1938

Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres.


Leur morale et la nôtre

Léon Trotsky

L'"amoralisme" de Lénine

Les socialistes-révolutionnaires russes furent toujours les hommes les plus moraux ; ils n'étaient au fond que pure éthique. Ce qui ne les empêcha pas de tromper les paysans pendant la révolution. L'un d'entre eux, Zenzinov, écrit dans l'organe parisien de Kérensky -- de ce socialiste éthique qui fut le précurseur de Staline dans la fabrication de faux contre les bolcheviks : "Lénine enseigna, comme on sait, que, pour atteindre la fin qu'ils s'assignent, les bolcheviks peuvent et parfois doivent "user de divers stratagèmes, du silence et de la dissimulation de la vérité"..." (Novaya Rossiia, 17 février 1938.)

Par malheur, ce détracteur si moral ne sait même pas produire honnêtement une citation. Lénine a écrit : "Il faut savoir consentir à tout, à tous les sacrifices et même -- en cas de nécessité -- user de stratagèmes variés, de ruses, de procédés illégaux, du silence, de la dissimulation de la vérité pour pénétrer dans les syndicats, y demeurer, y poursuivre à tout prix l'action communiste." La nécessité des stratagèmes et des ruses, d'après l'explication de Lénine, découlait du fait que la bureaucratie réformiste, livrant les ouvriers au capital, persécutait les révolutionnaires et en appelait même contre eux à la police bourgeoise. La "ruse" et "la dissimulation de la vérité" ne sont en l'occurrence que les moyens d'une légitime défense contre la perfidie de la bureaucratie réformiste.

Le parti de Zenzinov combattit autrefois, dans l'illégalité, l'ancien régime, puis le bolchevisme. Dans les deux cas, il usa de ruses, de stratagèmes, de faux passeports et d'autres formes de "dissimulation de la vérité". Tous ces moyens étaient considérés par lui non seulement comme moraux, mais encore comme héroïques parce qu'ils correspondaient aux fins de la démocratie petite-bourgeoise. Mais leur situation change sitôt que les révolutionnaires prolétariens se voient obligés de recourir aux moyens de l'illégalité contre cette démocratie. La clé de l'éthique de ces messieurs est, on le voit, dans leur esprit de classe !

L'"amoraliste" Lénine recommande ouvertement, au grand jour de la presse, d'user de ruses de guerre à l'égard des leaders qui trahissent le mouvement ouvrier. Le moraliste Zenzinov tronque sciemment ce texte, de deux côtés, afin de tromper ses lecteurs. Le détracteur si moral n'est, comme de coutume, qu'un filou sans envergure. Lénine n'avait pas tort de répéter qu'il est terriblement difficile de rencontrer un adversaire de bonne foi !

L'ouvrier qui ne cache pas au capitaliste la "vérité" sur les intentions des grévistes est tout bonnement un traître qui ne mérite que mépris et boycottage. Le soldat qui communique la "vérité" à l'ennemi est puni comme espion. Kérensky lui-même tenta d'accuser frauduleusement les bolcheviks d'avoir communiqué la "vérité" à Ludendorff. Ainsi la "sainte vérité" ne serait pas une fin en soi ? Des critériums impératifs la dominent, qui, l'analyse le démontre, ressortissent de l'esprit de classe.

La lutte à mort ne se conçoit pas sans ruse de guerre, en d'autres termes sans mensonge et tromperie. Les prolétaires allemands peuvent-ils ne point tromper la police de Hitler ? Les bolcheviks soviétiques manqueraient-ils à la morale en trompant le Guépéou ? L'honnête bourgeois applaudit à l'habileté du policier qui réussit à s'emparer par la ruse d'un dangereux gangster. Et la ruse ne serait pas permise quand il s'agit de renverser les gangsters de l'impérialisme ?

Norman Thomas parle de "l'étranger amoralisme communiste qui ne tient compte de rien si ce n'est du parti et de son pouvoir" ("that strange Communist amorality in which nothing matters but the party and its power" -- "Socialist Call", 12 mars 1938). Ce faisant, Thomas confond le Komintern actuel, c'est-à-dire le complot de la bureaucratie stalinienne contre la classe ouvrière, avec le parti bolchevik qui incarnait le complot des ouvriers avancés contre la bourgeoisie. Nous avons suffisamment réfuté plus haut cette identification totalement malhonnête. Le stalinisme ne fait que se camoufler au moyen du culte du parti ; en réalité, le parti, il le détruit et le piétine dans la boue. Mais il est vrai que le parti est tout pour le bolchevik. Cette attitude du révolutionnaire envers la révolution étonne et repousse le socialiste de salon qui n'est lui-même qu'un bourgeois pourvu d'"idéal" socialiste. Aux yeux de Norman Thomas et de ses pareils, le parti n'est que l'instrument de combinaisons électorales et autres. La vie privée de l'homme, ses relations, ses intérêts, sa morale sont en dehors du parti. N. Thomas considère avec une aversion mêlée de stupeur le bolchevik pour lequel le parti est l'instrument de la transformation révolutionnaire de la société, morale comprise. Il ne saurait y avoir, chez le révolutionnaire marxiste, de contradiction entre la morale personnelle et les intérêts du parti, car le parti embrasse dans sa conscience les tâches et les fins les plus hautes de l'humanité. Il serait naïf de croire après cela que M. Thomas a sur la morale des notions plus élevées que les marxistes. Il a seulement du parti une idée beaucoup plus basse.

"Tout ce qui naît est digne de périr", dit le dialecticien Goethe. La fin du parti bolchevik -- épisode de la réaction mondiale -- ne diminue pas l'importance de ce parti dans l'histoire du monde. A l'époque de son ascension révolutionnaire, c'est-à-dire quand il représenta réellement l'avant-garde prolétarienne, ce fut le parti le plus honnête de l'histoire. Quand il l'a pu, il a naturellement trompé les classes ennemies ; puis il a dit la vérité aux travailleurs, toute la vérité, rien que la vérité. Grâce à quoi, uniquement, il a conquis leur confiance comme nul autre parti au monde.

Les commis des classes dirigeantes traitent le bâtisseur de ce parti d'"immoraliste". Aux yeux des ouvriers conscients, cette accusation lui fait honneur. Elle signifie que Lénine refusait hautement d'admettre les normes de morale établies par les esclavagistes pour les esclaves -- et que les esclavagistes n'observèrent jamais eux-mêmes; elle signifie que Lénine invitait le prolétariat à étendre la lutte des classes au domaine de la morale. Celui qui s'incline devant les règles établies par l'ennemi ne vaincra jamais !

L'"amoralisme" de Lénine, c'est-à-dire son refus d'admettre une morale supérieure aux classes, ne l'empêcha pas de demeurer toute sa vie fidèle au même idéal ; de se donner entièrement à la cause des opprimés; de se montrer hautement scrupuleux dans la sphère des idées et intrépide dans l'action ; de n'avoir pas la moindre suffisance à l'égard du "simple ouvrier", de la femme sans défense et de l'enfant. Ne semble-t-il pas que l'amoralisme n'est dans ce cas que le synonyme d'une morale humaine plus élevée?


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