1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


IV : La période de réaction
1° section

La vie privée des révolutionnaires dans l'illégalité était rejetée à l'arrière-plan et étouffée; elle n'en existait pas moins. La communauté des idées, de la lutte et des dangers, l'intimité dans un isolement à l'écart du reste du monde, tout cela créait des liens solides. Les couples se formaient dans l'illégalité, étaient séparés par la prison et se retrouvaient dans la déportation. De la vie privée du jeune Staline nous savons peu, mais ce peu est d'autant plus précieux pour caractériser l'homme.

« En 1903, il se maria », rapporte Irémachvili. « Son mariage, comme il le concevait, fut heureux. Certes, l'égalité des sexes, qu'il avançait comme la forme fondamentale du mariage dans l'Etat nouveau, ne pouvait s'observer dans son propre ménage. D'ailleurs, il ne correspondait pas du tout à sa nature de se sentir à égalité de droits avec qui que ce fût. Le mariage fut heureux parce que sa femme, dont le développement ne pouvait se comparer au sien, le considérait comme un demi-dieu et parce que, en tant que Géorgienne, elle avait été élevée dans la tradition sacrée qui obligeait la femme à servir. » Irémachvili lui-même, bien que se considérant social-démocrate, avait conservé presque intact en lui le culte de la femme géorgienne traditionnelle, laquelle était au fond l'esclave familiale. Il dépeint la femme de Koba sous les mêmes traits que sa mère, Kéké. « C'est la vraie femme géorgienne... Elle s'efforçait toute son âme à servir son mari. Passant d'innombrables nuits en ardentes prières, elle attendait son Sosso, lorsqu'il participait à des réunions secrètes. Elle priait pour que Koba renonçât à ses idées impies en faveur d'une paisible vie familiale de labeur et de bien-être. »

Ce n'est pas sans étonnement que nous apprenons par ces lignes que Koba, qui dès l'âge de treize ans s'était lui-même détourné de la religion, avait une femme naïvement et profondément croyante. Il peut sembler qu'un tel fait appartienne à l'ordre des choses dans un milieu bourgeois stable, où le mari se considère agnostique ou s'amuse avec le rituel franc-maçon, tandis que l'épouse, après son dernier adultère, va se confesser au prêtre catholique. Parmi les révolutionnaires russes ces questions se posaient avec infiniment plus d'acuité. Ce n'était plus un agnosticisme anémique, mais un athéisme militant qui était l'élément nécessaire de leur philosophie révolutionnaire. Et où pouvaient-ils acquérir une tolérance personnelle envers une religion indissolublement liée à tout ce contre quoi ils luttaient au milieu de dangers constants ? Dans les milieux ouvriers, lors de mariages précoces, on pouvait, certes, rencontrer d'assez nombreux cas où l'homme n'était devenu révolutionnaire qu'après son mariage et la femme conservait obstinément les vieilles croyances. Mais ceci aboutissait d'ordinaire à des conflits dramatiques. Le mari cachait à sa femme sa nouvelle vie et s'éloignait d'elle de plus en plus. Dans d'autres cas, le mari gagnait sa femme à son point de vue, la détachant de ses parents. Les jeunes ouvriers se plaignaient souvent de la difficulté de trouver des jeunes filles affranchies des vieilles superstitions. Parmi les étudiants, il était bien plus facile de choisir une compagne. Il n'y a presque pas d'exemple d'intellectuel révolutionnaire se mariant à une croyante. Ce n'est pas qu'il y eut sur ce point une règle quelconque. Mais cela ne correspondait tout simplement pas aux mœurs, aux conceptions et aux sentiments de ce milieu. Koba représentait sans aucun doute une rare exception.

Aucun drame ne surgit, semble-t-il, de cette divergence de vues. « Cet homme intérieurement si inquiet, qui se sentait à chaque pas et à chaque geste surveillé et poursuivi par la police secrète tsariste, ne pouvait trouver l'amour qu'au pauvre foyer familial. Du mépris qu'il portait envers tous, il n'excluait que sa femme, son enfant et sa mère. » Cet idyllique tableau familial que peint Irémachvili semble nous induire à conclure à la molle tolérance de Koba envers les croyances de l'être qui lui était proche. Mais cela se concilie mal avec la nature tyrannique de cet homme. En fait, cette tolérance apparaît ici comme de l'indifférence morale. Koba ne cherchait pas dans sa femme une amie capable de partager ses idées ou même ses ambitions. Il se contentait d'une épouse soumise et dévouée. Par ses vues, il était marxiste, par ses sentiments et ses besoins spirituels, il était le fils de l'Ossète Bézo de Didi-Lilo. Il ne demandait pas plus de sa femme que ce que son père avait trouvé dans la soumise Kéké.

La chronologie d'Irémachvili, qui n'est en général pas irréprochable, est plus sûre dans les affaires de caractère privé que dans le domaine politique. Elle suscite néanmoins des doutes quant à la date du mariage : 1903. Koba fut arrêté en avril 1902 et revint de déportation en février 1904. Il est possible que le mariage ait eu lieu en prison; de tels cas n'étaient pas rares. Mais il est possible aussi qu'il n'ait eu lieu qu'après le retour de déportation, au début de 1904. Le mariage religieux put présenter en ce cas des difficultés pour l'« illégal »; mais avec les mœurs primitives de l'époque, surtout au Caucase, les obstacles qui pouvaient surgir du côté de la police n'étaient pas insurmontables. Si le mariage eut lieu après la déportation, cela peut expliquer en partie la passivité politique de Koba au cours de l'année 1904.

La femme de Koba, dont nous ne savons même pas le nom, mourut en 1907, d'une pneumonie, selon certaines informations. A cette époque-là les relations entre les deux Sosso avaient déjà perdu leur caractère amical. « Ses attaques violentes, se plaint Irémachvili, se dirigeaient dès lors contre nous, ses anciens amis. Il nous attaquait à toutes les réunions, à toutes les discussions, de la manière la plus dure et la plus basse, et cherchait toujours. à semer contre nous le poison et la haine. S'il en avait eu la possibilité, il nous aurait anéantis par le feu et par l’épée... Mais l'écrasante majorité des marxistes géorgiens demeurait avec nous. Ce fait excitait encore plus sa rage. » L'éloignement politique n'empêcha pas Irémachvili de rendre visite à Koba lors de la mort de sa femme, pour lui apporter des paroles de consolation; telle était encore la force des mœurs traditionnelles géorgiennes. « Il était fort désolé et m'accueillit comme autrefois, en ami. Son visage pâle reflétait la souffrance morale que causait à cet homme si dur la mort de la compagne fidèle de sa vie. La secousse morale qui l'ébranla dut être très forte et très prolongée, car il n'était plus capable de la cacher aux autres. »

La morte fut enterrée suivant les règles du rituel orthodoxe. Les parents de la défunte insistèrent sur ce point et Koba ne s'y opposa pas. « Lorsque la modeste procession, atteignit l'entrée du cimetière, raconte Irémachvili, Koba me serra fortement la main, indiqua la bière et dit : « Sosso, cette créature adoucissait mon cœur de pierre, elle est morte et avec elle sont morts mes derniers sentiments tendres envers les hommes. » Il posa sa main droite sur sa poitrine : « Là-dedans, c'est devenu si vide, si indiciblement vide ! » » Ces paroles peuvent paraître mélodramatiques et dénuées de naturel; cependant, elles pourraient bien être vraies, non seulement parce qu'il s'agit d'un homme encore jeune qui subit la première peine de cœur dans sa vie privée, mais nous rencontrerons encore à l'avenir chez Staline un penchant pour un pathétisme outré qui n'est pas rare chez les natures endurcies. Quant à ce style abrupt pour exprimer ses sentiments, il l'avait puisé dans les homélies du séminaire.

Son épouse laissa à Koba un garçon aux traits fins et délicats. En 1919-1920, il étudiait au collège de Tiflis, où Irémachvili était instructeur. Bientôt son père fit venir lacha à Moscou. Nous le verrons encore au Kremlin. Voilà tout ce que nous savons de ce mariage qui, chronologiquement (1903-1907), se place assez exactement dans le cadre de la première révolution. Cette coïncidence n'est pas fortuite : le rythme de la vie privée des révolutionnaires était trop étroitement lié au rythme des grands événements.

« A dater du jour où il enterra sa femme, insiste Irémachvili, il perdit le dernier vestige de sentiments humains. Son cœur s'emplit de la haine inexprimable, que son impitoyable père avait commencé à faire naître dans son âme d'enfant. Il écrasait sous les sarcasmes des retenues morales qui se faisaient sentir de plus en plus rarement. Implacable envers lui-même, il devint implacable envers tous les hommes. » C'est ainsi qu'il entra dans la période de réaction qui s'abattait alors sur le pays.

