1928-31

La théorie de la révolution prolétarienne à l'époque de l'impérialisme


La révolution permanente

Léon Trotsky

Appendice V
LES PROBLEMES DE LA REVOLUTION ESPAGNOLE AU JOUR LE JOUR

Nous avons noté un peu plus haut que l'opposition de gauche avait été contrainte d'examiner les problèmes les plus actuels de la révolution espagnole dans une correspondance privée. Nous publions ici quelques passages de nos lettres comme complément à l'étude que l'on vient de lire.


25 mai 1930.

Les événements de la crise que traverse actuellement l'Espagne se déroulent, pour le moment, avec une remarquable régularité qui laisse à l'avant-garde prolétarienne quelque temps pour se préparer...

Etant donné que la bourgeoisie se refuse, consciemment et obstinément, à prendre sur elle le soin de résoudre les problèmes imposés par la crise que traverse son régime; étant donné que le prolétariat n'est pas encore prêt à se charger de résoudre ces problèmes, il n'est pas rare que l'avant-scène soit occupée par des étudiants... L'activité révolutionnaire ou a demi révolutionnaire des étudiants montre que la société bourgeoise traverse une crise très profonde...

Les ouvriers espagnols ont manifesté un instinct révolutionnaire très sûr en donnant leur appui aux manifestations des étudiants. Bien entendu, ils doivent agir ainsi sous le couvert de leur propre drapeau et sous la direction de leur propre organisation prolétarienne. Il est du devoir du communisme espagnol d'assurer cette action, et, à cet effet, il lui est indispensable d'avoir une politique juste...

Si les communistes s'engagent dans cette voie, il faut admettre qu'ils combattront résolument, hardiment, énergiquement, pour les mots d'ordre de la démocratie. Si l'on n'entendait pas l'affaire ainsi, on commettrait une très grave erreur de sectaire... Si la crise révolutionnaire se transforme en révolution, elle dépassera fatalement les limites prévues par la bourgeoisie et, en cas de victoire, il faudra que le pouvoir soit transmis au prolétariat.

21 novembre 1930.

Dans mon article, j'ai exprimé d'une façon très circonspecte cette idée qu'après plusieurs années de dictature, après un mouvement d'opposition de la bourgeoisie, après tout le bruit artificiellement soulevé par les républicains, après les manifestations d'étudiants, il convient de s'attendre à une inévitable action ouvrière, et j'ai fait entendre que cette action pourrait prendre au dépourvu les partis révolutionnaires. Si je ne me trompe, certains camarades espagnols ont estimé que j'exagérais l'importance symptomatique des manifestations d'étudiants et, en même temps, les perspectives du mouvement révolutionnaire ouvrier. Depuis lors, cependant, la lutte par la grève a pris, en Espagne, une ampleur formidable. Il est absolument impossible de discerner clairement quels sont ceux qui dirigent ces grèves. Ne pensez-vous pas que l'Espagne pourrait passer par le cycle d'événements qu'a connus l'Italie à dater de 1918-1919: une fermentation, des grèves, la grève générale, la mainmise sur les usines, le manque de direction, la décadence du mouvement, la montée du fascisme et une dictature contre-révolutionnaire? Le régime de Primo de Rivera n'était pas une dictature fasciste, car il ne s'appuyait pas sur une réaction des masses petites-bourgeoises. Ne croyez-vous pas que par suite de l'indubitable poussée révolutionnaire qui a lieu actuellement en Espagne -l'avant-garde prolétarienne, en tant que parti, demeurant, comme par le passé, passive et incapable- la situation peut se prêter à un authentique fascisme? Ce qu'il y a de plus dangereux en de telles circonstances, c'est de perdre du temps.

12 décembre 1930.

Quelles sont donc les perspectives?... Autant que je puisse m'en rendre compte d'après votre dernière lettre, toutes les organisations, tous les groupes se laissent aller au fil de l'eau, c'est-à-dire participent au mouvement dans la mesure ou il les entraîne. Pas une seule des organisations n'a un programme d'action révolutionnaire ni des perspectives suffisamment méditées.

