1926

Ce livre ne concerne pas que l'Angleterre, même s'il aurait pu s'appeler "L'Angleterre et la Révolution". Il contient des leçons pour bien des pays, surtout sur les illusions du passage "démocratique" au socialisme et sur le "crétinisme parlementaire", comme aurait dit Lénine. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Cromwell, le chartisme, les trade-unions, le Labour Party...


Où va l'Angleterre ?

Léon Trotsky

IX. Allure et dates

Au cours de l'année écoulée depuis que ce livre a été écrit, les événements n'ont pas suivi l'itinéraire de Baldwin ou de Macdonald. La magnanimité du Premier conservateur a promptement déteint. Les communistes, exclus par Macdonald du Labour Party, sont emprisonnés par les juges du roi Georges, qui mettent ainsi e parti en dehors de la légalité. Les mêmes juges, encourageant familièrement les jeunes fanfarons du fascisme, recommandant à ces violateurs de loi de s'enrôler dans la police, appelée à faire respecter les lois. Les juges certifient ainsi que la différence entre la violation fasciste des lois et leur application policière est de forme et non d'essence. Les fascistes sont d'excellents citoyens, mais trop impatients ; leurs méthodes sont prématurées. La lutte des classes n'en est pas encore arrivée à la guerre civile. Macdonald et Lansbury continuent leurs services, contenant le prolétariat à l'aide des fictions de la démocratie et des mythes de la religion. Le fascisme demeure en réserve. Les politiques capitalistes comprennent néanmoins que les méthodes de la démocratie ne sont pas suffisantes, et Mr. Johnson Hicks prend mesure, en tête-à-tête avec lui-même, du masque de Mussolini. L'énergie policière du gouvernement Baldwin complète nécessairement son piètre désarroi économique. Le protectionnisme du parti conservateur est tout aussi impuissant en présence des faits nouveaux de la vie économique, que le libre-échange [1] des libéraux. Il fut, dès le début évident que les tentatives protectionnistes se heurteraient aux intérêts contradictoires des principales branches de l'économie britannique. Nous ne pensions pourtant pas, il y a un an, que le programme protectionnisme dégénérerait en une telle farce. Au cours de ce laps de temps, des taxes douanières ont été instituées sur les dentelles, les gants, les instruments de musique, les manchons à gaz, les canifs et le papier hygiénique. La production de ces articles n'occupe pas plus de 10.000 ouvriers, mais il y a 1.231.900 mineurs et 1.215.900 chômeurs. Mr. Baldwin n'abuse-t-il pas avec excès de la… gradation ?

Le parti libéral, dont le naufrage reste une des expressions les plus frappantes de la décadence sociale de la Grande-Bretagne, a renoncé, dans sa majorité, à l'espoir d'exercer indépendamment le pouvoir, et sa droite rêve d'un rôle modérateur à la gauche des conservateurs, tandis que sa gauche voudrait bien soutenir, à droite, Macdonald qui aura de plus en plus besoin de cet appui. Quand le vieil Asquith commente avec ironie les discours de Snowden et de Churchill, dans lesquels le premier convie les libéraux à adhérer au Labour Party et le second les convie à adhérer au parti conservateur, Mr. Asquith a raison à sa façon : la différence n'est pas si grande de mourir piteusement à la remorque de ses ennemis politiques ou de mourir indépendant.

Le rôle de la clique à Macdonald a été, dans la période qui nous occupe, suffisamment caractérisé par la simple juxtaposition des faits. En 1924, le gouvernement Macdonald poursuivait les communistes en vertu d'une loi pénale de 1797 (l'époque de la Révolution française !) Fin 1925, Macdonald obtenait l'exclusion des communistes du Labour Party. Le ministre le plus réactionnaire du gouvernement conservateur, Benito Hicks, déjà mentionné plus haut, a poursuivi les communistes par application de la même loi de 1797 et coffré les leaders du parti. Les masses ouvrières protestent. La clique à Macdonald est obligée d'émettre elle aussi, en manière de protestation, des grognements indistincts, contre quoi ? Évidemment contre la concurrence du Hicks qui lui arrache son morceau de pain.

