parti qui, autrefois, avait mené, avec nous la lutte révolutionnaire contre le tsarisme et qui, après la révolution d'Octobre, avait tourné l'arme de la terreur contre nous. Des transfuges du camp des socialistes révolutionnaires nous découvrirent que les actes de terrorisme les plus graves avaient été organisés non pas par des individus isolés, comme nous étions disposés à le croire au début, mais par le parti lui-même qui ne se décidait pourtant pas à prendre officiellement la responsabilité des assassinats qu'il commettait. Du côté du tribunal, une condamnation à mort était inévitable. Mais la mise à exécution aurait soulevé fatalement une vague de représailles. Se borner à des peines de détention, même pour de longues années, c'eût été simplement encourager les terroristes, car ils ne croyaient pas du tout à la durée du pouvoir soviétique. Il ne restait pas d'autre issue que de subordonner l'exécution de la sentence à la conduite du parti socialiste révolutionnaire, selon qu'il continuerait ou abandonnerait la lutte par de tels moyens. En d'autres termes, les leaders de ce parti seraient des otages.

Ma première entrevue avec Lénine, quand il fut guéri, eut justement lieu pendant le procès des socialistes révolutionnaires. Il adopta immédiatement et avec soulagement la solution que je proposais :

--C'est juste, il n'y a pas d'autre issue.

Lénine était visiblement réconforté par sa guérison. Mais il restait en lui une certaine anxiété.

--Vous comprenez, me disait-il, d'un air déconcerté, je ne pouvais plus parler, ni écrire... Il a fallu que je rapprenne...

Et il jetait sur moi un regard vif comme pour me sonder.

En octobre, Lénine revenait déjà officiellement à son travail, prenait la présidence du bureau politique et du conseil des commissaires du peuple, et en novembre, prononçait des discours-programmes qui, selon toute apparence, coûtèrent cher à son système artériel.

Lénine sentait qu'à l'occasion de sa maladie, on tissait déjà les fils encore imperceptibles d'un complot, derrière son dos et derrière le mien. Les épigones n'avaient pas encore brûlé leurs vaisseaux et n'avaient pas fait sauter les ponts. Mais déjà, en certains endroits, ils sciaient les poutres et glissaient imperceptiblement des cartouches de pyroxyline. En toute occasion favorable, ils se prononçaient contre mes propositions, comme pour s'exercer à l'indépendance, préparant avec soin chaque manifestation de cette sorte. En revenant au travail, observant avec une inquiétude croissante ce qui s'était passé en dix mois, Lénine tardait à désigner hautement les épigones pour ne pas aggraver les relations. Mais il se disposait à rembarrer la «troïka» et il commença à le faire sur des questions de détail.

Parmi une dizaine de tâches que je dirigeais sur le plan du parti, c'est-à-dire en quelque sorte incognito et non officiellement, il y avait la propagande antireligieuse à laquelle Lénine s'intéressait extrêmement. Il me pria plus d'une fois avec insistance de ne pas perdre de vue ce domaine. Au cours de sa convalescence, il lui fut rapporté que Staline manoeuvrait aussi sur ce point contre moi, en remaniant l'appareil de la propagande antireligieuse et en m'en écartant. Lénine envoya du village au bureau politique une lettre dans laquelle, sans nécessité apparente à première vue, il citait mon livre contre Kautsky, ajoutant de grands éloges pour l'auteur qu'il ne nommait d'ailleurs pas plus qu'il ne désignait le titre du livre. J'avoue que je ne devinai pas tout de suite que c'était là un moyen détourné de Lénine pour condamner les manoeuvres dirigées contre moi par Staline. Cependant, on plaçait à la direction de la propagande antireligieuse Iaroslavsky, je crois, comme mon adjoint. Revenu à son travail et ayant appris cela, Lénine, dans une séance du bureau politique, tomba avec fureur sur Molotov, c'est-à-dire, en réalité, sur Staline.

--Ia-ro-slav-sky ? Mais ne savez-vous pas ce que c'est qu'Iaro-slav-sky ? C'est un homme qui ferait rire les poules. Comment pourra-t-il se tirer de cette tâche ? --etc.

La vivacité de Lénine pouvait sembler excessive à des profanes. Mais il ne s'agissait pas d'Iaroslavsky, que Lénine, à vrai dire, supportait mal ; il s'agissait de la direction du parti. Il y eut plus d'un incident de ce genre.

