1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


III : La première révolution

Nous avons supposé plus haut que Koba s'était joint aux bolchéviks après la conférence de Tiflis (novembre 1904), laquelle avait décidé de travailler à la préparation d'un nouveau congrès du parti. Nous avons admis, comme l'affirme Béria, que Koba se rendit en décembre à Bakou pour y faire de l'agitation en vue de ce congrès. C'est possible. La scission du parti était consommée et la fraction bolchéviste avait déjà montré sa supériorité en matière d'organisation. Koba devait choisir. Mais si l'on nous demandait de prouver qu'il s'est réellement joint aux bolchéviks à la fin de 1904 - et non pas plus tard, - nous serions bien embarrassé. Béria produit des tracts bolchévistes de cette époque, mais ne dit nulle part que Koba en soit l'auteur. Ce silence est plus convaincant que bien des affirmations. Produire des extraits de tracts écrits par d'autres que Staline a évidemment pour but de combler une brèche dans la biographie de celui-ci.

Les divergences de vues entre menchéviks et bolchéviks, jusque-là bornées aux statuts, touchaient maintenant à la stratégie du parti. L'agitation des zemstvos, la campagne des banquets libéraux, qui prirent de l'ampleur à partir de l'automne de 1904, poursuivies au milieu de la carence des autorités, posèrent d'une façon tranchante la question de l'attitude de la social-démocratie envers l'opposition bourgeoise. Les menchéviks entendaient amener les ouvriers à n'être qu'un chœur démocratique qui accompagnât les solistes libéraux; un chœur si plein de tact et de prudence que, loin de « faire peur » aux libéraux, il leur inspirât la confiance en eux-mêmes. Lénine prit sur-le-champ l'offensive. Il tourna en ridicule ce dessein qui consistait à substituer à la lutte révolutionnaire contre le tsarisme le soutien diplomatique d'une opposition impuissante. La victoire de la révolution ne peut être assurée que par un assaut des masses, les masses ne peuvent être soulevées qu'à l'aide d'un programme social hardi, et c'est justement ce dont les libéraux ont peur. « Nous serions des imbéciles si nous tenions compte de leur panique. » Une petite brochure de Lénine, publiée en novembre 1904, après un silence prolongé, releva le moral de ses amis politiques et joua un rôle considérable dans le développement des conceptions tactiques du bolchévisme. Ne serait-ce pas cette brochure qui aurait gagné Koba ? Nous ne l'affirmerons pas. Mais, dans les années suivantes, chaque fois que Staline eut à prendre de lui-même position sur l'attitude à observer vis-à-vis des libéraux, il aboutit invariablement à la conception menchéviste : « Ne pas les effrayer » (1917, Chine, Espagne, etc.). Cependant, il est bien possible qu'à la veille de la première révolution ce démocrate plébéien ait été sincèrement indigné par la stratégie opportuniste, laquelle suscitait du reste un vif mécontentement parmi les menchéviks du rang. Il faut ajouter qu'en général l'attitude méprisante envers le libéralisme, qui était devenue une tradition parmi les social-démocrates, n'avait pas encore disparu parmi les intellectuels radicaux. Il se peut aussi que le Dimanche rouge de Pétersbourg et la vague de grèves qui suivit dans tout le pays aient poussé le prudent et méfiant Caucasien dans la voie du bolchévisme. Quoi qu'il en soit, sa brusque volte-face n'a pas été consignée dans les annales de l'histoire.

Deux vieux bolchéviks, Stopani et Léman, dans des Mémoires écrits avec grand souci de détail, donnent la liste des révolutionnaires qu'ils eurent l'occasion de connaître à Bakou et à Tiflis, à la fin de 1904 et au début de 1905 : Koba n'y figure pas. Leman cite les noms des personnes qui « étaient à la tête » de l'Union du Caucasse : Koba n'y figure pas. Stopani nomme les bolchéviks qui, de concert avec les menchéviks, dirigèrent la fameuse grève de Bakou en décembre 1904 : Koba n'est toujours pas parmi eux. Or Stopani appartenait au comité de grève, il sait donc de quoi il parle. Dans des commentaires à la correspondance que Lénine et Kroupskaïa échangèrent avec l'organisation du Caucase, le nom de Staline ne se rencontre pas une seule fois en cinquante pages. Ajoutons que les deux auteurs des souvenirs publiés par une revue historique officielle ne sont pas des « ennemis du peuple », mais des staliniens; le secret en est simplement que leur ouvrage fut achevé en 1925, à une époque où les falsifications sur commande n'étaient pas encore devenues un système général. Taratouta, ancien membre du Comité central bolchéviste, dans un article écrit en 1926 sous le titre « Le Caucase à la veille de la révolution de 1905 » et que nous avons déjà cité, lui non plus ne nomme pas Staline. Pas plus à la fin de 1904 qu'au début de 1905, il n'est possible de découvrir la moindre trace de l'activité de celui dont on fait aujourd'hui le chef du bolchévisme au Caucase.

Les récentes affirmations si monotones sur la lutte implacable menée par Staline contre le menchévisme, au fond, ne contredisent pas notre conclusion. Il n'est pas difficile de reporter cette lutte à deux ans plus tôt, du moment que l'on n'a pas de documents à citer et de démentis à craindre. On peut d'autre part admettre que, une fois son choix fait, Koba donna à sa lutte contre les menchéviks le caractère le plus vif et le plus brutal, sans s'arrêter devant rien. Le penchant à l'intrigue et à la manœuvre de coulisse, dont on lui avait déjà fait grief du temps qu'il participait aux cercles du séminaire, puis du temps où il était propagandiste pour le comité de Tiflis et membre du groupe de Batoum, trouva désormais à se satisfaire plus largement et plus franchement dans la lutte des fractions.

Béria nous dit que Koba prit part à des controverses avec les menchéviks N. Jordania, I. Tsérételli, N. Ramichvili et d'autres, ainsi qu'avec des anarchistes et des fédéralistes, à Tiflis, Batoum, Tchiatouri, Koutaïs, Poti. Mais Béria évite avec soin, et non sans raison, de nous donner des dates. La première réunion contradictoire dont il précise tant soit peu la date eut lieu en mai 1905. De même pour les écrits de Koba. Son premier écrit bolchéviste est une courte brochure, publiée en mai 1905, sous le titre bizarre de « Vues superficielles sur les divergences au sein du parti ». Beria croit pouvoir affirmer, on ne sait pourquoi, que cette brochure fut écrite « au début de 1905 », manifestant ainsi d'autant plus clairement son désir de combler une lacune de deux ans. Un correspondant, qui est apparemment le futur Litvinov et qui ignore le géorgien, annonce dans une lettre envoyée à l'étranger la parution à Tiflis d'une brochure qui « fait sensation ». La « sensation » s'explique seulement par le fait que jusqu'à ce moment-là les militants géorgiens n'avaient entendu que la voix des menchéviks. La brochure n'est au fond qu'un résumé des écrits de Lénine, fait comme par un écolier. Rien d'étonnant à ce qu'elle n'ait jamais été réimprimée. Béria en cite quelques lignes soigneusement choisies, qui font aisément comprendre pourquoi l'auteur lui-même a jeté sur cette brochure, comme sur tous ses écrits de l'époque, le voile de l'oubli.

En août 1905, Staline reprend à son compte, purement et simplement, le chapitre de Que faire ? dans lequel Lénine s'efforce de déterminer les rapports entre le mouvement ouvrier spontané et la conscience socialiste. D'après Lénine, le mouvement ouvrier, livré à lui-même, s'engage inévitablement dans la voie de l'opportunisme; la conscience révolutionnaire lui est apportée du dehors par les intellectuels marxistes. Ce n'est pas le moment de critiquer cette conception, qui appartient à la biographie de Lénine et non à celle de Staline. L'auteur de Que faire ? reconnut lui-même par la suite le caractère unilatéral et partant erroné de cette théorie, dont il dirigea les feux, à un moment donné, contre l'« économisme », trop respectueux de la spontanéité du mouvement ouvrier. Après sa rupture avec Lénine, Plékhanov fit une critique tardive, mais d'autant plus sévère, de Que faire ? Le problème d'introduire « du dehors » une conscience révolutionnaire dans le prolétariat redevenait alors actuel. L'organe central du parti bolchéviste remarqua qu'un article anonyme publié par la feuille géorgienne avait « parfaitement bien posé la question ». Cet éloge est aujourd'hui cité comme une sorte de témoignage de maturité chez le théoricien Koba. En réalité, ce n'était qu'un entrefilet encourageant, comme l'organe central en consacrait aux feuilles provinciales quand elles défendaient les idées ou les chefs de la fraction. Le passage suivant, cité et traduit par Béria, nous donne une assez bonne idée de la qualité de l'article de Koba :

« La vie contemporaine, est organisée à la manière capitaliste. Deux grandes classes existent : bourgeoisie et prolétariat, et c'est entre elles une lutte à mort. Les intérêts vitaux de la bourgeoisie l'obligent à affermir le régime capitaliste. Les intérêts vitaux du prolétariat l'obligent à attaquer et à détruire le régime capitaliste. Correspondant à ces deux classes, deux consciences se forment : bourgeoise et socialiste. La conscience socialiste répond à la situation du prolétariat. Mais quelle importance a la conscience socialiste si elle n'est pas répandue dans le prolétariat ? Ce n'est alors qu'une phrase creuse, et rien de plus ! Les choses tournent tout autrement si cette conscience se répand dans le prolétariat : celui-ci se rend compte de sa situation et hâte le pas vers la vie socialiste... »

Et cætera. Des articles de ce genre ne sont sauvés d'un oubli bien mérité que par la destinée ultérieure de celui qui les a écrits. Il reste néanmoins évident que, loin d'expliquer une telle destinée, de pareils articles la rendent plutôt énigmatique.

Pendant toute l'année 1905, nous continuons à ne pas rencontrer Koba parmi les correspondants caucasiens de Lénine et de Kroupskaïa. Le 8 mars, un certain Tari leur communique de Tiflis l'opinion de divers menchéviks du Caucase : « Lénine a compris l'heure mieux que les autres et avant eux. » Le même Tari écrit encore : « On le compare à un Bazarov parmi des Arkadi Nicolaïévitch. » Il s'agit de personnages de Tourguéniev : Bazarov est le type du réaliste pratique, Arkadi Nicolaïévilch celui de l'idéaliste et du phraseur. La rédaction de la revue d'histoire qui publie cette remarque note que l'identité de Tari n'est pas connue. Le seul fait que Tari ait usé d'une allusion littéraire adroite indique que Staline ne pouvait être l'auteur de cette lettre. Dans les lettres et articles de Lénine publiés à ce jour et se rapportant au second semestre de 1905, plus de trente social-démocrates militant en Russie sont nommés : dix-neuf d'entre eux sont, par leur âge, plus près de Lénine, douze plus près de Staline. Staline ne figure dans cette correspondance ni directement ni indirectement. Nous sommes donc fondés à maintenir que Staline a tout simplement forgé l'épisode de la lettre qu'il aurait reçue de Lénine en 1903.

Après sa rupture avec la rédaction de l'Iskra, Lénine, qui avait alors trente-quatre ans, connut pendant des mois des hésitations, d'autant plus pénibles qu'elles n'étaient pas dans son caractère, avant de se convaincre du nombre relativement grand de ses partisans et de la force de sa jeune autorité. Le succès de la préparation d'un nouveau congrès révéla que les bolchéviks l'emportaient en matière d'organisation. Le Comité central, dirigé par Krassine, qui penchait pour la conciliation, finit par capituler devant le Bureau « antistatutaire » des comités de la majorité bolchéviste et prit part au congrès qu'il n'avait pu empêcher de se tenir. Le Troisième Congrès, réuni en avril 1905 à Londres, en l'absence des menchéviks qui s'étalent bornés à tenir une conférence à Genève, devint ainsi le congres de fondation du bolchévisme. Les vingt-quatre délégués à voix délibérative et les quatorze à voix consultative étaient presque tous de ces bolchéviks qui avaient suivi Lénine au moment de la scission, au Deuxième Congrès, et su dresser les comités du parti, contre l'autorité de Plékhanov, Axelrod, Véra Zassoulitch, Martov, Potressov. Le congrès adopta les idées de Lénine sur les forces motrices de la révolution, idées que Lénine avait développées dans la polémique contre ses maîtres de naguère et ses collaborateurs de l'Iskra; elles allaient désormais avoir plus d'importance pratique que le programme du parti commun aux bolchéviks et aux menchéviks.

