1934-38

Ce texte est constitué d'articles écrits entre 1934 et 1938 sur la situation politique en France. Ces articles ont étés publiés en Français dans "Le mouvement communiste en France".


 
 

Où va la France ?

Léon Trotsky

Encore une fois, où va la france?

(fin mars 1935)

II. LES REVENDICATIONS IMMEDIATES ET LA LUTTE POUR LE POUVOIR.

La stagnation du front unique.

Le Comité central du Parti communiste repousse la lutte pour la nationalisation des moyens de production, comme une revendication incompatible avec l'Etat bourgeois. Mais le Comité central repousse aussi la lutte pour le pouvoir, pour la création de l'Etat ouvrier. A ces tâches, il oppose un programme de "revendications immédiates".

Le front unique est actuellement privé de quelque programme que ce soit. En même temps l'expérience propre du Parti communiste dans le domaine de la lutte pour les "revendications immédiates" a un caractère extrêmement lamentable. Tous les discours, articles et résolutions sur la nécessité de riposter au capital par des grèves n'ont jusqu'à présent abouti à rien, ou presque. Malgré une situation de plus en plus tendue dans le pays, il règne dans la classe ouvrière une stagnation dangereuse.

Le Comité central du Parti communiste accuse de cette stagnation tout le monde, sauf lui. Nous ne nous disposons à blanchir personne. Nos points de vue sont connus. Mais nous pensons que le principal obstacle sur la voie du développement de la lutte révolutionnaire est actuellement le programme unilatéral, contredisant toute la situation, presque maniaque des "revendications immédiates". Nous voulons ici faire la lumière sur les considérations et les arguments du Comité central du Parti communiste avec toute l'ampleur nécessaire. Non pas que ces arguments soient sérieux et profonds: au contraire, ils sont misérables. Mais il s'agit d'une question dont dépend le sort du prolétariat français.

La résolution du Comité central du Parti communiste sur les "revendications immédiates".

Le document le plus autorisé sur la question des "revendications immédiates" est la résolution programmatique du Comité central du Parti communiste. (Voir l'Humanité du 24 février:) Nous nous arrêterons à ce document.

L'énoncé des revendications immédiates est fait très généralement : défense des salaires, amélioration des assurances sociales, conventions collectives, "contre la vie chère", etc. On ne dit pas un mot sur le caractère que peut et doit prendre dans les conditions de la crise sociale actuelle la lutte pour ces revendications. Pourtant, tout ouvrier comprend qu'avec deux millions de chômeurs complets et partiels, la lutte syndicale ordinaire pour des conventions collectives est une utopie. Pour contraindre dans les conditions actuelles les capitalistes à faire des concessions sérieuses il faut briser leur volonté ; on ne peut y parvenir que par une offensive révolutionnaire. Mais une offensive révolutionnaire qui oppose une classe à une classe, ne peut se développer uniquement sous des mots d'ordre économiques partiels. On tombe dans un cercle vicieux. C'est là qu'est la principale cause de la stagnation du front unique.

La thèse marxiste générale : les réformes sociales ne sont que les sous-produits de la lutte révolutionnaire, prend à l'époque du déclin capitaliste l'importance la plus immédiate et la plus brûlante. Les capitalistes ne peuvent céder aux ouvriers quelque chose que s'ils sont menacés du danger de perdre tout.

Mais même les plus grandes "concessions", dont est capable le capitalisme contemporain, lui-même acculé dans l'impasse, resteront absolument insignifiantes en comparaison avec la misère des masses et la profondeur de la crise sociale. Voilà pourquoi la plus immédiate de toutes les revendications doit être de revendiquer l'expropriation des capitalistes et la nationalisation (socialisation) des moyens de production. Cette revendication est irréalisable sous la domination de la bourgeoisie ? Evidemment. C'est pourquoi il faut conquérir le pouvoir.

Pourquoi les masses ne font-elles pas écho aux appels du Parti communiste?