Le début des grèves de masse dans les années 1895 avait annoncé l'approche de la révolution. Pourtant, le nombre moyen de grévistes n'avait pas même atteint 50 000 par an. En 1905, leur nombre s'éleva soudain à 2 750 000, en 1906, il descendait à un million; en 1907, à trois quarts de million, y compris naturellement les hommes ayant participé à plusieurs grèves. Tels sont les chiffres de ces trois années de révolution : le monde n'avait pas encore connu une telle vague de grèves ! En 1908 s'ouvre la période de réaction : le nombre des grévistes tombe immédiatement à 174 000; en 1909, à 64 000; en 1910, à 50 000. Mais, alors que le prolétariat se replie si rapidement, les paysans, éveillés par lui, poursuivent et redoublent même leur offensive. Dans les mois de la première Douma, les mises à sac de propriétés foncières prirent une ampleur considérable. Il y eut une série de troubles parmi les soldats. Après que les tentatives de soulèvement de Sveaborg et de Kronstadt (juillet 1906) eurent été écrasées, la monarchie s'enhardit, introduit les cours martiales, falsifie, à l'aide du Sénat, le droit de vote, mais n'atteint pas par ces moyens-là les résultats voulus, la deuxième Douma s'avère plus radicale que la première.

En février 1907, Lénine caractérise la situation politique du pays en ces termes : « L'arbitraire le plus sauvage, le plus éhonté... La loi électorale la plus réactionnaire d'Europe, la composition de la représentation populaire la plus révolutionnaire d'Europe dans le pays le plus arriéré ! » D'où la conclusion : « Nous avons devant nous une nouvelle crise révolutionnaire, encore plus formidable. » La conclusion s'avéra erronée. La révolution était encore assez forte pour se faire sentir sur l'arène du pseudo-parlementarisime tsariste. Mais elle était déjà brisée. Ses convulsions étaient de plus en plus faibles.

Un procès parallèle se produisait dans le parti social-démocrate. Par le nombre de ses membres, il continuait toujours à croître. Mais son influence sur les masses déclinait. Cent social-démocrates ne parvenaient plus à faire descendre dans la rue autant d'ouvriers que dix social-démocrates un an plus tôt. Les différents aspects du mouvement révolutionnaire, comme du procès historique dans son ensemble, et du développement des êtres vivants en général, ne sont ni uniformes ni harmonieux. En votant à gauche, les ouvriers et même les petits bourgeois tentaient de se venger de la défaite que le tsarisme leur avait infligée dans une lutte ouverte, mais ils n'étaient déjà plus en état de faire une nouvelle insurrection. Comme l'appareil des soviets était privé de liaison directe avec les masses, qui tombaient rapidement dams une morne apathie, les ouvriers les plus actifs sentaient le besoin d'un parti révolutionnaire. Ainsi, le déplacement à gauche de la Douma et la croissance de la social-démocratie étaient cette fois-ci les symptômes, non pas de l'essor, mais du déclin de la révolution.

Lénine, sans aucun doute, admettait, dès ces jours-là pareille possibilité. Mais tant que l'expérience n'avait pas apporté une vérification définitive, il continuait de bâtir sa politique sur le pronostic révolutionnaire. Telle était la règle fondamentale de ce stratège. « La social-démocratie révolutionnaire, écrivait-il en octobre 1906, doit entrer la première dans la voie de la lutte la plus résolue et la plus directe et prendre, la dernière, des moyens de lutte plus détournés. » Par lutte directe, il entendait les grèves, les manifestations, la grève générale, les engagements avec la police, l'insurrection. Par moyens détournés, il faut entendre l'utilisation des possibilités légales, en particulier du parlementarisme, pour rassembler les forces. Cette stratégie renfermait inévitablement le danger d'employer des méthodes de lutte armée au moment où les conditions objectives avaient déjà disparu pour celles-ci. Mais dans la balance du parti révolutionnaire ce danger tactique pesait infiniment moins que le danger stratégique de se tenir à l'écart des événements et de laisser passer une situation révolutionnaire.

Le Cinquième congrès du parti, qui se tint à Londres en mai 1907, se distinguait par le nombre extraordinaire de présents : dans la salle d'une église « socialiste », on comptait 302 délégués avec voix délibérative (un délégué pour 500 membres du parti), une cinquantaine environ avec voix consultative et un assez grand nombre d'invités. Les bolchéviks étaient 90, les menchéviks 85. Les délégations nationales formaient le « centre », entre les deux ailes. Au congrès précédent 13 000 bolchéviks et 18 000 menchéviks (un délégué par 300 membres du parti) avaient été représentés. Dans les douze mois entre le congrès de Stockholm et celui de Londres, la section russe du parti était passée de 31 000 à 77 000 membres, c'est-à-dire était devenue deux fois et demie plus forte. L'exacerbation de la lutte fractionnelle avait inévitablement enflé les chiffres. Mais il reste indiscutable que les ouvriers avancés avaient continué d'affluer au parti durant l'année écoulée. Aussi l'aile gauche s'était-elle renforcée relativement plus vite. Dans les soviets de 1905, les menchéviks prédominaient, les bolchéviks constituaient une modeste minorité. Au début de 1908, les forces des deux tendances à Pétersbourg étaient approximativement égales. Dans la période entre la première et la deuxième Douma, les bolchéviks commencèrent à prendre le dessus. Au moment de la deuxième Douma, ils avaient déjà conquis une prédominance complète parmi les ouvriers avancés. Le congrès de Stockholm, par le caractère des décisions qui y furent prises, fut menchéviste, celui de Londres, bolchéviste.

Les autorités suivaient attentivement ce déplacement du parti vers la gauche. Peu de temps avant le congrès, le département de police expliqua à ses bureaux locaux que « les groupes menchévistes, par leur état d'esprit au moment présent, ne représentent pas un danger aussi sérieux que les bolchéviks ». Un des rapports réguliers sur le déroulement du congrès présentés au département de police par un de ses agents à l'étranger contient l'appréciation suivante : « Parmi les orateurs qui, dans la discussion, ont défendu le point de vue révolutionnaire extrême il y a Stanislav (bolchévik), Trotsky, Pokrovsky (bolchévik), Tychko (social-démocrate polonais); ont pris la défense du point de vue opportuniste : Martov, Plékhanov (chefs des menchéviks). » « On remarque clairement, continue l'agent de l'Okhrana, un tournant des social-démocrates vers les méthodes révolutionnaires de lutte... Le menchévisme, qui fleurit grâce à la Douma, déclina quand la Douma eut révélé son impotence, et laissa de nouveau le champ libre aux bolchéviks ou, plus exactement, aux tendances révolutionnaires extrêmes. » En fait, comme on l'a déjà dit, les déplacements internes dans le prolétariat étaient plus compliqués et plus contradictoires : la couche avancée, sous l'influence de l'expérience, allait à gauche; les masses, sous l'influence de la défaite, allaient à droite. Le souffle de la réaction passait déjà sur le congrès. « Notre révolution traverse des temps difficiles », dit Lénine à la séance du 12 mai. « Il faut toute la force de volonté, toute l'endurance et toute la fermeté d'un parti révolutionnaire trempé pour savoir résister au doute, à la faiblesse, à l'indifférence, au désir d'abandonner la lutte. »

« A Londres, écrit un biographe français, Staline voyait Trotsky pour la première fois, mais celui-ci ne remarqua probablement pas celui-là, le leader du soviet de Pétersbourg n'était pas homme à lier facilement connaissance, ni à frayer avec quelqu'un sans de réelles affinités. » Que ceci soit vrai ou non, le fait est que c'est seulement par le livre de Souvarine que j'ai appris la présence de Koba au congrès de Londres et en ai ensuite trouvé la confirmation dans les procès-verbaux officiels. De même qu'à Stockholm, Ivanovitch participa au congrès, non pas comme un des 302 délégués avec voix délibérative, mais comme un des 42 avec voix consultative. Le bolchévisme était resté si faible en Géorgie que Koba n'avait pu rassembler 500 voix à Tiflis ! « Même dans la ville natale de Koba et la mienne, à Gori, écrit Irémachvili, il n'y avait pas un seul bolchévik. » Chaoumian, un des dirigeants bolchévistes du Caucase, rival de Koba et futur membre du Comité central, témoigna au cours des débats du congrès de la complète prédominance des menchéviks au Caucase. « Les menchéviks du Caucase, se plaignait-il, utilisant leur avantage numérique écrasant et leur prédominance officielle au Caucase, prennent toutes les mesures pour ne pas permettre aux bolchéviks d'être élus. » Dans une déclaration signée par le même Chaoumian et par Ivanovitch, nous lisons : « Les organisations menchévistes du Caucase sont formées presque entièrement par la petite bourgeoisie des villes et des campagnes. » Parmi les 18 000 membres du parti au Caucase, on ne comptait pas plus de 6 000 ouvriers; mais même ceux-ci étaient dans leur majorité écrasante pour les menchéviks.