Malheureuse et sans gloire, la guerre russo-japonaise hâta la décomposition du régime impérial. Porté par la première vague puissante de grèves et de manifestations, le Troisième Congrès refléta l'approche d'un dénouement révolutionnaire. « Toute l'histoire de cette dernière année, disait Lénine dans son rapport, a montré que nous avons sous-estimé l'importance et l'inéluctabilité du soulèvement. » Le congrès fit un pas décisif dans la question agraire en reconnaissant la nécessité de soutenir le mouvement paysan, jusque dans la confiscation des grandes propriétés foncières. Le congrès rendit plus concrète la perspective générale de lutte et de victoire, en particulier en ce qui concernait le Gouvernement révolutionnaire provisoire en tant qu'organisateur de la guerre civile. « Si même nous nous emparions de Pétersbourg et guillotinions Nicolas II, nous nous trouverions en présence de plusieurs Vendées. » Le congrès se montra plus hardi dans la préparation technique de l'insurrection. « Quand à la formation de groupes de combat spéciaux, disait Lénine, je dois dire que je la considère indispensable. »

Mais plus est grande l'importance du Troisième Congrès, plus il est remarquable que Koba n'y assista pas. Il avait à ce moment-là derrière lui environ sept ans d'activité révolutionnaire, la prison, la Sibérie, une évasion. Tout ceci eût dû le faire déléguer s'il avait réellement joué parmi les bolchéviks un rôle tant soit peu marquant. Il passa toute l'année 1905 en liberté, à en croire Béria, il « prit une part extrêmement active à l'organisation du Troisième Congrès ». S'il en avait été ainsi, il aurait dû se trouver à la tête de la délégation bolchéviste du Caucase. Pourquoi n'en fut-il pas ainsi ? Si la maladie ou quelque autre raison majeure l'avaient empêché de se rendre à l'étranger, les biographes officiels nous l'auraient bien dit. Leur silence s'explique seulement par l'impossibilité d'invoquer un motif convenable à l'absence du « chef des bolchéviks du Caucase » à un congrès d'une importance historique. L'affirmation de Béria sur la part « extrêmement active » que prit Staline à l'organisation du congrès se réduit à une de ces phrases creuses dont l'histoire officielle est prodigue. Dans un article consacré au trentième anniversaire du congrès, O. Piatnitsky, bien informé pourtant, ne dit absolument rien de la participation de Staline à la préparation du congrès, et l'historien de cour Iaroslavsky se borne à une autre phrase creuse, disant que l'activité de Staline au Caucase « eut incontestablement une énorme importance » pour le congrès, sans toutefois nous dire en quoi consistait au juste cette importance. De tout ce qui précède, il résulte clairement qu'après une longue attente Koba ne se joignit aux bolchéviks que peu de temps avant le congrès, qu'il ne prit aucune part à la conférence tenue en novembre 1904 par les bolchéviks du Caucase, qu'il n'appartint pas au bureau formé par cette conférence et que, néophyte, il ne pouvait prétendre à un mandat de délégué. La délégation envoyée à Londres se composait de Kaménev, Nevsky, Tskhakaïa et Djaparidzé; c'étaient eux qui dirigeaient alors le bolchévisme au Caucase. Leur destinée n'est pas indifférente au sujet de ce livre : Djaparidzé fut fusillé par les Anglais en 1918; Kaménev fut fusillé par Staline, Nevsky, déclaré « ennemi du peuple » par le même Staline, a disparu sans laisser de traces; Tskhakaïa, très vieux, se survit à lui-même.

Le penchant du bolchévisme pour la centralisation révéla dès le Troisième Congrès ses aspects négatifs. Des routines d'« appareil » s'étaient déjà formées dans l'illégalité. Un type de jeune bureaucrate révolutionnaire se précisait. La conspiration limitait étroitement, il est vrai, les formes de la démocratie (élections, contrôle, mandats). Mais il n'est pas niable que les membres des comités aient encore rétréci plus qu'il ne le fallait les limites de la démocratie intérieure et se soient montrés plus rigoureux envers les ouvriers révolutionnaires qu'envers eux-mêmes, préférant commander même lorsqu'il eût été indiqué de prêter attentivement l'oreille aux masses. Kroupskaïa note que dans les comités bolchévistes, de même qu'au congrès, il n'y avait presque pas d'ouvriers. Les intellectuels l'emportaient. « Le membre du comité, écrit Kroupskaïa, était d'ordinaire un homme plein d'assurance; il voyait l'énorme influence que l'activité du comité avait sur les masses; en règle générale, le "comitard" n'admettait aucune démocratie à l'intérieur du parti; il méprisait toujours un peu les "émigrés", qui exagéraient tout et semaient la zizanie. " On voudrait bien les voir en Russie..." De plus, le comitard n'aimait pas les innovations. Il ne voulait pas et ne savait pas s'adapter à des circonstances rapidement changeantes. » Ce portrait prudent, mais fort juste, est extrêmement important pour comprendre la psychologie politique de Koba, qui fut le « comitard », par excellence. Dès 1901, à l'aube de son activité révolutionnaire, nous l'avons vu s'opposer à Tiflis aux prétentions des ouvriers qui entendaient entrer dans le comité. En sa qualité de « militant pratique », c'est-à-dire de politicien empirique, il se montra indifférent et, plus tard, méprisant l'égard des « émigrés », du « centre étranger ». Dépourvu, par ailleurs, des qualités personnelles qui lui eussent permis d'agir directement sur les masses, il s'attache avec une vigueur accrue à l'« appareil » du parti. Le comité devint pour lui l'axe du monde, que ce fut le comité de Tiflis, de Bakou, du Caucase ou, par la suite, le Comité central. Son inclination pour la machine du parti allait devenir irrésistible; le comitard deviendra comitard par excellence, « secrétaire général », et finira par incarner la bureaucratie dont il sera le chef.

Rien de plus tentant que de conclure à ce propos que le stalinisme futur était déjà contenu dans la centralisation bolchéviste ou, plus généralement, dans la hiérarchie clandestine des révolutionnaire professionnels. Mais, dès qu'on la soumet à l'analyse cette conclusion s'avère renfermer un contenu historique fort pauvre. La sélection rigoureuse des éléments avancés et leur rassemblement dans une organisation centralisée a évidemment ses dangers, mais il faut en rechercher les causes profondes, non dans le « principe », de la centralisation, mais dans l'hétérogénéité et la mentalité arriérée des travailleurs, c'est-à-dire dans les conditions sociales générales qui rendent précisément nécessaire une direction centralisée de la classe par son avant-garde. La clé du problème dynamique de la direction est dans les rapports réels entre l'appareil du parti et le parti, entre l'avant-garde et la classe, entre la centralisation et la démocratie. Ces rapports ne peuvent être invariables ni définis a priori. Ils dépendent du circonstances historiques concrètes, leur équilibre dynamique est réglé par la lutte vive des tendances qui, aux extrémités opposées, oscillent entre le despotisme de l'appareil et l'amorphisme impotent.

Dans une brochure intitulée Nos tâches politiques, que j'écrivais en 1904 et dont les critiques dirigées contre Lénine manquaient souvent de maturité et de justesse, il y a cependant des pages qui donnent une idée tout à fait juste de la façon de penser des comitards de ce temps, lesquels « avaient cessé d'éprouver le besoin de s'appuyer sur les ouvriers depuis qu'ils avaient trouvé un appui dans les "principes" de la centralisation ». La lutte que Lénine devait soutenir un an plus tard, au congrès, contre les comitards hautains, confirma pleinement cette critique. Un des délégués, Liadov, relate : « Les débats se passionnent, on se divise en théoriciens et militants pratiques, publicistes et comitards... Un assez jeune militant, du nom de Rykov, se fait surtout remarquer dans ces discussions; il a réussi à grouper autour de lui la plupart des comitards. » Les sympathies de Liadov vont à ces derniers. « Je me contenais à peine, s'exclame Lénine dans son discours final, quand j'entendais dire qu'il n'y avait pas d'ouvriers capables de faire partie des comités. » Rappelons-nous avec quelle insistance Koba adjurait les ouvriers de Tiflis de reconnaître, « la main sur le cœur », qu'il n'y en avait pas parmi eux qui fussent dignes de ce sacerdoce. « On diffère la solution, insistait Lénine, et il est évident que le parti est malade. » Le parti souffrait de l'orgueil de ses bureaux et c'était là le commencement de la bureaucratisation.

Lénine comprenait mieux que quiconque la nécessité d'une organisation centralisée; mais il y voyait avant tout une sorte de levier pour augmenter l'activité des ouvriers avancés. Le fétichisme de l'appareil lui était étranger et lui répugnait. Il aperçut tout de suite, au Troisième Congrès, l'esprit de caste des comitards et engagea contre eux une lutte passionnée. Kroupskaïa le confirme : «Vladimir Ilitch s'échauffait, les comitards s'échauffaient. » La victoire resta cette fois aux comitards, dont le chef était Rykov, le futur successeur de Lénine à la présidence du Conseil des commissaires du peuple. Lénine ne réussit pas à faire voter la motion qui eût obligé les comités à comprendre une majorité d'ouvriers. Les comitards décidèrent, et ce fut de nouveau contre la volonté de Lénine, de soumettre la rédaction de l'organe publié à l'étranger au contrôle du Comité central. Un an auparavant, Lénine eût plutôt rompu que de consentir à soumettre l'orientation du parti à un Comité central résidant en Russie, voué aux arrestations, donc instable. Mais, à présent, il comptait bien avoir le dernier mot. Affermi dans la lutte contre les anciennes autorités, il avait bien plus d'assurance qu'au Deuxième Congrès et se montrait donc plus calme. S'il « s'énervait », selon Kroupskaïa, pendant les débats, il n'en était que plus prudent dans les décisions à prendre en matière d'organisation. Non seulement il accepta en silence sa défaite sur deux points extrêmement importants, mais il contribua même à faire entrer Rykov dans le Comité central. Pour lui, il ne pouvait guère y avoir de doute que la révolution, cette grande école d'initiative et de hardiesse des masses, détruirait sans peine, par incidence, le jeune conservatisme, encore instable, de l'appareil du parti.

Le Comité central comprit, outre Lénine, l'ingénieur Krassine, le naturaliste, médecin et philosophe Bogdanov, tous deux du même âge que Lénine, Postalovsky, qui devait bientôt se retirer du parti, et Rykov. En qualité de membres suppléants furent désignés le publiciste Roumiantsev et deux « praticiens », Goussev et Bour. Nul ne songea, bien entendu, à faire entrer Koba dans le premier Comité central bolchéviste.

En 1934, le congrès du Parti communiste de Géorgie proclama, après avoir entendu un rapport de Béria, que « rien de ce qui a été écrit jusqu'à ce jour ne traduit le rôle réel, véritable, du camarade Staline, qui a dirigé en fait pendant de longues années l'action des bolchéviks au Caucase ». Le congrès s'abstint d'expliquer comment cela s'était fait. Mais tous les auteurs de Mémoires et historiens qui avaient écrit avant cette date se trouvaient condamnés; plusieurs ont été depuis fusillés. Il fut décidé de fonder pour réparer une telle injustice, un Institut Staline. A partir de ce moment-là commence le nettoyage énergique des vieux parchemins, que l'on recouvre désormais de textes nouveaux. Jamais encore on ne vit une aussi vaste manufacture de mensonge. Néanmoins, la situation du biographe n'est pas sans espoir. La vérité ne jaillit pas seulement de la discussion, comme disent les Français, mais encore des contradictions internes des mensonges.

« Entre 1904 et 1907, écrit Béria, le camarade Staline, se trouvant à la tête des bolchéviks transcausiens, mène une immense activité de théoricien et d'organisateur. » Il n'est malheureusement pas facile d'établir en quoi ce travail consista ni même au juste où il fut accompli. Ecoutons d'abord ce que dit Staline lui-même à ce sujet. « Je me souviens ensuite des années 1905-1907, dit-il dans son discours autobiographique de Tiflis, en 1926, déjà cité plus haut, pendant lesquelles la volonté du parti m'envoya militer à Bakou. Deux années d'activité révolutionnaire parmi les ouvriers de l'industrie du pétrole me donnèrent la trempe d'un militant et d'un dirigeant pratique... C'est donc là, à Bakou, que je reçus mon second baptême révolutionnaire. C'est là que je devins apprenti révolutionnaire... » Le premier « baptême », nous le savons déjà, il le reçut à Tiflis, où il passa par un stage d'apprentissage. Staline ne devait devenir « compagnon » qu'à Pétersbourg, en 1917.