La résolution du Comité central reconnaît en passant que "le Parti n'a pas encore réussi à organiser et à développer la résistance à l'offensive du capital". Mais la résolution ne s'arrête pas du tout sur la question de savoir pourquoi donc, malgré les efforts du P.C. et de la C.G.T.U., les succès dans le domaine de la lutte économique défensive sont absolument insignifiants. A la grève générale du 12 février, qui ne poursuivait aucune "revendication immédiate", participèrent des millions d'ouvriers et d'employés. Cependant, à la défense contre l'offensive du capital n'a participé jusqu'à maintenant qu'une fraction infime de ce même chiffre. Est-ce que ce fait étonnamment clair ne conduit les "chefs" du Parti communiste à aucune conclusion? Pourquoi des millions d'ouvriers se risquent-ils à participer à la grève générale, à des manifestations de rues agitées, à des conflits avec les bandes fascistes, mais se refusent-ils à participer à des grèves économiques dispersées ?

"Il faut comprendre-dit la résolution-les sentiments qui agitent les ouvriers désireux de passer à l'action." Il faut comprendre... Mais le malheur est que les auteurs eux-mêmes de la résolution ne comprennent rien. Quiconque fréquente les réunions ouvrières sait comme nous que les discours généraux sur les "revendications immédiates" laissent le plus souvent les auditeurs dans un état d'indifférence renfrognée; par contre, les mots d'ordre révolutionnaires clairs et précis provoquent en réponse une vague de sympathie. Cette différence de réaction de la masse caractérise de la façon la plus claire la situation politique de notre pays.

"Dans la période présente -remarque inopinément la résolution-, la lutte économique nécessite de la part des ouvriers de lourds sacrifices." Il faudrait encore ajouter : et ce n'est que par exception qu'elle promet des résultats positifs. Et pourtant, la lutte pour les revendications immédiates a pour tâche d'améliorer la situation des ouvriers. En mettant cette lutte au premier plan, en renonçant pour elle aux mots d'ordre révolutionnaires, les staliniens considèrent, sans doute, que c'est précisément la lutte économique partielle qui est le plus capable de soulever de larges masses. Il s'avère justement le contraire : les masses ne font presque aucun écho aux appels pour des grèves économiques. Comment peut-on donc en politique ne pas tenir compte des faits?

Les masses comprennent ou sentent que dans les conditions de la crise et du chômage des conflits économiques partiels exigent des sacrifices inouïs, que ne justifieront en aucun cas les résultats obtenus. Les masses attendent et réclament d'autres méthodes, plus efficaces. Messieurs les stratèges, apprenez chez les masses: elles sont guidées par un sûr instinct révolutionnaire.

La conjoncture économique et la lutte gréviste.

S'appuyant sur des citations mal assimilées de Lénine, les staliniens répètent: "La lutte gréviste est possible même en temps de crise." Ils ne comprennent pas qu'il y a crise et crise. A l'époque du capitalisme ascendant, à la fois industriels et ouvriers, même pendant une crise aiguë, regardent en avant, vers la nouvelle ranimation prochaine. La crise actuelle est la règle, et non l'exception. Dans le domaine purement économique, le prolétariat par la terrible pression de la catastrophe économique est rejeté dans une retraite désordonnée. D'autre part, le déclin du capitalisme pousse de tout son poids le prolétariat sur la voie de la lutte politique révolutionnaire de masse. Pourtant, la direction du Parti communiste tend de toutes ses forces à barrer cette voie. Ainsi, dans les mains des staliniens le programme des "revendications immédiates" devient un instrument de désorientation et de désorganisation du prolétariat. Cependant, une offensive politique (lutte pour le pouvoir) avec une défense armée active (milice) renverserait d'un seul coup le rapport des forces des classes et, chemin faisant, ouvrirait, pour les couches ouvrières les plus retardataires la possibilité d'une lutte économique victorieuse.

La possibilité d'une ranimation de la conjoncture.

Le capitalisme agonisant, comme nous le savons, a aussi ses cycles, mais des cycles déclinants, malades. Seule la révolution prolétarienne peut mettre fin à la crise du système capitaliste. La crise conjoncturelle fera inévitablement place à une nouvelle et brève ranimation, si ne survient pas entre-temps la guerre ou la révolution.