L'attribution d'une voix consultative à Ivanovitch s'accompagna d'un incident qui n'est pas dépourvu d'intérêt. Lorsque, son tour étant venu, Lénine occupait la présidence du congrès, il proposa d'adopter sans débats la proposition faite par la commission des mandats de donner une voix consultative à quatre délégués, parmi lesquels Ivanovitch. L'inlassable Martov cria de sa place : « Je demande que l'on explique à qui l'on donne une voix consultative, qui sont ces gens-là, d'où ils viennent, etc. » Lénine répondit : « Je ne sais réellement pas, mais le congrès peut faire confiance à l'opinion unanime de la commission des mandats. » Il est fort vraisemblable que Martov avait déjà quelques informations particulières sur le caractère spécifique de l'activité d'Ivanovitch - de cela nous parlerons bientôt - et que c'est précisément pourquoi, Lénine se hâta de détourner la remarque dangereuse en invoquant l'unanimité de la commission des mandats. En tout cas, Martov jugea possible de caractériser « ces gens-là » comme des inconnus : « qui sont-ils, d'où viennent-ils, etc. », de son côté, Lénine, non seulement ne discuta pas, mais confirma cette caractéristique. En 1907, Staline restait encore une figure absolument inconnue, non seulement des larges cercles du parti, mais aussi des trois cents délégués du congrès. La proposition de la commission des mandats fut acceptée avec un nombre considérable d'abstentions.

Cependant, le fait le plus important est qu'Ivanovitch n'utilisa pas une seule fois la voix consultative qui lui avait été accordée. Le congrès dura presque trois semaines. Les débats furent extrêmement étendus et amples. Mais dans la liste des nombreux orateurs nous ne rencontrons pas une seule fois le nom d'Ivanovitch. C'est seulement sous deux brèves déclarations écrites, introduites par les bolchéviks du Caucase au sujet de leurs conflits locaux avec les menchéviks, que sa signature apparaît, en troisième place. Il n'y a pas d'autres traces de sa présence au congrès. Pour comprendre l'importance de ce fait, il faut connaître les ressorts cachés du congrès. Chacune des fractions et des organisations nationales se réunissait séparément pendant les intermissions entre les séances officielles pour élaborer sa ligne de conduite et désigner ses orateurs. Ainsi, au cours des trois semaines de débats auxquels prirent part tous les membres quelque peu notables du parti, la fraction bolchéviste ne jugea pas nécessaire de confier une seule intervention à Ivanovitch.

Vers la fin d'une des dernières séances du congrès parla un jeune délégué de Pétersbourg. Tout le monde se hâtait de quitter la salle, presque personne n'écoutait. L'orateur se trouva forcé de monter sur une chaise pour attirer l'attention sur lui. Malgré cette position extrêmement défavorable, il fit si bien que les délégués se mirent à se rassembler autour de lui et que le silence se fit dans la salle. Ce discours fit du débutant un membre du Comité central. Ivanovitch, condamné au silence, remarqua le succès de ce jeune inconnu - Zinoviev avait alors tout au plus vingt-cinq ans, - probablement sans sympathie, mais non sans envie. Personne n'accorda d'attention à l'ambitieux Caucasien avec voix consultative. Un des participants au congrès, membre du rang, le bolchévik Gandourine, raconte dans ses Mémoires : « Durant les intermissions, nous faisions cercle d'ordinaire autour de l'un ou de l'autre des militants importants, les bombardant de questions. » Gandourine mentionne parmi les délégués : Litvinov, Vorochilov, Tomsky et d'autres bolchéviks alors relativement peu connus, mais il ne nomme pas une seule fois Staline. Et cependant ces Mémoires furent écrits en 1931, lorsqu'il était déjà beaucoup plus difficile d'oublier Staline que de s'en souvenir.

Les bolchéviks élus membres du Comité central furent Miéchkovsky, Rojkov, Téodorovitch et Noguine; en tant que suppléants, furent élus Lénine, Bogdanov, Krassine, Zinoviev, Rykov, Chantser, Saimmer, Leïtaïsen, Taratouta, A. Smirnov. Les dirigeants les plus en vue de la fraction furent mis au nombre des suppléants pour que des gens qui pouvaient travailler en Russie passassent à l'avant.-scène. Mais Ivanovitch ne se trouva ni parmi les membres ni parmi les suppléants. Il serait inexact d'en chercher les raisons dans les manœuvres des menchéviks : en réalité chaque fraction élisait elle-même ses candidats. Parmi les membres bolchévistes du Comité central, certains, comme Zinoviev, Rykov, Taratouta, A. Smirnov, appartenaient par l'âge à la même génération qu'Ivanovitch et étaient même plus jeunes que lui.

A la dernière séance de la fraction bolchéviste, déjà après la clôture du congrès, fut élu le Centre bolchéviste secret, appelé le « C. B. », composé de quinze membres. Parmi eux nous trouvons les théoriciens et les écrivains d'alors et de l'avenir : Lénine, Bogdanov, Pokrovsky, Rojkov, Zinoviev, Kaménev, ainsi que les organisateurs les plus remarquables : Krassine, Rykov, Doubrovsky, Noguine et autres. Ivanovitch n'est pas de ce comité. L'importance de ce fait est trop évidente. Staline pouvait ne pas entrer dans le Comité central n'étant pas connu de tout le parti ou, admettons pour un instant, par suite de l'hostilité particulièrement vive des menchéviks du Caucase envers lui. Mais, s'il avait eu du poids et de l'influence à l'intérieur de sa propre fraction, il serait infailliblement entré dans le Centre bolchéviste, qui avait besoin d'un représentant autorisé du Caucase. Ivanovitch lui-même ne pouvait manquer de rêver d'avoir une place dans le « C. B. ». Mais une telle place ne lui fut pas faite.

Pourquoi donc, dans ces conditions, Koba vint-il à Londres ? Il ne pouvait lever la main comme délégué. Il n'était pas nécessaire comme orateur. Il ne joua manifestement aucun rôle dans les séances secrètes de la fraction bolchéviste. Il est invraisemblable qu'il soit venu uniquement pour voir et écouter. Il avait, évidemment, d'autres tâches. Lesquelles au juste ?

Le congrès se termina le 19 mai. Dès le 1° juin, le Premier ministre Stolypine présenta à la Douma la demande d'exclure immédiatement les 55 députés social-démocrates et de donner son accord à l'arrestation de 16 d'entre eux. Sans attendre cet accord, la police procéda à des arrestations dans la nuit du 2 juin. Le 3 juin, la Douma était proclamée dissoute et, à la suite d'une sorte de coup d'Etat, une nouvelle loi électorale était publiée. Simultanément de nombreuses arrestations préparées à l'avance furent effectuées, en particulier parmi les cheminots, afin de prévenir une grève générale. Des tentatives d'insurrection dans la flotte de la mer Noire et dans un régiment de Kiev se terminèrent par un échec. La monarchie avait triomphé. Quand Stolypine se regarda dans le miroir, il y vît saint Georges terrassant le dragon.

Le déclin évident de la révolution provoqua une série de nouvelles crises dans le parti et même dans la fraction bolchéviste, qui était en grande partie pour le boycott des nouvelles élections. C'était une réaction presque instinctive contre la violence du gouvernement et, en même temps, une tentative de couvrir sa propre faiblesse d'un geste radical. Se reposant en Finlande après le congrès, Lénine réfléchit sur tous les aspects de la situation et intervint résolument contre le boycott. Sa position dans sa propre fraction n'était pas facile, car il n'est en général pas facile de passer des grands jours de la révolution au train-train quotidien. « A l'exception de Lénine et de Rojkov, écrivit Martov, tous les représentants en vue de la fraction bolchéviste (Bogdanov, Kaménev, Lounatcharsky, Volsky, etc.) se prononcèrent pour le boycott. » La citation est intéressante en particulier parce que, bien que mettant au nombre des « représentants en vue », non seulement Lounatcharsky, mais aussi Volsky, oublié depuis longtemps, elle ne mentionne pas Staline. En 1924, lorsqu'une revue historique officielle de Moscou publia le témoignage de Martov, il ne vint pas encore à l'idée de la rédaction de s'intéresser à savoir comment Staline avait voté.

Cependant Koba était au nombre des boycottistes. Outre des témoignages directs à ce sujet, qui viennent, certes, de menchéviks, il y en a un, indirect mais plus convaincant : pas un seul des historiens officiels actuels ne souffle mot de la position de Staline sur les élections à la troisième Douma d'Empire. Dans une brochure parue peu après le coup d'Etat, Sur le boycott de la troisième Douma, où Lénine prenait la défense de la participation aux élections, le point de vue des boycottistes est représenté par Kaménev. Koba avait si bien réussi à garder l'incognito que personne ne pouvait avoir l'idée en 1907 de lui proposer d'intervenir par un article. Le vieux bolchévik Piréïko se souvient que les hoycottistes « reprochaient au camarade Lénine son menchévisme ». On ne peut douter que Koba lui-même, dans son cercle étroit, n'ait pas épargné les fortes expressions géorgiennes et russes. De son côté, Lénine exigeait de sa fraction qu'elle fût prête et à regarder la réalité en face.

« Le boycott est une déclaration de guerre ouverte à l'ancien régime, une attaque directe contre lui. Sans un large essor révolutionnaire... il ne peut être question du succès du boycott. » Bien plus tard, en 1920, Lénine écrivit : « Le boycott de la Douma par les bolchéviks en 1906 était déjà... une faute. » C'était une faute parce qu'après la défaite de décembre il était impossible de s'attendre à une offensive révolutionnaire à brève échéance; il était absurde, par conséquent, de renoncer à se servir de la tribune de la Douma pour reformer les rangs révolutionnaires.