En somme, Staline, depuis qu'il était en contact plus permanent avec Lénine, c'est-à-dire surtout depuis le coup d'Etat d'Octobre, ne se relâchait pas d'une opposition sourde, impuissante, mais d'autant plus rageuse à son égard. D'une ambition sans borne, plein d'envie, il ne pouvait pas ne point sentir à chaque pas son infériorité intellectuelle et morale. Il tenta, apparemment, de se rapprocher de moi. C'est seulement plus tard que je me rendis compte des tentatives qu'il avait faites pour créer entre nous quelque chose comme de la familiarité. Mais il me répugnait par les traits de caractère qui ont fait ensuite sa force dans la vague de décadence : étroitesse des intérêts, empirisme, psychologie grossière, un singulier cynisme de provincial que le marxisme a émancipé de bien des préjugés sans les remplacer, cependant, par une philosophie générale profondément méditée et moralement assimilée. D'après certaines observations qu'il fit quelquefois et qui me semblèrent, à l'époque, tout occasionnelles, mais qui ne devaient guère l'être en réalité, Staline essayait de trouver en moi un appui contre le contrôle de Lénine qui lui était insupportable. A chaque tentative de ce genre, je faisais instinctivement un pas en arrière et je passais. Je pense que c'est là qu'il faut chercher les origines de l'hostilité froide de Staline à mon égard, hostilité peureuse dans les premiers temps et profondément perfide. Méthodiquement, il rassemblait autour de lui des hommes de son espèce, des naïfs enclins à vivre sans y chercher malice, ou enfin des offensés. Les premiers, les deuxièmes et les troisièmes étaient assez nombreux.

Il est hors de doute que, pour les affaires courantes, Lénine, en bien des cas, trouvait plus commode de s'en remettre à Staline, à Zinoviev ou à Kaménev qu'à moi. Préoccupé constamment de ménager son temps et celui des autres, Lénine s'efforçait de réduire au minimum la dépense d'énergie quand il s'agissait de surmonter des difficultés intérieures. J'avais mes idées à moi, mes méthodes de travail, mes procédés pour réaliser des décisions déjà adoptées. Lénine le savait assez et savait l'apprécier. Précisément pour cela, il comprenait trop bien que je ne valais rien pour faire des commissions. Quand il avait besoin de commissionnaires pour ses tâches journalières, il s'adressait à d'autres. Cela put, en certaines périodes, surtout lorsque j'étais en désaccord avec Lénine, donner à ses aides l'idée de leur particulière familiarité avec Lénine. C'est ainsi que Lénine nomma comme ses remplaçants à la présidence du conseil des commissaires du peuple d'abord Rykov et Tsiouroupa, et ensuite leur adjoignit Kaménev. J'estimais que ce choix était juste. Lénine avait besoin, dans la pratique, d'adjoints dociles; dans ce rôle, je ne valais rien. Et je ne pouvais qu'être reconnaissant à Lénine de ce qu'il ne m'eût pas proposé de le remplacer. En cela je voyais non pas du tout un manque de confiance à mon égard, mais, au contraire, une appréciation nette et nullement offensante pour moi de mon caractère et de nos rapports mutuels.

J'eus plus tard la possibilité de m'en convaincre trop clairement. Dans l'intervalle entre sa première et sa deuxième crise, Lénine ne put travailler qu'en donnant la moitié de son énergie d'autrefois. Constamment, son système artériel subissait des secousses peu graves en apparence, mais menaçantes. A une des séances du bureau politique, comme il se levait pour envoyer à quelqu'un un billet (Lénine procédait ainsi pour accélérer le travail), il chancela légèrement. Je m'en aperçus seulement parce que Lénine eut aussitôt le visage tout défait. C'était encore un des nombreux avertissements que lui envoyaient les centres vitaux.

Lénine ne se faisait pas d'illusions à ce sujet. Il y pensait, cherchant à voir, sous tous les aspects, comment marcherait le travail sans lui et après lui. A cette époque se formait déjà dans sa tête le document qui, dans la suite, est devenu bien connu sous le titre de Testament.

Dans la même période, quelques semaines avant la deuxième crise, Lénine eut avec moi une grande conversation sur mes travaux ultérieurs. En raison de l'importance politique de l'entretien, j'en fis part dès alors à plusieurs personnes (Rakovsky, I.-N. Smirnov, Sosnovsky, Préobrajensky et d'autres). C'est grâce à cela que notre causerie est restée nettement marquée dans ma mémoire.