En cas de ranimation de la conjoncture économique, la lutte gréviste pourra, sans aucun doute, prendre une étendue beaucoup plus grande. C'est pourquoi il faut suivre attentivement le mouvement du commerce et de l'industrie, particulièrement les changements dans le marché du travail sans se fier aux météorologues de l'école de Jouhaux et en aidant pratiquement les ouvriers à faire pression au moment nécessaire sur les capitalistes. Mais même dans le cas d'une lutte gréviste étendue il serait criminel de se borner à des revendications économiques partielles. La ranimation de la conjoncture ne peut être ni profonde, ni longue, car nous avons affaire avec les cycles d'un capitalisme irrémédiablement malade. La nouvelle crise-après une brève ranimation-peut se trouver être plus terrible, que la présente. Tous les problèmes fondamentaux surgiront de nouveau, et avec une force et une acuité redoublées. Si l'on perd du temps, la croissance du fascisme peut se révéler irrésistible.

Mais aujourd'hui, la ranimation économique n'est qu'une hypothèse. La réalité, c'est l'approfondissement de la crise, le service militaire de deux ans, le réarmement de l'Allemagne, le danger de guerre.

C'est de cette réalité qu'il faut partir.

Les dépouilles du réformisme en guise de programme révolutionnaire.

L'idée finale de la résolution programmatique du Comité central couronne dignement tout l'édifice. Citons-la littéralement :

"En combattant chaque jour pour soulager les masses laborieuses des misères que leur impose le régime capitaliste, les communistes soulignent que la libération définitive ne peut être obtenue que par l'abolition du régime capitaliste et l'instauration de la dictature du prolétariat."

Cette formule ne sonnait pas mal à l'aube de la social-démocratie, il y a un demi-siècle et plus. La social-démocratie dirigeait alors non sans succès la lutte des ouvriers pour des revendications et des réformes isolées, pour ce qu'on appelait le "programme minimum", en "soulignant" bien que l'affranchissement définitif du prolétariat ne serait réalisé que par la révolution. Le "but final" du socialisme était alors tracé dans le lointain nébuleux des années. C'est cette conception, qui déjà à la veille de la guerre s'était complètement survécue, que le Comité central du Parti communiste a transportée inopinément dans notre époque, en la répétant mot pour mot, jusqu'à la dernière virgule. Et ces gens invoquent Marx et Lénine !

Quand ils "soulignent" que l'"affranchissement définitif" ne peut être obtenu que par l'abolition du régime capitaliste, ils s'ingénient à l'aide de cette vérité élémentaire à tromper les ouvriers. Car ils leur suggèrent l'idée qu'une certaine amélioration, même importante, peut être obtenue dans les cadres du régime actuel. Ils représentent le capitalisme pourrissant et déclinant comme leurs pères et leurs grands-pères représentaient le capitalisme robuste et ascendant. Le fait est indiscutable: les staliniens se parent des dépouilles du réformisme.

La formule politique marxiste, en fait, doit être celle-ci :

En expliquant chaque jour aux masses que le capitalisme bourgeois pourrissant ne laisse pas de place non seulement pour l'amélioration de leur situation, mais même pour le maintien du niveau de misère habituel, en posant ouvertement devant les masses la tâche de la révolution socialiste comme la tâche immédiate de nos jours, en mobilisant les ouvriers pour la prise du pouvoir, en défendant les organisations ouvrières au moyen de la milice-les communistes (ou les socialistes) ne perdent pas, en même temps, une seule occasion pour arracher, chemin faisant, à l'ennemi telle ou telle concession partielle, ou, au moins, pour l'empêcher d'abaisser encore plus le niveau de vie des ouvriers.

Comparez attentivement cette formule aux lignes de la résolution du Comité central citées plus haut. La différence, espérons-nous, est claire. D'un côté le stalinisme : de l'autre, le léninisme Entre eux, un abîme.

Un moyen sûr contre le chômage.

