1923

Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie...


Léon Trotsky

Les questions du mode de vie

Les égards et la politesse comme conditions nécessaires à des relations harmonieuses

Lors d'une de nos multiples réunions critiques, le camarade Kisselev, président du Sovnarkom, a souligné, ou du moins a rappelé, un aspect très important du problème de l'appareil d'Etat. Il s'agissait de savoir comment, de quelle manière celui-ci entrait en contact avec la population, comment il "discutait " avec elle, comment il recevait les visiteurs, les "plaideurs", les solliciteurs, comment il les considérait, quel langage il leur tenait et s'il leur parlait en toute circonstance... Cela aussi représente un aspect important du "mode de vie".Par ailleurs, il importe ici aussi de distinguer deux choses : la forme et le fond.

Dans toutes les démocraties civilisées, la "bureaucratie" est au service du peuple, bien sûr; ce qui ne l'empêche pas de former, au-dessus du peuple, une caste professionnelle étroitement soudée ; et si la bureaucratie "offre" réellement "ses services" aux magnats capitalistes, c'est-à-dire rampe devant eux, elle est pleine de hauteur vis-à-vis du paysan et de l'ouvrier, et s'adresse à eux comme s'ils étaient des objets (ceci aussi bien en France, qu'en Amérique ou en Suisse). Mais là-bas, dans les démocraties "civilisées", cela s'enrobe de politesse, d'affabilité – plus nette dans tel pays, moins apparente dans tel autre. Chaque fois que cela est nécessaire (et cela arrive quotidiennement) le poing de la police crève sans difficulté cet écran de politesse. On bat les grévistes dans les commissariats de Paris, de New York, et d'autres grands centres. Mais dans l'ensemble la politesse "démocratique", officielle, qui dirige les relations de la bureaucratie avec la population, est le produit et la conséquence de la révolution bourgeoise – l'exploitation de l'homme par l'homme existe toujours, mais sa forme a changé, elle est moins "grossière", elle se drape dans les décors de l'égalité, elle se recouvre d'un vernis de bonnes manières.

L'appareil de la bureaucratie soviétique est particulier, complexe ; il porte en lui les habitudes de diverses époques en même temps que les embryons des futures relations humaines. En règle générale, la politesse n'existe pas chez nous. Par contre, cette grossièreté, héritée du passé, on en a à revendre. Mais ici aussi, la grossièreté n'est pas toujours la même. Il y a la grossièreté simple, celle du moujik; elle manque de finesse bien sûr, mais elle n'humilie pas. Elle devient insupportable et objectivement réactionnaire quand nos jeunes littérateurs l'utilisent pour on ne sait quelle conquête "artistique". Les travailleurs d'avant-garde sont foncièrement hostiles à ce genre de fausse rudesse, car ils voient avec raison dans la grossièreté du langage et des manières un reste de l'esclavage, et désirent faire leur la langue de la culture, avec les contraintes qu'elle implique. Mais je disais cela en passant...

Outre cette grossièreté simpliste, indifférenciée, paysanne et passive pour ainsi dire, il existe une grossièreté "révolutionnaire" particulière – celle de l'avant-garde, – qui provient de l'impatience, du désir brûlant de faire mieux, de l'irritation que suscite en elle notre "oblomoverie [1] " et de la tension nerveuse. Bien sûr, cette grossièreté en tant que telle manque aussi de finesse, et nous la combattrons; mais au fond, elle se nourrit souvent à cette même source révolutionnaire qui, au cours de ces dernières années, a plus d'une fois déplacé des montagnes. Ici, ce n'est pas le fond des choses qu'il faut changer, car il est sain dans la majorité des cas, mais leur forme, pleine de rudesse...

Mais il existe encore chez nous, – et c'est là que le bât blesse -, un autre type de grossièreté, une grossièreté ancestrale, celle du riche, du barine, qui nous vient de l'époque du servage, pénétrée d'une odieuse bassesse. Elle n'a pas encore disparu, et il n'est pas facile de s'en débarrasser. Dans les organismes de Moscou, en particulier les plus importants, cette supériorité de seigneur n'apparaît pas sous sa forme la plus combative, – on ne crie pas, on ne gesticule pas devant les solliciteurs -, mais elle présente le plus souvent l'aspect d'un formalisme déshumanisé. Bien sûr ce n'est pas l'unique source du "bureaucratisme et des lenteurs administratives", mais c'en est un des facteurs essentiels : une totale indifférence vis-à-vis des individus et de leur travail. S'il était possible d'enregistrer sur une bande particulièrement sensible les consultations, les réponses, les explications, les ordres et les prescriptions donnés dans tous les départements d'un organisme bureaucratique de Moscou au cours d'une seule journée, on obtiendrait un ensemble particulièrement démonstratif. C'est encore pire en province, en particulier là où la ville entre en contact avec la campagne.

Le bureaucratisme est un phénomène très complexe, absolument pas homogène; c'est plutôt une combinaison de phénomènes, de mécanismes nombreux, apparus à divers moments de l'histoire. Et les raisons qui soutiennent et qui alimentent la bureaucratisme, sont aussi très diversifiées. Notre inculture, notre arriération, notre ignorance y occupent la première place. La désorganisation générale de notre appareil gouvernemental sans cesse reconstruit (ce qui est inévitable en période révolutionnaire) entraîne un grand nombre de frictions qui favorisent énormément le bureaucratisme. C'est précisément dans ces conditions que l'hétérogénéité sociale de l'appareil soviétique, et en particulier l'existence d'habitudes seigneuriales, bourgeoises, se manifestent dans leurs formes les plus repoussantes.