A la conférence du parti qui se tint en Finlande en juillet, il se trouva que parmi les neuf délégués bolchévistes tous, sauf Lénine, étaient pour le boycott. Ivanovitch ne participa pas à la conférence. Les boycottistes eurent Bogdanov comme rapporteur. La question de la participation aux élections fut résolue positivement par les voix réunies « des menchéviks, des bundistes, des Polonais, d'un des Lettons et d'un seul bolchévik », écrit Dan. Ce « seul bolchévik », c'était Lénine. « Dans la petite maison de campagne, Ilitch défendit chaudement sa position », se souvient Kroupskaïa. « Krassine arriva à bicyclette et se tint à la fenêtre, écoutant attentivement Ilitch. Puis, sans entrer dans la maison, il s'éloigna, pensif.. » Krassine s'éloigna de la fenêtre pour plus de dix ans. Il ne revint au parti qu'après la révolution d'Octobre, et même alors nullement d'un seul coup. Peu à peu, sous l'influence de nouvelles leçons, les bolchéviks passèrent à la position de Lénine, quoique, comme nous le verrons, pas tous. Koba lui-même renonça sans bruit au boycottisme. Ses articles et ses discours au Caucase en faveur du boycott furent magnanimement voués à l'oubli.

Le 1° novembre commença l'activité sans gloire de la troisième Douma d'Empire, dans laquelle les propriétaires fonciers et la grande bourgeoisie avaient d'avance une majorité assurée. S'ouvrit alors la page la plus sombre dans la vie de la Russie « rénovée ». Les organisations ouvrières furent écrasées, la presse révolutionnaire fut étouffée, à la suite d'expéditions punitives ou de jugements des cours martiales. Mais plus terrible que les coups du dehors fut la réaction intérieure. La désertion devint générale Les intellectuels passèrent de la politique à la science, à l'art, à la religion, à la mystique érotique. Une épidémie de suicides compléta le tableau. La révision des valeurs se dirigeait avant tout contre les partis révolutionnaires et leurs chefs. Le brusque changement d'état d'esprit trouva un clair reflet dans les archives du département de la police, où les lettres suspectes étaient soigneusement examinées, les plus intéressantes étant ainsi conservées pour l'histoire.

De Pétersbourg, on écrivait à Lénine, alors à Genève : « Tout est tranquille de haut en bas, mais en bas le calme est empoisonné. Sous un aspect de calme mûrit une colère qui fera hurler ceux qui, un jour, devront bien hurler. Mais, pour le moment, nous avons nous aussi à souffrir de cette colère... » Un certain Zakharov écrivait à un ami à Odessa .» On a absolument perdu confiance en ceux qu'auparavant on avait placés si haut... Rappelez-vous, à la fin de 1905, Trotsky dit sérieusement que la révolution politique s'était terminée par un succès complet et qu'elle allait aussitôt être suivie de la révolution sociale... Et la merveilleuse tactique de l'insurrection armée, que les bolchéviks ont tant vantée... Oui, j'ai définitivement perdu toute confiance dans nos chefs et en général dans les intellectuels soi-disant révolutionnaires. » La presse libérale et radicale, de son côté, n'épargnait pas ses sarcasmes à l'adresse des vaincus.

Les correspondances des organisations locales publiées dans l'organe central du parti, transféré de nouveau à l'étranger, ne reflètent pas moins clairement le procès de décomposition de la révolution. « Dernièrement, vu l'absence de militants intellectuels, l'organisation de l'arrondissement est morte », écrit-on d'un district industriel central. « Nos forces intellectuelles fondent comme de la neige », se plaint-on de l'Oural. « Des éléments... qui n'avaient adhéré au parti qu'au moment de l'essor... ont quitté nos organisations du parti. » Tout est dans le même genre. Même dans les bagnes de travaux forcés, les héros et les héroïnes d'insurrections et d'actes terroristes se détournaient avec hostilité de leur propre passé et n'employaient des mots comme « parti », « camarade », « socialisme », qu'avec ironie.

Ce n'était pas seulement les intellectuels, les « chevaliers d'une heure » venus momentanément au mouvement, qui désertaient, mais aussi des ouvriers avancés, pendant des années liés au parti. « Dans les comités du parti, c'est le vide, le désert », nota Voïtinsky, qui plus tard passa des bolchéviks aux menchéviks. Dans les couches arriérées de la classe ouvrière se renforçaient, d'une part, l'esprit religieux, de l'autre, l'alcoolisme, les jeux de cartes, etc. Dans la couche supérieure, le ton était maintenant donné par des ouvriers individualistes qui s'efforçaient, à l'écart des masses, d'accroître leur culture et leur niveau de vie personnels. C'est sur cette couche fort mince d'une aristocratie composée surtout de métallurgistes et d'imprimeurs que s'appuyaient les menchéviks. Les ouvriers de la couche moyenne, à qui la révolution avait appris à lire les journaux, faisaient preuve d'une plus grande stabilité. Mais, entrés dans la vie politique sous la direction des intellectuels et tout à coup laissés à eux-mêmes, ils se trouvaient paralysés et attendaient.

Tous ne désertaient pas. Mais les révolutionnaires qui ne voulaient pas abandonner se heurtaient à des difficultés insurmontables : une organisation illégale a besoin d'un milieu sympathique autour d'elle et de réserves qui se renouvellent constamment. Dans une atmosphère de dépression, il était difficile, presque impossible, d'observer les mesures indispensables de la conspiration et de maintenir les liaisons révolutionnaires. « Le travail clandestin marchait mal. En 1909 furent arrêtés les typographes du parti à Rostov-sur-le-Don, Moscou, Tioumane, Pétersbourg... etc.; furent saisis des dépôts de tracts à Pétersbourg, Biélostok, Moscou, furent également saisies les archives du Comité central à Pétersbourg. Avec toutes ces arrestations, le parti perdit de bons militants. » C'est ce que raconte, presque sur un ton affligé, le général de gendarmerie en retraite Spiridovitch.

« Il n'y a plus de gens chez nous, écrit Kroupskaïa à l'encre chimique dans une lettre envoyée à Odessa au début de 1909, ils sont tous en prison ou en déportation. » Les gendarmes révélèrent le texte invisible de la lettre et... accrurent la population des prisons. La faiblesse numérique des rangs révolutionnaires entraînait inévitablement avec elle la baisse du niveau des comités. Le manque de choix ouvrait à des agents secrets la possibilité de gravir les échelons de la hiérarchie clandestine. D'un geste du doigt, le provocateur vouait à l'arrestation le révolutionnaire qui se trouvait sur sa route. Toute tentative d'épurer les organisations des éléments douteux aboutissait immédiatement à des arrestations en masse. Une atmosphère de méfiance et de suspicion réciproques étouffait toute initiative. Après une série d'arrestations bien calculées, le provocateur Koukouchkine parvint, au début de 1910, à être à la tête de l'organisation de Moscou. « L'idéal de l'Okhrana se réalise, écrit un membre actif du mouvement; à la tête de toutes les organisations de Moscou se trouvent des agents secrets. » La situation n'était guère meilleure à Pétersbourg. « Les sommets se trouvaient ravagés, il semblait qu'il n'y avait pas de possibilité de les restaurer, la provocation était partout, les organisations s'écroulaient... » En 1909, il restait en Russie cinq ou six organisations actives, mais elles aussi disparaissaient rapidement. Le nombre des membres de l'organisation de l'arrondissement de Moscou s'élevait à la fin de 1908 à 500; au milieu de l'année suivante, il était tombé à 350, six mois plus tard, à 150, en 1910, l'organisation avait cessé d'exister.

L'ancien député à la Douma, Samoïlov, raconte comment s'écroula au début de 1910 l'organisation d'Ivano-Voznessensk, peu de temps auparavant encore si influente et si active. Après elle, les syndicats aussi disparurent. Par contre, des bandes de Cent-Noirs levaient la tête. Dans les usines textiles se rétablissaient peu à peu le système d'avant la révolution : les bas salaires, les fortes amendes, les renvois, etc. « L'ouvrier se tait et tolère. » Et malgré tout on ne pouvait plus retourner au passé. Lénine citait à l'étranger des lettres d'ouvriers qui, racontant les vexations et les brimades renouvelées des patrons, ajoutaient : « Patience, il y aura un autre 1905 ! »

La terreur d'en haut se complétait par une terreur d'en bas. L'insurrection écrasée continua encore longtemps à se débattre convulsivement, sous la forme d'explosions isolées, d'attaques de partisans, d'actes terroristes individuels ou par groupes. La statistique de la terreur caractérise d'une façon remarquablement claire la courbe de la révolution. En 1905, 233 personnes furent tuées; en 1906, 768; en 1907, 1231. Le nombre des blessés varia d'une manière quelque peu différente, car les terroristes apprenaient à tirer plus juste. La vague terroriste atteint son apogée en 1907. « Il y avait des jours, écrit un observateur libéral, où à plusieurs grands cas de terreur s'ajoutaient de véritables dizaines d'attentats et d'assassinats de moindre envergure parmi les petits fonctionnaires de l'administration... On découvre des fabriques de bombes dans toutes les villes, les bombes font sauter même ceux qui les fabriquent, par suite d'imprudences... etc. » L'alchimie de Krassine s'était fortement démocratisée.