Voici comment les choses se passèrent :

Le comité central du syndicat des travailleurs de l'enseignement envoya une délégation à Lénine et à moi, demandant que je prisse, par surcroît, le commissariat de l'Instruction publique, de même que, pendant un an, j'avais dirigé le commissariat des Voies de Communication. Lénine me demanda mon avis. Je répondis qu'en matière d'instruction publique, la difficulté viendrait, comme en toute autre affaire, de l'appareil.

--Oui, le bureaucratisme, chez nous, est monstrueux, s'écria Lénine. J'en ai été épouvanté lorsque je suis revenu au travail... Mais c'est précisément pour cela qu'à mon avis il ne vous convient pas de vous enfoncer dans les affaires d'autres commissariats en plus de celui de la Guerre.

Avec chaleur, avec insistance, visiblement ému, Lénine exposait son plan. Les forces qu'il pouvait donner à la direction étaient limitées. Il avait trois remplaçants.

--Vous les connaissez. Kaménev, certainement, est un homme politique intelligent, mais que vaut-il comme administrateur ? Tsiouroupa est malade. Quant à Rykov, mettons que ce soit un administrateur, mais il faudra le rendre au conseil supérieur de l'économie nationale. Il est indispensable que vous deveniez mon adjoint. La situation est telle que nous avons besoin d'un regroupement radical du personnel.

J'alléguai de nouveau que «l'appareil» me gênait de plus en plus dans mon travail, même au commissariat de la Guerre.

--Eh bien, vous pourrez secouer l'appareil, reprit vivement Lénine, faisant allusion à une expression que j'avais naguère employée.

Je répondis que j'avais en vue non seulement le bureaucratisme de l'Etat, mais celui du parti; que le fond de toutes ces difficultés était dans la combinaison des deux appareils et dans la complicité mutuelle des groupes influents qui se formaient autour d'une hiérarchie de secrétaires du parti.
Lénine écoutait avec une extrême attention et confirmait mes idées de ce ton partant du creux de la poitrine qu'il prenait lorsque, sûr d'être compris jusqu'au bout par son interlocuteur et rejetant les formes nécessairement conventionnelles d'un entretien, il en venait ouvertement aux choses les plus importantes et les plus alarmantes.

Après un instant de réflexion, Lénine posa la question nettement :

--Ainsi, vous proposez d'ouvrir la lutte non seulement contre le bureaucratisme de l'Etat, mais contre le bureau d'organisation du comité central ?

Je me mis à rire, tellement c'était inattendu. Le bureau d'organisation du comité central était le centre même de l'appareil de Staline.

--Mettons qu'il en soit ainsi.

--Eh bien, continua Lénine, visiblement satisfait de ce que nous avions donné à la question sa vraie formule, je vous propose de faire bloc avec vous : contre le bureaucratisme en général, contre le bureau d'organisation en particulier.

--Il est flatteur, répondis-je de faire un bloc honnête avec un honnête homme.

Nous convînmes de nous revoir dans quelque temps. Lénine me proposa de réfléchir aux questions d'organisation. Il préconisait la création, près le comité central, d'une commission pour la lutte contre le bureaucratisme. Nous devions en faire partie tous les deux. Dans le fond, cette commission devait servir de levier pour la destruction de la fraction stalinienne, épine dorsale de la bureaucratie, et pour la création dans le parti de conditions qui m'auraient donné la possibilité de devenir remplaçant de Lénine  ; dans sa pensée : d'être son successeur au poste de président du conseil des commissaires du peuple.

C'est seulement quand on connaît ces choses que l'on arrive à comprendre nettement et intégralement le sens de ce qu'on appelle le Testament. Dans ce document, Lénine ne nomme que six personnes et les caractérise en pesant chaque mot. L'incontestable but du testament est de me faciliter le travail de direction. Lénine veut y arriver, bien entendu, en provoquant le moins possible de frottements personnels. Il parle de tous avec la plus grande circonspection. Il donne une nuance de douceur à des jugements qui sont écrasants dans le fond. En même temps, il atténue par des réserves ma désignation trop nette au premier poste. C'est seulement dans l'appréciation de Staline qu'apparaît un autre ton, lequel, dans un texte ajouté quelque temps plus tard au testament, devient tout simplement accablant.
De Zinoviev et de Kaménev, Lénine dit, comme sans avoir l'air d'y toucher, que leur capitulation, en 1917, ne fut pas «fortuite»; en d'autres termes qu'ils avaient cela dans le sang. Il est clair que de tels hommes ne peuvent diriger une révolution. Cependant, on ne peut leur reprocher leur passé. Boukharine n'est pas un marxiste, mais un scoliaste; en revanche, très sympathique. Piatakov est un administrateur capable, mais il ne vaut rien en politique. Il se peut, toutefois, que tous deux, Boukharine et Piatakov, réussissent encore à se former. Le plus capable est Trotsky ; son défaut est dans un excès de confiance en lui-même. Staline est brutal, déloyal, capable d'abuser du pouvoir que lui donne l'appareil du parti. il faut éliminer Staline pour éviter une scission. Tel est le fond du testament. Il complète et explique la proposition qui m'avait été faite par Lénine dans le dernier entretien.