L'augmentation des salaires, les conventions collectives, l'abaissement du prix de la vie... Mais que faire avec le chômage ? La résolution du Comité central nous vient aussi en aide là-dessus. Citons-la :

"Ils (les communistes) réclament l'ouverture de travaux publics A Cet effet, ils élaborent des propositions concrètes adaptées à chaque situation locale ou régionale, ils préconisent les moyens de financer ces travaux (projet de prélèvement sur le capital, emprunts avec la garantie de l'Etat, etc.)."

N'est-ce pas étonnant ? Cette recette de charlatan est copiée presque mot pour mot chez Jouhaux : les staliniens repoussent les revendications progressives du "Plan" et adoptent sa partie la plus fantaisiste et la plus utopique.

Les principales forces productives de la société sont paralysées ou demi-paralysées par la crise; Les ouvriers sont dans la torpeur devant les machines qu'ils ont créées. Le Comité central sauveur propose: en dehors; de l'économie capitaliste réelle, à coté d'elle, créer une autre économie capitaliste, sur la base de "travaux publics".

Que l'on ne nous dise pas qu'il s'agit d'entreprises épisodique: chômage actuel n'a pas un caractère épisodique; ce n'est pas simplement un chômage conjoncturel, mais un chômage de structure, l'expression; la plus pernicieuse du déclin capitaliste. Pour le faire disparaître, le Comité central propose de créer un système de grands travaux, adapté à chaque région du pays, à l'aide d'un système particulier de financement, à côté des finances en désarroi du capitalisme. En un mot, le Comité central du Parti communiste propose tout simplement au capitalisme de changer de domicile. Est-ce ce "plan" qu'on oppose à la lutte pour le pouvoir et au programme de nationalisation! Il n'y a pas de pires opportunistes que les aventuristes effrayés.

Comment parvenir à la réalisation des travaux publics, au prélèvement sur le capital, aux emprunts garantis, etc., là-dessus on ne nous dit pas un mot. Sans doute, à l'aide de... pétitions. C'est le moyen d'action le plus opportun et le plus efficace. Aux pétitions ne résistent ni la crise, ni le fascisme, ni le militarisme. En outre, les pétitions font revivre l'industrie du papier et adoucissent le chômage. Notons donc: l'organisation de pétitions, partie fondamentale du système de travaux publics selon le plan de Thorez et compagnie.

De qui ces gens se moquent-ils ?  D'eux-mêmes ou du prolétariat ?

Le Parti communiste est un frein.

"Il est étonnant que le prolétariat supporte passivement de telles privations et de telles violences après une lutte de classes plus que centenaire." On peut entendre à chaque pas cette phrase si hautaine de la bouche d'un socialiste ou d'un communiste en chambre. La résistance est insuffisante? On met cette faute sur le dos des masses ouvrières. Comme si les partis et les syndicats se trouvaient à l'écart du prolétariat et n'étaient pas ses organes de lutte! C'est précisément parce que le prolétariat, en résultat de l'histoire plus que centenaire de ses luttes, a créé ses organisations politiques et syndicales, qu'il lui est difficile, presque impossible, de mener sans elles et contre elles la lutte contre le capital. Et pourtant, ce qui a été édifié comme le ressort de l'action est devenu un poids mort ou un frein.

Toute la situation inspire aux travailleurs l'idée que les actions révolutionnaires sont nécessaires pour changer toutes les conditions de l'existence. Mais précisément parce qu'il s'agit d'une lutte décisive, qui doit embrasser des millions d'hommes, son initiative repose naturellement sur les organisations dirigeantes, sur les partis ouvriers, sur le Front unique. C'est d'eux que doivent partir un programme clair, des mots d'ordre, des mobilisations de combat. Pour soulever les masses, les partis doivent s'engager eux-mêmes, en ouvrant une campagne révolutionnaire hardie dans le pays. Mais les organisations dirigeantes, le Parti communiste y compris, n'en ont pas le courage. Le P.C. rejette ses tâches et ses responsabilités sur les masses. Il exige que des millions d'hommes, laissés par lui sans direction révolutionnaire entreprennent des combats dispersés pour des revendications partielles et montrent ainsi aux bureaucrates sceptiques qu'ils sont prêts à mener la lutte. Peut-être alors les grands chefs consentiront-ils à commander l'offensive. Au lieu de diriger les masses, le Comité central bureaucratique examine les masses, leur donne une mauvaise note et justifie ainsi son opportunisme et sa lâcheté.