Comme il arrive assez souvent à Staline, sa chronologie est ici erronée. La citation semble indiquer que Koba aurait passé les années de la première révolution à Bakou, forteresse prolétarienne du Caucase. En fait, il n'en fut rien. Koba fut arrêté à Bakou en mars 1908 et, s'il fallait le croire sur parole, ce ne serait pas deux ans, mais trois, qu'il aurait passés dans cette ville. Or sa biographie, écrite par un de ses secrétaires, dit : « A partir de 1907 s'ouvre la période d'activité révolutionnaire de Staline à Bakou. Rentré du congrès de Londres..., Staline quitte Tiflis et s'établit à Bakou... » Le congrès de Londres eut lieu en juin 1907; ce n'est donc pas avant juillet ou août que Staline put venir à Bakou, très probablement à la suite de la retentissante « expropriation » de Tiflis, sur laquelle nous reviendrons. A en croire cette biographie parfaitement officielle, il s'avère que la « période de Bakou », qui transforma l'apprenti révolutionnaire Koba en quasi-compagnon, ne dura pas trois ans, ni même deux, mais six à sept mois tout au plus. La contradiction est cette fois trop grande. Essayons de rechercher laquelle des deux versions, émanant de la même source, est la plus proche de la vérité.

« Les journaux bolchévistes de Tiflis, dit Iénoukidzé, parlant de la première révolution, étaient en ce temps-là principalement inspirés par Staline. » Koba ne pouvait donc habiter ailleurs qu'à Tiflis. Le 12 juin 1905, il assiste, au village de Khoni, aux obsèques de Tsouloukidzé, un révolutionnaire que nous connaissons déjà, mort de tuberculose à vingt-­neuf ans. Béria nous informe, à ce propos, que « plus de dix mille personnes » assistèrent à ces obsèques et que « le camarade Staline prononça un brillant discours ». La foule dut être sensiblement moins nombreuse, car Khoni n'avait pas plus de 3 500 habitants. On ne voit pas non plus Staline prononçant un « brillant discours ». En tout cas, vers le milieu de l'année, il n'était pas à Bakou, mais au cœur de la Géorgie. Les souvenirs du bolchévik Goloubov mentionnent, il est vrai, « l'arrivée à Bakou en 1905 du membre du Comité central, le camarade Koba ». Seulement, Koba ne devait devenir membre du Comité central que sept ans plus tard. Si cette mention d'un voyage épisodique est exacte, elle ne fait que confirmer que Koba ne vivait pas à Bakou. La biographie officielle affirme carrément que « le rescrit impérial d'octobre 1905 trouva Staline à Tiflis », Béria lui-même témoigne qu'en novembre et décembre 1905 Koba était à Tiflis le rédacteur du Kavkazskii rabotchii listok [La Feuille ouvrière du Caucase]. Fin 1905, il écrivait des tracts pour le Comité de Tiflis. Après la défaite de décembre, il resta à Tiflis. En avril 1906, il représente les bolchéviks de Tiflis au congrès du parti à Stockholm. En juin et juillet 1906, un journal légal naît de nouveau à Tiflis, publié en géorgien « sous la direction du camarade Staline ». Ordjonikidzé, le futur dirigeant de l'industrie lourde, rencontra pour première fois Staline à Tiflis en 1906, à la rédaction du journal bolchéviste Dro [Le Temps]. Le doute n'est pas permis : ce n'est pas à Bakou, où le mouvement ouvrier traversait alors une crise profonde à la suite des tueries entre Arméniens et Tartares, que Koba passa les années de la première révolution, mais à Tiflis, ville qu'il devait plus tard caractériser comme un marécage menchéviste.

Que représentait pendant l'année de la révolution l'organisation de Tiflis, à laquelle appartenait Koba ? Nous possédons sur ce point un témoignage irréfutable, et qui fait d'un seul coup justice de toutes les légendes. Le Prolétarii, que dirigeait Lénine, publia en août un compte rendu officiel sur « l'activité des bolchéviks de Tiflis en 1905 ». Citons textuellement : « Tiflis, 1° juillet. Il y a cinq semaines seulement, il n'existait pas ici d'organisation majoritaire (bolchéviste), il y avait quelques personnes, des groupuscules, et c'était tout. Enfin, dans les premiers jours de juin, se tint une assemblée générale de tous les éléments dispersés... La période des réunions s'est ouverte et nous y sommes encore. L'attitude des masses envers nous a changé. Résolument hostile auparavant, elle est devenue hésitante... Le comité pense publier une fois par semaine des tracts de propagande. » Tel est le très affligeant tableau que nous tracent eux-mêmes les bolchéviks de Tiflis, peut-être avec le concours de Koba, qui, en juillet 1905, ne pouvait demeurer à l'écart de la formation d'une organisation bolchéviste.

Koba était rentré de déportation à Tiflis, en février 1904, pour « diriger l'action des bolchéviks » invariablement et triomphalement. A quelques brèves absences près, il passa à Tiflis la plus grande partie des années 1904-1905. Selon les livres de souvenirs les plus récents, les ouvriers de Tiflis avaient coutume de dire : « Koba écorche les menchéviks. » Cependant, il semble bien que les menchéviks géorgiens ne souffrirent guère de cette opération chirurgicale. C'est seulement dans la seconde moitié de 1905 que les bolchéviks de Tiflis, jusqu'alors dispersés, entrèrent dans « une période de réunions » et « pensèrent » publier des tracts. A quelle organisation Koba appartint-il donc en 1904 et pendant la première moitié de 1905 ? A moins de s'être tenu complètement à l'écart du mouvement ouvrier, ce qui n'est pas vraisemblable, il n'est pas impossible, en dépit de tout ce que nous dit Béria, qu'il ait appartenu à l'organisation menchéviste. Au début de 1906, le nombre des partisans de Lénine, à Tiflis, atteignait 300. Les menchéviks étaient 3 000 environ. Ce rapport des forces devait suffire à condamner Koba, dans le feu même des événements révolutionnaires, à une opposition journalistique.

« Deux années d'activité révolutionnaire, de 1905 à 1907, parmi les ouvriers de l'industrie du pétrole, nous assure Staline, me donnèrent la trempe d'un militant. » On ne saurait admettre que l'orateur, qui n'a pas manqué de revoir attentivement les épreuves de son discours, se soit simplement trompé sur le lieu où il passa l'année du baptême révolutionnaire du peuple russe et aussi l'année suivante, 1906, pendant laquelle tout le pays, secoué de convulsions, vécut dans l'attente d'un dénouement. Ces choses-là ne s'oublient pas ! On ne peut échapper à l'impression que Staline élude consciemment la première révolution, dont il n'a tout bonnement rien à dire. Bakou formant un décor plus héroïque que Tiflis, il s'y transporte rétrospectivement deux ans et demi plus tôt qu'il ne le fit en réalité. Il n'a pas à craindre les objections des historiens soviétiques. Mais la question demeure : que fit Koba en 1905 ?

L'année de la révolution s'ouvrit par les feux de salve tirés sur les ouvriers de Pétersbourg qui allaient porter une pétition au tsar. Le tract écrit par Koba à l'occasion des événements du 9 janvier [22 janvier, nouveau style] se termine par cet appel : « Tendons-nous la main et serrons-nous autour des comités du parti. Pas un instant, nous ne devons oublier que seuls les comités, du parti peuvent nous diriger comme il convient, que seuls ils nous éclaireront la voie de la terre promise... » Et cætera. La voix d'un comitard convaincu ! Le même jour, peut-être à la même heure, bien loin, à Genève, Lénine ajoutait à l'article d'un de ses collaborateurs cet appel aux masses qui s'éveillaient : « Donnez libre cours à la haine et à la colère que des siècles d'exploitation, de souffrances et de malheur ont accumulées dans vos cœurs ! » Tout Lénine est dans cette phrase. Il hait avec les masses, il se révolte avec elles; il sent la révolution dans les fibres de son être et ne demande pas aux insurgés de n'agir qu'avec la sanction des « comités ». On ne saurait exprimer sous une forme plus lapidaire le contraste entre ces deux natures en face de ce qui, précisément, les réunissait politiquement : la révolution !

Cinq mois après le Troisième Congrès, où Koba n'avait pas trouvé place, les soviets commençaient à se former. L'initiative appartint aux menchéviks, qui, d'ailleurs, ne se doutaient nullement de ses conséquences. Les fractions menchévistes avaient l'hégémonie dans les soviets. Les événements révolutionnaires entraînaient les menchéviks du rang; les dirigeants considéraient avec désarroi la brusque poussée à gauche de leur propre mouvement. Le comité bolchéviste de Pétersbourg s'étonna d'abord d'une innovation telle que la représentation des masses en lutte indépendamment des partis et n'imagina rien de mieux que d'adresser un ultimatum au soviet : faire sien sur l'heure le programme social-démocrate ou se dissoudre. Le soviet, et avec lui les ouvriers bolchéviks qu'il comprenait, passa outre sans sourciller. Ce ne fut qu'après l'arrivée de Lénine qu'un changement radical se produisit dans l'attitude des « comitards » envers le soviet. L'erreur commise au début ne pouvait manquer, cependant, d'affaiblir les bolchéviks. La province suivait en cette matière la capitale. De profonds désaccords sur l'importance historique à reconnaître aux soviets se firent jour dès alors. Les menchéviks ne voulaient voir dans les soviets qu'une forme épisodique de représentation ouvrière, un « parlement prolétarien », un « organe d'auto-administration révolutionnaire », etc. C'était extrêmement vague. Lénine, au contraire, sut prêter une oreille attentive aux masses de Pétersbourg, qui appelaient le soviet « un gouvernement ouvrier », et il vit tout de suite dans cette nouvelle forme d'organisation un moyen de la lutte pour le pouvoir.

Les écrits de Koba pour 1905, indigents par leur forme et par leur contenu, ne disent absolument rien des soviets et ce n'est pas seulement parce qu'il n'y en avait pas en Géorgie; en général, Koba n'en comprit pas l'importance, les ignora, les négligea. On en est surpris. Le puissant appareil des soviets aurait dû, semble-t-il, en imposer au futur « secrétaire général ». Mais c'était à ses yeux un appareil étranger, représentant directement les masses énigmatiques. Le soviet n'acceptait pas la discipline du comité du parti, il exigeait des méthodes de direction plus complexes et plus souples. En un certain sens, le soviet se présentait comme le concurrent redoutable du comité. Ainsi, pendant la révolution de 1905, Koba tourna le dos aux soviets. Au fond, c'était tourner le dos à la révolution même, comme s'il en prenait ombrage.

Il ne savait comment l'aborder. Les biographes et les artistes de Moscou s'efforcent de nous montrer Koba marchant à la tète d'une manifestation, « comme une cible », orateur enflammé, tribun. Tout est faux. Même plus tard, Staline ne devint jamais un orateur, nul ne l'entendit prononcer des discours « enflammés ». Pendant toute l'année 1917, quand les agitateurs du parti, Lénine y compris, avaient des voix enrouées à force de parler, Staline ne prit pas la parole dans les réunions publiques. Il ne pouvait pas en être autrement en 1905. Koba n'était même pas un orateur au sens modeste du mot où l'étaient d'autres jeunes révolutionnaires du Caucase, comme Knoniants, Zourabov, Kaménev, Tsérételli. Il pouvait, non sans succès, exposer dans une réunion privée du parti les idées qu'il s'était fermement assimilées. Mais il n'avait pas le moindre don comme agitateur. C'est avec peine, sans ardeur, sans couleur, sans intonation qu'il laissait sortir chaque phrase. Sa faiblesse congénitale, qui était le revers même de sa force, était de ne pas pouvoir s'enthousiasmer, s'élever au-dessus de la vie quotidienne, établir un vivant contact avec les auditeurs, éveiller en eux le meilleur d'eux-mêmes. Ne s'enflammant pas lui-même, il ne pouvait pas enflammer les autres. La froide rancune ne suffit pas à conquérir l'âme des masses.

