1938

Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres.


Leur morale et la nôtre

Léon Trotsky

Disposition des figures du jeu politique

"Le trotskysme est romantisme révolutionnaire, le stalinisme politique réaliste." Il ne reste pas trace de cette plate antinomie qui servait, hier encore, au philistin moyen, à justifier son amitié avec Thermidor contre la révolution. On n'oppose plus le trotskisme et le stalinisme, on les identifie. Dans la forme et non dans l'essence. Battant en retraite jusqu'au méridien de l'"impératif catégorique", les démocrates continuent en réalité à défendre le Guépéou, mais mieux masqués, plus traîtreusement. Qui calomnie les victimes collabore avec le bourreau. En ce cas comme en d'autres, la morale sert à la politique. Le philistin démocratique et le bureaucrate stalinien sont sinon des jumeaux du moins des frères spirituels. En politique, ils sont en tout cas du même bord. Le système gouvernemental de la France est aujourd'hui fondé sur la collaboration des staliniens, des socialistes et des libéraux; de même en Espagne, où les anarchistes s'y sont joints. Si l'Independent Labour Party a si pauvre apparence c'est que, des années durant, il n'est pas sorti des embrassades du Komintern. Le parti socialiste français a exclu les trotskistes au moment précis où il se préparait à l'unité organique avec les staliniens. Et si cette unité ne s'est pas réalisée, ce n'est pas à cause de divergences de principes -- qu'en est-il resté ? -- mais parce que les arrivistes socialistes ont eu peur pour leurs emplois. Revenu d'Espagne, Norman Thomas a déclaré que les trotskistes aidaient "objectivement" Franco ; et grâce à cette absurdité, Norman Thomas lui-même a fourni une aide objective aux bourreaux du Guépéou. Cet apôtre excluait les trotskistes de son parti au moment précis où le Guépéou fusillait leurs camarades en U.R.S.S. et en Espagne. En bien des pays démocratiques, les staliniens pénètrent en dépit de leur "amoralisme", avec succès, dans les services de l'Etat. Dans les syndicats, ils font ménage excellent avec les bureaucrates de toutes les autres nuances. Les staliniens, il est vrai, traitent avec légèreté le code pénal, ce qui effraie un peu, dans les temps paisibles, leurs amis "démocrates" ; par contre, en des circonstances exceptionnelles, ils n'en deviennent que plus sûrement les chefs de la petite-bourgeoisie qu'ils mènent à la lutte contre le prolétariat : on l'a vu en Espagne.

La II° Internationale et la F.S.I. d'Amsterdam n'ont naturellement pas assumé la responsabilité des faux -- préférant la laisser au Komintern. Elles se sont tues. Dans les entretiens privés, leurs personnalités expliquaient qu'au point de vue moral elles condamnaient Staline, mais qu'au point de vue politique, elles l'approuvaient. Ce ne fut que lorsque le Front populaire français eut révélé d'irréparables lézardes, quand les socialistes français durent penser au lendemain, que Léon Blum trouva au fond de son encrier les indispensables formules de l'indignation morale.

Otto Bauer ne blâme avec modération la justice de Vychinski que pour soutenir avec plus d'"impartialité" la politique de Staline. La destinée du socialisme, d'après une récente déclaration de Bauer, serait liée à celle de l'U.R.S.S. "Et la destinée de l'U.R.S.S. est celle du stalinisme tant que (!) le développement intérieur de l'U.R.S.S. elle-même n'aura pas surmonté la phase stalinienne..." Tout Bauer, tout l'austro-marxisme, tout le mensonge, toute la pourriture de la social-démocratie sont dans cette phrase magnifique ! "Tant que" la bureaucratie stalinienne est assez forte pour exterminer les représentants avancés du "développement intérieur" de l'U.R.S.S., Bauer reste avec Staline. Quand les forces révolutionnaires renverseront Staline, malgré Bauer, Bauer reconnaîtra généreusement -- avec une dizaine d'années de retard tout au plus -- ce "développement intérieur" !

Le Bureau de Londres des socialistes centristes, réunissant avec bonheur les aspects d'un jardin d'enfants, d'une école pour adolescents arriérés et d'une maison d'invalides, se traîne à la remorque des vieilles Internationales. Son secrétaire, Fermer Brockway, commença par déclarer que l'enquête sur les procès de Moscou pourrait "nuire à l'U.R.S.S." et par contre proposer d'ouvrir plutôt une enquête sur... l'activité de Trotsky, en constituant une commission "impartiale" dans laquelle fussent entrés cinq adversaires irréconciliables de Trotsky... Brandler et Lovestone se solidarisèrent publiquement avec Iagoda ; ils ne reculèrent que devant Ejov ; Jacob Walcher refusa, sous un prétexte manifestement faux, de donner à la commission John Dewey un témoignage qui ne pouvait qu'être défavorable à Staline. La morale pourrie de ces hommes n'est que le produit de leur politique pourrie.

Mais le plus triste rôle revient sans doute aux anarchistes. Si le stalinisme et le trotskisme sont identiques, comme ils l'affirment à chaque ligne, pourquoi donc les anarchistes espagnols aident-ils les staliniens à égorger les trotskistes et par la même occasion les anarchistes demeurés révolutionnaires ? Les théoriciens libertaires les plus francs répondent que c'est là le prix des fournitures d'armes soviétiques. Bref, la fin justifie les moyens. Mais quelle est leur fin ? L'anarchie ? Le socialisme ? Non. Le salut de la démocratie bourgeoise qui a frayé la voie au fascisme. A une fin basse correspondent de sales moyens. Telle est la disposition réelle des figures du jeu politique sur l'échiquier du monde.


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