1926

Ce livre ne concerne pas que l'Angleterre, même s'il aurait pu s'appeler "L'Angleterre et la Révolution". Il contient des leçons pour bien des pays, surtout sur les illusions du passage "démocratique" au socialisme et sur le "crétinisme parlementaire", comme aurait dit Lénine. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Cromwell, le chartisme, les trade-unions, le Labour Party...


Où va l'Angleterre ?

Léon Trotsky

PRÉFACE A L'ÉDITION RUSSE

Le présent travail est consacré aux destinées ultérieures de l'Angleterre. Il peut intéresser néanmoins le lecteur américain. D'abord parce que l'Angleterre occupe une trop grande place dans le monde et ensuite parce que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne forment une double constellation dans laquelle l'éclat d'une étoile s'avive d'autant plus que celui d'une autre décline.

La conclusion à laquelle j'arrive dans mes recherches, c'est que l'Angleterre s'achemine à vive allure vers une époque de grands bouleversements révolutionnaires. Les policiers anglais et leurs élèves américains diront, cela va de soi, que je fais la propagande de la Révolution prolétarienne - comme si l'on pouvait modifier du dehors, à l'aide d'une brochure, la tendance du développement d'un grand peuple. A la vérité, je me borne à tenter d'élucider, par l'analyse des facteurs les plus importants du développement historique de l'Angleterre, la voie de l'histoire dans laquelle ce pays est poussé par les conditions extérieures et intérieures de son existence. Emettre à ce propos l'accusation d'intervention révolutionnaire dans les affaires d'autrui équivaut à peu prés à accuser l'astronome qui prévoit une éclipse du soleil de la provoquer.

Nous ne voulons pas dire, il s'entend, que les phénomènes astronomiques soient identiques aux phénomènes sociaux. Les premiers se développent en dehors de nous, les seconds se développent au travers de nous. Ce qui ne veut nullement dire que les événements historiques s'accomplissent selon nos désirs arbitraires et peuvent être dirigés à l'aide de brochures. Il a été et il est publié beaucoup plus de livres et de journaux ayant pour objet la défense et la conservation du capitalisme, y compris le capitalisme britannique, que de livres et de journaux dirigés contre lui. La question ne se résout pourtant pas ainsi. Telles ou telles idées peuvent exercer leur influence dans la mesure où elles se fondent sur les conditions matérielles du développement social. L'Angleterre s'achemine vers la Révolution, parce que le crépuscule du capitalisme y a commencé. Et s'il fallait, à ce propos, rechercher les coupables, il faudrait, à la question : " Qui pousse l'Angleterre dans la voie de la Révolution ?" répondre non pas " Moscou " mais " New-York ".

Cette réponse peut paraître paradoxale. Elle exprime pourtant, intégralement, la vérité. La pression puissante et sans cesse grandissante des Etats-Unis sur l'univers rend la situation de l'industrie britannique, du commerce britannique, des finances britanniques, de la diplomatie britannique, de plus en plus désespérée, de plus en plus insoluble.

Les Etats-Unis ne peuvent pas ne pas tendre à l'élargissement du marché mondial, leur propre industrie risquant autrement de succomber à une congestion pléthorique. Les Etats-Unis ne peuvent élargir leur domaine qu'au détriment des autres pays exportateurs et d'abord de l'Angleterre. Les discours sur la portée révolutionnaire de quelques brochures " moscovites ", comparées au système patenté de M. Dawes, grâce auquel la vie économique d'un grand peuple est prise dans les tenailles d'acier d'une direction américaine, ne peuvent qu'appeler un sourire ironique. Sous le couvert de la " pacification " et de " l'assainissement " de l'Europe, les plus grands bouleversements révolutionnaires et militaires, les plus grands conflits de demain se préparent. M. Julius Barnes, familier du ministère du commerce de Washington, propose de réserver aux débiteurs européens des Etats-Unis les régions du marché mondial où les Européens, ces parents pauvres et endettés, ne gêneraient pas l'expansion de leur créancier transocéanien. Concourant au rétablissement du Système monétaire de l'Europe, les Etats-Unis ne font que dissiper l'une après l'autre les illusions de l'inflation et aider l'Europe à traduire sa pauvreté et sa dépendance dans le langage d'une monnaie ferme. Faisant pression sur leurs débiteurs ou leur consentant des délais, accordant des crédits aux pays d'Europe ou les leur refusant, les Elats-Unis leur créent une situation de plus en plus gênée, de plus en plus dépendante au point de vue économique, qui ne comporte pas d'issue, en fin de compte, et constitue la condition préalable d'inévitables ébranlements sociaux, révolutionnaires. L'Internationale Communiste est en ce moment une institution… presque conservatrice, en comparaison avec la Bourse de New-York. Mr. Morgan, Mr. Dawes, Mr. Julius Barnes, sont aujourd'hui les forgerons athlétiques des futures Révolutions européennes.

Leur travail en Europe et dans le monde entier, les Etats-Unis l'accomplissent dans une large mesure en collaboration avec l'Angleterre et par son entremise. Mais, pour l'Angleterre, cette collaboration n'est que la forme d'une dépendance croissante. L'Angleterre introduit, peut-on dire, les Etats-Unis dans leur domaine. Cédant leur domination mondiale, les diplomates et les hommes d'affaires britanniques recommandent à leurs anciens clients le nouveau maître du monde. La collaboration de l'Amérique et de l'Angleterre voile l'antagonisme mondial le plus profond entre ces deux puissances et prépare, pour un avenir qui n'est peut-être pas très reculé, de graves conflits.

Ce n'est pas le lieu de parler dans cette courte préface des destinées de l'Amérique même. Il est évident que, nulle part, le capital ne se sent aujourd'hui en sécurité qu'ici. Le capital américain a prodigieusement grandi, s'est prodigieusement fortifié, d'abord au compte de la guerre européenne, puis à présent, grâce à la " pacification " et à la " reconstruction " de l'Europe. Mais le capitalisme américain n'est pas, malgré toute sa puissance, un système se suffisant à lui-même ; il ne constitue, au contraire, qu'une partie de l'économie mondiale. Plus : au fur et à mesure que croît la puissance de l'industrie des Etats-Unis, sa dépendance à l'égard du marché mondial s'approfondit et se resserre. Acculant de plus en plus l'Europe dans une impasse, le capitalisme américain prépare des guerres et des bouleversements révolutionnaires qui frapperont ensuite d'un terrible ricochet l'économie des Etats-Unis. Telle est la perspective pour l'Amérique même. Dans la ligne du développement révolutionnaire, l'Amérique ne vient qu'en second lieu. La bourgeoisie américaine aura encore la possibilité d'observer l'écroulement de son aînée européenne. Mais l'heure inéluctable sonnera aussi pour le capital américain. Les magnats des trusts américains, les grands planteurs, les pétroliers, les exportateurs, les milliardaires de Chicago et de San-Francisco accomplissent irrésistiblement, quoique inconsciemment, leur mission révolutionnaire. Le prolétariat américain finira, à la fin des fins, par remplir la sienne.

 

L. TROTSKY.

24 mai 1925.


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