Lénine, en somme, ne connut bien Staline qu'après Octobre. Il appréciait en lui de la fermeté, un esprit pratique qui était pour les trois quarts de la ruse. En même temps Lénine constatait à chaque pas l'ignorance de Staline, l'extrême étroitesse de ses vues politiques, une exceptionnelle grossièreté morale, un absolu manque de scrupules. Staline avait été élu secrétaire général du parti contre la volonté de Lénine qui se résignait à le voir à ce poste tant que lui-même fut à la tête du parti. Mais quand, après sa première crise, Lénine revint au travail, avec une santé débilitée, il se posa le problème de la direction dans son ensemble. De là son entretien avec moi. De là le Testament. Les dernières lignes en furent écrites le 4 janvier; ensuite deux mois s'écoulèrent pendant lesquels la situation se fixa définitivement, Lénine ne préparait plus seulement l'élimination de Staline du poste de secrétaire général; il voulait le disqualifier devant le parti. Sur la question du monopole du commerce extérieur, sur la question nationale, sur la question du régime intérieur au parti, sur l'inspection ouvrière et paysanne et sur la commission de contrôle, Lénine, systématiquement et avec persévérance, vise à porter, au XIIe congrès, dans la personne de Staline, le coup le plus terrible au bureaucratisme, à la solidarité de complices des fonctionnaires, aux abus de pouvoir, à l'arbitraire et à la brutalité.
Lénine aurait-il pu réussir le regroupement qu'il méditait dans la direction du parti ? A ce moment-là, sans aucun doute. Les précédents de cette sorte avaient été nombreux; Il y en avait un tout récent et très caractéristique. Alors que Lénine, en convalescence, vivait encore à la campagne et que j'étais absent de Moscou, le comité central avait adopté à l'unanimité, en novembre 1922, une décision qui portait un coup irréparable au monopole du commerce extérieur. Lénine et moi, indépendamment l'un de l'autre, donnâmes l'alarme; ensuite nous nous entendîmes par des échanges de lettres et nous nous accordâmes sur les démarches à faire. Quelques semaines plus tard, le comité central revenait avec autant d'unanimité sur sa décision qu'il en avait eu à la prendre.

Le 21, décembre, Lénine, triomphant, m'écrivait:

«Camarade Trotsky, il semble que l'on ait réussi à prendre la position sans tirer un seul coup de fusil, par une simple manoeuvre. Je propose de ne pas s'en tenir là et de continuer l'offensive...»

Notre action commune contre le comité central, si elle avait eu lieu au début de 1923, nous aurait assuré certainement la victoire. Bien plus. Si j'avais agi à la veille du XIIe congrès dans l'esprit du «bloc» Lénine-Trotsky contre le bureaucratisme stalinien, je ne doute pas que j'aurais remporté la victoire, même sans l'assistance directe de Lénine dans la lutte. Dans quelle mesure cette victoire aurait-elle été durable, c'est une autre question. Pour la résoudre, il est indispensable de se rendre compte d'un certain nombre de processus objectifs qui eurent lieu dans le pays, dans la classe ouvrière et dans le parti lui-même. Thème tout particulier et très vaste. Kroupskaïa disait un jour, en 1927, que si Lénine vivait encore, il serait probablement déjà dans une des prisons de Staline. Je pense qu'elle avait raison. Car il ne s'agit pas de Staline lui-même, mais des forces que Staline exprime sans les comprendre. Cependant, en 1922-1923, il était encore tout à fait possible de s'emparer de la principale position stratégique en menant une offensive ouverte contre la fraction qui se formait rapidement des fonctionnaires nationalo-socialistes, des usurpateurs de l'appareil, des captateurs de l'héritage d'Octobre, des épigones du bolchevisme. Le principal obstacle dans cette voie était, cependant, l'état de santé de Lénine. On s'attendait à le voir se relever comme après la première crise et participer au XIIe congrès comme il avait participé au XIe. Lui-même y comptait bien. Les médecins parlaient d'un ton encourageant, quoique de moins en moins ferme. L'idée du «bloc Lénine et Trotsky» contre les gens de l'appareil et les bureaucrates n'était, à ce moment-là, entièrement connue que de Lénine et de moi; les autres membres du bureau politique la devinaient vaguement. Les lettres de Lénine sur la question nationale, de même que son testament, n'étaient connues de personne. Mon action pouvait être comprise ou, plus exactement, représentée, comme une lutte personnelle pour prendre la place de Lénine dans le parti et dans l'Etat. Je ne pouvais songer à cela sans frémir. J'estimais que cela pourrait causer dans nos rangs une démoralisation qu'il aurait fallu ensuite payer cher, même en cas de victoire. Dans tous les plans et les calculs, il y avait un élément décisif: l'incertitude ou j'étais à l'égard de Lénine à cause de son état de santé. Pourrait-il se prononcer? En aurait-il le temps? Le parti comprendra-t-il qu'il y avait lutte de Lénine et de Trotsky pour l'avenir de la révolution, et non pas lutte de Trotsky pour prendre la place de Lénine malade? En raison de la situation particulière que Lénine occupait dans le parti, l'incertitude où l'on était sur son état devint de la perplexité sur la condition même de tout le parti. Le provisoire s'éternisait, et c'était tout à l'avantage des épigones, dans la mesure où Staline, en tant que secrétaire général, devenait naturellement le majordome de l'appareil pour toute la durée de l'«interrègne».