...Il me semble que le mot d'ordre des soviets est suggéré par toute la situation, si l'on entend par là les conseils d'ouvriers qui se créèrent et se développèrent chez nous, en Russie. Ce furent d'abord de puissants comités de grève. Personne de ceux qui y adhérèrent au début ne pouvait supposer que les soviets étaient les futurs organes du pouvoir... Bien entendu, on ne saurait créer artificiellement des soviets. Mais, à chaque grève locale, si elle touche la plupart des métiers et prend un caractère politique, il faut essayer de provoquer la naissance de soviets. C'est le seul genre d'organisation qui, dans les circonstances actuelles, soit capable de prendre la direction du mouvement et d'y instaurer la discipline de l'action révolutionnaire.

Je vous dirai franchement que je crains fort que l'historien de l'avenir n'ait à accuser les révolutionnaires espagnols de n'avoir pas su profiter d'une situation exceptionnelle.

12 janvier 1931.

Les élections auront-elles vraiment lieu le 1er mars?... Dans la situation actuelle, il semble que l'on pourrait fort bien faire échouer les élections de Berenguer par une tactique de boycottage énergiquement appliquée: en 1905, c'est ainsi que nous avons fait échouer les élections à une douma législative qui n'était que consultative. Quelle est en ce point la politique des communistes? Distribuent-ils à ce sujet des tracts, des appels, des proclamations?

Si l'on boycotte les Cortès, au nom de quoi? Au nom des soviets? A mon avis, il serait erroné de poser ainsi la question. On ne peut, en ce moment, unir les masses des villes et celles des campagnes que sous les mots d'ordre de la démocratie. Ici s'inscrivent les Cortès constituantes élues sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret. Je ne crois pas que, dans la situation actuelle, vous puissiez vous passer de ce mot d'ordre. Car, enfin, il n'existe pas encore de soviets. Les ouvriers espagnols ne savent pas -du moins par expérience- ce que sont des soviets. Et que dire alors des paysans! Or, la lutte au sujet et autour des Cortès sera, dans la période prochaine, toute la vie politique du pays. En de telles circonstances, il serait erroné d'opposer le mot d'ordre des soviets à celui des Cortès. Bien au contraire, dans la période qui va suivre, il semble qu'on ne puisse créer des soviets qu'en mobilisant les masses avec les mots d'ordre de la démocratie. Entendons cela de la manière suivante: pour empêcher la monarchie de convoquer des Cortès élues par tromperie, truquées et conservatrices, pour assurer la convocation de Cortès constituantes démocratiques, pour que ces Cortès puissent livrer les terres aux paysans et faire bien d'autres choses, il faut créer des soviets d'ouvriers, de soldats et de paysans qui fortifieront les positions des classes laborieuses.

31 janvier 1931.

Les communistes espagnols doivent refaire leur unité: ce mot d'ordre aura sans aucun doute, dans la période qui va suivre, une formidable puissance d'attraction, laquelle s'accroîtra en même temps que l'influence du communisme. Les masses et même leur élite n'accepteront de scissions que celles qui leur seront imposées par leur propre expérience. Voilà pourquoi, me semble-t-il, le mot d'ordre du front unique concernant les ouvriers syndicalistes et socialistes doit s'accompagner de cet autre mot d'ordre: unification des communistes (sur une plate-forme déterminée).

5 février 1931.

...Je pense qu'il ne vous sera guère possible de renoncer au mot d'ordre des Cortès constituantes révolutionnaires. La population de l'Espagne ne compte-t-elle pas plus de 70% de paysans? Comment comprendraient-ils le mot d'ordre d'une "république ouvrière"? Les socialistes et les républicains d'un côté, les curés de l'autre diraient aux paysans que les ouvriers veulent les prendre sous leur coupe et les régenter. Que leur répliqueriez-vous? Je ne vois qu'une seule réponse à faire dans les circonstances présentes: nous voulons que les ouvriers et les paysans délogent les fonctionnaires nommés par le pouvoir supérieur et, d'une façon générale, tous les fauteurs de violences, tous les oppresseurs, et qu'ils expriment leur libre volonté par le suffrage universel. On pourra amener les paysans à la république ouvrière, c'est-à-dire à la dictature du prolétariat, au cours de la lutte qui aura lieu pour la conquête des terres et autres objectifs. Mais il n'est pas possible de proposer aux paysans la dictature du prolétariat comme formule fixée a priori.