1905 descella toutes les lèvres. Le pays, qui se taisait depuis mille ans, parla pour la première fois. Quiconque savait exprimer intelligiblement sa haine de la bureaucratie et du tsar trouvait des auditeurs inlassables et reconnaissants. Koba s'essaya vraisemblablement à parler. Mais la comparaison avec d'autres orateurs improvisés lui était, aux yeux des masses, trop désavantageuse. Cela lui était intolérable. Brutal envers les autres, Koba est en même temps extrêmement susceptible et, si singulier que cela paraisse, capricieux. Ses réactions sont primitives, Se sentant négligé, il est enclin à tourner le dos aux gens comme aux événements, à se retirer, à mâchonner tristement sa pipe en rêvant de revanche. C'est ainsi qu'en 1905, plein d'amertume secrète, il se mit à l'écart, et devint une sorte de journaliste.

Il n'en avait pourtant pas la vocation. Sa pensée est trop lente, ses associations d'idées par trop monotones, son style est gauche et pauvre. A la force de l'expression, qui lui fait défaut, il supplée par la brutalité. Pas un seul de ses articles de 1905 n'eût été accepté par une rédaction tant soit peu attentive et exigeante. A la vérité, la plupart des publications clandestines ne se distinguaient pas par leurs qualités littéraires, étant rédigées d'ordinaire par des hommes qui prenaient la plume, non par goût, mais par nécessité. Koba ne dépassa pas ce niveau. Ses articles révèlent peut-être un penchant à l'exposé systématique du sujet, penchant qui se traduit surtout par la disposition scolastique des matériaux, par l'énumération des arguments, par des interrogations artificielles, pur procédé de rhétorique, et par de pesantes répétitions à la manière des prédicateurs. Le manque de pensée personnelle, de forme originale, d'images vivantes marque chaque ligne sortie de sa plume d'un cachet de banalité. L'auteur n'exprime jamais franchement ses idées, il expose sans assurance celle des autres. « Sans assurance... » Appliqués à Staline, ces mots peuvent sembler inattendus; néanmoins, ils caractérisent pleinement sa manière tâtonnante de publiciste, depuis ses débuts au Caucase jusqu'à nos jours.

On aurait cependant tort de croire à l'inefficacité de semblables articles. Ils étaient nécessaires, car ils répondaient à un besoin. Leur force était d'exprimer les idées et les mots d'ordre de la révolution, pour l'homme des masses, ils ne manquaient ni de nouveauté ni de fraîcheur, la presse bourgeoise ne lui apprenait rien de comparable. Mais leur brève efficacité se limitait au cercle de lecteurs pour lesquels on les écrivait. On ne saurait, aujourd'hui, lire sans une certaine gêne, mêlée d'irritation et parfois d'une irrésistible envie de rire, ces phrases sèches, gauches, pas toujours correctement bâties et tout à coup ornées de fleurs en papier de la rhétorique. Nul, dans le parti, ne considérait Koba comme un journaliste. Tous les publicistes bolchévistes, petits et grands, des capitales et des provinces, collaborèrent au premier quotidien bolchéviste légal, Novaïa Jizn [La Vie nouvelle], qui parut à Pétersourg en octobre 1905, sous la direction de Lénine. Staline n'est pas du nombre. Ce n'est pas lui, c'est Kaménev que l'on appela du Caucase pour collaborer au journal. Koba n'était pas né écrivain et ne devait pas le devenir. S'il prit la plume avec quelque zèle en 1905, c'est uniquement que tout autre mode de contact avec les masses lui était encore moins propre.

Interminables meetings, grèves orageuses, manifestations de rue dépassèrent tout de suite bon nombre de comitards. Les révolutionnaires parlaient sur les places publiques, écrivaient sur le genou, prenaient à la hâte des décisions graves. Rien de cela n'était donné à Staline : sa voix était aussi faible que son imagination; le don de l'improvisation était étranger a sa pensée circonspecte, qui préférait avancer à tâtons. Des personnalités plus marquantes l'évincent, même au Caucase. Il observe la révolution avec un trouble jaloux et presque avec hostilité : ce n'est pas son élément. « Tout le temps que lui laissaient les réunions et l'activité des cercles, écrit lénoukidzé, il le passait, ou dans une petite chambrette, pleine de livres et de journaux, ou à la rédaction, tout aussi « spacieuse », du journal bolchéviste. » Il convient de se figurer le tourbillon épique de l' « année folle » pour apprécier à sa valeur cette image du jeune ambitieux solitaire, enfermé dans sa chambrette, probablement mal tenue, la plume à la main, cherchant la phrase éloquente qui conviendrait tant soit peu à l'époque.

Les événements s'accumulaient. Koba restait à l'écart, mécontent de tous et de lui-même. Tous les bolchéviks connus, y compris ceux qui dirigeaient alors l'action du parti au Caucase, Krassine, Postalovsky, Stopani, Léman, Galpérine, Kaménev, Taratouta, etc., sont passés à côté de Staline sans le voir et ne le mentionnent pas dans leurs souvenirs. Staline, de son côté, ne dit rien d'eux. Plusieurs, comme Kournatovsky ou Kaménev, sont certainement entrés en contact avec lui dans leur travail. D'autres l'ont sans doute rencontré, mais sans le distinguer des autres comitards. Aucun ne lui a consacré le mot de sympathie ou de reconnaissance qui eût permis au futur biographe officiel de citer un témoignage favorable.

Une commission officielle chargée d'établir l'histoire du parti publia en 1926 une édition révisée, c'est-à-dire adaptée à la situation qui s'établit après la mort de Lénine, de documents et de matériaux se rapportant à 1905. Parmi plus d'une centaine de documents, on trouve une trentaine d'articles du Lénine et à peu près autant d'articles d'autres auteurs. Bien que la lutte contre le trotskisme approchât de son point culminant, la rédaction bien pensante ne put s'abstenir de donner dans le recueil quatre articles de Trotsky. Par contre, il n'y a pas une ligne de Staline dans ces quatre cent cinquante-cinq pages. Le nom de Staline ne figure pas dans l'index alphabétique, qui comprend plusieurs. centaines de noms et mentionne tous les personnages tant soit peu marquants qui participèrent à la révolution; on y trouve, il est vrai, le nom d'Ivanovitch, mentionné comme celui d'un participant à la conférence de Tammerfors (décembre 1905) et il est remarquable qu'en 1926 ceux qui publièrent le livre ignoraient encore qu'Ivanovitch et Staline fussent la même personne. Ces détails incontestables sont plus convaincants que tous les panégyriques rétrospectifs.

Staline reste en quelque sorte en dehors de la révolution de 1905. Ses « années d'apprentissage » sont celles de la pré-révolution, à Tiflis, à Batoum, en prison, en déportation. Il devient, d'après ses propres paroles, un « demi-ouvrier de la révolution » à Bakou, en 1907-1908. La première révolution ne joue aucun rôle dans la formation du futur « compagnon ». Parlant de lui-même, Staline passe, comme s'il n'avait rien à en dire, sur la grande année qui a fait connaître et formé tous les révolutionnaires marquants de la vieille génération. Retenons bien ce fait, il n'est pas dû au hasard. 1917 sera dans cette biographie un point presque aussi embrumé que 1905. Nous retrouverons Koba, devenu Staline, dans la modeste rédaction de la Pravda de Pétersbourg, commentant sans hâte, en un style terne, des événements fulgurants. Le propre de ce révolutionnaire, c'est d'être toujours désorienté et rejeté par un vrai soulèvement des masses. Toutes les révolutions, en Allemagne, en Chine, en Espagne, le prendront de court. Il est né pour l'appareil, et non pour diriger l'action créatrice des masses. Or, la révolution brise les appareils coutumiers pour leur en substituer d'autres, bien moins dociles. Elle se fonde sur l’improvisation, l'initiative audacieuse, l'inspiration des masses, et telles sont aussi les qualités qu'elle attend de ses chefs. Toutes sont inaccessibles à Koba. Ni tribun, ni stratège, ni chef d'insurrection, il n'était qu'un bureaucrate de la révolution et c'est pourquoi il lui fallait attendre, pour retrouver ses talents particuliers, que les torrents tumultueux de la révolution se fussent apaisés.

La division entre « majorité » (bolchéviks) et « minorité » (menchéviks) fut sanctionnée par le Troisième Congrès qui déclara que les menchéviks avaient « consommé la scission du parti ». Les événements révolutionnaires d'automne 1905, qui prirent à l'improviste un parti complètement scindé, adoucirent tout de suite par leur bienveillante influence la lutte des fractions. Se préparant en octobre à quitter la Suisse pour rentrer en Russie, Lénine écrit à Plékhanov une lettre chaleureusement conciliatrice dans laquelle il appelle son vieil adversaire « la meilleure force des social-démocrates russes » et l'invite à travailler en commun. « Quart aux divergences de vues sur la tactique, la révolution elle-même les emportera à toute allure... » Ce devait être vrai, mais pas pour longtemps, car la révolution elle-même ne dura pas longtemps.

Au début, les menchéviks firent indéniablement preuve de plus d'initiative dans la formation et l'utilisation des organisations de masses; mais, en tant que parti politique, ils suivaient le courant et s'y noyaient. Au contraire, les bolchéviks s'adaptèrent plus lentement aux dimensions formidables du mouvement, mais ils le fécondaient en lui donnant des consignes nettes, déduites d'une estimation des forces réelles de la révolution. Les menchéviks l'emportaient dans les soviets, dont l'orientation politique générale était pourtant, dans l'ensemble, celle du bolchévisme. Opportunistes, les menchéviks surent s'adapter pour un temps à la montée du flot révolutionnaire; mais ils ne furent capables ni de le diriger ni de rester fidèles à leurs tâches quand survint le reflux.

Après la grève générale d'octobre 1905, qui arracha au tsar le rescrit accordant une constitution et qui fit naître dans les quartiers ouvriers une atmosphère d'optimisme et de hardiesse, les tendances unitaires prirent dans les deux fractions une force irrésistible. Des comités d'unification ou des comités fédératifs, réunissant bolchéviks et menchéviks, se créèrent çà et là en province. Les chefs suivaient le mouvement. Afin de préparer la fusion complète, les deux fractions convoquèrent chacune une conférence préparatoire. Celle des menchéviks se réunit fin novembre à Pétersbourg, où régnait encore la « liberté », celle des bolchéviks fut obligée, en décembre, au moment où la réaction passait à l'offensive, de se tenir à Tammerfors, en Finlande.

La conférence bolchéviste avait d'abord été conçue comme devant être un congrès extraordinaire du parti. Mais la grève des cheminots, l'insurrection de Moscou et d'autres circonstances imprévues avaient retenu sur place nombre de délégués, de sorte que la représentation des diverses sections du parti était fort incomplète. Vingt-six organisations étaient représentées par quarante et un délégués élus par quatre mille voix environ. Ce chiffre semble insignifiant pour un parti révolutionnaire qui prétendait renverser le tsarisme et prendre place dans un gouvernement révolutionnaire. Mais ces quatre mille hommes étaient déjà aptes à exprimer la volonté de centaines de milliers d'autres. Il fut décidé de considérer le congrès comme une conférence, les délégués étant trop peu nombreux. Koba, sous le nom d'Ivanovitch, et un ouvrier du nom de Télia représentaient les organisations bolchévistes de Transcaucasie. Les brûlants événements qui se déroulaient alors à Tiflis n'avaient pas empêché Koba de quitter son bureau de rédaction.

Les procès-verbaux de la conférence de Tammerfors, tenue pendant les canonnades de Moscou, n'ont aujourd'hui, pas encore été retrouvés. La mémoire des participants, surchargée par les grandioses événements de l'heure, n'a pas retenu grand-chose. « Quel malheur que les procès-verbaux de la conférence n'aient pas été conservés ! écrivit Kroupskaïa trente ans plus tard. Quel était l'enthousiasme ! C'était au plus fort de la révolution, les camarades brûlaient du désir de se battre. Pendant les suspensions de séance, ils s'exerçaient au tir... Je doute qu'aucun de ceux qui assistèrent à cette conférence l'ait oubliée. Lozovsky, Baransky, Iaroslavsky, bien d'autres y étaient. Je me souviens de ceux-là parce que leurs rapports sur les situations locales furent particulièrement intéressants. » Kroupskaïa ne nomme pas Ivanovitch, ce nom n'est pas resté dans sa mémoire. Nous lisons dans les souvenirs de Gorev, qui appartint au bureau de la conférence : « Au nombre des délégués figuraient Sverdlov, Lozovsky, Staline, Nevsky et d'autres. » L'ordre des noms cités n'est pas sans intérêt. On sait encore qu'Ivanovitch, qui se prononça pour le boycott des élections à la Douma, fut désigné pour faire partie de la commission appelée à trancher cette question.