*
**

On était aux premiers jours de mars 1923. Lénine était alité dans sa chambre du grand palais des institutions judiciaires. La deuxième crise approchait, annoncée par une série de malaises. Moi-même, je fus cloué au lit quelques semaines par un lumbago. J'étais couché dans le bâtiment dit des Chevaliers, où se trouvait notre logement; ainsi étions-nous séparés de Lénine par l'immense cour du Kremlin. Ni Lénine ni moi ne pouvions même faire un pas jusqu'au téléphone ; au surplus, les médecins avaient sévèrement interdit à Vladimir Ilitch de prendre la communication. Les deux secrétaires de Lénine, Fotiéva et Glasser font la liaison. Voici ce qu'elles me transmettent : Vladimir Ilitch est inquiet au plus haut degré des préparatifs que fait Staline pour le prochain congrès du parti, et surtout en raison des machinations fractionnelles auxquelles il se livre en Géorgie.

--Vladimir Ilitch prépare une vraie bombe contre Staline, pour le congrès.

Ainsi parla littéralement Fotiéva. Le mot de «bombe» était de Lénine et non pas d'elle.

--Vladimir Ilitch vous prie de prendre en main l'affaire de la Géorgie ; il sera alors plus tranquille.
Le 5 mars, Lénine dicte un billet à mon adresse :

«Cher camarade Trotsky, je vous prie très instamment de vous charger de défendre la cause géorgienne au comité central du parti. Cette affaire est actuellement l'objet des «poursuites» de Staline et de Dzerjinsky et je ne puis me fier à leur impartialité. Même, c'est bien le contraire. Si vous consentiez à prendre la défense de cette cause, je pourrais être tranquille. Si, pour une raison ou pour une autre, vous n'acceptez pas, renvoyez-moi tout le dossier. J'en conclurai que cela ne vous convient pas. Avec mes meilleures salutations de camarade. Lénine.»

Mais pourquoi la question avait-elle pris tant d'acuité ? demandai-je. Il se trouva que Staline avait encore trompé la confiance de Lénine : pour se ménager un appui en Géorgie il avait organisé, à l'insu de Lénine et de tout le comité central, avec l'aide d'Ordjonikidzé et non sans le soutien de Dzerjinsky, un coup d'Etat contre les meilleurs éléments du parti, en alléguant mensongèrement l'autorité du comité central. Profitant de ce que Lénine malade ne pouvait avoir d'entrevues avec les camarades, Staline essayait de l'entourer de fausses informations.

Lénine avait chargé son secrétariat de réunir un dossier complet sur la question géorgienne et était résolu à se prononcer ouvertement. Il est difficile de dire ce qui l'avait le plus ému de la déloyauté de Staline ou de sa politique brutalement bureaucratique dans la question nationale. Probablement, la combinaison de l'une et de l'autre. Lénine se préparait à la lutte, mais il craignait de ne pouvoir parler lui-même au congrès, et cela le tourmentait.

--Si l'on s'entendait avec Zinoviev et Kaménev ? lui suggèrent ses secrétaires.