Ni l'économique ni la politique de l'Angleterre au cours de l'année écoulée, ne nous donne des raisons de modifier, aussi peu que ce soit, les conclusions de notre livre. Nous n'avons aucune raison de réagir aux grincements de dents de la presse bourgeoise anglaise et surtout américaine. " L'auteur enseigne, - clame une gazette new-yorkaise, - sous le masque de son nouveau livre, aux Américains et aux Anglais, l'art de l'insurrection ". Et faute de pouvoir s'en prendre à l'auteur, hors de portée, la gazette exige des mesures radicales contre le livre. C'est dans l'ordre. Point n'est besoin de répondre. Les événements répondront. La seule chose que j'aie appris de la critique de la presse bourgeoise britannique, c'est que Mr. Winston Churchill n'est pas encore lord comme je le supposais par erreur, ou tout au moins prématurément.

La presse officielle du menchevisme tient en réalité le même langage, mais l'appel à la police bourgeoise contre la " propagande de la violence " revêt chez elle des formes un peu plus voilées. Ici non plus, il n'y a pas lieu d'engager une polémique. Dans la phase actuelle des événements l'opposition de la gauche du Labour Party britannique nous intéresse bien davantage. Nous n'apprenons cependant que peu de chose des écrivains qui la représentent. " Si les folles tendances moscovites peuvent trouver chez nous un terrain favorable, ce n'est que grâce à la cupidité de notre bourgeoisie et aux concessions excessives des dirigeants du Labour Party, etc., etc… " Tel est le sens des articles de Lansbury, de Brailsford et autres. Clichés centristes : On en connaît à l'avance les idées et les expressions. S'attendre de la part de ces messieurs à une tentative de véritable analyse des faits et des arguments, revient à peu près à attendre du lait d'un bouc.

Nous avons, par bonheur, entre les mains, un document remarquable pour son caractère beaucoup plus spontané, pour sa plus grande fraîcheur, si l'on peut s'exprimer ainsi. Un camarade russe, en correspondance avec des militants du mouvement ouvrier anglais, m'a communiqué deux lettres d'un membre de la " gauche " du parti ouvrier indépendant, consacrées à la critique de ce livre. Ces lettres m'ont paru plus intéressantes que les articles des " leaders " britanniques et autres, dont les uns ont désappris à penser et les autres ne l'ont jamais su. Je ne veux pas die que l'auteur de ces lettres raisonne bien. Il est au contraire difficile de se représenter chaos plus grand que celui qui règne parmi ses idées, en quoi, d'ailleurs, il voit lui-même sa plus grande supériorité sur les conciliateurs achevés, tels que Macdonald et sur les révolutionnaires " dogmatiques " que nous sommes.

Nous connaissons assez bien, d'après l'expérience russe et internationale, les confusionnistes de cette sorte. Si nous considérons pourtant les lettres critiques de ce militant de " gauche ", non destinées à la publication, comme plus instructives que les articles fignolés des professionnels du centrisme, c'est précisément parce que la confusion éclectique et consciencieuse de ses lettres exprime de façon plus directe les mouvements politiques des masses. Il est inutile d'ajouter que nous nous servons de ces lettres avec l'aimable autorisation des deux correspondants russe et anglais.

Les groupements idéologiques du mouvement ouvrier anglais et de ses milieux dirigeants surtout peuvent être répartis sur trois lignes principales. Le rôle dirigeant appartient, dans le Labour Party, la conférence de Liverpool l'a de nouveau démontré, aux droitiers, Les résidus des théories bourgeoises du XIXe siècle, surtout de la première moitié du XIXe siècle, constituent l'idéologie officielle de ces messieurs qui ne reculeront devant rien dans la défense des assises de la société bourgeoise. Par rapport à eux, la petite minorité des communistes se situe aux antipodes. La classe ouvrière anglaise ne vaincra que sous la direction du parti bolchevik. Elle est encore dans l'enfance, mais elle grandit et peut grandir rapidement.