Prises dans leur ensemble, les trois années 1905, 1906 et 1907 se distinguent particulièrement par les actes terroristes aussi bien que par les grèves. Mais la différence entre ces deux séries de chiffres saute aux yeux : alors que le nombre des grévistes diminue d'année en année, le nombre des actes terroristes, au contraire, augmente avec la même rapidité. La conclusion est claire : la terreur individuelle croît en fonction de l'affaiblissement du mouvement des masses. Cependant, la terreur ne pouvait s'accroÎtre indéfiniment. L'impulsion donnée par la révolution devait inévitablement s'épuiser dans ce domaine aussi. Si en 1907 il y avait eu 1231 tués, en 1908 il y en avait environ 400 et en 1909 environ 100. Le pourcentage croissant des blessés montre que maintenant c'étaient des gens de hasard qui tiraient, surtout des jeunes gens inexpérimentés.

Au Caucase, où les traditions romantiques du brigandage et de la vendetta étaient encore fort vivantes, la guerre de partisans trouvait des cadres intrépides à sa disposition. Pendant les années de la révolution, plus d'un millier d'actes terroristes de tous genres furent commis au Caucase seulement. Les actions de bandes de boïéviki [militants armés] prirent aussi de grandes proportions dans l'Oural, sous la direction des bolchéviks, et en Pologne, sous le drapeau du P.P.S. (Parti socialiste polonais). Le 2 août 1906, dans les rues de Varsovie et d'autres villes, le sang coula et des dizaines de policiers et de soldats furent blessés. Ces attaques avaient pour but, selon l'explication des chefs, de « maintenir l'esprit révolutionnaire du prolétariat ». Le chef de ces chefs était Joseph Pilsudski, futur « libérateur » de la Pologne et aussi son futur oppresseur. A propos des événements de Varsovie, Lénine écrivit : « Nous conseillons à tous les nombreux groupes de boïéviki de notre parti de cesser leur inactivité et d'entreprendre un certain nombre d'actions de partisans... » « Et ces appels des chefs bolchévistes, remarque le général Spiridovitch, malgré l'opposition du Comité central [menchéviste] ne restèrent pas sans résultats. »

Les questions d'argent, nerf de toute guerre, y compris la guerre civile, jouèrent un grand rôle dans les engagements sanglants des partisans avec la police. Avant le manifeste constitutionnel de 1905, le mouvement révolutionnaire était financé avant tout par la bourgeoisie libérale et les intellectuels radicaux. Cela était vrai même pour les bolchéviks, en qui l'opposition libérale ne voyait alors que des démocrates révolutionnaires plus hardis. Ayant mis ses espoirs en la future Douma, la bourgeoisie se mit à considérer les révolutionnaires comme un obstacle sur la voie d'un accord avec la monarchie. Ce changement de front frappa lourdement les finances de la révolution. Les lock-out et le chômage arrêtèrent l'afflux d'argent qui venait des ouvriers. Entretemps les organisations révolutionnaires s'étaient mises à développer un grand appareil, avec ses propres imprimeries, ses maisons d'édition, ses cadres d'agitateurs et, enfin, ses détachements de boïéviki qui exigeaient des armes. La saisie violente de fonds était dans ces conditions le seul moyen de continuer à financer la révolution. L'initiative, comme presque toujours, vint d'en bas. Les premières expropriations s'effectuèrent d'une manière assez pacifique, plus d'une fois par accord tacite entre les « expropriateurs » et les employés de l'institution expropriée. On racontait le cas des employés de la société d'assurances « L'Espoir » rassurant les boïéviki livides par ces paroles : « Ne vous inquiétez pas, camarades ! » Cependant, la période idyllique ne dura pas longtemps. A la suite de la bourgeoisie, l'intelliguentsia, y compris les employés de banque, se sépara de la révolution. Les mesures policières se renforcèrent. Le nombre des victimes augmenta des deux côtés. Privées d'aide et de sympathie, les « organisations de combat » se consument rapidement ou se corrompent aussi rapidement.

Un tableau typique de la décomposition des groupes même les plus disciplinés est donné dans ses Souvenirs par Samoïlov, déjà cité plus haut, ancien député à la Douma élu par les ouvriers textiles d'Ivano-Voznessensk. Le groupe, qui agissait à l'origine « sous la direction du centre du parti », commença, dans la seconde moitié de 1906, à « vaciller ». Quand le groupe proposa au parti une fraction de l'argent qu'il avait pris dans une usine (le caissier avait été tué dans l'affaire), le comité refusa net et rappela à l'ordre les membres du groupe. Mais ils avaient glissé bien bas et s'abaissèrent bientôt à « des actes de banditisme du type criminel habituel ». Ayant constamment de grandes sommes d'argent, les boïéviki commencèrent à faire ripaille et tombèrent souvent en ces moments-là dans les mains de la police. Ainsi, tout le groupe trouva graduellement une fin sans gloire. « Il faut cependant reconnaître, écrit Samoïlov, que dans ses rangs il y avait eu pas mal... de camarades suprêmement dévoués à la cause de la révolution, parfois avec une âme pure comme le cristal... »

L'objet primitif des organisations de boïéviki avait été de se mettre à la tête des masses insurgées, les aidant à apprendre à manier les armes et porter à l'ennemi des coups aux points les plus sensibles. Le principal, sinon le seul, théoricien dans ce domaine, c'était Lénine. Après la défaite de l'insurrection de Décembre, la question suivante avait surgi : que faire de ces organisations de boïéviki ? Au congrès de Stockholm, Lénine avait présenté un projet de résolution qui, caractérisant les actions de boïéviki comme le prolongement inévitable de l'insurrection de Décembre et la préparation d'un nouveau grand combat contre le tsarisme, admettait les expropriations, comme on les appelait, de fonds « sous le contrôle du parti ». Cependant, les bolchéviks retirèrent leur résolution, par suite de désaccords dans leurs propres rangs. Par une majorité de 64 voix contre 4 et 20 abstentions, la résolution des menchéviks fut acceptée, qui interdisait absolument les « expropriations » de particuliers et d'institutions privées et admettait la saisie de fond publics uniquement en cas de formation d'organes du pouvoir révolutionnaire dans une localité donnée, c'est-à-dire en relation directe avec une insurrection populaire. Les 24 délégués qui s'abstinrent ou votèrent contre constituaient la moitié léniniste, intransigeante, de la faction bolchéviste.

Dans un long rapport publié dans la presse sur le congrès de Stockholm, Lénine laisse complètement côté la résolution sur les attaques à main armée, invoquant le fait qu'il n'assista pas aux débats. « Et cette question, bien entendu, n'est pas principielle. » Il est peu probable que l'absence de Lénine ait été fortuite : il ne voulait tout simplement pas se lier les mains, Exactement de même, un an plus tard, au congrès de Londres, Lénine, contraint en tant que président à assister aux débats sur la question des expropriations, évita de prendre part au vote, malgré les regards furieux lancés des bancs des menchévistes. La résolution de Londres interdisait catégoriquement les expropriations et ordonnait la dissolution des « organisations de combat » du parti.

Il ne s'agissait pas, bien entendu, de morale abstraite. Toutes les classes et tous les partis abordent la question du meurtre, non pas du point de vue du commandement biblique, mais du point de vue des intérêts historiques qu'ils représentent. Le pape et ses cardinaux bénirent les armes de Franco et aucun des hommes d'Etat conservateurs ne proposa de les envoyer en prison pour incitation au meurtre. Les moralistes officiels rejettent la violence révolutionnaire. Au contraire, qui lutte contre l'oppression d'une classe par l'autre ne peut pas ne pas reconnaître la révolution. Qui reconnaît la révolution reconnaît la guerre civile. Enfin, « la lutte de partisans est une forme inévitable de la lutte... quand apparaissent des intervalles plus ou moins longs entre les grandes batailles d'une guerre civile » (Lénine). Du point de vue des principes généraux de la lutte des classes, tout cela était absolument indiscutable. Les désaccords commençaient là où il fallait jauger les circonstances historiques concrètes. Quand deux grands combats de la guerre civile sont séparés l'un de l'autre par deux ou trois mois, cet intervalle se comble inévitablement par des coups portés par les partisans à l'ennemi. Mais là où l'« intermission » dure des années, la guerre de partisans cesse d'être préparation à un nouveau combat et n'est qu'une simple convulsion après la défaite. Il n'est, bien entendu, pas facile de déterminer le moment où la cassure se produit.

Les problèmes du boycott et des actions de partisans se trouvent étroitement liés l'un à l'autre. On ne peut boycotter les institutions représentatives qu'au cas où le mouvement des masses est devenu assez puissant pour les renverser ou pour passer côté d'elles. Au contraire, quand les masses reculent, tactique du boycott perd tout sens révolutionnaire. Lénine comprit et expliqua tout cela mieux que quiconque. Dès 1906, il abandonna le boycott de la Douma. Après le coup d'Etat du 3 juin 1907, il mena une lutte résolue contre les boycottistes précisément parce qu’au flux avait succédé le reflux. Mais il est absolument évident que, dans de telles conditions, quand il s'agissait d'utiliser l'arène du « parlementarisme » tsariste pour une mobilisation préparatoire des masses, les actions de partisans devenaient du pur anarchisme. Dans le feu de la guerre civile, elles complétaient et nourrissaient le mouvement des masses; dans la période de réaction, elles prétendaient le remplacer, mais en fait elles ne faisaient que compromettre et décomposer le parti. Olminsky, un des plus remarquables compagnons d'armes de Lénine, fit un examen critique de cette période-là, déjà à l'époque soviétique : « Pas mal d'excellents jeunes camarades, écrit-il, périrent à la potence, d'autres se débauchèrent, d'autres enfin perdirent tout espoir en la révolution. Et le public se mit à confondre les révolutionnaires avec les bandits de droit commun. Plus tard, quand commença la renaissance du mouvement ouvrier révolutionnaire, cette renaissance fut d'autant plus lente qu'il y avait plus d'engouement pour les "ex" (comme exemples, je citerai Bakou et Saratov). » Notons le nom de Bakou.