Mais Lénine fait un geste de contrariété. Il prévoit nettement que, dans le cas où il devrait abandonner le travail, Zinoviev et Kaménev constitueront avec Staline une «troïka» contre moi et que, par conséquent, ils le trahiront.

--Mais ne savez-vous pas ce que pense Trotsky de la question géorgienne ? demande Lénine.

--Trotsky au plenum [Assemblée plénière du comité central. --N.d.T.] s'est prononcé tout à fait dans votre esprit, répond Glasser qui avait été secrétaire au plenum.

--Vous ne vous trompez pas ?

--Non, Trotsky a accusé Ordjonikidzé, Vorochilov et Kalinine de ne pas comprendre la question nationale.

--Vérifiez cela encore une fois ! réclame Lénine.

Le lendemain, Glasser me remet à la séance du comité central qui se tenait dans mon logement, un billet où elle a résumé mon discours de la veille et elle termine par cette question :

--Vous ai-je bien compris ?

--Pourquoi avez-vous besoin de ça ? demandai-je.

--Pour Vladimir Ilitch, répond Glasser.

--Le résumé est juste.

Cependant, Staline suivait avec inquiétude nos échanges de billets. Mais, à ce moment-là, je ne devinais pas encore de quoi il s'agissait...

Glasser me communiqua ensuite ceci :

«Quand Vladimir Ilitch a lu les papiers que nous avions échangés, son front s'est éclairé : --Eh bien, maintenant, c'est une autre affaire ! --Et il m'a chargée de vous remettre tous les manuscrits qui devaient entrer dans la fabrication de sa bombe pour le XIIe congrès.»

Les intentions de Lénine étaient dès lors parfaitement claires pour moi : prenant exemple de la politique de Staline, il voulait dénoncer devant le parti, et sans rien ménager, le péril d'une dégénérescence bureaucratique de la dictature.

--Kaménev, dis-je à Fotiéva, part demain pour la Géorgie, il se rend à la conférence du parti. Je puis lui donner communication des manuscrits de Lénine pour l'engager à agir là-bas dans l'esprit qui convient. Demandez à Ilitch s'il faut le faire. Un quart d'heure après, Fotiéva revient, essoufflée :

--En aucun cas !

--Pourquoi cela ?

Vladimir Ilitch dit ceci : «Kamenev s'empressera de tout montrer à Staline et celui-ci cherchera un compromis frelaté pour nous tromper.»

--Ainsi donc, on en est arrivé si loin qu'Ilitch n'estime plus possible de conclure un compromis avec Staline, même sur une ligne juste ?

--Oui, Ilitch n'a pas confiance en Staline, il veut se prononcer ouvertement contre lui devant tout le parti. Il prépare une bombe.

Environ une heure après cet entretien, Fotiéva revint, m'apportant un billet de Lénine adressé au vieux révolutionnaire Mdivani et autres adversaires de la politique de Staline en Géorgie. Lénine leur écrivait :

«De toute mon âme, je m'intéresse à votre cause. Je suis indigné de la brutalité d'Ordjonikidzé et des connivences de Staline et Dzerjinsky. Je prépare pour vous des notes et un discours.»

Une copie de ces lignes m'était adressée, mais il y en avait une autre pour Kaménev. Cela m'étonna.

--Vladimir Ilitch a donc changé d'avis ? demandai-je.

--Oui, son état s'aggrave d'heure en heure. Il ne faut pas se fier aux déclarations rassurantes des médecins ; Ilitch a déjà du mal à s'exprimer... La question de la Géorgie le tourmente extrêmement ; il craint de se trouver au plus mal avant d'avoir pu rien entreprendre. En me remettant le billet, il a dit :

«Pour ne pas arriver trop tard, il faut agir ouvertement avant le temps.»

--Mais cela signifie que je puis maintenant causer avec Kaménev ?

--Evidemment.

--Dites-lui de venir me voir.

Kaménev arriva une heure après. Il était complètement désorienté. L'idée de la «troïka» Staline-Zinoviev-Kaménev était prête depuis longtemps. La pointe du triangle était dirigée contre moi. Le problème pour les conjurés était seulement de préparer une base d'organisation suffisante pour arriver au couronnement du groupe qui se serait déclaré l'héritier légitime de Lénine. Un tout petit billet suffisait pour crever ce plan. Kaménev ne savait quelle contenance prendre et il me l'avoua assez franchement.