Entre ces deux groupements extrêmes, comme entre des rives, s'étendent quantité de nuances et de courants dépourvus en eux-mêmes d'avenir, mais qui préparent l'avenir. Les théoriciens et les politiques de cette large tendance moyenne se recrutent parmi les éclectiques, les sentimentaux, les humanitaires hystériques et toutes espèces de brouillons. L'éclectisme est chez les uns une vocation déterminée, achevée, chez les autres une phase de développement. Le mouvement d'opposition, dirigé par les hommes de gauche, de demi-gauche et d'extrême-gauche, traduit un profond changement social dans les masses.

Mais la mitoyenneté des " hommes de gauche " anglais, l'amorphie de leurs théories, leur indécision politique - pour ne pas dire leur poltronnerie - assurent la maîtrise de la situation à la clique des Macdonald, des Webb et des Snowden, à son tour impossible sans les Thomas. Si les milieux dirigeants du Labour Party anglais peuvent être comparés au mors de la classe ouvrière anglaise, Thomas sera la boucle dans laquelle la bourgeoisie passe les rênes.

L'étape actuelle du développement du prolétariat anglais, dans laquelle son écrasante majorité accueille avec faveur les discours des " hommes de gauche ", et laisse au pouvoir les Macdonald et les Thomas, n'est naturellement pas fortuite. On ne peut pas la sauter. Le chemin du Parti communiste, grand parti de masse de l'avenir, ne passe pas seulement par une lutte irréconciliable avec les agents du capital, incarnés par la clique Thomas-Macdonald, mais aussi par une action systématique, tendant à démasquer les brouillons de la gauche, grâce à l'aide desquels, uniquement, les Macdonald et les Thomas peuvent conserver leurs positions. Et c'est la justification de l'attention que nous portons à notre critique de gauche.


Point n'est besoin de dire que ce critique accuse notre brochure de rigidité, trouve que la question est posée par nous de façon mécanique, que la réalité y est simplifiée, etc. " Toute sa brochure (la mienne) est pénétrée de la conviction que la décadence de l'Angleterre durera encore quatre ou cinq années (? !) avant d'amener, à l'intérieur, des complications sérieuses ", tandis que, de l'avis du critique, les douze prochains mois marqueront l'apogée de la crise après quoi " le développement ultérieur se poursuivra pendant une dizaine d'années (? !) sans grandes difficultés ". Mon critique commence ainsi par m'imputer la prédiction précise d'une aggravation de la crise pendant quatre ou cinq ans, puis y oppose une prédiction plus précise encore qui divise la période la plus prochaine de l'histoire d'Angleterre, en deux tranches : douze mois de crise aggravée et dix ans de progrès tranquille.

La lettre ne donne, à notre grand regret, pas de motif économique. Il ne nous reste, pour donner à cette prédiction d'une année de crise et d'une décade d'heureux développement un sens économique, qu'à admettre que l'auteur rattache ses prévisions aux difficultés financières actuelles, déterminées par le passage de la monnaie or et par le règlement de la question des dettes [2]. L'auteur réduit évidemment la crise économique à une crise de déflation et lui assigne, pour cette raison, une si courte durée. Il est bien probable que les plus grandes difficultés de la finance et du crédit surmontées, un certain soulagement se produira sur le marché financier et, partant, dans les affaires industrielles et commerciales. Mais on ne peut pas fonder une prévision générale sur des variations d'un caractère en réalité, aussi secondaire. Et la prédiction d'une décade d'heureux développement ne se justifie par rien. Les principales difficultés de l'Angleterre sont, d'une part, causées par le regroupement et le déplacement des forces économiques et politiques mondiales, et de l'autre, par le conservatisme interne de l'industrie anglaise.

L'immense supériorité industrielle et financière des États-Unis sur l'Angleterre est un fait dont l'importance ne fera que croître à l'avenir. Il n'y a pas et il ne peut y avoir de facteur susceptible d'affaiblir les conséquences désastreuses qui découlent pour l'Angleterre de l'incomparable supériorité américaine.

Le développement de la technique la plus nouvelle, - l'importance croissante de l'électrification, en particulier, - atteint directement l'industrie houillère et, indirectement, toute l'industrie extrêmement conservatrice de 1'Angleterre, principalement basée sur le charbon.

