1938

Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres.


Leur morale et la nôtre

Léon Trotsky

La crise de la morale démocratique

Pour assurer le triomphe de leurs intérêts dans les grandes questions, les classes dominantes se voient obligées de céder quelque chose sur les questions secondaires, -- tant que, bien entendu, ces concessions demeurent avantageuses. Au temps de l'essor du capitalisme et surtout dans les dernières décades de l'avant-guerre, ces concessions, tout au moins à l'égard des couches supérieures du prolétariat, furent tout à fait réelles. L'industrie était en plein développement. Le bien-être des nations civilisées -- et particulièrement de leurs masses ouvrières -- s'accroissait. La démocratie paraissait inébranlable. Les organisations ouvrières grandissaient: les tendances réformistes aussi. Les rapports entre les classes s'adoucissaient, en tout cas extérieurement. Ainsi s'établissaient, dans les relations sociales, à côté des normes de la démocratie et des habitudes de paix sociale, des règles élémentaires de morale. On avait l'impression de vivre dans une société en train de devenir de plus en plus libre, juste et humaine. Le "bon sens" tenait pour infinie la courbe ascendante du progrès.

Elle ne l'était pas; la guerre éclata, suivie de bouleversements, de crises, de catastrophes, d'épidémies, de retours à la barbarie. La vie économique de l'humanité se trouva dans une impasse. Les antagonismes de classes s'aggravèrent et se démasquèrent. L'un après l'autre, on vit sauter les mécanismes de sûreté de la démocratie. Les règles élémentaires de la morale se révélèrent plus fragiles encore que les institutions démocratiques et les illusions du réformisme. Le mensonge, la calomnie, la corruption, la violence, le meurtre prirent des proportions inouïes. Les esprits simples, confondus, crurent que c'étaient là les conséquences momentanées de la guerre. Ces désagréments étaient et demeurent en réalité les manifestations du déclin de l'impérialisme [1]. La gangrène du capitalisme entraîne celle de la société moderne, droit et morale compris.

Le fascisme, né de la banqueroute de la démocratie en présence des tâches assignées par l'impérialisme, est une "synthèse" des pires maux de cette époque. Des restes de démocratie ne se maintiennent que dans les aristocraties capitalistes les plus riches : pour chaque "démocrate" anglais, français, hollandais, belge, travaille un certain nombre d'esclaves coloniaux ; "soixante familles" gouvernent la démocratie aux Etats-Unis... Et les éléments du fascisme croissent rapidement dans toutes les démocraties. Le stalinisme est à son tour le produit de la pression de l'impérialisme sur un Etat ouvrier arriéré et isolé ; il complète ainsi, en quelque sorte symétriquement, le fascisme.

Tandis que les philistins idéalistes -- et les anarchistes en premier lieu, naturellement -- dénoncent sans se lasser l'"amoralité" marxiste, les trusts américains dépensent, d'après John Lewis, plus de quatre-vingt millions de dollars par an à combattre la "démoralisation" révolutionnaire, c'est-à-dire en frais d'espionnage, de corruption d'ouvriers, d'impostures judiciaires et d'assassinats ! L'impératif catégorique suit parfois, vers son triomphe, des voies bien sinueuses !

Notons, par souci d'équité, que les plus sincères et aussi les plus bornés des moralistes petits-bourgeois vivent aujourd'hui encore du souvenir idéalisé d'hier et de l'espérance d'un retour à cet hier. Ils ne comprennent pas que la morale est fonction de la lutte des classes ; que la morale démocratique répondait aux besoins du capitalisme libéral et progressiste ; que la lutte des classes acharnée qui domine la nouvelle époque a définitivement, irrévocablement détruit cette morale ; que la morale du fascisme d'une part, et de l'autre celle de la révolution prolétarienne, s'y substituent en deux sens opposés.


NOTES

[1] Le mot "impérialisme" est pris ici dans son acception marxiste : il désigne le capitalisme des monopoles, caractérisé par l'exportation des capitaux et le partage du monde. Voir Lénine, L'impérialisme, dernière phase du capitalisme. (Note de Victor Serge.)


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