...Les communistes ont évidemment commis une faute en omettant de prendre l'initiative du boycottage. Seuls ils étaient capables, à la tête des ouvriers révolutionnaires, de donner à la campagne du boycottage de l'audace et de la combativité. Pourtant, il semble bien que l'opinion soit très largement disposée au boycottage dans les partis d'opposition, en quoi se manifesterait le symptôme d'une profonde effervescence dans les masses populaires. Les dernières dépêches paraissent confirmer que les républicains et les socialistes se sont prononcés pour le boycottage. Si les communistes les avaient cinglés vigoureusement en temps utile, républicains et socialistes auraient infiniment plus de mal à renoncer à ce projet. Entre-temps, Berenguer et son gouvernement ont lié leur sort, fortement, aux élections du 1er mars. Si le boycottage contraignait Berenguer à opérer une retraite dans tel ou tel sens, les conséquences seraient formidables: les masses prendraient mieux conscience de leurs dispositions révolutionnaires, surtout si les communistes avaient agi comme instigateurs et guides dans cette tactique.

13 février 1931.

Au sujet de la "république ouvrière". On ne peut en aucune façon renoncer à ce mot d'ordre. Mais, actuellement, il convient plus à la propagande qu'à l'agitation. Nous devons expliquer à l'élite ouvrière que nous marchons vers une république ouvrière, mais qu'il faut d'abord amener les paysans à cette idée. Or, convertir les ruraux à la république ouvrière, c'est-à-dire, en fait, à la dictature du prolétariat, nous ne le pourrons guère qu'après plusieurs "expériences" transitoires, dont celle du parlementarisme. Les paysans n'accepteront la dictature du prolétariat qu'après avoir épuisé toutes les autres possibilités. Il est vrai qu'en Espagne bien des possibilités ont déjà fait l'objet d'expériences. Il reste pourtant celle d'une démocratie "intégrale", "conséquente", obtenue par la voie révolutionnaire. Je parle des Cortès constituantes. Bien entendu, nous n'avons pas pour cette formule la dévotion qu'on aurait pour un fétiche. Si les événements se développent plus rapidement, nous saurons en temps utile remplacer ce mot d'ordre par un autre.

15 février 1931.

Il me souvient que, sous forme de "rêverie", je vous ai écrit que ce serait bien beau si le boycottage forçait la monarchie à s'agenouiller, ne fût-ce que sur un seul genou. Maintenant, c'est un fait accompli. La démission de Berenguer n'a pas une bien grande importance politique en soi mais, comme symptôme, elle est extrêmement significative. L'impuissance de la monarchie, la désagrégation des cliques dirigeantes, leur manque de confiance en elles-mêmes, la peur, la peur, la peur devant le peuple, devant la révolution, la peur du lendemain, les tentatives faites pour prévenir par d'extrêmes concessions les conséquences les plus redoutables, -voilà ce qui ressort de la démission de Berenguer et de la demi-capitulation du roi. C'est splendide! En vérité splendide! On ne saurait imaginer mieux! Le respect fétichiste du pouvoir dans la conscience des masses populaires en restera mortellement atteint. Des millions de cœurs vont déborder de satisfaction, d'assurance, d'audace; ce flux les réchauffera, les inspirera, les poussera de l'avant.

L'ensemble de la situation révolutionnaire dans laquelle doit agir le parti du prolétariat est actuellement des plus favorables. Toute la question est aujourd'hui de savoir comment se conduira le parti. Malheureusement, les communistes n'ont pas pris le rôle de coryphées dans le concert des boycotteurs. C'est pourquoi ils n'ont pas fait de grandes conquêtes dans la campagne de ces deux ou trois derniers mois. Durant les périodes où le flux révolutionnaire devient impétueux, l'autorité du parti s'accroît rapidement, fiévreusement, à condition que, dans les tournants décisifs, aux nouvelles étapes, le parti lance le mot d'ordre nécessaire dont la justesse sera bientôt confirmée par les événements... Au cours de ces derniers mois, de ces dernières semaines, on a laissé échapper des occasions. Mais à quoi bon revenir sur le passé? Il faut regarder devant soi. La révolution n'en est qu'au début de son développement. On peut regagner au centuple ce que l'on a laissé perdre.