Le contenu du travail révolutionnaire de Koba dans les années de la première révolution apparaît si insignifiant qu'involontairement la question se pose : est-ce tout ? Dans le tourbillon des événements qui passèrent à côté de lui, Koba ne pouvait manquer de rechercher des moyens d'action qui lui permissent de montrer ce qu'il valait. La participation de Koba aux actes terroristes et aux expropriations est indubitable. Il n'est cependant pas facile de déterminer le caractère de cette participation.

« Le principal inspirateur et le directeur général. de l'activité des boïéviki, écrit Spiridovitch, était Lénine lui-même, aidé par des gens de confiance, proches de lui. » Qui étaient-ils ? L'ancien bolchévik Alexinsky qui, à partir de la guerre, devint un spécialiste en révélations sur les bolchéviks, raconta, dans la presse publiée à l'étranger, qu'au sein du Comité central il y avait encore « un petit comité, dont l'existence était cachée, non seulement de la police tsariste, mais aussi des membres du parti. Ce petit comité, dont étaient Lénine, Krassine et une troisième personne... s'occupait particulièrement des finances du parti ». S'occuper des finances signifie pour Alexinsky diriger les expropriations. La « troisième personne » non nommée est le savant, médecin, économiste et philosophe Bogdanov, déjà mentionné par nous. Alexinsky n'avait pas de raison de taire la participation de Staline aux opérations de boïéviki. S'il ne dit rien à ce sujet, c'est qu'il ne sait rien. Cependant, Alexinsky, non seulement se trouvait dans ces années-là proche du centre bolchéviste, mais il se rencontrait aussi avec Staline. En règle générale, cet observateur raconte plus qu'il ne sait.

De Krassine, il est dit dans les notes aux Œuvres complètes de Lénine : « Dirigea le bureau technique du Comité central pour la lutte à main armée. » « Les membres du parti connaissent maintenant, écrit à son tour Kroupskaïa, la grande activité que mena Krassine au moment de la révolution de 1905 pour armer les boïéviki, pour diriger la préparation des munitions, etc. Tout cela se faisait d'une façon conspirative, sans bruit, mais une grande quantité d'énergie était mise dans cette affaire. Vladimir Ilitch connaissait mieux que personne cette activité de Krassine et, en ce temps-là il eut une grande estime pour lui. » Voïtinsky, qui était au moment de la première révolution un bolchevik en vue, écrit : « Il est resté en moi l'impression que Nikitch Krassine était dans l'organisation bolchéviste le seul homme pour qui Lénine eût un constant respect et une pleine confiance. » Certes, Krassine concentrait ses efforts surtout à Pétersbourg. Mais, si Koba avait dirigé au Caucase des opérations du même genre, Krassine, Lénine et Kroupskaïa n'auraient pu manquer de le savoir. Cependant, Kroupskaïa qui, pour prouver sa loyauté, s'efforce de nommer Staline aussi souvent que possible, ne dit absolument rien de son rôle dans l'activité du parti dans le domaine de la lutte à main armée.

Le 3 juillet 1938, la Pravda de Moscou mentionna inopinément qu'« il y avait eu un mouvement révolutionnaire de grande envergure au Caucase » en 1905, lié à « la direction des organisations les plus combatives de notre parti créées pour la première fois là-bas, directement par le camarade Staline ». Mais cette seule mention officielle de la participation de Staline aux « organisations les plus combatives » se rapporte au début de 1905, lorsque la question des expropriations n'avait pas encore surgi; elle ne donne aucun renseignement sur le véritable rôle de Koba; enfin, elle reste douteuse quant au fond, car l'organisation, bolchéviste n'apparut à Tiflis que dans la seconde moitié de 1905.

Voyons ce que dit là-dessus Irémachvili. Parlant avec indignation des actes terroristes des « ex », etc., il déclare : « Koba fut l'initiateur des crimes commis par les bolchéviks en Géorgie, crimes qui servirent la réaction. » Après la mort de sa femme, quand Koba avait perdu « le dernier vestige de sentiment humains », il devint « le défenseur et l'organisateur zélé... de l'assassinat pervers, systématique, de princes, de prêtres et de bourgeois ». Nous avons déjà eu l'occasion de nous convaincre que le témoignages d'Irémachvili deviennent d'autant moins sûrs qu'ils s'éloignent davantage de la vie privée pour se rapprocher de la politique, qu'ils s'éloignent davantage de l'enfance et de l'adolescence pour su rapprocher de l'âge mûr. Le lien politique entre amis de jeunesse s'était rompu dès le début de la première révolution. C'est seulement par hasard, le 17 octobre, le jour de la publication du manifeste constitutionnel, qu'Irémachvili vit dans une rue de Tiflis - vit seulement mais n'entendit pas - Koba faire un discours à la foule, perché sur un réverbère (ce jour-là tout le monde grimpait aux réverbères). Etant menchévik, Irémachvili ne pouvait apprendre quelque chose de l'activité terroriste de Koba que de deuxième ou de troisième main. Ses témoignages sont donc manifestement peu sûrs. Irémachvili donne deux exemples : l'expropriation bien connue de Tiflis, en 1907, dont nous aurons encore à parler, et l'assassinat de l'écrivain national géorgien, le prince Tchavitchavadzé. Au sujet de l'expropriation, qu'il place erronément en 1905, Irémachvili remarque : « Koba réussit encore à tromper la police cette fois-là; elle n'eut même pas de renseignements suffisants pour soupçonner son initiative dans cet attentat cruel. Pourtant le parti social­-démocrate de Géorgie exclut Koba, cette fois officiellement... » Irémachvili ne présente pas la moindre preuve de la participation de Staline à l'assassinat du prince Tchavitchavadzé, se bornant à une remarque qui ne dit rien : « Indirectement, Koba était aussi pour le meurtre; il était l'instigateur de tous les crimes, cet agitateur plein de haine. » Les souvenirs d’Irémachvili ne nous intéressent à cet égard qu'en tant qu'ils nous informent la réputation de Koba dans les rangs de ses adversaires politiques.

L'auteur bien informé d'un article paru dans un journal allemand (Die Volksstimme, Mannheim, 2 septembre 1932), vraisemblablement un menchévik géorgien, souligne qu'amis et ennemis ont extrêmemement exagéré les aventures terroristes de Koba. « Il est exact que Staline possédait une capacité et une inclination extraordinaires pour l'organisation d'attentats du type mentionné... Cependant, dans ces actes-là, il remplissait ordinairement le rôle d'un organisateur, d'un inspirateur, d'un dirigeant, mais non d'un participant direct. » C'est donc une contre-vérité absolue quand certains biographes le représentent comme « courant avec bombes et revolvers, engagé dans les aventures les plus insensées ». Le récit de la participation directe de Koba à l'assassinat du dictateur militaire de Tiflis, le général Griaznov, le 17 janvier 1906, est une invention du même genre. « Cette affaire fut exécutée conformément à une décision du parti social-démocrate de Géorgie (menchéviks) par des terroristes, membres du parti spécialement désignés pour cela. Staline, comme les bolchéviks en général, n'avait aucune influence en Géorgie et ne prit à cette affaire aucune part, ni directe ni indirecte. » Le témoignage de l'auteur anonyme mérite de retenir l'attention. Cependant dans sa partie positive, il manque presque complètement de tout contenu : reconnaissant à Staline « une capacité et une inclination extraordinaires » pour les expropriations et les assassinats, il n'apporte aucun fait à l'appui de cette caractéristique.

Un vieux terroriste bolchéviste géorgien, Koté Tsintsadzé, témoin sérieux et sûr, raconte que Staline, mécontent de la lenteur des menchéviks dans l'affaire de l'assassinat du général Griaznov, lui proposa à lui, Koté, de constituer un petit groupe à eux pour cette affaire. Cependant, les menchéviks réussirent bientôt à résoudre la tâche. Le même Koté rappelle comment, en 1906, il lui vint à l'idée de créer une troupe de combat formée exclusivement de bolchéviks pour attaquer des bureaux du Trésor. « Nos camarades avancés, en particulier Koba-Staline, approuvèrent mon initiative. » Ce témoignage est doublement intéressant : premièrement, il montre que Tsintsadzé considérait Koba comme un « camarade avancé », c'est-à-dire comme un chef local; deuxièmement, il permet de tirer la conclusion que dans ces questions Koba n'allait pas plus loin que l'approbation de l'initiative des autres. Notons en passant qu'en 1930 Koté mourut en déportation, où il avait été envoyé par le « camarade avancé » Koba-Staline.