Je lui donnai à lire les manuscrits de Lénine. Kaménev avait assez d'expérience comme homme politique pour comprendre immédiatement qu'aux yeux de Lénine il s'agissait non seulement de la Géorgie mais de tout le rôle joué par Staline dans le parti. Kaménev me donna des renseignements complémentaires. Il revenait justement de chez Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa qui l'avait fait appeler. Très émue, elle lui avait dit :

--Vladimir vient de dicter à la sténo une lettre pour Staline dans laquelle il déclare qu'il rompt toutes relations avec lui.

Le motif immédiat avait un caractère à demi personnel. Staline faisait tout pour isoler Lénine des sources d'informations et manifestait, à cet égard, une grossièreté exceptionnelle à l'égard de Nadejda Konstantinovna.

--Mais vous connaissez Ilitch, avait ajouté Kroupskaïa : il ne serait jamais allé jusqu'à une rupture des rapports personnels s'il n'avait pas estimé qu'il faut démolir Staline en politique.

Kaménev était fort ému et blême. Il sentait le sol se dérober sous lui. Il ne savait sur quel pied danser, de quel côté se tourner. Peut-être avait-il tout simplement peur que je n'agisse contre lui avec malveillance. Je lui exposai mon point de vue sur la situation.

--Parfois, lui dis-je, devant un péril imaginaire, on prend peur et on s'attire une menace réelle.

Dites-vous bien et dites aux autres que je n'ai pas la moindre intention d'engager au congrès la lutte pour arriver à des modifications d'organisation. Je suis d'avis de maintenir le statu quo. Si Lénine, avant le congrès peut se relever, ce qui n'est malheureusement pas probable, nous procéderons ensemble à un nouvel examen de cette question. Je ne suis pas d'avis d'en finir avec Staline, ni d'exclure Ordjonikidzé, ni d'écarter Dzerjinsky des Voies de Communication. Mais je suis d'accord avec Lénine sur le fond. Je veux que la politique nationale soit radicalement modifiée, que la répression exercée en Géorgie contre les adversaires de Staline cesse immédiatement, que l'on en finisse avec la pression administrative du parti, que l'on s'oriente plus fermement vers l'industrialisation et qu'il y ait une collaboration honnête dans les sphères dirigeantes. La résolution de Staline sur la question nationale ne vaut absolument rien. La pression brutale et insolente d'une grande puissance s'y trouve située sur le même plan que la protestation et la résistance des petites nationalités faibles et arriérées. J'ai donné à ma résolution la forme d'amendements apportés à celle de Staline, pour lui faciliter l'indispensable changement de direction. Mais il faut que ce changement soit immédiat et net. En outre, il est indispensable que Staline écrive immédiatement à Kroupskaïa une lettre d'excuses pour ses grossièretés et qu'il change effectivement de conduite. Qu'il ne cherche pas à se dérober. Il ne faut plus d'intrigues. Il faut une collaboration honnête. Quant à vous, déclarai-je à Kaménev, vous devez, à la conférence de Tiflis, viser à obtenir un complet changement d'attitude à l'égard des partisans géorgiens de la politique nationale de Lénine.

Kaménev eut un soupir de soulagement. Il accepta toutes mes propositions. Il craignait seulement que Staline ne s'entêtât :

--Il est grossier et capricieux, dit-il.

--Non, répondis-je, je ne pense pas qu'il s'entête, car il n'a à présent pas d'autre issue.

Tard dans la nuit, Kaménev me fit savoir qu'il s'était rendu chez Staline, à la campagne, et que celui-ci avait accepté toutes les conditions. Kroupskaïa avait déjà reçu de lui une lettre d'excuses. Mais elle n'avait pu montrer la lettre à Lénine, dont l'état avait empiré.

Il me sembla cependant que le ton de Kaménev n'était déjà plus celui qu'il avait en me quittant, quelques heures auparavant. C'est seulement plus tard que je vis d'où venait ce changement: il tenait à l'aggravation de la maladie de Lénine. En cours de route ou bien dès son arrivée à Tiflis, Kaménev reçut un télégramme chiffré de Staline lui annonçant que Lénine était de nouveau paralysé : incapable de parler et d'écrire. A la conférence géorgienne, Kaménev défendit la politique de Staline contre Lénine. Fortifiée par une félonie, la «troïka» existait dès lors.

L'offensive de Lénine était dirigée non seulement contre la personne de Staline, mais contre tout son état-major, et avant tout contre ceux qui l'aidaient, Dzerjinsky et Ordjonikidzé. Ces deux noms reviennent constamment dans la correspondance de Lénine au sujet de la Géorgie.