Le problème parlementaire et constitutionnel se place au centre de la vie politique officielle. Nous ne pouvons faire mine de l'ignorer en passant. Il faut, selon moi, redoubler d'énergie en lançant le mot d'ordre des Cortès révolutionnaires constituantes. Il ne faut pas "répugner" à l'emploi de formules nettement démocratiques. On réclamera par exemple l'électorat pour tous sans distinction de sexe, à partir de l'âge de dix-huit ans, et sans aucune restriction. Dix-huit ans, pour ce pays méridional, c'est peut-être même fixer un âge déjà trop avancé: il faut miser sur la jeunesse.

... La question du front unique de toutes les fractions communistes, y compris le parti officiel, sera inévitablement mise à l'ordre du jour. Les masses doivent éprouver, au cours des semaines et des mois qui viennent, un impérieux besoin d'être dirigées par un parti révolutionnaire uni et sérieux. Les divergences des communistes agaceront les masses. Celles-ci imposeront l'unité. Non pour toujours sans doute, car les événements peuvent encore rejeter les fractions dans diverses directions. Mais, pour la période qui vient, le rapprochement des fractions ,communistes me paraît tout à fait inévitable. Sur ce point comme dans la question du boycottage et dans toute autre question politique d'actualité, le gain sera pour la fraction qui aura pris l'initiative de refaire l'unité des rangs communistes. Pour que la gauche communiste soit en mesure de prendre cette initiative, il faut d'abord qu'elle s'unifie elle-même et s'organise. Il est indispensable de créer immédiatement une fraction bien organisée, si peu nombreuse soit-elle au début, de l'opposition communiste de gauche, qui publiera son Bulletin et aura son groupe organique de théoriciens. Bien entendu cela n'exclut pas la possibilité, pour les communistes de gauche, de participer à des organisations plus larges; au contraire, cela présuppose une telle participation; mais c'en est en même temps la condition indispensable.

13 mars 1931.

Quelques mots à propos des juntes de soldats. Avons-nous intérêt à ce qu'elles se constituent en organisations indépendantes? C'est une question très sérieuse, au sujet de laquelle on doit, dès le début, se tracer une certaine ligne de conduite, tout en se réservant, bien entendu, le droit d'y apporter des amendements d'après ce qu'indiquera l'expérience.

En 1905, en Russie, on n'en était pas encore à créer des soviets de soldats. Des députés de l'armée se montrèrent bien dans les soviets ouvriers, mais ce ne furent, là que des épisodes. En 1917, les soviets de soldats ont joué un rôle formidable. A Piter (Petrograd) le soviet des soldats fusionna avec celui des ouvriers dès le début et les représentants de l'armée y formaient l'écrasante majorité. A Moscou, les deux soviets restèrent indépendants l'un de l'autre. Mais, en somme, c'était une question d'organisation technique en effet, l'immense armée comptait alors de dix à douze millions de paysans.

En Espagne, les effectifs de l'armée sont ceux du temps de paix; ils sont insignifiants par rapport au chiffre global de la population et même par rapport aux effectifs du prolétariat. Dans ces conditions, est-il inévitable que les soldats se constituent en soviets indépendants? Du point de vue de la politique prolétarienne, nous avons intérêt à attirer les délégués des soldats dans les juntes ouvrières au fur et à mesure de leur création. Les juntes uniquement composées de soldats pourraient n'avoir à se former qu'au moment où la révolution atteindra son point culminant, ou bien quand elle aura remporté la victoire. Les juntes ouvrières peuvent (et doivent!) se constituer plus tôt, sur la base des grèves, du boycottage des Cortès et, ensuite, de la participation aux élections. On peut, par conséquent, amener des délégués-soldats aux juntes ouvrières bien avant que les juntes purement militaires puissent s'organiser. Mais je vais plus loin: si l'on prend en temps utile l'initiative de créer des juntes ouvrières et d'assurer leur action sur l'armée, on réussirait peut-être à éviter par la suite la création de juntes de soldats indépendantes, exposées à tomber sous l'influence d'officiers arrivistes et non sous celle des ouvriers révolutionnaires. Le peu d'importance des effectifs de l'armée espagnole parle en faveur de cette hypothèse. D'autre part, cette armée peu nombreuse a cependant ses propres traditions de politique révolutionnaire, plus marquées que dans les troupes de tout autre pays. Circonstance qui pourrait bien empêcher, dans une certaine mesure, la fusion des députés soldats avec les juntes ouvrières.