Contre l'opposition directe du Comité central menchéviste, mais en revanche avec la participation active de Lénine, les groupes de combat du parti réussirent, en novembre 1906, à tenir à Tammerfors leur propre conférence, parmi les participants dirigeants de laquelle nous rencontrons les noms de révolutionnaires qui jouèrent par la suite un rôle important ou notable dans le parti : Krassine, Iaroslavsky, Zemliatchka, Lélaiants, Trilisser, etc. Staline n'était pas de ce nombre, bien qu'il se trouvât à ce moment-là en liberté à Tiflis. On peut admettre qu'il préféra ne pas se risquer à la conférence pour des considérations conspiratives. Pourtant, Krassine, qui se trouvait réellement à la tête de l'activité des boïéviki et, étant bien connu, courait un risque bien plus grand que quiconque, joua à la conférence le rôle dirigeant.

Le 18 mars 1918, c'est-à-dire plusieurs mois après l'établissement du régime soviétique, le chef des menchéviks, Martov, écrivit dans un journal de Moscou : « Que les bolchéviks du Caucase aient été liés à toutes sortes d'entreprises audacieuses dans le genre des expropriations, cela devrait être bien connu du même citoyen Staline, qui dans son temps fut exclu des organisations du parti pour avoir trempé dans des expropriations. » Staline jugea nécessaire de citer Martov à la barre d'un tribunal révolutionnaire : « Jamais de ma vie, dit-il au procès, devant une salle bondée, je n'ai été jugé dans une organisation du parti et jamais je n'ai été exclu : c'est une calomnie ignoble. » Des expropriations, cependant, Staline ne souffla mot. « Des accusations telles que celles formulées par Martov, on ne peut les lancer qu'avec des documents en mains, jeter de la boue sur la base de rumeurs, sans faits à l'appui, c'est malhonnête. » Quelle était au juste la raison politique de l'indignation de Staline ? Que les bolchéviks en général eussent participé aux expropriations, ce n'était pas un secret : Lénine avait ouvertement défendu les expropriations dans la presse. D'autre part, l'exclusion des rangs d'une organisation menchéviste pouvait difficilement être considérée par les bolchéviks comme une chose déshonorante, surtout après dix ans. Staline ne pouvait donc avoir de raison de nier les « accusations » de Martov si celles-ci correspondaient à la réalité. Et même, dans de telles conditions, citer un adversaire intelligent et sagace à la barre d'un tribunal, c'était risquer d'assurer son triomphe. Est-ce à dire que les accusations de Martov étaient fausses ? Entraîné par son tempérament de publiciste et sa haine des bolchéviks, Martov dépassa plus d'une fois les limites dans lesquelles l'indiscutable noblesse de sa nature aurait dû le maintenir. Cependant, cette fois-ci, il s'agit d'un procès. Martov reste extrêmement catégorique dans ses affirmations. Il exige la citation de témoins. « C'est, premièrement, l'homme politique social-démocrate géorgien bien connu Isidor Ramichvili, qui fut le président du tribunal révolutionnaire qui établit la participation de Staline à l'expropriation du vapeur Nicolas I° à Bakou; Noé Jordania; le bolchévik Chaoumian et d'autres membres du comité du district de Transcaucasie en 1907-1908. Deuxièmement, un groupe de témoins, avec à sa tête Goukovsky, l'actuel commissaire du peuple aux finances, sous la présidence duquel fut examinée l'affaire de la tentative d'assassinat contre l'ouvrier Jarinov, qui avait dénoncé aux organisations du parti le comité de Bakou et son dirigeant Staline pour avoir participé à des expropriations. » Dans sa réplique, Staline ne dit rien ni de l'expropriation du vapeur ni de l'attentat contre Jarinov; par contre, il continue d'insister : « Jamais je n'ai été jugé, si Martov l'affirme, c'est un ignoble calomniateur. »

« Exclure » des expropriateurs, c'était, dans le sens juridique du mot, impossible, car par prudence ils quittaient eux-mêmes d'avance le parti. Par contre, on pouvait décider de ne pas les réadmettre dans l'organisation. Une exclusion directe ne pouvait frapper que les inspirateurs qui restaient dans les rangs du parti. Mais contre Koba, apparemment, il n'y avait pas de preuves directes. C'est pourquoi il est possible que Martov ait eu raison, jusqu'à un certain point, quand il affirma que Staline avait été exclu : « en principe », il en était bien ainsi. Mais Staline aussi avait raison : individuellement, il n'avait pas été jugé. Il n'était pas facile au tribunal de se retrouver dans tout cela, surtout vu l'absence de témoins. Staline s'opposa à leur citation, invoquant les difficultés et l'insécurité des communications avec le Caucase dans ces jours critiques. Le tribunal révolutionnaire n'entra pas dans un examen du fond de l'affaire, après avoir déclaré qu'une calomnie dans la presse n'était pas de son ressort, mais il infligea à Martov un « blâme public » pour insulte au gouvernement soviétique (au « gouvernement Lénine-Trotsky », comme s'exprime ironiquement le compte-rendu du procès dans une publication menchéviste). Il est impossible de ne pas s'arrêter avec inquiétude devant la mention de l'attentat contre l'ouvrier Jarinov à cause de sa protestation contre les expropriations. Quoique nous ne sachions rien de plus de cet épisode, il projette pourtant une sinistre lueur sur l'avenir.

En 1925, le menchévik Dan écrivit que des expropriateurs, comme Ordjonikidzé et Staline au Caucase, avaient pourvu aux besoins financiers de la fraction bolchéviste; mais ce n'est là qu'une répétition de ce qu'avait dit Martov, et certainement sur la base des mêmes sources. Personne n'apporte rien de concret. Cependant, les tentatives de lever le voile sur cette période romantique de la vie de Koba n'ont pas manqué. Avec le révérencieux détachement qui lui est propre, Emil Ludwig demanda à Staline, lors de leur entretien au Kremlin, de lui raconter « quelque chose » de ses aventures de jeunesse, dans le genre, par exemple, d'un pillage de banque. Pour toute réponse, Staline remit à son interlocuteur trop curieux une petite brochure avec sa biographie où, selon lui, « tout » était dit; en réalité, on n'y parle d'aucun pillage.

Staline lui-même n'a nulle part et jamais soufflé mot de ses aventures de boïéviki. Il est difficile de dire pourquoi. Il ne s'est jamais distingué par sa modestie autobiographique. Ce qu'il ne juge pas bon de raconter lui-même, il le fait raconter par d'autres. Depuis le moment de son ascension vertigineuse, il a pu, certes, être guidé par des considérations de « prestige » gouvernemental. Mais, dans les premières années qui suivirent la Révolution d'Octobre, de tels soucis lui étaient encore complètement étrangers. Et de la part des anciens boïéviki rien n'a transpiré à ce sujet dans la presse de cette période, alors que Staline n'inspirait ni ne contrôlait encore les souvenirs historiques. Sa réputation comme organisateur d'actions de boïéviki ne trouve de confirmation dans aucun document : ni dans les fiches de la police, ni dans les dépositions de traîtres et de transfuges. Certes, Staline tient fermement dans ses mains les documents de la police. Mais, si les archives de la gendarmerie avaient renfermé quelques informations concrètes sur Djougachvili comme expropriateur, les peines auxquelles il fut condamné auraient été incomparablement plus sévères.

De toutes les hypothèses, une seule reste vraisemblable. « Staline ne mentionne pas et ne permet à personne de mentionner les actes terroristes d'une façon ou de l'autre liés à son nom, écrit Souvarine, car il s'avérerait inévitablement qu'à ces actes prirent part d'autres personnes et que lui ne les dirigea que de loin. » Il est fort possible, en outre - c'est tout à fait dans la nature de Koba, - qu'en taisant certaines choses et en en soulignant d'autres, il se soit lui-même, là où c'était nécessaire, prudemment attribué des mérites qu'il ne possédait pas en fait. Vérifier ses dires dans les conditions de la conspiration clandestine était impossible. De là, l'absence chez lui de tout intérêt ultérieur à révéler les détails. D'autre part, les participants réels aux expropriations et les gens proches de Koba ne le mentionnent pas dans leurs souvenirs uniquement parce qu'ils n'ont rien à dire de lui. D'autres se battirent. Staline les dirigea de loin.