Les vagues montantes étaient encore si hautes que, même les menchéviks, effrayés par leurs récentes fautes opportunistes, ne s'étaient pas encore décidés à mettre les deux pieds sur la passerelle branlante du parlementarisme. Ils proposaient de ne participer, à des fins d'agitation, qu'à la première phase des élections, sans envoyer de députés à la Douma. Parmi les bolchéviks, la plupart penchaient pour un « boycott actif ». Lors de la célébration intime du cinquantième anniversaire de Lénine (1920), Staline relata à sa façon quelle était l'attitude de Lénine en ces circonstances : « Je me souviens que Lénine, ce géant, reconnut deux fois s'être trompé. La première fois, ce fut en Finlande, en décembre 1905, à la conférence panrusse des bolchéviks. Il s'agissait alors du boycott de la Douma convoquée par Witte... Les débats s'ouvrirent, l'attaque fut menée par les provinciaux, sibériens, caucasiens, et quel ne fut pas notre étonnement quand, à la fin de nos discours, Lénine prit la parole et déclara qu'il avait été pour la participation aux élections, mais que maintenant, voyant qu'il s'était trompé, il se joignait à notre fraction. Nous fûmes stupéfaits. Cela fît l'impression d'un choc électrique. Nous fîmes à Lénine une ovation grandiose. » Nul autre ne s'est souvenu de ce « choc électrique » ni de cette « ovation grandiose » faite par cinquante paires de mains. Il se peut néanmoins que Staline soit au fond exact dans la relation de cet épisode. La « fermeté de pierre » des bolchéviks ne se doublait pas encore de souplesse tactique, surtout chez les « praticiens », qui manquaient de préparation et d'envergure. Lénine lui-même pouvait hésiter; la pression des provinciaux pouvait lui paraître celle de la tourmente révolutionnaire. Toujours est-il que la conférence décida de « s'efforcer d'empêcher la réunion de cette Douma policière en refusant d'y participer de quelque façon que ce soit ». Il est seulement singulier que Staline ait encore vu en 1920 une « faute » dans la disposition première de Lénine à participer aux élections; car Lénine avait depuis longtemps reconnu lui-même comme une faute sa concession aux partisans du boycott.

Sur la participation d'Ivanovitch aux débats touchant la question de la Douma, nous avons le récit coloré, mais visiblement tout à fait imaginaire, d'un certain Dmitrievsky. « Au début, Staline était troublé. C'était la première fois qu'il prenait la parole devant des dirigeants du parti. C'était la première fois qu'il parlait devant Lénine. Mais Lénine le considérait avec intérêt, donnant de la tête des signes d'approbation. La voix de Staline s'affermit. Il finit sous l'approbation générale. Son point de vue fut adopté. » D'où un auteur qui n'eut rien à voir avec la conférence peut-il tenir ces renseignements ? Dmitrievsky, ex-diplomate soviétique, chauvin et antisémite, se joignit momentanément à la fraction staliniste pendant la lutte contre le trotskisme, puis passa à l'étranger pour se caser à la droite de l'émigration blanche. Il est digne de remarque qu'il continue, désormais en qualité de fasciste avoué, à coter très haut Staline, à détester ses adversaires et à répéter toutes les légendes du Kremlin. Suivons encore un moment son récit. Après la séance consacrée au boycott de la Douma, Lénine et Staline « sortirent ensemble de la Maison du peuple où se tenait la conférence. Il faisait froid. Une bise coupante soufflait. Ils marchèrent longtemps par les rues de Tammerfors. Lénine s'intéressait à cet homme, dont il avait entendu parler comme de l'un des révolutionnaires les plus fermes et les plus décidés de Transcaucasie. Il voulait le voir de plus près. Il l'interroge longtemps et attentivement sur son activité, sa vie, les gens qu'il rencontrait, les livres qu'il lisait. De temps à autre, Lénine plaçait une courte remarque... et le ton était approbateur, satisfait. Cet homme était justement du type dont il avait besoin ». Dmitrievsky n'était pas à Tammerfors; il n'a pas pu entendre l'entretien nocturne de Lénine et Staline, dans la rue; il n'invoque pas le témoignage de Staline avec lequel comme on le voit par le livre, il ne parla jamais. Pourtant, on sent dans ce récit quelque chose de vivant et de... familier. Après quelques efforts de mémoire, j'ai fini par me rendre compte que Dmitrievsky s'était borné à adapter au climat finlandais le récit que j'avais publié auparavant de ma première rencontre avec Lénine et de nos promenades dans les rues de Londres en automne 1902. Le folklore abonde en transferts d'épisodes significatifs d'un personnage mythologique à un autre. La création des mythes bureaucratiques suit les mêmes règles.

Koba a vingt-six ans. Il brise sa coquille de provincial et se montre devant le parti. Son apparition reste, en vérité, peu remarquée. Il se passera encore presque sept ans avant qu'il entre au Comité central. La conférence de Tammerfors est cependant une date dans sa vie. Il visite Pétersbourg, fait la connaissance des chefs du parti, voit de près le mécanisme du parti, se compare à d'autres délégués, prend part aux débats, appartient à une commission comme le dit la biographie officielle, « se lie définitivement avec Lénine ». Par malheur, nous ne savons sur tout cela que fort peu.

Staline fit lui-même le récit de sa première rencontre avec Lénine, le 28 janvier 1924, il est vrai, une semaine après la mort de Lénine, à une réunion solennelle des élèves officiers de l'Armée rouge, au Kremlin. Ce récit, tout conventionnel et froid, ne nous apprend à peu près rien. Mais il caractérise si bien son auteur qu'il doit être cité en entier. « Je rencontrai pour la première fois le camarade Lénine en décembre 1905, à la conférence bolchéviste de Tammerfors, en Finlande », ainsi commença Staline. « J'espérais voir l'aigle des montagnes de notre parti, un grand homme, grand non seulement sur le plan politique, mais, si l'on veut, grand physiquement, car je me représentais le camarade Lénine comme un géant imposant et de belle prestance. Quelle ne fut pas ma déception quand j'aperçus l'homme le plus ordinaire, d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, un homme qui ne se distinguait en rien, absolument en rien, du commun des mortels... » Arrêtons-nous un instant. La ruse, au service d'un calcul personnel, se cachait derrière la feinte naïveté de ces images, dans lesquelles l'« aigle des montagnes » se combine à un « géant ». Staline disait aux futurs officiers de l'Armée rouge : « Ne vous laissez pas tromper par ma médiocre figure; Lénine, lui aussi, ne se distinguait ni par la taille, ni par l'allure, ni par la beauté. » Ses hommes de confiance parmi les aspirants éclairèrent ensuite aussi franchement qu'il le fallait leurs camarades sur le sens de ces allusions.

Staline continua : « On admet que le grand homme vienne de coutume en retard aux réunions, afin que les assistants attendent son apparition d'un cœur tendu; on les prévient d'ailleurs : "Chut... Silence... Le voilà !" Ce rite ne me paraissait pas superflu, car il en impose, il inculque le respect. Quelle ne fut pas ma déception quand je sus que Lénine était venu à la réunion avant les délégués et, s'étant en quelque sorte dissimulé dans un coin, y conversait avec les délégués les plus ordinaires. Je ne vous cacherai pas que cela me parut alors une infraction à certaines règles indispensables. C'est seulement par la suite que je compris que cette simplicité, cette modestie du camarade Lénine, ce désir qu'il avait de passer inaperçu ou, en tout cas, de ne pas se faire remarquer et de ne pas souligner sa haute situation - ce trait constituait l'un des aspects les plus marquants du caractère du camarade Lénine, en tant que chef des nouvelles masses, des masses ordinaires et simples, des profonds "bas-fonds" de l'humanité. » Ce contraste vulgaire est bâti sur un mensonge sûrement délibéré. Il est fort douteux que Koba ait eu, avant 1905, à Tiflis ou à Batoum, beaucoup d'occasions de connaître les « règles » de la réception des grands hommes. Au temps où le parti vivait dans l'illégalité, il ne pouvait y avoir d'apparitions sensationnelles de « chefs », d'exclamations émues, ni d'autres rites de ce genre. Moins que partout ailleurs, Staline pouvait s'y attendre dans une conférence restreinte de dirigeants du parti. Quand il déplore avec une feinte bonhomie que la solennité du rite « ne lui paraissait pas superflue », il cherche seulement à conquérir par une feinte sincérité la confiance de l'auditoire. Or la falsification évidente qu'il commet consiste à reporter sciemment dans le passé les mœurs nouvelles, soviétiques, celles d'un temps où les ovations faites aux chefs populaires furent souvent orageuses, - sans « rite » ni préparation d'ailleurs. Lénine ne pouvait pas y échapper; pour tout dire, Lénine, auquel pesaient ces manifestations, pouvait moins que tout autre les éluder. A cette époque, Staline ne connaissait pas encore les « ovations »; son apparition à la tribune passait tout à fait inaperçue. Et nullement parce qu'il s'efforçait de « ne pas être en vue ». Au contraire, son discours sur Lénine montre précisément combien il ressentait son éloignement des masses. C'est pourquoi il tente de ridiculiser la popularité des autres chefs soviétiques et de confondre, à l'ombre de Lénine, le manque de popularité avec le manque d'intérêt pour la popularité. Si l'on songe que Staline parlait devant les aspirants rouges, au Kremlin, on aperçoit sans peine qui était en premier lieu visé par sa manœuvre verbale.

Staline continue : « Deux discours prononcés par Lénine à cette conférence furent remarquables : l'un sur la situation du moment et l'autre sur la question agraire. Ils n'ont malheureusement pas été conservés. Ce furent des discours pleins de fougue, qui transportèrent tous les auditeurs. Une extraordinaire force de conviction, la simplicité et la clarté de l'argumentation, des phrases courtes et intelligibles à chacun, l'absence de pose, l'absence de gestes étourdissants et de phrases à effet destinées à faire impression, tout cela distinguait avantageusement les discours du camarade Lénine de ceux des orateurs "parlementaires" ordinaires. Mais j'étais captivé par un autre aspect des discours du camarade Lénine. J'étais captivé par l'irrésistible force de la logique dans les discours du camarade Lénine, d'une logique un peu sèche, mais qui dominait l'auditoire, l'électrisait peu à peu, puis s'imposait à lui sans réserve, comme on dit. Je me souviens que de nombreux délégués disaient alors : "La logique du camarade Lénine dans ses discours est comparable à des tentacules toutes puissants qui t'embrassent de toutes parts avec des tenailles et auxquels tu ne peux pas échapper : rends-toi ou décide-toi à un désastre complet." Je pense que ce trait, dans les discours du camarade Lénine, constitue l'aspect le plus marquant de son art oratoire. » Ici encore, Staline parle moins de Lénine qu'il n'essaie de se faire passer auprès de son auditoire pour un orateur. Il cherche à inculquer à ses jeunes auditeurs que les bons orateurs ne conviennent qu'au parlement bourgeois et que la puissance qui emporte la conviction est le propre de ceux qui ne savent point parler. Sa définition de l'art oratoire de Lénine est remarquable en son genre « discours plein de fougue », d'une « logique un peu sèche » qui « électrise » l'auditoire, puis le « captive » à l'aide de « tentacules toutes puissantes qui, t'embrassent de toutes parts avec des tenailles » ! Si ces lignes, mûrement méditées, répétons-le, ne donnent qu'une idée très rudimentaire de Lénine orateur, elles caractérisent, par contre, d'une manière saisissante Staline, l'homme et l'orateur.

Le congrès d'unification ne put se tenir qu'en avril 1906, à Stockholm. Le soviet de Pétersbourg était arrêté, l'insurrection de Moscou réprimée, le rouleau compresseur de la répression avait passé sur tout le pays. Les menchéviks se jetaient à droite. Plékhanov exprima leur état d’âme en une phrase fameuse : « Il ne fallait pas prendre les armes. » Les bolchéviks continuaient à s'orienter vers l'insurrection. Sur les os brisés de la révolution, le tsar convoquait la première Douma, dans laquelle, dès le début des élections, les libéraux l'emportaient sur la franche réaction monarchiste. Les menchéviks, qui, quelques semaines auparavant, se prononçaient pour un demi-boycott de la Douma, reportaient leurs espoirs sur les conquêtes constitutionnelles, au lieu de la lutte révolutionnaire. La tâche la plus importante de la social-démocratie, au moment du congrès de Stockholm, leur paraissait être de soutenir les libéraux. Les bolchéviks attendaient un nouveau développement des soulèvements paysans, qui devaient faire renaître l'offensive prolétarienne et balayer la Douma impériale. A l'inverse des menchéviks, ils étaient toujours pour le boycott. Comme il arrive toujours après les défaites, les désaccords furent tout de suite âpres. Le congrès d'unification s'ouvrait sous de tristes auspices.