Vous voyez que, sur ce point, je n'ose me prononcer catégoriquement; au surplus, ceux-là même des camarades qui voient de près la situation ne sont probablement guère en état de donner une solution catégorique. Je me borne à ouvrir le débat: plus tôt on entreprendra, dans les larges cercles de l'élite ouvrière, de discuter certaines questions, plus il sera facile de les résoudre par la suite. En tout cas, il conviendrait de s'orienter dans le sens d'une incorporation des délégués-soldats aux juntes ouvrières. Si cela ne réussit que partiellement, ce sera déjà bien. Mais c'est précisément en vue de ce résultat qu'il faut étudier à temps et minutieusement les dispositions de l'armée, des différents corps, des différentes armes, etc.

En somme, il serait bon d'essayer collectivement de dresser une carte politique de l'Espagne dans le but de définir avec plus de précision les rapports de forces dans chaque région et les relations mutuelles entre les régions. Il faudrait indiquer les meilleurs représentants des autres groupes révolutionnaires, les organisations syndicales et les partis, les garnisons, les rapports de forces entre rouges et blancs, les régions où se produit un fort mouvement paysan, etc. Si peu nombreux que soient les oppositionnels, ils pourraient, en divers endroits, prendre l'initiative de cette étude, en s'adjoignant les meilleurs représentants des autres groupes révolutionnaires. Ainsi se constitueraient les éléments d'un grand état-major de la révolution. Le noyau central donnerait à ce travail l'unité nécessaire. Ce travail préparatoire, qui d'abord peut paraître "académique", serait par la suite d'une extrême valeur, peut-être même d'une importance décisive. A une époque comme celle que traverse l'Espagne, la plus grande faute que l'on puisse commettre est de perdre du temps.

14 avril 1931.

Merci pour les extraits du discours de Thaelmann sur la révolution "populaire", qui m'avait échappé. On ne saurait imaginer une façon plus stupide et plus sournoise d'embrouiller la question en la posant. Donner ce mot d'ordre d'une "révolution populaire", et encore en alléguant Lénine! Mais voyons, chaque numéro du journal fasciste de Strasser étale le même mot d'ordre, qui s'oppose à la devise marxiste: révolution de classe! Bien entendu, toute grande révolution est populaire ou nationale en ce sens qu'elle groupe autour de la classe révolutionnaire toutes les forces vives et créatrices de la nation et qu'elle reconstruit celle-ci autour d'un nouvel axe. Mais il n'y a pas là de mot d'ordre, il n'y a qu'une description sociologique de la révolution, une description qui exige d'ailleurs des éclaircissements précis et concrets. Si l'on veut en faire un mot d'ordre, c'est une calembredaine, c'est du charlatanisme; c'est opposer aux fascistes une concurrence de bazar, et les ouvriers feront les frais de ce bourrage de crânes.

Elle est bien étonnante, l'évolution des mots d'ordre de l'Internationale communiste sur cette question précisément Depuis le III° congrès de l'Internationale communiste, la devise "classe contre classe" est devenue l'expression populaire de la politique du front unique prolétarien. Formule absolument juste: tous les ouvriers doivent serrer les rangs contre la bourgeoisie. Mais ensuite on a tiré du même mot d'ordre une alliance avec les bureaucrates réformistes contre les ouvriers (expérience de la grève générale anglaise). Puis, on s'est jeté à l'autre extrémité: pas d'accords possibles avec les réformistes; "classe contre classe". Cette formule qui devait servir au rapprochement des ouvriers social-démocrates et des ouvriers communistes a pris, pendant la "troisième période", le sens d'une lutte contre les ouvriers social-démocrates, comme si ces derniers étaient d'une classe différente. A présent, nouvelle volte-face: révolution populaire et non plus prolétarienne. Le fasciste Strasser dit que 95% du peuple ont intérêt à la révolution et que, par conséquent, il s'agit d'une révolution populaire, mais non de classe. Thaelmann reprend la même chanson. En fait, pourtant, l'ouvrier communiste devrait dire à l'ouvrier fasciste: Oui, bien sûr, 95%, sinon 98%, de la population sont exploités par le capital financier. Mais cette exploitation est organisée hiérarchiquement: exploiteurs, sous-exploiteurs, exploiteurs de troisième classe, etc. C'est seulement au moyen de cette gradation que les sur-exploiteurs maintiennent en servitude la majorité de la nation. Pour que la nation puisse effectivement se reconstituer autour d'un nouvel axe de classe, elle doit se reconstruire idéologiquement, et ce n'est réalisable que si le prolétariat, loin de se laisser absorber par "le peuple", par "la nation", développe son programme particulier de révolution prolétarienne et contraint la petite bourgeoisie à choisir entre les deux régimes. Le mot d'ordre d'une révolution populaire est une berceuse lénifiante pour la petite bourgeoisie comme pour les larges masses ouvrières; il les engage à se résigner à la structure bourgeoise hiérarchisée du "peuple" et ralentit leur émancipation. En Allemagne, dans les conditions actuelles, ce mot d'ordre d'une révolution populaire efface toute démarcation idéologique entre le marxisme et le fascisme, réconcilie une partie des ouvriers et la petite bourgeoisie avec l'idéologie fasciste, leur permettant de penser qu'il n'est pas nécessaire de faire un choix puisque, d'un côté comme de l'autre, il s'agit de révolution populaire. Ces révolutionnaires à la manque, chaque fois qu'ils se heurtent à un ennemi sérieux, songent avant tout à s'accommoder de lui, à se parer de ses couleurs et à conquérir les masses, non par la lutte révolutionnaire, mais par quelque truc ingénieux. Ignominieuse façon, vraiment, de poser la question! Si les faibles communistes espagnols s'assimilaient cette formule, ils en arriveraient chez eux à une politique du Kuomintang.