Dzerjinsky était un homme de passion fortement explosive. Son énergie était entretenue sous pression par de continuelles décharges électriques. A propos de chaque question, même secondaire, il s'enflammait, ses minces narines frémissaient, ses yeux lançaient des éclairs, sa voix montait et fréquemment en venait à se briser. En dépit de cette extrême tension nerveuse, Dzerjinsky ne connut jamais de périodes de défaillance ou d'apathie. Il semblait se trouver toujours en pleine mobilisation. Lénine l'avait un jour comparé à un pur sang des plus ardents. Dzerjinsky s'éprenait d'un amour éperdu pour toute tâche qu'il entreprenait, défendant ses collaborateurs contre les interventions et la critique avec une passion, une intransigeance, un fanatisme dans lesquels, cependant, il n'y avait rien d'un intérêt personnel: Dzerjinsky se dissolvait dans la cause sans laisser de trace.

Mais il n'avait pas de pensée à lui. Lui-même ne se considérait pas comme un homme politique, du moins du temps de Lénine. En diverses occasions, il me dit plus d'une fois :

--Je ne suis peut-être pas un mauvais révolutionnaire, mais je ne suis pas un leader, un homme d'Etat, un politique.

Ce n'était pas seulement de la modestie. Le jugement était juste dans le fond. Au point de vue politique, Dzerjinsky a toujours eu besoin de la direction immédiate de quelqu'un. Pendant de longues années, il a suivi Rosa Luxembourg et a mené la lutte qu'elle voulait non seulement avec un certain patriotisme polonais, mais avec des sentiments de bolchevik. En 1917 il adhéra au bolchevisme. Lénine me disait de lui avec enthousiasme :

--Il n'est resté aucune trace de la lutte d'autrefois.

Pendant deux ou trois années, il fut particulièrement porté vers moi. Dans ses dernières années, il soutint Staline. Dans le travail économique il l'emportait par son tempérament : exhortant, poussant, entraînant. Il n'avait pas de conception réfléchie du développement économique. Il partagea toutes les erreurs de Staline et les défendit avec toute la passion dont il était capable. Il mourut pour ainsi dire debout; il avait à peine eu le temps de quitter la tribune d'où il avait attaqué avec violence l'opposition.
Quant à l'autre allié de Staline, Ordjonikidzé, Lénine estimait indispensable de l'exclure du parti pour l'arbitraire bureaucratique dont il s'était rendu coupable au Caucase. Je faisais des objections. Lénine me répondait par l'intermédiaire de sa secrétaire: «Au moins pour deux ans.» Combien alors il était loin de penser qu'Ordjonikidzé prendrait la tête de la commission de contrôle que Lénine destinait à combattre le bureaucratisme stalinien et qui devait incarner la conscience même du parti !

Outre les problèmes de politique générale, la campagne ouverte par Lénine avait pour but immédiat de créer les conditions les plus favorables à mon travail de direction, soit près de lui s'il pouvait se remettre, soit à sa place si la maladie le terrassait. Mais cette lutte n'ayant pu être menée jusqu'au bout, ni même jusqu'à moitié, donna des résultats tout à fait contraires. Lénine n'eut en somme que tout juste le temps de déclarer la guerre à Staline et à ses alliés, et encore le fait ne parvint-il à la connaissance que des intéressés, non pas à celle du parti. La fraction de Staline --qui n'était encore que la fraction de la «troïka»-- se resserra davantage après le premier avertissement. La situation provisoire se maintint. Staline gardait le manche de l'appareil. La sélection artificielle des dirigeants fut poussée furieusement. Plus la «troïka» se sentait faible idéologiquement, plus elle me craignait (ayant peur de moi précisément parce qu'elle voulait me renverser) et plus elle était obligée de serrer tous les boulons du régime dans le parti et l'Etat. Beaucoup plus tard, en 1925, Boukharine, dans une conversation particulière, comme je lui faisais la critique de l'oppression exercée dans le parti, me répliqua :

--Il n'y a pas chez nous de démocratie parce que nous avons peur de vous.

--Tâchez donc, lui dis-je, en manière de conseil, de ne plus avoir peur et essayons de faire ensemble du bon travail.

Mais cet avis ne fut d'aucune utilité.

1923 fut la première année d'une lutte acharnée, mais encore sans bruit, pour l'étouffement et la démolition du parti bolchevique. Lénine se débattait avec une maladie terrible. La «troïka» combattait le parti. L'ambiance était d'une tension pénible qui, vers l'automne, aboutit à la «discussion» contre l'opposition. Le chapitre II de la révolution s'ouvrait : la lutte contre le trotskysme. Au fond, c'était une lutte contre la succession idéologique de Lénine.

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