Vinrent au congrès cent treize délégués ayant voix délibérative, parmi lesquels soixante-deux menchéviks et quarante-six bolchéviks. Chaque délégué représentant en principe trois cents affiliés, on peut admettre que le parti avait trente-quatre mille membres, dont dix-neuf mille menchéviks et quatorze mille bolchéviks. La compétition électorale introduisait sans doute beaucoup d'exagération dans ces données. En tout cas, lors du congrès, le parti ne s'étendait plus, il se resserrait plutôt. Onze des cent treize délégués représentaient Tiflis : dix étaient des menchéviks, un était bolchévik. Ce bolchévik unique était Koba, sous le pseudonyme d'Ivanovitch. Le rapport des forces s'exprime ici dans la langue précise de l'arithmétique, Béria affirme que, « sous la direction de Staline », les bolchéviks du Caucase avaient coupé les menchéviks des masses. Les chiffres ne le confirment point. Formant un groupe cohérent, les menchéviks du Caucase jouaient dans leur fraction un rôle des plus considérables.

La participation d'Ivanovitch aux travaux du congrès fut assez active et consignée dans les procès-verbaux. Si cependant on ne connaissait pas la véritable identité de ce délégué, personne n'eût consacré la moindre attention à ses discours et répliques en lisant les procès-verbaux. Il y a encore dix ans personne ne les citait et les historiens du parti n'indiquaient même pas qu'Ivanovitch et l'actuel secrétaire général ne faisaient qu'un. Ivanovitch appartint à une commission technique chargée d'étudier le mode d'élection des délégués. En dépit de son insignifiance, cette désignation est symptomatique : Koba était bien à sa place dans là mécanique de l'appareil. Soit dit en passant, les menchéviks l'accusèrent deux fois de faire des rapports mensongers. Nul ne garantira l'impartialité des accusateurs. Mais on ne peut s'abstenir de remarquer encore une fois que de semblables incidents gravitent toujours autour du nom de Koba.

La question agraire intéressait tout particulièrement le congrès. A la vérité, le soulèvement des campagnes avait pris le parti à l'improviste. L'ancien programme social-démocrate, qui n'attentait presque pas à la grande propriété, avait échoué. La confiscation des grands domaines devenait inévitable. Les menchéviks défendaient un programme de « municipalisation » qui eût transmis les terres aux mains des administrations démocratiques locales. Lénine était pour la nationalisation, à condition que le pouvoir passât complètement au peuple. Plékhanov, le principal théoricien du menchévisme recommandait de se méfier du futur gouvernement central et de ne pas l'armer en lui confiant les terres. « La république dont rêve Lénine, disait-il, une fois établie, ne durera pas toujours. Nous ne pouvons compter voir se créer en Russie, dans un avenir rapproché, un régime démocratique comme celui de la Suisse, de l'Angleterre, des Etats-Unis. Avec la possibilité d'une restauration, la nationalisation est dangereuse... » Telles étaient les perspectives prudentes et modestes du fondateur du marxisme russe ! A ses yeux, la transmission des terres à l'Etat ne devait être admise que si l'Etat appartenait aux ouvriers. « La prise du pouvoir, disait encore Plékhanov, nous est indispensable quand nous ferons une révolution prolétarienne. Mais, comme la révolution qui vient ne peut être que petite-bourgeoise, nous devons renoncer à la prise du pouvoir. » Plékhanov subordonnait la lutte pour le pouvoir à une définition sociologique établie a priori ou, mieux, à une nomenclature de la révolution, et non au rapport réel de ses forces internes - et c'était là le talon d'Achille de toute sa stratégie doctrinale.

Lénine préconisait la prise des propriétés foncières par les comités révolutionnaires paysans et la sanction de cette expropriation par l'Assemblée constituante, à l'aide d'une loi de nationalisation. « Mon programme agraire, disait-il et écrivait-il, est entière­ment un programme d'insurrection paysanne et d'achèvement total de la révolution démocratique bourgeoise. » Sur un point essentiel, il demeurait d'accord avec Plékhanov : la révolution commence­rait et finirait en révolution bourgeoise. Le chef du bolchévisme, loin de penser que la Russie pourrait par ses propres moyens bâtir le socialisme (nul ne songea à poser cette question avant 1924), ne croyait pas que la Russie pourrait maintenir ses futures conquêtes démocratiques sans révolution socialiste en Occident. C'est précisément au congrès de Stock­holm qu'il exprima ce point de vue sous la forme la plus catégorique. « La révolution bourgeoise démo­cratique en Russie peut vaincre par ses propres forces, dit-il, mais elle ne pourra en aucune façon maintenir et affermir elle-même ses conquêtes. Elle n'y arrivera pas s'il ne se produit pas de révolution socialiste en Occident. » On aurait tort de croire que, selon les interprétations ultérieures de Staline, Lénine avait en vue le danger d'une intervention militaire de l'extérieur. Non, il parlait de l'inévitabilité d'une restauration intérieure parce que le paysan, petit propriétaire, se retournerait, après la transformation agraire, contre la révolution. « La restauration est inévitable, aussi bien avec la municipalisation qu'avec la nationalisation ou le partage, car le petit propriétaire sera, quelle que soit la forme de la propriété, le soutien de la restauration. Après la victoire complète de la révolution démocratique, insistait Lénine, le petit propriétaire se tournera inévitablement contre le prolétariat, et cela d'autant plus vite que les ennemis communs du prolétariat et du petit propriétaire auront été plus vite renversés... Notre révolution démocratique n'a pas d'autres réserves que le prolétariat socialiste d'Occident. »

Mais, pour Lénine, qui subordonnait ainsi le sort de la démocratie russe à celui du socialisme euro­péen, la « fin dernière » n'était pas séparée de la révolution démocratique par une époque historique impossible à mesurer. Déjà, au moment de la lutte pour la démocratie, il cherchait à établir les bases d'une avance rapide vers le but socialiste. L'objet de la nationalisation du sol était d'ouvrir une fenêtre sur l'avenir : « Au moment de la révolution démocra­tique et du soulèvement des campagnes, disait-il, on ne saurait se borner à confisquer les grands domaines. Il faut aller plus loin et porter un coup décisif à la propriété privée de la terre, afin de frayer la voie aux luttes ultérieures pour le socialisme. »

Sur cette question capitale de la révolution, Ivano­vitch se trouva en désaccord avec Lénine. Il parla résolument contre la nationalisation du sol, pour le partage des terres confisquées. Ce désaccord, mis en lumière par les procès-verbaux du congrès, est peu connu en U.R.S.S., car il n'est permis à personne de citer ou commenter les interventions d'Ivanovitch dans les débats sur le programme agraire. Or elles méritent l'attention. « Comme nous formons une alliance révolutionnaire temporaire avec la paysanne­rie en lutte, dit-il, nous ne pouvons manquer de compter avec les revendications de cette paysannerie, nous devons soutenir ces revendications si elles ne sont pas en contradiction, dans leur ensemble, avec les tendances du développement économique de la révolution et la marche de celle-ci. Les paysans réclament le partage; le partage n'est pas en contra­diction avec les phénomènes sus-mentionnés ( ? ); nous devons donc soutenir la confiscation complète et le partage. De ce point de vue, la nationalisation et la municipalisation sont également inacceptables. » Staline raconta aux aspirants officiers du Kremlin que Lénine prononça, à Tammerfors, sur la question agraire, un inoubliable discours qui suscita l'enthousiasme de tous. Il se révéla à Stockholm qu'Ivanovitch n'avait nullement été saisi par les « tenailles » de ce discours, non seulement il intervint contre le programme agraire de Lénine, mais il alla jusqu'à le déclarer « aussi » inacceptable que celui de Plékhanov.

On ne peut manquer d'éprouver quelque étonnement à voir un jeune Caucasien, qui ne sait rien de la Russie, se décider à combattre avec tant d'intransigeance les chefs de sa fraction sur la question agraire, dans laquelle l'autorité de Lénine paraissait particulièrement inébranlable. Le prudent Koba n'aimait en général ni à se hasarder sur la glace crevassée ni à être en minorité. En général, il n'intervenait dans les débats que lorsqu'il sentait derrière lui une majorité ou, plus tard, quand l'appareil lui assurait la victoire indépendamment de toute majorité. Les motifs qui l'obligèrent cette fois-là à prendre la défense de la thèse peu populaire devaient donc être bien impérieux. Pour autant qu'il soit possible de les déchiffrer trente ans plus tard, ces motifs étaient au nombre de deux et, l'un et l'autre, fort caractéristiques de Staline.

Koba était entré dans la révolution comme un démocrate plébéien provincial et empirique. Les considérations de Lénine sur la révolution internationale lui étaient étrangères et lointaines. Il cherchait de plus proches « garanties ». Chez les paysans géorgiens, qui ignoraient la propriété communale, les aspirations individualistes à la propriété se manifestaient plus nettement et plus immédiatement que chez les Russes. Le fils du paysan de Didi-Lilo pensait que la plus sûre garantie contre la contre-révolution serait dans la répartition de menues parcelles entre petits propriétaires. La « doctrine du partage » n'était donc pas chez lui le fruit de déductions théoriques - car il renonçait facilement aux considérations doctrinales - c'était son programme propre, celui qui répondait aux tendances profondes de sa nature, de son milieu, de son éducation. Vingt ans plus tard, nous le verrons récidiver.

L'autre motif de Koba est presque aussi certain. La défaite de décembre ne pouvait manquer de diminuer à ses yeux l'autorité de Lénine; car il attribua toujours plus d'importance aux faits qu'à l'idée. Au congrès, Lénine était en minorité. Koba ne pouvait pas vaincre avec Lénine. Dès lors, l'intérêt qu'il pouvait porter au programme de nationalisation baissait de beaucoup. Bolchéviks et menchéviks tenaient le partage pour le moindre mal en comparaison avec le programme de la fraction opposée. Koba pouvait espérer que la majorité du congrès se rallierait finalement au moindre mal. Ainsi la tendance profonde du démocrate radical coïncidait avec les calculs tactiques du politicien combineur. Koba se trompa : les menchéviks, ayant une ferme majorité, n'eurent pas à choisir le moindre mal; ils se prononcèrent pour le plus grand.

Il importe de noter pour l'avenir qu'à cette époque Staline considérait, ainsi que Lénine, l'alliance du prolétariat avec les paysans comme « temporaire », c'est-à-dire limitée à la poursuite des objectifs de la démocratie ; il ne lui venait pas à l’esprit d’affirmer que la paysannerie peut, en tant que telle, devenir l'alliée du prolétariat dans la cause de la révolution socialiste. Vingt ans plus tard, cette « méfiance » envers la paysannerie sera déclarée être la principale hérésie du « trotskisme ». Bien des choses, d'ailleurs, auront changé en vingt ans. En déclarant en 1906 les programmes agraires des bolchéviks et des menché­viks « également inacceptables », Staline pensait que le partage des terres « n'était pas en contradiction avec les tendances du développement économique ». Il avait en vue le développement du capitalisme. Quant à la future révolution socialiste, à laquelle il ne lui était encore jamais arrivé de penser sérieuse­ment, la seule chose dont il ne doutât pas, c'était qu'il faudrait des dizaines d'années pour y arriver, des années pendant lesquelles les lois du capitalisme accompliraient dans l'agriculture l’œuvre nécessaire de concentration et de prolétarisation. Ce n'est pas sans raison que, dans ses tracts, Staline désignait le socialisme lointain d'un terme biblique : « La terre promise. »

Le rapport principal présenté au nom des partisans du partage ne le fut évidemment pas par Ivanovitch trop peu connu, mais par Souvorov, un bolchévik de plus grande autorité, qui développa assez pleinement les vues de son groupe. « On dit que c'est une mesure bourgeoise; mais le mouvement paysan lui-même est petit-bourgeois, déclara Souvorov, et si nous pou­vons soutenir les paysans, ce n'est que dans ce sens­-là. La culture individuelle, comparée au servage, est un pas en avant, mais elle sera ensuite dépassée par le développement ultérieur. » La transformation socia­liste de la société ne pourra être mise à l'ordre du jour que lorsque le développement capitaliste aura « dépassé », c'est-à-dire ruiné et exproprié le cultivateur indépendant, fils de la révolution bourgeoise.