20 avril 1931.

Bien des similitudes entre le régime de février 1917 en Russie et le régime républicain actuel en Espagne sautent aux yeux. Mais on aperçoit aussi des différences profondes: a)l'Espagne n'est pas en guerre et vous n'avez pas à lancer un mot d'ordre efficace de lutte pour la paix; b)vous n'avez pas encore de soviets ouvriers, ni -faut-il le dire?- de soviets de soldats; dans la presse, je ne vois même pas que ce mot d'ordre ait été proposé aux masses; c)le gouvernement républicain exerce depuis le début la répression contre l'aile gauche du prolétariat, ce qui ne s'est pas produit chez nous en février, car les baïonnettes étaient à la disposition des soviets d'ouvriers et de soldats, et non pas entre les mains du gouvernement libéral.

Ce dernier point est d'une importance énorme pour notre agitation. Le régime de Février réalisait du premier coup, dans le domaine politique, une démocratie complète et, en son genre, quasi-absolue. La bourgeoisie ne se maintenait que par son crédit dans les masses ouvrières et dans l'armée. Chez vous, la bourgeoisie s'appuie non seulement sur la confiance mais sur la violence organisée qu'elle a reprise de l'ancien régime. Vous n'avez pas la liberté pleine et entière des réunions, de la parole, de la presse, etc. Les bases électorales de vos nouvelles municipalités sont fort loin de l'esprit démocratique. Or, dans une époque révolutionnaire, les masses sont particulièrement sensibles à toute inégalité de droit, et aux mesures policières de quelque genre qu'elles soient. En d'autres termes, il est indispensable aux communistes, pour l'instant, de se manifester comme le parti démocratique le plus conséquent, le plus résolu et le plus intransigeant.

D'autre part, il faut immédiatement s'occuper de constituer des soviets ouvriers. A cet égard, la lutte pour la démocratie est un excellent point de départ. Ils ont, eux, leur municipalité; nous avons besoin, nous autres ouvriers, de notre junte locale pour défendre nos droits et nos intérêts.

23 avril 1931.

(Extrait d'une lettre adressée à Barcelone)

La Fédération catalane doit s'efforcer d'adhérer à l'organisation communiste pan-espagnole. La Catalogne est une avant-garde. Mais si cette avant-garde ne marche pas du même pas que le prolétariat et, plus tard, que les paysans de toute l'Espagne, le mouvement catalan ne s'achèvera tout au plus que par un épisode grandiose, dans le style de la Commune de Paris. La position spéciale de la Catalogne peut amener de tels résultats. Le conflit national peu si bien s'échauffer que l'explosion catalane se produise longtemps avant que l'Espagne, dans l'ensemble de sa situation, ne soit mûre pour une deuxième révolution. Ce serait un très grand malheur historique si le prolétariat catalan, cédant à l'effervescence, à la fermentation du sentiment national, se laissait entraîner à une lutte décisive avant d'avoir pu se lier étroitement avec toute l'Espagne prolétarienne. La force de l'opposition de gauche, à Barcelone comme à Madrid, pourrait et devrait être d'élever toutes les questions à leur niveau historique.