Le développement de l'indépendance industrielle et politique du Canada, de l'Australie et de l'Afrique du Sud, apparu, depuis la guerre, dans toute son ampleur, porte à la métropole des coups répétés. Sources d'enrichissement hier, les Dominions deviennent pour l'Angleterre une cause du déficit de l'économie nationale.

Aux Indes, en Egypte et dans tout l'Orient, le mouvement national est dirigé en premier lieu contre l'impérialisme britannique. Nous doutons qu'on ait des raisons d'en espérer le fléchissement dans douze mois.

L'existence de l'Union Soviétique - nous pouvons donner raison sur ce point aux politiques anglais, conservateurs et libéraux - implique aussi pour la Grande-Bretagne de grandes difficultés économiques et politiques. Et il n'y a pas, là non plus, de raisons de penser que ces difficultés s'atténueront dans douze mois.

Si ce qu'on appelle la pacification de l'Europe continue, la renaissance et le renforcement de la concurrence allemande en résulteront. Et si une crise guerrière ou révolutionnaire succède à la pacification, cette crise ne manquera pas d'atteindre l'économie britannique.

La période la plus prochaine créera donc au capital britannique des conditions d'existence de plus en plus pénibles, et posera par là-même, de plus en plus âprement, devant le prolétariat, le problème du pouvoir. Je n'ai pas fixé de délai. La seule observation que j'aie faite à ce sujet dans mon livre dit que le développement révolutionnaire de la classe ouvrière anglaise se mesurera plutôt en lustres qu'en décades. Il va de soi que je n'ai pas voulu dire que la Révolution socialiste aurait lieu dans quatre ans (bien que cette hypothèse ne me paraisse pas exclue). Ma pensée était que la perspective du développement révolutionnaire doit être envisagée non pour des dizaines d'années, non pour nos enfants et pour nos arrière-neveux, mais pour la génération actuelle.

Me voici contraint de produire une large citation de la lettre de mon critique de gauche :

 

" Trotsky parle presque à tout moment de dizaines d'années. Peut-on en parler à propos d'une situation économique ou même politique ? Je pense qu'on ne le peut en aucun cas. On ne peut pas, comme l'indiquait autrefois Trotsky lui-même, assigner et fixer la date exacte du début de l'explosion révolutionnaire ; et quoi qu'il ait plutôt voulu en préciser le jour (?) je considère comme impossible d'en prédire l'année (!) La Révolution dépend, avant tout, des facteurs économiques : et les fadeurs économiques susceptibles d'agir pour ou contre la Révolution sont en ce moment, en Angleterre, infiniment nombreux. La Révolution pouvait éclater, le 1er août 1975, à la suite de la crise de l'industrie houillère. La Révolution pourra éclater quand cette crise se renouvellera en mai prochain (1926). La Révolution peut être hâtée par la crise de l'Extrême-Orient, par la guerre, par le krach économique d'autres pays, par la myopie de certains industriels de chez nous, par l'incapacité du gouvernement à résoudre le problème du chômage, par la crise d'industries autres que l'industrie houillère, et aussi par la propagande socialiste parmi les ouvriers, propagande qui augmente leurs exigences et leurs espérances. Chacune de ces possibilités est tout à fait plausible dans la situation actuelle, mais aucune ne peut être prévue, ne serait-ce qu'un mois à l'avance. Le temps présent est caractérisé par une extrême instabilité économique et, par conséquent, politique ; un mouvement peut gâcher tout le jeu. D'autre part, le système existant peut encore se maintenir artificiellement pendant nombre d'années. La Révolution britannique, si l'on entend par là une Révolution politique, se place ainsi sous un grand X ".

 

La confusion vraiment inconcevable de ces lignes n'est pas celle d'un esprit isolé ; c'est, au contraire, une confusion profondément typique. C'est celle de gens qui " de façon générale " admettent la Révolution, mais la craignent par toutes les fibres de leur être, et sont prêts à justifier leur crainte politique à l'aide de n'importe quelle théorie.