Le véritable auteur du programme du partage n'était pas Souvorov, mais l'historien radical Rojkov, qui ne s'était joint aux bolchéviks qu'à la veille de la révolution [de 1905]. Il ne fut pas rapporteur au congrès uniquement parce qu'il était en prison. Le point de vue de Rojkov, développé dans une polémique contre l'auteur de ce livre, était que, non seulement la Russie, mais aussi les pays avancés eux-mêmes étaient encore loin d'être prêts pour la révolution socialiste. Le capitalisme avait encore devant lui, dans le monde entier, une longue époque de progrès dont la fin se perdait dans les brumes de l'avenir. Pour écarter les obstacles qui entravaient l’œuvre créatrice du capitalisme russe, le plus arriéré, le prolétariat devait accepter le partage de la terre comme prix de son alliance avec la paysannerie. Le capitalisme ferait ensuite justice de l'illusion égalitaire dans l'agriculture, en concentrant peu à peu les terres entre les mains des propriétaires les plus forts et les plus avancés. Les partisans de ce programme, qui signifiait qu'il fallait miser carrément sur le fermier bourgeois, Lénine les appelait, du nom de leur chef, des « rojkovistes ». Il n'est pas superflu de remarquer que Rojkov, qui traitait les questions de doctrine avec sérieux, passa lui-même, pendant les années de réaction, du côté des menchéviks.

Lors du premier vote, Lénine vota avec les partisans du partage, pour ne pas, comme il s'en expliqua, « diviser les voix contre la municipalisation ». Il considérait le partage comme le moindre mal, ajoutant toutefois que, si le partage des terres pouvait devenir un obstacle à la restauration du propriétaires fonciers et du tsar, il pouvait aussi créer la base sociale d'une dictature bonapartiste. Lénine accusait les partisans du partage de « considérer unilatéralement le mouvement agraire sous l'angle du passé et du présent, sans songer à l'avenir », c'est-à-dire au socialisme. Lorsque le paysan considère que la terre n'est « à personne » ou appartient « à Dieu », c'est là beaucoup de confusion et pas mal d'individualisme voilé de mystique. Il faut néanmoins savoir s'accrocher à ce que ces vues ont de progressif, pour les diriger contre la société bourgeoise. Ce que ne savent pas faire les partisans du partage. « Les praticiens... vont vulgariser le présent programme, et, d'une faute minime, ils en feront une grande... la foule des paysans qui crient que la terre n'est à personne, est à Dieu, au gouvernement, ils vont démontrer les avantages du partage, déshonorant, avilissant ainsi le marxisme. » Dans la bouche de Lénine, le terme de « praticien » désigne ici le révolutionnaire à l'horizon borné, le propagandiste aux formules élémentaires. Le coup porte d'autant plus juste que Staline lui-même ne se qualifiera pendant le quart de siècle à venir que de « praticien », pour marquer le contraste avec les « littérateurs » et les « émigrés ». Il ne se proclamera théoricien que lorsque l'appareil lui aura assuré en fait la victoire et sera là pour le protéger contre toute critique.

Plékhanov avait évidemment raison de rattacher indissolublement la question agraire à celle du pouvoir. Mais Lénine comprenait aussi cette relation et plus profondément que Plékhanov. Pour que la nationalisation du sol devînt possible, la révolution devait établir, selon sa définition, la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », qu'il distinguait rigoureusement de la dictature socialiste du prolétariat. A la différence de Plékhanov, Lénine pensait que la révolution agraire serait faite, non pas par les libéraux, mais par les bras nus plébéiens - ou ne serait pas faite du tout. Pourtant, la nature de la « dictature démocratique » qu'il préconisait demeurait imprécise et contradictoire. Si les petits propriétaires arrivaient à prévaloir dans le gouvernement révolutionnaire - chose en soi invraisemblable dans une révolution bourgeoise au XX° siècle - ce gouvernement menacerait, selon Lénine, de devenir un instrument de la réaction. Si, par contre, l'ampleur de la révolution agraire permettait au prolétariat de prendre le pouvoir, cette seule hypothèse supprimait la frontière entre révolution démocratique et révolution socialiste : l'une se transformait tout naturellement en l'autre, la révolution devenait « permanente ». A cette objection, Lénine ne répondait pas. Inutile de dire qu'en sa qualité de « praticien » et de « partagiste » Koba professait à l'égard des perspectives de la révolution permanente un souverain mépris.

Défendant contre les menchéviks les comités révolutionnaires de paysans, instruments de la prise des terres, Ivanovitch disait : « Si l'émancipation du prolétariat peut être l’œuvre du prolétariat lui-même, l'émancipation des paysans peut être l’œuvre des paysans eux-mêmes. » En fait, cette formule symétrique n'est qu'une parodie du marxisme. La mission historique du prolétariat résulte justement, dans une large mesure, de l'incapacité de la petite bourgeoisie de se libérer elle-même. Une révolution paysanne est impossible, bien entendu, sans la participation active des paysans eux-mêmes, formés en troupes armées, comités locaux, etc. Mais le sort de la révolution paysanne se décide à la ville et non dans les campagnes. Survivance amorphe du Moyen Age dans la société moderne, la paysannerie ne saurait avoir de politique à elle; il lui faut un chef en dehors d'elle. Deux classes nouvelles prétendent à la diriger. Si la paysannerie suit la bourgeoisie libérale, la révolution s'arrêtera à mi-chemin, pour reculer ensuite. Si la paysannerie prend le prolétariat pour chef, la révolution dépassera inévitablement Ies limites que lui assignerait la bourgeoisie. C'est précisément sur ce rapport particulier entre les classes d'une société bourgeoise historiquement arriérée que reposait la perspective de la révolution permanente.

Personne ne défendit au congrès de Stockholm cette perspective, à laquelle l'auteur de ce livre s'efforçait alors une nouvelle fois, dans une cellule du la prison de Pétersbourg, de donner une assise théorique. L'insurrection était vaincue. La révolution reculait. Les menchéviks tendaient à faire bloc avec les libéraux. Les bolchéviks étaient en minorité et, par ailleurs, divisés. La perspective de la révolution permanente paraissait discréditée. Il allait lui falloir attendre onze ans pour avoir sa revanche. A une majorité de soixante-deux voix contre quarante-deux et sept abstentions, le congrès adopta le programme menchéviste de municipalisation des terres. Ce programme ne devait jouer aucun rôle par la suite. Les paysans y furent sourds, les libéraux hostiles. En 1917, les paysans acceptèrent la nationalisation du sol, comme ils avaient accepté le pouvoir des soviets et la direction des bolchéviks.

Deux autres interventions d'Ivanovitch au congrès de Stockholm ne font que paraphraser les discours et les articles de Lénine. Sur la politique générale, Ivanovitch reprocha avec raison aux menchéviks de rabaisser le mouvement des masses en l'adoptant à la politique de la bourgeoisie libérale. « Ou l'hégémonie du prolétariat, répéta-t-il selon la formule courante, ou l'hégémonie de la bourgeoisie démocratique, voilà comment la question se pose dans le parti, voilà quelles sont nos divergences de vues. » L'orateur était cependant loin de saisir toutes les conséquences historiques de cette alternative. L'« hégémonie du prolétariat » signifie sa prédominance politique sur toutes les forces révolutionnaires du pays et, avant tout, sur la paysannerie. En cas de complète victoire de la révolution, l'« hégémonie » doit naturellement mener à la dictature du prolétariat, avec toutes les conséquences qui en découlent. Mais Ivanovitch tenait fermement que la révolution russe ne pouvait que frayer la voie au régime bourgeois. D'une manière inexplicable, il combinait l'idée de l'hégémonie du prolétariat à celle d'une politique indépendante de la paysannerie, qui s'émancipait elle-même en partageant les grandes propriétés foncières en menues parcelles.

Le congrès de Stockholm fut dit « d'unification ». L'unité formelle des deux fractions et des organisations nationales (social-démocratie polonaise, lettone et Bund juif) était en effet réalisée. Mais l'importance réelle du congrès était, selon Lénine, d'« avoir contribué à une démarcation plus nette de l'aile droite et de l'aile gauche de la social-démocratie ». Si la scission de la social-démocratie russe au Deuxième Congrès n'avait été qu'une « anticipation » désormais dépassée, l'« unification » de Stockholm ne fût qu'une étape dans la voie de la scission véritable et définitive qui survint six ans plus tard. Lors du congrès, Lénine lui-même était néanmoins loin de tenir la scission pour inévitable. L'expérience des mois agités de 1905, pendant lesquels les menchéviks avaient brusquement tourné à gauche, était encore trop fraîche. Bien qu'ils eussent ensuite, comme l'écrivit Kroupskaïa, « suffisamment montré leur vrai visage », Lénine continuait, selon le témoignage de sa compagne, à espérer « qu'un nouvel essor de la révolution, dont il ne doutait pas, les entraînerait et les réconcilierait avec la politique bolchéviste ». La révolution n'eut pas de nouvel essor.

Immédiatement après le congrès, Lénine adressa un appel au parti avec une critique retenue, mais non équivoque, des résolutions prises. Cet appel fut signé par les délégués de l'« ancienne fraction bolchéviste » (les fractions étant, sur le papier, considérées comme dissoutes). Chose remarquable, des quarante-deux bolchéviks présents au congrès, vingt-six seulement signèrent ce document. Ni Ivanovitch, ni Souvorov, le chef de son groupe, ne le signèrent. Les partisans du partage des terres considéraient visiblement le désaccord comme si sérieux qu'ils refusèrent de s'adresser au parti avec le groupe Lénine, quoique le document en question eût été rédigé, en ce qui concernait la question agraire, en termes extrêmement circonspects. On chercherait en vain dans les publications officielles du parti un commentaire de ce fait. D'autre part, Lénine, dans un copieux rapport imprimé sur le congrès de Stockholm, exposant en détail les débats et énumérant les principaux orateurs bolchévistes et menchévistes, ne mentionne pas une seule fois les interventions d'Ivanovitch. Sans doute ne lui parurent-elles pas aussi importantes qu'on a essayé de les présenter trente ans plus tard. La situation de Staline dans le parti ne fut pas modifiée, du moins visiblement. Nul ne présenta sa candidature au Comité central, qui fut formé de sept menchéviks et de trois bolchéviks : Krassine, Rykov et Desnitsky. Après comme avant Stockholm, Koba resta un « militant caucasien ».

Pendant les deux derniers mois de l'année révolutionnaire, le Caucase avait été un creuset bouillonnant. En décembre, le comité de grève, après avoir pris en mains l'administration de chemin de fer transcaucasien et du télégraphe, avait dirigé les transports et la vie économique de Tiflis. Les faubourgs de la ville étaient aux mains d'ouvriers en armes. Mais pas pour longtemps : les autorités militaires vainquirent rapidement. Le gouvernement de Tiflis fut déclaré en état de siège. On se battait à Koutaïs, Tchiatouri et ailleurs. L'ouest de la Géorgie était embrasé par des soulèvements paysans. Le 10 décembre, le chef de la police du Caucase, Chirinkine, écrivait à son chef, au ministère de la Police : « Le gouvernement des Koutaïs est soumis à un régime spécial... les révolutionnaires y ont désarmé les gendarmes, ils se sont emparés du chemin de fer, ils vendent eux-mêmes les billets et maintiennent l'ordre... Je ne reçois pas de rapports de Koutaïs, les gendarmes ont été retirés de la ligne et concentrés à Tiflis. Les courriers portant des rapports sont fouillés par les révolutionnaires, qui leur prennent les papiers; la situation ici est impossible... Le gouverneur général souffre de surmenage nerveux... Je vous enverrai des détails par la poste ou, si cela est impossible, par courrier... » Tous ces événements ne s'accomplissaient pas d'eux-mêmes. L'initiative collective des masses éveillées avait, certes, la plus grande importance, mais il lui fallait à chaque pas trouver des agents individuels, des organisateurs, des dirigeants. Koba ne fut pas du nombre. Sans hâte, il commentait les événements dépassés. C'est ce qui lui permit d'aller, dans les plus chaudes journées, à Tammerfors. Nul ne remarqua son absence et nul ne nota son retour.