Par-là même, la lutte contre le bureaucratisme ne peut pas ne pas prendre un caractère diversifié. A la base, il faut lutter contre l'inculture, contre l'ignorance, contre la saleté, contre la misère. L'amélioration technique de l'appareil bureaucratique, la compression des cadres, une plus grande régularité, une plus grande rigueur et une plus grande exactitude dans le travail ainsi que d'autres mesures du même type ne résolvent pas, bien sûr, le problème historique du bureaucratisme, mais permettent d'en diminuer les aspects les plus négatifs. L'élaboration d'une "bureaucratie" soviétique d'un type nouveau, la formation de "spécialistes", est extrêmement importante. Et ici, bien entendu, il ne faut pas se leurrer sur la difficulté que représente, à une époque de transition et étant donné les habitudes héritées du passé, l'éducation de dizaines de milliers de nouveaux travailleurs fondée sur des bases nouvelles, c'est-à-dire dans un esprit de travail, de simplicité, d'humanité. Cela est difficile, mais, pas impossible ; seulement, cela ne se fera pas d'un seul coup, mais progressivement, grâce à la promotion de "séries" chaque fois meilleures de jeunes travailleurs soviétiques.

Toutes ces mesures envisagées à plus ou moins long terme n'excluent cependant en aucun cas une lutte immédiate, quotidienne, implacable, contre cette insolence bureaucratique, contre ce dédain administratif envers l'individu et son affaire, contre ce nihilisme de plumitif qui cache soit une indifférence envers toute chose, soit une couardise impuissante à reconnaître son incapacité, soit un désir de sabotage conscient, ou encore la haine organique d'une classe dégradée envers la classe qui l'a dégradée. C'est ici que se trouve un des points d'appui fondamentaux du levier révolutionnaire.

Il faut que l'homme simple, l'humble travailleur, cesse de craindre les institutions administratives auxquelles il lui arrive d'avoir recours. Il faut qu'on l'y accueille en lui manifestant d'autant plus d'attention qu'il est plus démuni, c'est-à-dire plus obscur, plus ignorant. Et au fond, il faut qu'on essaye de l'aider, et pas simplement de s'en débarrasser. Pour cela, outre toutes les autres mesures, il faut que l'opinion publique soit constamment informée du problème, il faut qu'elle y prenne part de la façon la plus large possible, et en particulier, il faut que ce problème intéresse tous les éléments réellement soviétiques, révolutionnaires, communistes et tout simplement conscients de l'appareil d'Etat lui-même; et ces éléments, heureusement, sont nombreux c'est sur eux que repose l'appareil d'Etat, et c'est grâce à eux qu'il progresse.

Dans ce domaine, la presse peut jouer un rôle particulièrement décisif.

Malheureusement, nos journaux ne fournissent généralement qu'un matériau éducatif extrêmement restreint en ce qui concerne le mode de vie. Et s'ils donnent une information, c'est souvent sous forme de rapports monotones : il existe, – peut-on y lire -, une usine, l'usine Untel; dans cette usine, il y a un comité et un directeur; le comité fait son travail de comité, et le directeur – son travail de directeur, etc. Pourtant notre mode de vie regorge d'épisodes, de conflits, de contradictions manifestes, instructifs, en particulier là où l'appareil d'Etat entre en contact avec la population. Il faut seulement avoir le courage de retrousser ses manches et de se mettre à l'ouvrage...

Bien entendu, ce travail de dénonciation et d'éducation doit être exempt de toute médisance, de toute intrigue, de toute accusation gratuite, de toute manigance et de toute démagogie. Mais ce travail, mené correctement, est nécessaire et vital, et il me semble que les responsables des journaux doivent envisager le moyen de le réaliser. Pour cela, il nous faut des journalistes qui allient l'ingéniosité du reporter américain à l'honnêteté soviétique. Il en existe. Le camarade Sosnovski nous aidera à les mobiliser. Et dans leur mandat (sans craindre pour cela de ressembler à Kouzma Proutkov), il faut écrire : "va jusqu'au bout des choses !" Le "calendrier " de la lutte pourrait être à peu près le suivant : si au cours des six mois à venir nous arrivions à dénoncer – avec exactitude et impartialité, après deux ou trois vérifications – dans toute l'U.R.S.S. une centaine de bureaucrates qui manifestent un mépris foncier envers les masses travailleuses, si, après en avoir parlé dans tout le pays, et peut-être après avoir organisé un procès public, nous excluions cette centaine de bureaucrates de l'appareil du parti sans leur permettre de le réintégrer jamais ni nulle part, cela serait un très bon début. Bien sûr, il ne faut pas s'attendre tout de suite à des miracles. Mais. quand il s'agit de remplacer l'ancien par du neuf, un petit pas en avant a plus de valeur que les discussions les plus longues.


Notes

[1] En russe : "oblomovssina" : néologisme formé sur le nom du héros du roman de Gontcharov – "Oblomov", prototype du paresseux conscient de l'être mais incapable de s'en sortir. (Note du traducteur).


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