Des recettes toutes faites... "selon Lénine".

Au moment de l'équilibre économique et politique relatif de la France (1929-1933), le Comité central du Parti communiste proclama la "troisième période" et ne voulait se satisfaire que de la conquête de la rue par les barricades. Maintenant, au moment de la crise économique, sociale et politique, le même Comité central se contente d'un modeste programme de "revendications immédiates". Cette contradiction absurde est le produit complexe de plusieurs facteurs: l'effroi devant ses dernières fautes, l'incapacité de prêter l'oreille à la masse, l'habitude bureaucratique de prescrire au prolétariat une feuille de route toute faite, enfin, l'anarchie intellectuelle, résultat de zigzags, de falsifications, de mensonges et de répressions sans nombre.

L'auteur immédiat du nouveau programme est, sans doute, le "chef" actuel de l'Internationale communiste, Bela Kun, qui va toujours tour à tour de l'aventurisme à l'opportunisme. Ayant lu dans Lénine que les bolcheviks furent dans certaines conditions pour les grèves, et les menchéviks contre, Bela Kun fonda en un clin d'oeil sur cette découverte sa politique "réaliste". Mais pour son malheur, Bela Kun n'avait pas ouvert Lénine... à la bonne page.

A certaines périodes, les grèves économiques jouèrent réellement un rôle énorme dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat russe. Or, le capitalisme russe n'était pas pourri à ce moment-là, mais grandissait et s'élevait rapidement. Le prolétariat russe était une classe vierge et les grèves étaient pour lui la première forme d'éveil et d'activité. Enfin, le large débordement des grèves coïncidait chaque fois avec l'essor conjoncturel de l'industrie.

Aucune de ces conditions n'existe en France. Le prolétariat français a derrière lui une grandiose école de révolution, de lutte syndicale et parlementaire, avec tout l'héritage positif et négatif de ce riche passé. Il serait difficile d'attendre un débordement spontané du mouvement gréviste en France, même en période d'essor économique, d'autant plus lorsque la crise conjoncturelle approfondit les plaies du déclin capitaliste.

Non moins important est l'autre côté de la question. Au moment du premier mouvement gréviste impétueux en Russie, il y eut une seule fraction de la social-démocratie russe qui tenta de se borner à des revendications économiques partielles: ce fut ceux qu'on appela les "économistes". Selon leur opinion, il fallait repousser le mot d'ordre: "A bas l'autocratie!" jusqu'à l'apparition d'une "situation révolutionnaire". Lénine Jugea les "économistes" comme de misérables opportunistes. Il montra qu'il fallait préparer activement une situation révolutionnaire même en période de mouvement gréviste.

Il est en général absurde de tenter de transporter mécaniquement en France les diverses étapes et les divers épisodes du mouvement révolutionnaire russe. Mais il est encore moins possible de le faire à la manière de Bela Kun, qui ne connaît ni la Russie, ni la France, ni le marxisme. A l'école de Lénine, il faut apprendre la méthode d'action et non pas changer le léninisme en citations et en recettes, bonnes pour tous les cas de la vie.

"La Paix, le Pain et la Liberté !"

Ainsi, la situation en France, selon l'opinion des staliniens, n'est pas révolutionnaire ; les mots d'ordre révolutionnaires, par ce fait, sont inopportuns ; il faut concentrer toute l'attention sur les grèves économiques et les revendications partielles. Tel est le programme. C'est un programme opportuniste et sans vie, mais c'est un programme.

