1938

Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres.


Leur morale et la nôtre

Léon Trotsky

"La fin justifie les moyens"

L'ordre des Jésuites, fondé dans la première moitié du XVIe siècle pour combattre le protestantisme, n'enseigna jamais que "tout" moyen, fût-il criminel du point de vue de la morale catholique, est admissible pourvu qu'il mène au but, c'est-à-dire au triomphe du catholicisme. Cette doctrine contradictoire et psychologiquement inconcevable fut malignement attribuée aux Jésuites par leurs adversaires protestants -- et parfois catholiques -- qui, eux, ne s'embarrassaient pas du choix des moyens pour atteindre "leurs" fins. Les théologiens jésuites, préoccupés, comme ceux des autres écoles, par le problème du libre-arbitre, enseignaient en réalité qu'un moyen peut être indifférent par lui-même, mais que la justification ou la condamnation d'un moyen donné est commandée par la fin. Un coup de feu est par lui-même indifférent; tiré sur le chien enragé qui menace un enfant, c'est une bonne action ; tiré pour tuer ou faire violence, c'est un crime. Les théologiens de l'ordre ne voulaient rien dire de plus que ces lieux communs. Quant à leur morale pratique, les Jésuites formaient une organisation militante, fermée, rigoureusement centralisée, offensive, dangereuse non seulement pour ses ennemis, mais encore pour ses alliés. Par leur psychologie et leurs méthodes d'action, les Jésuites de l'époque "héroïque" se distinguaient du curé ordinaire comme les guerriers de l'Eglise se distinguent de ses boutiquiers. Nous n'avons pas de raison d'idéaliser les uns ou les autres. Mais il serait tout à fait indigne de considérer le guerrier fanatique avec les yeux du boutiquier stupide et paresseux.

Demeurant dans le domaine des comparaisons purement formelles ou psychologiques, on peut dire que les bolcheviks sont aux démocrates et aux sociaux-démocrates de toutes nuances ce que les Jésuites étaient à la paisible hiérarchie ecclésiastique. A côté des marxistes révolutionnaires, les sociaux-démocrates et les socialistes centristes paraissent des arriérés ou, comparés aux médecins, des rebouteux. Pas une question qu'ils n'aient scrutée à fond ; ils croient à la puissance des exorcismes et tournent craintivement les difficultés en attendant le miracle. Les opportunistes sont les paisibles boutiquiers de l'idée socialiste tandis que les bolcheviks en sont les militants convaincus. De là la haine qu'on leur porte et la calomnie dont les abreuvent les hommes qui ont à profusion les mêmes défauts qu'eux -- conditionnés par l'histoire -- sans avoir une seule de leurs qualités.

La comparaison des Jésuites et des bolcheviks reste pourtant fort unilatérale et superficielle ; elle appartient plutôt à la littérature qu'à l'histoire. Selon les caractères et les intérêts des classes qui les appuyaient, les Jésuites représentaient la réaction, les protestants le progrès. Les limites de ce progrès s'exprimaient à leur tour, immédiatement, dans la parole protestante. La doctrine du Christ, rendue "à sa pureté", n'empêcha nullement le bourgeois Luther d'exciter à l'extermination des paysans révoltés, ces "chiens enragés". Le docteur Martin considérait visiblement que "la fin justifie les moyens" avant que cette règle n'eût été attribuée aux Jésuites. De leur côté, les Jésuites, rivalisant avec les protestants, s'adaptèrent de plus en plus à l'esprit de la société bourgeoise et ne conservèrent des trois vœux -- de pauvreté, de chasteté et d'obéissance -- que le dernier, sous une forme d'ailleurs bien atténuée. Du point de vue de l'idéal chrétien, la morale des Jésuites tomba d'autant plus bas qu'ils cessèrent d'être des Jésuites. Les guerriers de l'Eglise devinrent ses bureaucrates et, comme tous les bureaucrates, de fieffés coquins.


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