17 mai 1931.

(Extrait d'une lettre adressée à Madrid)

Parlons de ce qu'on dit être le "nationalisme" de la Fédération catalane. C'est une question très importante, très grave. Les erreurs commises sur ce point peuvent avoir des conséquences fatales.

La révolution a réveillé en Espagne, plus puissamment que jamais, toutes les questions, dont celle des nationalités. Les tendances et les illusions nationales sont représentées principalement par les intellectuels petits-bourgeois, qui s'efforcent de trouver un appui chez les paysans contre le rôle dénationalisateur du gros capital et contre la bureaucratie d'Etat. Le rôle dirigeant -pour la phase actuelle- de la petite bourgeoisie dans le mouvement d'émancipation nationale, comme en général dans tout le mouvement démocratique révolutionnaire, introduit inévitablement, dans ce dernier, nombre de préjugés de toute sorte. Venant de ce milieu, les illusions nationales s'infiltrent également parmi les ouvriers. Telle est, vraisemblablement, dans l'ensemble, la situation en Catalogne, et peut-être, jusqu'à un certain point, dans la Fédération catalane. Mais ce que je viens de dire n'atténue nullement le caractère progressiste, démocratique révolutionnaire de la lutte nationale catalane contre la suzeraineté espagnole, l'impérialisme bourgeois et le centralisme bureaucratique.

Pas un instant on ne doit perdre de vue que l'Espagne tout entière et la Catalogne, comme partie constituante de ce pays, sont gouvernées actuellement non point par des démocrates nationaux catalans, mais par des bourgeois impérialistes espagnols, alliés à de gros propriétaires fonciers, de vieux bureaucrates et des généraux, avec l'appui des socialistes nationaux. Toute cette confrérie est d'avis, d'une part de maintenir les servitudes des colonies espagnoles et, d'autre part, d'assurer le maximum de centralisation bureaucratique de la métropole; c'est-à-dire qu'elle veut l'écrasement, par la bourgeoisie espagnole, des Catalans, des Basques et autres nationalités. Dans la phase actuelle, étant donné les combinaisons présentes des forces de classe, le nationalisme catalan est un facteur révolutionnaire progressiste. Le nationalisme espagnol est un facteur impérialiste réactionnaire. Le communiste espagnol qui ne comprend pas cette distinction, qui affecte de l'ignorer, qui ne la met pas en valeur, au premier plan, qui s'efforce au contraire d'en atténuer l'importance, risque de devenir un agent inconscient de la bourgeoisie espagnole et d'être à tout jamais perdu pour la cause de la révolution prolétarienne.

Où est le danger des illusions nationales petites-bourgeoises? Elles peuvent diviser le prolétariat d'Espagne en sections nationales. Le danger est très sérieux. Les communistes espagnols peuvent le combattre avec succès, mais d'une seule manière: en dénonçant implacablement les violences commises par la bourgeoisie de la nation suzeraine et en gagnant ainsi la confiance du prolétariat des nationalités opprimées. Toute autre politique reviendrait à soutenir le nationalisme réactionnaire de la bourgeoisie impérialiste, qui est maîtresse du pays, contre le nationalisme démocratique révolutionnaire de la petite bourgeoisie d'une nation opprimée.

20 mai 1931.

Vous m'écrivez que les mensonges de l'Humanité provoquent de l'indignation en Catalogne. Il est facile de l'imaginer. Mais il ne suffit pas de s'indigner. Il est indispensable que la presse oppositionnelle donne systématiquement le tableau de ce qui se passe en Espagne. C'est une question d'une énorme importance. C'est d'après la vivante expérience de la révolution espagnole que doit se faire la rééducation des cadres du communisme international. Que des correspondances soient expédiées méthodiquement de Barcelone et de Madrid -il ne s'agit pas simplement de lettres- ce seront des documents politiques d'une importance de premier ordre. Si cela manque, les staliniens sont capables de créer autour de la Fédération catalane une atmosphère d'isolement et d'hostilité qui, à elle seule, pourrait pousser l'élite des ouvriers catalans dans la voie de l'aventure et de la catastrophe.


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