A côté de lui, il y en a, pourtant, un autre. L'Humanité répète chaque jour le triple mot d'ordre : "La paix, le pain, la liberté." C'est sous ce drapeau, explique L'Humanité, que les bolcheviks ont vaincu en 1917. A la suite des staliniens, Just répète la même idée. Très bien. Mais en 1917, en Russie, il y avait une situation notoirement révolutionnaire. Comment donc des mots d'ordre qui ont assuré le succès de la révolution prolétarienne se trouvent-ils bons comme "revendications immédiates" dans une situation non-révolutionnaire ? Que les augures de L'Humanité nous expliquent à nous, simples mortels, ce mystère.

Nous, pour notre part, nous rappellerons quelles "revendications immédiates" renfermait le triple mot d'ordre des bolcheviks.

"Pour la paix !" Cela signifiait en 1917, dans les conditions de la guerre, la lutte contre tous les partis patriotiques, des monarchistes aux menchéviks, la revendication de la publication de tous les traités secrets, la mobilisation révolutionnaire des soldats contre le commandement et l'organisation de la fraternisation sur les fronts. "Pour la paix !", cela signifiait un défi au militarisme de l'Autriche et de l'Allemagne, d'une part, de l'Entente, de l'autre. Le mot d'ordre des bolcheviks signifiait ainsi la politique la plus hardie et la plus révolutionnaire qu'ait jamais connue l'histoire de l'humanité.

"Lutter" pour la paix en 1935, en alliance avec Herriot et les "pacifistes" bourgeois, c'est-à-dire les impérialistes hypocrites, signifie simplement soutenir le statu quo, bon au moment présent pour la bourgeoisie française. Cela signifie endormir et démoraliser les ouvriers par les illusions du "désarmement", des "pactes de non-agression", par le mensonge de la Société des Nations, en préparant une nouvelle capitulation des partis ouvriers au moment où la bourgeoisie française ou ses rivaux trouveront bon de renverser le statu quo.

"Pour le pain !" Cela signifiait pour les bolcheviks en 1917 l'expropriation de la terre et des réserves de blé chez les propriétaires fonciers et les spéculateurs et le monopole du commerce du blé dans les mains du gouvernement des ouvriers et des paysans. Que signifie "Pour le pain !" chez nos staliniens en 1935 ? Une simple répétition verbale !

"Pour la liberté !" Les bolcheviks montraient aux masses que la liberté reste une fiction, tant que les écoles, la presse, les lieux de réunion restent dans les mains de la bourgeoisie. "Pour la liberté !" signifiait: la prise du pouvoir par les soviets, l'expropriation des propriétaires fonciers, le contrôle ouvrier sur la production.

"Pour la liberté!", en alliance avec Herriot et les vénérables dames des deux sexes de la Ligue des droits de l'homme, signifie soutenir les gouvernements semi-bonapartistes, semi-parlementaires, et rien d'autre. La bourgeoisie a besoin actuellement non seulement des bandes de La Rocque, mais aussi de la réputation "gauche" de Herriot. Le capital financier s'occupe d'armer les fascistes. Les staliniens restaurent la réputation gauche de Herriot à l'aide des mascarades du "Front populaire". Voilà à quoi servent en 1935 les mots d'ordre de la Révolution d'Octobre !

Dragons et puces.

A titre de seul exemple de la nouvelle politique "réaliste", la résolution du Comité central raconte que les chômeurs de Villejuif mangent la soupe des Croix de feu et crient : "La Rocque au poteau!" Combien d'hommes mangent la soupe, combien crient, on ne nous le dit pas: les staliniens ne peuvent souffrir les chiffres. Mais là n'est pas la question... Jusqu'où doit tomber le parti "révolutionnaire", pour, dans une résolution programmatique, ne pas trouver d'autre exemple de politique prolétarienne que les cris impuissants d'ouvriers accablés et affamés, contraints de se nourrir des miettes de la philanthropie fasciste. Et ces chefs ne se sentent ni humiliés, ni honteux !

Marx citait une fois, en parlant de certains de ses disciples, les paroles de Heine: "J'ai semé des dragons, et j'ai récolté des puces." Nous craignons bien que les fondateurs de la III° Internationale ne doivent répéter ces mêmes paroles... Et pourtant, notre époque a besoin non pas de puces, mais de dragons !


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