Examinons, en effet, de plus près, l'argumentation de l'auteur. Il enfonce des portes ouvertes en démontrant que l'allure du développement d'une Révolution et, par conséquent, son terme, sont déterminés par de nombreuses circonstances et de nombreux facteurs interdépendants qui hâtent ou ralentissent l'action. Il en déduit la conclusion, indiscutable en soi, de l'impossibilité de prédire le terme de la Révolution. Mais cette notion élémentaire, il réussit à la formuler ainsi : Trotsky croit impossible de prévoit le jour de la Révolution ; quant à lui, critique plein de sagesse, il croit même impossible d'en prévoir l'année. Cette antithèse est puérile à en paraître invraisemblable. Il peut même sembler qu'elle- ne mérite pas d'être réfutée. Mais combien n'y a-t-il pas, en réalité, d'hommes d'extrême-gauche qui n'ont pas même superficiellement examiné les problèmes de la Révolution, et pour lesquels le seul fait de songer au jour et à l'année constitue un grand pas en avant comparable, à titre d'exemple, au passage de l'analphabétisme complet, à la lecture hésitante des syllabes.

Si je pensais, en réalité, qu'il n'est impossible que de déterminer le jour de la Révolution, je m'efforcerais, sans doute, d'en déterminer la semaine, le mois, ou l'année. Mais je ne crois pas l'avoir tenté. Je me suis borné à montrer que le développement social de l'Angleterre est entré dans une phase révolutionnaire. A la fin du siècle dernier, on ne pouvait parler de Révolution en Angleterre que dans les limites des prévisions les plus générales. Dans les dernières années de l'avant-guerre, on pouvait déjà indiquer avec assurance divers symptômes attestant l'approche d'un tournant. Après la guerre, ce tournant - et brusque - est survenu. La bourgeoisie anglaise, opprimant les travailleurs et pillant les colonies, conduisit par le passé la nation vers la croissance matérielle et assura ainsi sa domination. Aujourd'hui, le régime bourgeois n'est pas seulement incapable de mener de l'avant la nation britannique ; il n'est pas en mesure de lui garder le niveau atteint. La classe ouvrière anglaise se débat parmi les contradictions de la décadence capitaliste. Pas une question de la vie économique : nationalisation des mines et des chemins de fer, lutte contre le chômage, libre-échange ou protectionnisme, construction d'habitations, etc., qui ne mène en droite ligne au problème du pouvoir. Telle est la base sociale historique de la situation révolutionnaire. Il va de soi qu'il s'agit de la lutte des forces vivantes de l'histoire, et non de l'accumulation automatique de grandeurs quantitatives. Ce seul fait rend impossible la prédiction passive des étapes du processus et des termes de développement. Il reste à tenir la main sur le pouls de l'économie et de la politique anglaises et à suivre attentivement, sans perdre une minute de vue la perspective générale, toutes les variations, tous les afflux et tous les reflux, en déterminant leur place dans le processus de la décadence capitaliste. Cette orientation générale offre la seule base de la politique d'un parti révolutionnaire, politique, dont la souplesse consiste à tenir aussi compte des variations partielles, mais nullement à perdre de vue la courbe directrice du développement.

Mon critique de gauche a visiblement ouï-dire quelque chose. - à un tout autre propos - sur la détermination du jour de la Révolution et ne s'est pas rendu compte qu'il s'agissait du moment de l'insurrection mise à l'ordre du jour par la Révolution. Ce sont questions tout à fait différentes, bien que connexes. Il s'agit, dans un cas, d'une prévision historique fondée et de la stratégie générale qui en découle ; dans l'autre, d'un dessein tactique supposant une détermination plus ou moins exacte de lieux et de temps. Personne - les procureurs britanniques exceptés - ne songera à dire que l'insurrection armée est en ce moment à l'ordre du jour en Angleterre et que la tâche pratique est d'en préciser le plan et par conséquent la date. Ce n'est pourtant que dans ces conditions qu'il serait possible de parler d'un ou de plusieurs jours. A l'automne de 1923, les choses se présentaient justement ainsi en Allemagne, La question n'est pas de fixer maintenant, en Angleterre, le jour de la Révolution, nous sommes encore loin de compte!, mais de bien comprendre que toute la situation objective le rapproche, le fait entrer dans le domaine de la politique éducatrice, préparatoire, du parti du prolétariat, tout en créant les conditions nécessaires à une prompte formation révolutionnaire du prolétariat.