La répression de l'insurrection de Moscou, permise par la passivité des ouvriers de Pétersbourg, épuisés par les luttes antérieures et le lock-out, la répression des insurrections de Transcaucasie, des pays baltes et de Sibérie retournèrent la situation. La réaction rentra dans ses droits. Les bolchéviks étaient d'autant moins pressés de le reconnaître que le reflux général était encore traversé de flots montants attardés. Tous les partis révolutionnaires voulaient croire que la grande vague allait venir. Quand des amis politiques plus sceptiques disaient à Lénine que la réaction avait peut-être déjà commencé, il répondait : « Je serai le dernier à en convenir. » Les grèves, forme essentielle de la mobilisation des masses, exprimaient bien la température de la révolution russe. 1905 vit deux millions et demi de grévistes; 1906, près d'un million. Considérable par lui-même, ce chiffre signifiait pourtant une brusque baisse d'activité. Selon l'explication de Koba, le prolétariat avait subi une défaite épisodique « tout d'abord parce qu'il n'avait pas eu d'armes ou en avait eu trop peu, si conscients que vous soyez, vous ne tiendrez pas les mains nues contre les balles ! » C'était manifestement simplifier la question. « Tenir » les mains nues contre des balles est, certes, difficile. Mais il y avait à la défaite des causes plus profondes. Les masses paysannes ne s'étaient pas soulevées tout entières; moins au centre qu'à la périphérie. L'armée n'avait été que partiellement touchée. Le prolétariat ne connaissait pas encore véritablement ni sa propre force ni celle de l'ennemi. 1905 entra dans l'histoire - et c'est là son immense signification - comme une « répétition générale ». Mais cette définition, Lénine ne pouvait la donner qu'après coup. En 1906, il attendait un prompt dénouement. En janvier [1906], Koba, paraphrasant Lénine tout en le simplifiant comme toujours, écrivait : « Nous devons une fois pour toutes écarter toutes les hésitations, repousser toute imprécision et nous placer sans retour sous l'angle de l'offensive... Un parti unique, une insurrection armée organisée par le parti, une politique d'agression, voilà ce qu'exige de nous la victoire de l'insurrection. » Les menchéviks mêmes ne s'étaient pas encore décidés à dire tout haut que la révolution était finie. Au congrès de Stockholm, Ivanovitch avait eu la possibilité de déclarer, sans crainte d'objections : « Ainsi, nous sommes à la veille d'une nouvelle explosion... Nous sommes tous d'accord là-dessus. » En fait, l' « explosion » était déjà, à ce moment-là, une chose du passé. La « politique d'agression » devenait de plus en plus, une politique de coups de main exécutés par des partisans et d'actions isolées. Une large vague d'« expropriations », c'est-à-dire d'assauts armés contre des banques, la trésorerie et d'autres dépôts d'argent, déferla sur tout le pays.

La désintégration de la révolution remettait l'ini­tiative de l'attaque dans les mains du gouvernement, qui avait entre temps réussi à dompter ses nerfs. Pendant l'automne et l'hiver, les partis révolution­naires étaient sortis de l'illégalité. La lutte s'était menée ouvertement. La police tsariste put donc connaître tous et chacun de ses adversaires. Le règlement de comptes commença le 3 décembre par l'arrestation du soviet de Pétersbourg. Tous les militants compromis étaient arrêtés l'un après l'autre s'ils ne réussissaient pas à se cacher. La victoire de l'amiral Doubassov sur les miliciens de Moscou donna à la répression une brutalité particulière. De janvier 1905 à la convocation de la première Douma impériale, le 27 avril 1906, on calcule qu'approximativement plus de quatorze mille personnes furent tuées, plus de mille exécutées, vingt mille blessées et environ soixante-dix mille arrêtées, déportées et incarcérées par le gouvernement tsariste. Les victimes furent particulièrement nombreuses en décembre 1905 et dans les premiers mois de 1906. Koba ne s'offrit pas « comme cible ». Il ne fut ni blessé, ni déporté, ni arrêté. Il n'eut même pas à se cacher. Il resta, comme auparavant, à Tiflis. On ne peut expliquer tout cela par son habileté personnelle ou quelque hasard heureux. D'une façon conspirative, c'est-à-dire clandestinement, on pouvait bien aller à la conférence de Tammerfors. Mais on ne pouvait point diriger clandestinement le mouvement des masses de 1905. Pour un révolutionnaire actif dans la petite ville de Tiflis, il ne pouvait y avoir de « hasard heureux ». En réalité, Koba était tellement resté à l'écart des grands événements que la police ne s'occupait pas de lui. Vers le milieu de l'année 1906, il continuait toujours à fréquenter la rédaction du journal bolchéviste légal.

Lénine se cachait alors à Kouokalla, en Finlande, et maintenait une liaison constante avec Pétersbourg et le pays entier. C'est là que se trouvaient aussi les autres membres du centre bolchéviste. C'est là que se renouaient les fils rompus de l'organisation illégale. « De tous les confins de la Russie, écrit Kroupskaïa, arrivaient des camarades avec lesquels on se concer­tait sur le travail à faire. » Kroupskaïa mentionne une série de noms, en particulier celui de Sverdlov, qui « jouissait d'une immense influence » dans l'Ou­ral, elle parle de Vorochilov et d'autres. Mais, malgré les avertissements menaçants de la critique officielle lorsqu'elle écrivait son livre, elle ne men­tionne pas une seule fois Staline pendant cette période. Non pas qu'elle évite son nom, au contraire, partout où elle trouve le moindre appui dans les faits, elle s'efforce de le mettre en avant. C'est que, tout simplement, elle ne le trouve pas dans sa mémoire.

La première Douma fut dissoute le 8 juillet 1906. La grève de protestation à laquelle avaient appelé les partis de gauche avorta : les ouvriers avaient compris que la grève ne suffisait pas, et ils étaient trop faibles pour faire plus. Une tentative des révolutionnaires d'empêcher le recrutement militaire échoua lamen­tablement. Un soulèvement à la forteresse de Svea­borg, avec la participation des bolchéviks, fut une explosion isolée, aussitôt écrasée. La réaction se renforçait. Le parti s'enfonçait de plus en plus dans l'illégalité. « Ilitch dirigeait en fait de Kouokalla, écrit Kroupskaïa, toute l'activité des bolchéviks. » De nouveau, une série de noms et d'épisodes. Staline n’est pas nommé. La même chose se répète à propos de la conférence du parti tenue en novembre à Térioki, à laquelle se décida la question des élections à la deuxième Douma. Koba ne vint pas à Kouokalla. Il ne s'est pas conservé la moindre trace d'une correspondance entre Lénine et lui durant l'année 1906. Bien qu'ils se fussent rencontrés à Tammerfors, aucune attache personnelle ne s'était établie entre eux. Ils s'étaient rencontrés une nouvelle fois à Stockholm, mais cela non plus n'avait produit aucun rapprochement. Kroupskaïa parle d'une promenade dans la capitale suédoise à laquelle prirent part Lénine, Rykov, Stroïev, Alexinsky et d'autres; elle ne mentionne pas Staline. Il se peut aussi que les relations, à peine établies, se soient tendues à cause des divergences sur la question agraire : Ivanovitch n'avait pas signé l'appel au parti, Lénine n'avait pas mentionné Ivanovitch dans son compte-rendu.

Conformément aux décisions de Tammerfors et de Stockholm, les bolchéviks caucasiens se joignirent aux menchéviks. Koba ne fit pas partie du Comité régional unifié. Par contre, il devint, à en croire Béria, membre du Bureau bolchéviste du Caucase, qui existait secrètement en 1906, parallèlement au Comité officiel du parti. On ne possède aucune donnée sur l'activité de ce Bureau et le rôle qu'y joua Koba. Une seule chose est hors de doute : les vues du « comitard » sur les questions d'organisation avaient subi, depuis l'époque de son séjour à Tiflis et à Batoum, un changement sinon quant au fond, du moins quant aux formes de leur expression. Maintenant, Koba n'aurait plus osé inviter les ouvriers à reconnaître qu'ils n'étaient pas dignes d'entrer dans les comités. Les soviets et les syndicats mettaient au premier plan des ouvriers révolutionnaires et ceux-ci se montraient d'ordinaire mieux préparés pour diriger les masses que la plupart des intellectuels illégaux. Les « comitards » se virent obligés, comme l'avait prévu Lénine, de réviser à la hâte leurs conceptions, ou, du moins, leur argumentation. Koba défendait maintenant dans la presse la nécessité de la démocratie dans le parti, et d'une démocratie telle que « la masse décide elle-même les questions et agit elle-même ». La démocratie électorale est en elle-même insuffisante : « Napoléon III fut élu au suffrage universel, mais qui ne sait que cet empereur élu fut l'un des plus grands oppresseurs du peuple ? » Si Bessochvili (le pseudonyme d'alors de Koba) avait pu prévoir son propre avenir, il se serait bien abstenu d'évoquer les plébiscites bonapartistes. Mais il y avait bien des choses qu'il ne prévoyait pas. Son don de clairvoyance n'allait pas bien loin. Et cela fera, comme nous le verrons, non seulement sa faiblesse, mais aussi sa force, du moins pour une certaine époque.

Les défaites du prolétariat rejetèrent le marxisme sur des positions défensives. Les ennemis et les adversaires, qui s'étaient tus pendant les mois d'orage, levèrent maintenant la tête. Le matérialisme et la dialectique furent appelés, à droite et à gauche, à répondre des folies de la réaction. A droite, par les libéraux, les démocrates et les populistes; à gauche, par les anarchistes. Dans le mouvement de 1905, l'anarchisme n'avait joué aucun rôle. Au soviet de Pétersbourg, il n'y avait que trois fractions : menchéviks, bolchéviks et socialistes-révolutionnaires. Mais la liquidation des soviets et l'atmosphère de désillusion donnèrent à l'anarchisme une résonance plus grande. Le reflux se fit aussi sentir dans le Caucase arriéré, où l'anarchisme trouvait des conditions plus propices, à bien des égards, que dans les autre régions du pays. Prenant part à la défense de positions du marxisme attaquées, Koba publia en géorgien une série d'articles sur « L'anarchisme et le socialisme ». Ces articles, qui témoignent des meilleures intentions de l'auteur, ne se prêtent guère à un exposé, étant eux-mêmes un exposé de travaux d'autrui. Il est même difficile d'en donner de citations, car leur couleur uniformément grise rend malaisé le choix de formules tant soit peu personnelles. Il suffit de dire que ce travail n'a jamais été réédité.

A droite des menchéviks géorgiens, qui continuaient à se considérer marxistes, surgit le parti fédéraliste, parodie locale, en partie, des socialistes-révolutionnaires russes et, en partie, des cadets. Bessochvili démasqua avec raison l'inclination de ce parti pour les manœuvres poltronnes et les compromis, mais il se servait, ce faisant, d'images risquées. « On sait, écrivait-il, que tout animal a sa couleur propre; mais le caméléon ne s'en contente pas; en face du lion, il prend la couleur du lion; en face du loup, celle du loup; en face de la grenouille, celle de la grenouille; il prend la couleur qui lui semble la plus avantageuse... » Le zoologiste protesterait probablement contre cette calomnie à l'adresse du caméléon. Mais comme, au fond, le critique bolchéviste avait raison, on peut lui pardonner son style de curé de village raté.

Voilà tout ce que l'on peut dire sur l'activité de Koba-Ivanovitch-Bessochvili pendant la première révolution. C'est peu, même si l'on ne tient compte que de la quantité. Cependant, l'auteur a pris grand soin de ne rien oublier qui fût tant soit peu digne d'attention. C'est que l'intellect de Koba, dépourvu d'imagination et de désintéressement, est peu productif. Et puis, malgré la légende créée plus tard, ce caractère têtu, bilieux et exigeant n'est pas travailleur du tout. L'habitude du travail intellectuel lui est étrangère. Tous ceux qui le connurent de près par la suite savent que Staline n'aimait pas travailler. « Koba est un paresseux » dirent plus d'une fois, avec un sourire à demi méprisant, Boukharine, Krestinsky, Sérébriakov et d'autres. C'est à ce même trait intime que Lénine lui aussi faisait parfois allusion d'une manière prudente. Dans ce penchant à la fainéantise morose se révélaient, d'une part, ses origines orientales et, de l'autre, son ambition insatisfaite. Il fallait chaque fois un mobile impérieux et personnel pour pousser Koba à faire un effort prolongé et systématique. Dans la révolution qui le laissait à l'arrière-plan, il ne trouvait pas un tel mobile stimulant. C'est pourquoi son apport à la révolution paraît ridiculement maigre comparé au don que la révolution fit à sa vie personnelle.


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