« Des résolutions menchévistes, écrit Ivanovitch dans le journal illégal de Bakou au sujet du congrès de Londres, seule passa la résolution sur les actions des partisans, et cela tout à fait par hasard : les bolchéviks, cette fois-là, n'acceptèrent pas le combat; plus exactement, ils ne voulurent pas le mener jusqu'au bout, simplement par désir de donner satisfaction au moins une fois aux menchéviks... » l'explication étonne par son ineptie. « Donner satisfaction aux menchéviks » - un souci aussi magnanime n'était pas dans les mœurs politiques de Lénine. En réalité, les bolchéviks « renoncèrent au combat » parce que sur cette question ils avaient contre eux, non seulement les menchéviks, les bundistes, les Lettons, mais aussi leurs plus proches alliés, les Polonais. Et surtout, parmi les bolchéviks eux-mêmes, il y avait de vifs désaccords au sujet des expropriations. Il serait, cependant, erroné de supposer que l'auteur de l'article laissa simplement sa plume courir, sans quelque dessein particulier. En fait, il lui était nécessaire de discréditer la décision embarrassante du congrès aux yeux des boïéviki. Cela, assurément, ne rend pas l'explication elle-même moins absurde. Mais telle est déjà la manière de Staline : quand il lui faut couvrir son but, il n'hésite pas à recourir aux subterfuges les plus grossiers. Et précisément par leur grossièreté voulue, ses arguments atteignent plus d'une fois leur but, l'affranchissant de la nécessité de rechercher des motifs plus profonds. Un membre sérieux du parti ne pouvait que hausser les épaules avec irritation en lisant que Lénine avait renoncé au combat pour faire une petite faveur aux menchéviks. Mais le simple partisan acceptait volontiers de ne pas prendre au sérieux l'interdiction « votée tout à fait par hasard » de procéder à des expropriations. C'était bien suffisant pour une nouvelle expropriation.

Le 12 juin, à 10 h 45 du matin, à Tiflis, sur la place d'Erivan, eut lieu une attaque à main armée, absolument extraordinaire par son audace, contre une escorte de Cosaques qui accompagnait une voiture transportant un sac d'argent. Le déroulement de l'opération avait été calculé avec la précision d'un mécanisme d'horlogerie. Dans un ordre déterminé furent lancées plusieurs bombes d'une force exceptionnelle. Les coups de revolver ne manquèrent pas. Le sac d'argent (341 000 roubles) disparut avec les révolutionnaires. Pas un seul boïéviki ne fut pris par la police. Trois membres de l'escorte furent tués, environ cinquante personnes furent blessées, la majorité légèrement. Le principal organisateur de l'affaire, que déguisait un uniforme d'officier, s'était promené sur la place, observant tous les mouvements de l'escorte et des boïéviki, et en même temps écartant le public de l'endroit de l'attaque imminente par d'habiles remarques afin d'éviter des victimes superflues. A l'instant critique, quand il pouvait sembler que tout était perdu, le pseudo-officier s'empara du sac d'argent avec un sang-froid étonnant et le cacha pendant un certain temps dans un divan chez le directeur de l'observatoire, la même personne chez qui le jeune Koba avait travaillé un certain temps comme comptable. Il faut parler ici brièvement de ce chef, le boïévik arménien Pétrossian, connu sous le nom de Kamo.

Arrivé à Tiflis à la fin du siècle dernier, il tomba entre les mains de propagandistes, parmi lesquels Koba. Ne sachant presque pas le russe, Pétrossian demanda une fois à Koba : « Kamo [au lieu de Komou, signifiant : à qui] porter cela ? » Koba se mit à se moquer de lui : « Ah! toi, kamo, kamo ? ... » De cette plaisanterie de mauvais goût naquit un surnom révolutionnaire qui entra dans l'histoire. C'est ce que raconte Medvédiéva, la veuve de Kamo. Elle ne dit rien de plus sur les relations entre ces deux hommes. Par contre, elle parle de l'attachement touchant de Kamo pour Lénine, qu'il avait rencontré pour la première fois en Finlande, en 1906. « Cet intrépide boïévik d'une témérité sans pareille et d'une force de volonté inébranlable, écrit Kroupskaïa, était en même temps quelqu'un d'extrêmement ingénu, un camarade quelque peu naïf et tendre. Il était passionnément attaché à Ilitch, à Krassine et à Bogdanov... Il se lia d'amitié avec ma mère, il lui parlait de sa tante et de ses sœurs. Kamo allait souvent de Finlande à Pétersbourg. Il prenait toujours des armes avec lui et chaque fois ma mère lui attachait les revolvers dans le dos avec un soin tout particulier. » Notons que la mère de Kroupskaïa était la veuve d'un fonctionnaire tsariste et ne rompit avec la religion que dans sa vieillesse.

Peu de temps avant l'expropriation de Tiflis, Kamo rendit une nouvelle visite à l'état-major de Finlande. Medvédiéva écrit : « Déguisé en officier, Kamo alla en Finlande, rendit visite à Lénine et revint à Tiflis avec des armes et des matières explosives. » Le voyage eut lieu, soit à la veille du congrès de Londres, soit immédiatement après. Les bombes provenaient du laboratoire de Krassine. Chimiste de profession, Léonid rêvait déjà, étant encore étudiant, de bombes de la dimension d'une noix. 1905 lui donna la possibilité de développer ses recherches dans cette direction. Certes, il ne put atteindre les dimensions idéales d'une noix, mais, dans les laboratoires qui travaillaient sous sa direction, on préparait des bombes d'une grande force destructive. Sur la place de Tiflis, ce n'avait pas été la première fois que les boïéviki essayaient ces bombes.

Après l'expropriation, Kamo fit son apparition à Berlin. Il y fut arrêté sur la dénonciation du provocateur Jitomirsky, qui occupait une place en vue dans l'organisation des bolchéviks à l'étranger Lors de l'arrestation, la police prussienne saisit une valise dans laquelle, comme on le suppose, se trouvaient des bombes et des revolvers. Selon les informations des menchéviks (c'est le futur diplomate Tchitcherine qui mena l'enquête), la dynamite de Kamo aurait été destinée à une attaque contre la maison de banque Mendelssohn, à Berlin. « Il est inexact, affirme le bolchévik bien informé Piatnitsky, que la dynamite ait été préparée pour le Caucase. » Laissons la destination de la dynamite sous un point d'interrogation. Kamo resta dans la prison allemande plus d'un an et demi, simulant pendant tout temps-là, sur le conseil de Krassine, la folie furieuse. Comme malade incurable, il fut livré à la Russie et passa de nouveau un an et demi au château Métekh, de Tiflis, où il fut soumis aux épreuves les plus dures. Définitivement reconnu fou incurable, Kamo fut transféré à un hôpital psychopathique, d'où il s'échappa. « Puis, illégalement, se cachant dans la cale d'un bateau, il alla à Paris pour avoir une conversation avec Ilitch. » C'était déjà en 1911. Kamo souffrait terriblement de la scission qui s'était produite entre Lénine, d'une part, et Bogdanov et Krassine, de l'autre. « Il était ardemment attaché à tous les trois », répète Kroupskaïa. Puis vient une idylle : Kamo demanda qu'on lui achetât des amandes; il s'assît dans la cuisine qui tenait lieu de salon, se mit à manger les amandes comme dans son Caucase natal et raconta les terribles années, disant comment il avait simulé la folie, comment il avait apprivoisé un moineau en prison. « Ilitch écoutait et il était pris d'une vive pitié pour cet homme d'une audace sans bornes, naïf comme un enfant, au cœur ardent, prêt pour de grands exploits et ne sachant, après son évasion, à quel travail se mettre. »

Arrêté de nouveau en Russie, Kamo fut condamné à mort. Le manifeste à l'occasion du tricentenaire de la dynastie (1913) amena une commutation inattendue de la peine de mort par pendaison en travaux forcés à perpétuité. Quatre ans plus tard, la révolution de Février amena une libération inattendue. La révolution d'Octobre porta les bolchéviks au pouvoir, mais elle jeta Kamo hors de la vie qu'il s'était faite. C'était comme un grand poisson rejeté sur la rive. Durant la guerre civile, j'essayai de l'attirer dans la lutte des partisans, à l'arrière des lignes ennemies. Mais l'activité sur le champ de bataille n'était apparemment pas sa vocation. Kamo étouffait. Il n'avait pas risqué des dizaines de fois sa vie et celle des autres pour devenir un bon fonctionnaire. Koté Tsintsadzé, une autre figure légendaire, mourut de tuberculose en déportation, où Staline l'avait envoyé. Une fin semblable eût aussi été à coup sûr le sort de Kamo s'il n'avait pas été accidentellement tué par une automobile dans une rue de Tiflis, en été 1922. Dans l'automobile se trouvait, il faut croire, quelque membre de la nouvelle bureaucratie. Kamo allait, dans l'obscurité sur une modeste bicyclette : il n'avait pas fait carrière. Sa fin même a un caractère symbolique.

A propos de la figure de Kamo, Souvarine parle avec un dédain peu justifié de « mysticisme anachronique » incompatible avec le rationalisme des pays avancés. En réalité, certains des traits du type révolutionnaire, qui n'a encore nullement disparu de l'ordre du jour dans les pays de « civilisation occidentale », prirent chez Kamo seulement leur expression la plus marquée. Le manque d'esprit révolutionnaire dans le mouvement ouvrier de l'Europe a déjà abouti dans un certain nombre de pays au triomphe du fascisme, dans lequel le « mysticisme anachronique » - voilà où le mot est à sa place ! - trouve son expression la plus répugnante. La lutte contre la tyrannie de fer du fascisme grave infailliblement chez les lutteurs révolutionnaires de l'Occident tous les traits qui étonnent le philistin sceptique dans la figure de Kamo. Dans son Talon de fer, Jack London prédit toute une époque de Kamo américains au service du socialisme. Le procès historique est plus complexe que ne voudrait le penser un rationalisme superficiel.


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