Le même critique produit, dans sa deuxième lettre, à l'appui de son scepticisme sur les échéances (en réalité sur la Révolution même), des arguments encore plus inattendus. " Le domaine de l'économique, se dit-il, est pratiquement illimité... Une invention nouvelle, un regroupement des forces capitalistes... L'autre partie se rend également compte du danger... Enfin, l'Amérique peut prendre des mesures contre le krach menaçant de l'Angleterre. En un mot - conclut notre critique - les possibilités sont très nombreuses, et Trotsky est loin de les avoir épuisées. " Notre critique de gauche a besoin de toutes les possibilités, à l'exception d'une seule : la possibilité révolutionnaire. Jouant à colin-maillard avec la réalité, il est prêt à se cramponner à toute fantaisie. En quel sens, par exemple, une invention nouvelle pourrait-elle modifier les conditions sociales du développement de la Grande-Bretagne ? Depuis Marx les inventions se sont multipliées, sans atténuer les effets de la loi de concentration de la production et d'aggravation de la lutte des classes formulée par Marx, en les accentuant au contraire. Les inventions nouvelles donneront à l'avenir, comme par le passé, des avantages aux plus forts, c'est-à-dire, non à la Grande-Bretagne, mais aux États-Unis. Que l'autre partie se rend compte du danger et le combattra par tous les moyens, ce1a n'est pas discutable. C'est, du reste, justement la condition préalable, la plus importante de la Révolution. L'espérance en la main salvatrice de l'Amérique est, enfin, tout à fait saugrenue. Il est plus que probable qu'en cas de guerre civile en Angleterre, l'Amérique tentera de venir en aide à la bourgeoisie. Et cela signifie uniquement que le prolétariat anglais devra lui aussi se chercher des alliés en dehors des frontières du pays. Nous pensons qu'il les trouvera. Il en résulte que la Révolution anglaise se revêtira infailliblement un caractère international. Nous ne sommes pas disposés du tout à le contester. Mais notre critique veut dire autre chose. Il exprime l'espérance que l'Amérique améliorera suffisamment les conditions d'existence de la bourgeoisie anglaise pour l'aider, de façon générale, à éviter la Révolution. On ne peut rien imaginer de mieux ! Chaque jour écoulé nous certifie que le capital américain est le bélier de l'histoire qui porte, sciemment ou non, les coups les plus destructifs à la situation mondiale et à la stabilité intérieure de l'Angleterre. Notre " homme de gauche " n'en est nullement empêché d'espérer que le capital américain se serrera aimablement dans l'intérêt du capital britannique. Il faut évidemment s'attendre à ce que l'Amérique renonce pour commencer au recouvrement de sa créance sur l'Angleterre, restitue sans compensation à la trésorerie britannique les 300 millions de dollars qui constituent la réserve de la monnaie anglaise, soutienne en Chine la politique de la Grande-Bretagne, transmette même peut-être à la flotte britannique quelques nouveaux croiseurs, et aux firmes anglaises - avec un rabais de 50% - ses actions britanniques. Il faut, en un mot, s'attendre à ce que le gouvernement de Washington remette la direction des affaires de l'État aux mains de l'A. R. A., non sans avoir groupé dans cette dernière les quakers les plus philanthropes.

Que les hommes dont de telles billevesées occupent l'esprit se gardent de prétendre diriger le prolétariat britannique !


Notes

[1] Le libre-échangisme. Doctrine et politique de liberté du commerce extérieur et, par conséquent, de la concurrence capitaliste. L'Angleterre est la patrie du libre-échangisme. Dans la première moitié du XIXe siècle, la bourgeoisie anglaise lutta avec zèle pour la libre importation des blés, contre le monopole du marché des céréales, alors réservé à l'aristocratie foncière ; les prix élevés et instables des céréales influençaient fâcheusement le marché intérieur et les salaires. En cas de hausse des céréales, les industriels se voyaient contraints ou d'augmenter les salaires ou de se résigner, à la suite d'un accroissement des privations de la classe ouvrière, à la diminution du rendement du travail.

[2] Chapitre écrit 1926.


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin