1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


VII : L'année 1917
2° section

Analysant les conceptions des deux fractions de la social-démocratie en 1909, l'auteur de ce livre écrivait : « les aspects antirévolutionnaires du menchévisme se révèlent dans toute leur force dès maintenant; les traits révolutionnaires du bolchévisme menacent de devenir un énorme danger seulement en cas de victoire révolutionnaire. » En mars 1917, après le renversement du tsarisme, les vieux cadres du parti donnèrent à ces traits anti-révolutionnaires du bolchévisme leur expression extrême : même la ligne de démarcation entre bolchévisme et menchévisme semblait effacée. Il fallait un réarmement radical du parti, que Lénine - lui seul était à la hauteur de cette tâche - accomplit en avril. Staline, semble-t-il, n'intervint pas une seule fois publiquement contre Lénine, mais pas davantage en faveur. Il s'écarta sans bruit de Kaménev, tout comme dix ans plus tôt il s'était séparé des boycottistes, tout comme à la conférence de Cracovie il avait silencieusement laissé les conciliateurs à leur propre sort. Il n'était pas dans ses habitudes de défendre une idée si elle ne promettait pas de succès immédiat. Du 14 au 22 avril, se tint la conférence de l'organisation de Pétrograd. L'influence de Lénine y était déjà dominante; pourtant les débats eurent encore par moments un caractère assez vif. Parmi les participants, nous rencontrons Zinoviev, Kaménev, Tomsky, Molotov et autres bolchéviks connus. Staline ne se montra pas du tout. Il voulait, semble-t-il, qu'on l'oubliât pour quelque temps.

Le 24 avril s'ouvrit à Pétrograd la conférence panrusse du parti bolchéviste, qui devait définitivement liquider l'héritage de la conférence de mars. Cent cinquante délégués environ représentaient 79 000 membres du parti; de ceux-ci 15 000 étaient dans la capitale. Pour un parti antipatriotique, sorti à peine de la clandestinité, ce n'était certainement pas mal. La victoire de Lénine se manifesta dès l'élection du bureau de cinq membres, parmi lesquels ne furent inclus ni Kaménev, ni Staline, responsables de la politique opportuniste de mars. Kaménev trouva en lui assez de courage pour demander à faire un corapport à la conférence. « Reconnaissant que, formellement et en fait, le vestige classique du féodalisme, la grande propriété foncière, n'a pas encore été liquidé,... il est prématuré de dire que la démocratie bourgeoise a épuisé toutes ses possibilités. » Telle était l'idée fondamentale de Kaménev et de ses compagnons d'idées : Rykov, Noguine, Dzerjinsky, Angarsky et autres : « L'impulsion vers la révolution sociale, dit Rykov, doit venir de l'Occident. » La révolution bourgeoise n'est pas achevée, insistaient, à la suite de Kaménev, les orateurs de l'opposition. C'était exact. Cependant la mission du Gouvernement provisoire n'était nullement de l'achever, mais de la rejeter en arrière. C'est précisément pourquoi il n'était possible d'achever la révolution démocratique que par la domination de la classe ouvrière. Les débats prirent un caractère animé, mais restèrent modérés, car, au fond, la question était décidée et Lénine fit tout son possible pour faciliter la retraite à ses adversaires.

Staline intervint dans ces débats en donnant une brève réplique à son allié de la veille. Si nous n'appelons pas au renversement immédiat du Gouvernement provisoire, avait dit Kaménev dans son corapport, nous devons en revendiquer le contrôle; autrement, les masses ne nous comprendraient pas. Lénine rétorqua que le « contrôle » du prolétariat sur un gouvernement bourgeois, surtout dans des circonstances révolutionnaires, a un caractère fictif ou bien se réduit à la collaboration avec lui. Staline jugea opportun de déclarer son désaccord avec Kaménev. Pour donner une apparence d'explication à son changement de position, il se servit d'une note publiée le 19 avril par le ministre des Affaires étrangères, Milloukov, qui, par l'excessive franchise de son impérialisme, fit sortir les soldats dans la rue et créa une crise gouvernementale. La conception léniniste de la révolution ne procédait pas de quelque note diplomatique isolée, se distinguant fort peu des autres actes du gouvernement, mais des relations entre les classes. Quant à Staline, aucune conception générale ne l'intéressait, il lui fallait quelque occasion extérieure pour changer de position avec le moins de dommage possible pour son amour-propre. Il « dosa » sa retraite. Dans la première période de la révolution, selon ses termes, « le soviet traça le programme, mais maintenant c'est le Gouvernement provisoire qui le trace ». Après la note de Milioukov « le gouvernement passe à l'offensive contre le soviet, le soviet recule. Parler dès lors de contrôle, c'est parler en l'air ». Tout cela avait un ton artificiel et faux. Mais le but immédiat était atteint : Staline réussit à se délimiter à temps de l'opposition, qui lors des votes ne réunit pas plus de sept voix.

Dans le rapport qu'il présenta sur la question nationale, il fit son possible pour jeter un pont entre son rapport de mars, qui voyait la source de l'oppression nationale exclusivement dans l'aristocratie foncière, et nouvelle position que le parti avait maintenant faite sienne. « L'oppression nationale, dit-il, forcé qu'il était de polémiquer contre lui-même, ne se maintient pas seulement par l'aristocratie foncière. A côté de celle-ci, il existe une autre force, les groupes impérialistes, qui transplantent à l'intérieur de leur propre pays les méthodes d'asservissement de nationalités qu'ils ont faites leurs dans les colonies... » De plus, la grande bourgeoisie entraîne derrière elle « la petite bourgeoisie, une partie de l'intelliguentsia, une partie des sommets de la classe ouvrière, qui jouissent aussi des fruits du pillage ». C'est là le thème que Lénine avait développé avec insistance dans les années de guerre. « Ainsi, continue le rapporteur, se forme tout un chœur de forces sociales qui soutiennent l'oppression nationale. » Pour en finir avec l'oppression, il faut « éliminer ce chœur de la scène politique ». Ayant placé au pouvoir la bourgeoisie impérialiste, la révolution de Février n'avait encore nullement créé les conditions de la liberté nationale. C'est ainsi que le Gouvernement provisoire s'opposait de toutes ses forces à la simple extension de l'autonomie de la Finlande. « De quel côté devons-nous nous mettre ? Evidemment, du côté du peuple finlandais... » L'Ukrainien Piatakov et le Polonais Dzerjinsky.htm intervinrent contre le programme d'autodétermination nationale, le déclarant utopique et réactionnaire. « Il ne nous faut pas mettre en avant la question nationale, dit naïvement Dzerjinsky, car cela recule le moment de la révolution sociale. C'est pourquoi je proposerai de retirer de la résolution la question de l'indépendance de la Pologne. » « La social-démocratie, lui répliqua le rapporteur, en tant qu'elle maintient son orientation vers la révolution socialiste, doit soutenir le mouvement révolutionnaire des peuples dirigé contre l'impérialisme.» Pour la première fois de sa vie, Staline mentionna ici « l'orientation vers la révolution socialiste ». Le feuillet du calendrier Julien portait la date du 29 avril 1917.

S'étant attribué les pouvoirs d'un congrès, la conférence élut un nouveau Comité central, dans lequel entrèrent Lénine, Zinoviev, Kaménev, Milloutine, Noguine, Sverdlov, Smilga, Staline, Fédorov et, comme suppléants, Téodorovitch, Boubnov, Glébov-Avilov et Pravdine. Des 133 délégués avec voix délibérative, seuls 109 pour une raison ou une autre, prirent part au vote secret; peut-être un certain nombre d'entre eux étaient partis. Lénine reçut 104 voix (Staline fut-il du nombre des cinq délégués qui se refusèrent à voter pour Lénine ? ), Zinoviev 101, Staline 97, Kaménev 95. Pour la première fois Staline était élu au Comité central par une assise normale du parti. Il allait avoir 38 ans. Rykov, Zinoviev et Kaménev avaient 23 ou 24 ans quand ils avaient été élus pour la première fois à l'état-major bolchéviste.

A la conférence, une tentative fut faite de laisser Sverdlov hors du Comité central. Lénine raconta l'incident après la mort du premier président de la République soviétique, disant, que ç'avait été une erreur criante de sa part : « Heureusement, ajouta-t-il, on nous corrigea d'en bas. » Lénine lui-même n'avait pas de raison de s'opposer à la candidature de Sverdlov, qu'il connaissait par correspondance comme un révolutionnaire professionnel infatigable. Le plus vraisemblable est que l'opposition vint de Staline, qui n'avait pas oublié comment Sverdlov était venu rétablir l'ordre après lui à Pétersbourg en réorganisant la Pravda; la vie commune à Kouréika n'avait fait que renforcer en lui le sentiment d'hostilité envers Sverdlov. Staline ne pardonnait rien. A la conférence, il tenta, semble-t-il, prendre sa revanche et sut s'assurer le soutien de Lénine par des moyens sur lesquels nous ne pouvons que faire des hypothèses. Pourtant, sa tentative ne réussit pas. Si, en 1912, Lénine se heurta à l'opposition des délégués quand il tenta de faire entrer Staline dans le Comité central, il rencontra maintenant une résistance non moins grande à la tentative de laisser Sverdlov dehors. Des membres du Comité central élus à la conférence d'avril, Sverdlov et Lénine réussirent à mourir à temps. Tous les autres - à l'exception, bien entendu, de Staline lui-même - ainsi que les quatre suppléants tombèrent en disgrâce par la suite et furent officiellement fusillés ou disparurent mystérieusement de l'horizon.


Sans Lénine, nul n'était capable de se retrouver dans une situation nouvelle, tous restaient prisonniers des vieilles formules. Cependant, se borner au mot d'ordre de la dictature démocratique signifiait maintenant comme l'écrivait Lénine « passer en fait à la petite bourgeoisie ». Ce par quoi Staline l'emportait sur les autres, c'était sans doute, qu'il ne s'effrayait pas de ce passage et qu'il s'orientait vers un rapprochement avec les conciliateurs et la fusion avec les menchéviks. Il n'était nullement guidé par le respect des vieilles formules. Le fétichisme des idées lui était étranger : c'est ainsi qu'il renonça sans peine à l'idée courante du rôle contre-révolutionnaire de la bourgeoisie russe. Comme toujours, il agissait empiriquement, sous l'influence de son opportunisme organique qui le poussait toujours à rechercher la ligne de moindre résistance. Mais il ne se trouvait pas seul; pendant trois semaines, il exprima les tendances secrètes de toute la couche des « vieux bolchéviks ».

On ne peut oublier que dans l'appareil du parti bolchéviste prédominait l'intelliguentsia, petite bourgeoise par son origine et ses conditions de vie, marxiste par ses idées et ses liaisons avec le prolétariat. Les ouvriers qui devenaient révolutionnaires professionnels entraient avec empressement dans ce milieu et ne s'en distinguaient bientôt plus. La composition sociale particulière de l'appareil et son autorité sur le prolétariat (l'une et l'autre n'étaient pas le produit du hasard, mais d'une nécessité historique de fer) furent plus d'une fois la cause de vacillations dans le parti et devinrent en fin de compte la source de sa dégénérescence. La doctrine marxiste sur laquelle s'appuyait le parti exprimait les intérêts historiques du prolétariat dans son ensemble; mais les hommes de l'appareil ne s'en appropriaient que des morceaux selon leur expérience personnelle, toujours relativement limitée. Bien souvent, comme s'en plaignait Lénine, ils se bornaient à faire leurs des formules toutes faites et fermaient les yeux sur le changement de la situation. Il leur manquait, dans la majorité des cas, aussi bien la compréhension du procès historique que la liaison quotidienne immédiate avec les masses ouvrières. Aussi restaient-ils sujets à l'influence des autres classes. Pendant la guerre, les sommets du parti furent en grande mesure saisis par l'atmosphère de réconciliation qui venait des milieux bourgeois, à la différence des ouvriers bolchévistes du rang, qui se trouvèrent bien plus stables en face de la vague patriotique.

Ayant ouvert un vaste champ d'action à la démocratie, la révolution donna aux « révolutionnaires professionnels » de tous les partis infiniment plus de satisfaction qu'aux soldats dans les tranchées, aux paysans dans les villages et aux ouvriers dans les usines de guerre. Les militants clandestins d'hier se trouvèrent tout à coup jouer un grand rôle. Les soviets remplaçaient pour eux les parlements, ils pouvaient y débattre librement et y prendre des décisions. Dans leur conscience les contradictions fondamentales entre les classes, qui avaient engendré la révolution, commençaient, pour ainsi dire, à fondre aux rayons du soleil démocratique. Le résultat était que bolchéviks et menchéviks s'unissaient presque partout dans le pays et que là où ils restaient divisés, comme à Pétersbourg, une tendance à l'unité s'exprimait fortement dans les deux organisations. Cependant, dans les tranchées, dans les villages et dans les usines, les antagonismes invétérés prenaient un caractère de plus en plus aigu et féroce, présageant, non pas l'unité, mais la guerre civile. Le mouvement des classes et les intérêts des appareils des partis entraient, comme bien souvent, en contradiction acerbe. Même les cadres du parti bolchéviste, qui avaient acquis une trempe révolutionnaire exceptionnelle, révélèrent au lendemain du renversement de la monarchie une tendance évidente à se séparer des masses et à prendre leurs propres intérêts pour ceux de la classe ouvrière. Que sera-ce donc quand ces cadres deviendront la toute puissante bureaucratie de l'Etat ? Staline ne se préoccupait guère de tout cela. Il était chair de la chair de l'appareil et le plus solide de ses os.

Par quel miracle, pourtant, Lénine réussit-il en quelques semaines à mettre le parti dans une nouvelle voie ? Il faut chercher le mot de l'énigme dans deux directions en même temps : dans les qualités personnelles de Lénine et dans la situation objective. Lénine était fort, non seulement parce qu'il comprenait les lois de la lutte des classes, mais aussi parce qu'il savait prêter l'oreille aux masses vivantes. Il ne représentait pas l'appareil, mais l'avant-garde du prolétariat. Il était convaincu d'avance que dans la couche de la classe ouvrière qui avait prêté son appui au parti illégal, il se trouverait des milliers d'ouvriers qui le soutiendraient, lui, Lénine. Les masses étaient maintenant plus révolutionnaires que le parti; le parti, plus révolutionnaire que l'appareil. Déjà, en mars, les véritables sentiments et points de vue des ouvriers et des soldats avaient réussi en de nombreuses occasions à percer impétueusement et à apparaître au grand jour, en désaccord criant avec les instructions des partis, y compris le parti bolchéviste. L'autorité de Lénine n'était pas absolue, mais elle était grande, car elle s'appuyait sur toute l'expérience du passé. D'autre part, l'autorité de l'appareil, comme aussi son conservatisme, ne venait que de se former. La violente attaque de Lénine n'était pas un acte individuel de son tempérament; il exprimait la pression de la classe sur le parti, du parti sur l'appareil. Celui qui dans ces conditions tentait de s'opposer sentait rapidement le sol se dérober sous ses pieds. Les hésitants s'alignaient sur les plus avancés, les plus prudents sur la majorité. Ainsi, Lénine réussit, au prix de pertes relativement faibles, à changer à temps l'orientation du parti et à le préparer pour une nouvelle révolution.

Mais ici surgit une autre difficulté. Laissée à elle-même, sans Lénine, la direction bolchéviste fait chaque fois des erreurs, la plupart du temps à droite. Lénine apparaît, comme un deus ex machina, pour montrer la voie juste. Est-ce à dire que dans le parti bolchéviste, Lénine est tout, les autres rien ? Ce point de vue, assez largement répandu dans les milieux démocratiques, est extrêmement unilatéral, donc faux. On pourrait en dire autant de la science : la mécanique sans Newton, la biologie sans Darwin n'étaient rien pendant de nombreuses années. C'est vrai et c'est faux. Il fallut le travail de milliers de savants du rang pour rassembler les faits, les grouper, poser les problèmes et préparer le terrain à la réponse synthétique de Newton ou de Darwin. Cette réponse à son tour, imprima sa marque indélébile sur de nouveaux milliers d'investigateurs du rang. Les génies ne créent pas la science d'eux-mêmes; ils ne font qu'accélérer le mouvement de la pensée collective. Le parti bolchéviste avait un chef génial. Ce n'était pas par hasard. Un révolutionnaire de la trempe et de l'envergure de Lénine ne pouvait être le chef que du parti le plus intrépide, d'un parti qui poussât ses pensées et ses actions jusqu'au bout. Cependant, le génie lui-même est une exception des plus rares. Le chef génial s'oriente plus rapidement, pénètre la situation plus profondément, voit plus loin. Entre le chef génial et ses proches collaborateurs existait inévitablement une grande brèche. On peut même admettre que par la puissance de sa pensée Lénine freinait jusqu'à un certain point le développement indépendant de ses collaborateurs. Cela ne signifie pourtant pas que Lénine fût « tout » et que sans Lénine le parti ne fût rien. Sans le parti, Lénine aurait été impuissant, tout comme Newton et Darwin sans activité scientifique collective. Par conséquent, il ne s'agit pas de vices propres au bolchévisme, produits prétend-on, par la centralisation, la discipline, etc., mais du problème du génie dans le procès historique. Les écrivains qui essaient de dénigrer le bolchévisme parce que le parti bolchéviste eut la chance d'avoir un chef génial ne font que révéler leur vulgarité intellectuelle.

Sans Lénine la direction bolchéviste n'aurait trouvé la voie juste que peu à peu, au prix de dissensions et de luttes internes. Les conflits entre les classes auraient poursuivi leur œuvre, discréditant et écartant les mots d'ordre inconsistants des « vieux bolchéviks ». Staline, Kaménev et autres figures de second ordre auraient dû soit donner une expression articulée aux tendances de l'avant-garde prolétarienne, soit tout simplement passer de l'autre côté de la barricade... N'oublions pas que Chliapnikov, Zaloutsky, Molotov avaient tenté au début même de prendre une orientation plus à gauche.

Cela ne signifie pourtant pas que la voie juste eût été trouvée de toute façon. Le facteur temps joue en politique, surtout pendant une révolution, un rôle décisif. Le déroulement de la lutte des classes n'offre nullement à une direction politique un délai illimité pour trouver l'orientation juste. L'importance d'un chef génial est précisément qu'en abrégeant les leçons données par l'expérience elle-même il offre au parti la possibilité d'intervenir dans les événements au moment voulu. Si Lénine n'avait pu arriver au début d'avril, le parti aurait certainement trouvé en tâtonnant la voie que Lénine indiqua dans ses « thèses ». D'autres chefs auraient-ils su, pourtant, remplacer Lénine au point de pouvoir préparer à temps le parti au dénouement d'Octobre ? A cette question il est impossible de donner une réponse catégorique. Il est une chose qu'on peut dire avec certitude : dans ce travail, qui réclamait la hardiesse d'opposer les idées et les masses vivantes à l'appareil ossifié, Staline n'aurait pu manifester d'initiative créatrice et aurait été plutôt un frein qu'un moteur. Sa force commence au moment où l'on peut maîtriser les masses à l'aide de l'appareil.


Au cours des deux mois ultérieurs, il est difficile de suivre l'activité de Staline. Il se trouva tout à coup rejeté au troisième plan. C'est Lénine qui dirige maintenant la rédaction de la Pravda, non pas de loin, comme avant la guerre, mais directement, au jour le jour. Et c'est la Pravda qui donne le ton au parti. Dans le domaine de l'agitation, c'est Zinoviev qui prédomine. Pas plus qu'avant, Staline ne paraît aux meetings. Kaménev, à demi réconcilié avec la nouvelle politique, représente le parti au Comité exécutif central et au Soviet. Staline disparaît presque complètement de l'arène soviétique et se montre peu à Smolny. La direction du travail d'organisation est concentrée dans les mains de Sverdlov : il assigne leur place aux militants, reçoit ceux qui viennent de province, arrange les conflits. A part son travail de routine à la Pravda et la participation aux séances du Comité central, Staline ne reçoit que des tâches épisodiques de caractère tantôt administratif, tantôt technique, tantôt diplomatique. Elles ne sont pas nombreuses. Par nature Staline est paresseux. Il n'est capable de travailler assidûment que lorsque ses intérêts personnels sont directement en cause. Autrement, il préfère fumer la pipe et attendre que la situation change. Il traversait à ce moment-là une période d'extrême malaise. Des hommes plus importants ou du plus grand talent l'avaient évincé de partout. Mars et avril avaient laissé un souvenir cuisant pour son amour-propre. Se faisant violence, il reconstruisait lentement ses pensées, mais en fin de compte ne réussissait a changer leurs cours qu'à moitié.

Pendant les tumultueuses « journées d'Avril », lorsque les soldats sortirent dans les rues pour protester contre la note impérialiste de Milioukov, les conciliateurs s’occupèrent, comme toujours, d'adresser des supplications au gouvernement et des exhortations aux masses, Le 21, le Comité exécutif central envoya un de ses télégrammes-sermons, signé de Tchkhéïdzé, à Cronstadt et aux autres garnisons : oui, la note belliqueuse de Milioukov ne mérite pas d'être approuvée; mais « entre le Comité exécutif et le Gouvernement provisoire ont commencé des pourparlers, qui ne sont pas encore terminés » (ces pourparlers, de par leur nature même, ne se terminèrent jamais); « reconnaissant le tort fait par toutes ces manifestations éparses et désorganisées, le Comité exécutif vous demande de vous abstenir », etc. Par les procès-verbaux officiels nous voyons, non sans surprise, que le texte du télégramme fut rédigé par une commission composée de deux conciliateurs et d'un bolchévik et que ce bolchévik, c'était Staline. L'épisode est bien menu (nous ne trouvons en général pas d'épisodes importants dans cette période), mais caractéristique. Le télégramme d'exhortation représentait le modèle classique de ce « contrôle » qui formait un élément nécessaire du mécanisme du double pouvoir. Lénine flétrissait avec une vigueur toute particulière la moindre participation des bolchéviks à cette politique d'impuissance. Si la manifestation des marins de Cronstadt était inopportune, il fallait le leur dire au nom du parti, en parlant le langage de celui­-ci, mais ne prendre sur soi aucune responsabilité pour les « pourparlers » entre Tchkhéïdzé et le prince Lvov. Les conciliateurs inclurent Staline dans la commission parce que seuls les bolchéviks jouissaient de quelque autorité à Cronstadt. D'autant plus fallait-il refuser. Mais Staline ne refusa pas. Trois jours après le télégramme d'exhortation, il intervint à la conférence du parti contre Kaménev et choisit précisément le conflit au sujet de la note de Milioukov comme une preuve particulièrement claire de l'absurdité du « contrôle ». Les contradictions logiques ne déconcertaient jamais cet empirique.

A la conférence de l'organisation militaire bolchéviste, en juin, après les discours sur la politique générale de Lénine et Zinoviev, Staline fit un rapport sur le « mouvement national et les régiments nationaux ». Sous l'influence de l'éveil des nationalités opprimées, les unités de l'armée active avaient spontanément commencé à se regrouper selon leur nationalité : il était apparu des régiments ukrainiens, musulmans, polonais, etc. Le Gouvernement provisoire avait ouvert la lutte contre la « désorganisation de l'armée »; dans ce domaine aussi les bolchéviks prenaient la défense des nationalités opprimées. Le discours de Staline n'a pas été conservé. Il est d'ailleurs douteux qu'il ait contenu quoi que ce soit de nouveau.

Le premier congrès panrusse des Soviets s'ouvrit le 3 juin et dura presque trois semaines. Quelques dizaines de délégués bolchévistes venus de province, noyés dans la masse des conciliateurs, formaient un groupe assez hétérogène, encore bien loin d'être affranchi de l'état d'esprit qui régnait en mars. Il n'était pas facile de les diriger. C'est précisément à ce moment-là que se rapporte une remarque intéressante d'un populiste déjà connu de nous, qui avait jadis observé Koba à la prison de Bakou. « Je voulus à tout prix comprendre le rôle de Staline et de Sverdlov dans le parti bolchéviste », écrivit Véréchtchak en 1928. « Alors que Kaménev, Zinoviev, Noguine et Krylenko étaient assis à la table du bureau du congrès et que Lénine, Zinoviev et Kaménev intervenaient comme orateurs, Sverdlov et Staline dirigeaient silencieusement la fraction bolchéviste. C'était une force tactique. C'est là que je sentis pour la première fois toute l'importance de ces hommes. »Véréchtchak ne s'est pas trompé. Staline était très précieux dans le travail de coulisses pour la préparation de la fraction aux votes. Il ne recourait pas toujours à des arguments de principe, mais il savait être persuasif auprès des dirigeants moyens, ceux venus de province. Cependant, même dans ce travail, la première place appartenait à Sverdlov, président permanent de la fraction bolchéviste au congrès.

Entre temps, la préparation « morale » de l'offensive se menait dans l'armée, préparation qui énervait les masses, aussi bien à l'arrière qu'au front. La fraction bolchéviste protesta résolument contre l'aventure militaire, prédisant une catastrophe. La majorité du congrès soutenait Kérensky. Les bolchéviks tentèrent d'y répondre par une manifestation de rue. Lorsque la question fut discutée, des désaccords apparurent. Volodarsky, principale force du comité de Pétrograd, n'était pas convaincu que les ouvriers sortiraient dans la rue. Les présidents de l'organisation militaire affirmaient que les soldats ne sortiraient pas sans armes. Staline pensait que « la fermentation parmi les soldats est un fait; parmi les ouvriers, il n'y a pas d'état d'esprit aussi marqué », mais croyait malgré tout qu'il était nécessaire d'offrir une résistance au gouvernement. En fin de compte la manifestation fut fixée au dimanche 10 juin. Les conciliateurs s'alarmèrent et, au nom du congrès, interdirent la manifestation. Les bolchéviks se soumirent. Mais, effrayé de l'impression produite sur les masses par cette interdiction, le congrès lui-même décida une manifestation générale pour le 18 juin. Le résultat fut inattendu : toutes les usines et tous les régiments parurent avec des pancartes bolchévistes. Un coup irréparable fut porté à l'autorité du congrès. Les ouvriers et les soldats de la capitale sentirent leur force. Deux semaines plus tard, ils tentèrent de l'éprouver. Ainsi surgirent les « journées de Juillet », la ligne de démarcation la plus importante entre les deux révolutions.

Le 4 mai, Staline avait écrit dans la Pravda : « La révolution croît en étendue et en profondeur... La province marche en tête du mouvement. Si dans les premiers jours de la révolution Pétrograd était en avant, maintenant, il commence à se laisser dépasser. » Exactement deux mois plus tard, les « journées de Juillet » révélèrent que la province était extrêmement en arrière de Pétrograd. Dans son appréciation, Staline n'avait pas en vue les masses, mais les organisations. « Les soviets de la capitale, remarquait déjà Lénine à la conférence, d'avril, se trouvent politiquement dans une plus grande dépendance envers le pouvoir central bourgeois que ceux de province. » Alors que le Comité exécutif central tâchait de toutes ses forces de concentrer le pouvoir dans les mains du gouvernement, en province les soviets, menchévistes ou socialistes-révolutionnaires par leur composition, s'étaient assez souvent emparés du pouvoir, pour ainsi dire, malgré eux et tentaient même de régler la vie économique. Mais le « retard » des institutions soviétiques dans la capitale venait précisément du fait que le prolétariat de Pétrograd était déjà fort en avant et avait effrayé la démocratie petite-bourgeoise par le radicalisme de ses revendications. Lorsque la question de la manifestation de juillet fut discutée au Comité central, Staline pensait que les ouvriers n'avaient guère envie de se battre. Les journées de Juillet réfutèrent également cette affirmation : en dépit de l'interdiction des conciliateurs et même malgré les avertissements du parti bolchéviste, le prolétariat fit irruption dans la rue, la main dans la main avec la garnison. Les deux erreurs de Staline sont bien de lui : il ne respirait pas l'atmosphère des réunions ouvrières, n'était pas lié aux masses et n'avait pas confiance en elles. Les informations dont il disposait lui venaient à travers l'appareil. Cependant, les masses étaient incomparablement plus révolutionnaires que le parti, lequel, à son tour, était plus révolutionnaire que les membres de ses comités. Comme en d'autres circonstances, Staline exprimait la tendance conservatrice de l'appareil, non la force dynamique des masses.

Au début de juillet, Pétrograd était déjà complètement du côté des bolchéviks. Pour familiariser le nouvel ambassadeur français avec la situation dans la capitale, le journaliste Claude Anet lui montrait, de l'autre côté de la Néva, le quartier de Vyborg, où étaient concentrées les plus grandes usines : « Là, Lénine et Trotsky règnent en maîtres. » Les régiments de la garnison étaient bolchévistes ou penchaient vers les bolchéviks. « Si Lénine et Trotsky veulent prendre Pétrograd, qui les en empêchera ? » Cette manière de caractériser la situation était exacte. Mais il était encore impossible de prendre le pouvoir, car, en dépit de ce que Staline avait écrit en mai, la province était considérablement en arrière de la capitale.

Le 2 juillet, à la conférence des bolchéviks de Pétrograd, où Staline représentait le Comité central, deux mitrailleurs excités parurent avec une déclaration disant que leur régiment avait décidé de sortir immédiatement dans la rue l'arme à la main. La conférence recommande de renoncer à la manifestation. Au nom du Comité central, Staline confirme la décision de la conférence. Pestkovsky, un des collaborateurs de Staline, oppositionnel repenti, évoqua le souvenir de cette conférence treize ans plus tard : « C'est là que je vis Staline pour la première fois. La pièce dans laquelle se tenait la conférence ne pouvait contenir tous les assistants : une partie du public suivait le déroulement des débats dans un corridor, par une porte ouverte. C'est dans cette partie du public que j'étais et c'est pourquoi j'entendis mal les rapports... Staline intervint au nom du Comité central. Comme il ne parlait pas fort, du corridor je ne comprenais pas grand­-chose. Je ne fis attention qu'à un seul point : chaque phrase de Staline était tranchante et bien marquée, les affirmations se distinguaient par la clarté des formules... » Les membres de la conférence se dispersèrent dans les régiments et les usines pour retenir les masses de manifester. « A cinq heures, rapporta Staline après les évènements, à la séance du Comité exécutif central, je déclarai officiellement, au nom du Comité central et de la conférence, que nous avions décidé de ne pas manifester. » Néanmoins, à six heures, la manifestation se développait. « Le parti avait-il le droit de se laver les mains... et de rester à l'écart ? ... En tant que parti du prolétariat, nous devions participer à sa manifestation et lui donner un caractère pacifique et organisé, sans avoir pour but la prise armée du pouvoir. » Quelque temps plus tard, Staline déclara au congrès du parti à propos des journées de juillet : « Le parti ne voulait pas de manifestation, le parti voulait attendre que la politique de l'offensive au front se fût discréditée. Néanmoins, une manifestation spontanée eut lieu, provoquée par le désarroi du pays, les ordres de Kérensky, l'envoi d'unités du front. » Le Comité central décida de donner à la manifestation un caractère pacifique. « A la question, posée par les soldats, de savoir s'il était impossible de sortir armés, le Comité central répondit qu'il ne fallait pas sortir avec les armes. Les soldats, pourtant, dirent qu'il était impossible de sortir sans armes..., qu'ils ne prendraient les armes avec eux que pour se défendre. » Ici, cependant, nous rencontrons le témoignage énigmatique de Démian Biédny. Sur un ton très prudent, le poète lauréat racontait en 1929, comment, au local de la Pravda, Staline fut appelé de Cronstadt par téléphone et comment, en réponse à la question qui lui fut posée de savoir s'il fallait sortir avec ou sans armes, Staline répondit : « Les fusils ? ... Vous le savez mieux que nous, camarades... Nous autres, écrivains, nous trimbalons toujours nos armes, les crayons, avec nous... Et pour ce qui est de vos armes vous devez le savoir mieux que nous !... » Le récit semble-t-il, a été stylisé. Mais on y sent un grain de vérité. Staline était, en général, enclin à sous-estimer la disposition des ouvriers et des soldats à la lutte, il était toujours méfiant à l'égard des masses. Mais, là où la lutte s'engageait, que ce fût sur une place de Tîflis, dans la prison de Bakou ou dans les rues de Pétrograd, il s'efforçait toujours de lui donner le caractère le plus vif. La décision du Comité central ? On pouvait toujours la tourner prudemment avec une histoire de crayons. Il ne faut cependant pas exagérer l'importance de cet épisode : la question venait, semble-t-il, du Comité du parti à Cronstadt : quant aux marins, ils seraient de toute façon sortis avec leurs armes. Sans aller jusqu'à l'insurrection, les journées de Juillet dépassèrent les cadres d'une manifestation. Il y eut des coups de feu tirés par des provocateurs, de fenêtres ou de toits, il y eut des conflits armés, sans plan ni but bien clair, mais avec de nombreux tués et blessés, il y eut la prise épisodique de la forteresse Pierre-et-Paul par les marins de Cronstadt, il y eut le siège du palais de Tauride. Les bolchéviks se trouvaient les maîtres absolus dans la rue, mais ils se détournèrent consciemment de l'insurrection comme d'une aventure. « Nous pouvions prendre le pouvoir les 3 et 4 juillet, dit Staline à la conférence de Pétrograd, ... mais le front, la province, les soviets se seraient dressés contre. nous. Un pouvoir qui ne se serait pas appuyé sur la province se serait trouvé sans mains ni pieds. » Dépourvu de tout but immédiat, le mouvement se mit à reculer. Les ouvriers retournaient aux usines, les soldats aux casernes. Restait la question de la forteresse Pierre-et-Paul, où les marins de Cronstadt étaient toujours installés. « Le Comité central me délégua à la forteresse Pierre-­et-Paul, raconta Staline, où je réussis à convaincre les marins présents de ne pas accepter le combat... En tant que représentant du Comité exécutif central, j'allai avec [le menchévik] Bogdanov voir [le commandant des troupes] Kozmine. Il avait tout préparé pour le combat... Nous le convainquîmes de ne pas recourir à la force armée... Il était évident pour moi que l'aile droite voulait du sang, pour donner une "leçon" aux ouvriers, aux soldats et aux marins. Nous les empêchâmes de réaliser leur désir. Le succès de la mission, si délicate, remplie par Staline ne fut possible que parce qu'il n'était pas une figure haïe des conciliateurs : leur haine se tournait contre d'autres personnes. Il sait en outre mieux que nul autre, c'est incontestable, prendre dans ces pourparlers le ton d'un bolchévik mûr et modéré, évitant les excès et enclin à la conciliation. En tout cas, il ne mentionna pas ses conseils aux marins avec l'histoire des « crayons ».

Contre toute évidence, les conciliateurs déclarèrent que la manifestation de Juillet avait été une insurrection armée et accusèrent les bolchéviks de conspiration. Le mouvement déjà terminé, des troupes réactionnaires arrivèrent du front. La presse publia une information qui, invoquant des « documents » du ministre de la Justice, Péréverzev, disait que Lénine et ses collaborateurs étaient des agents avérés de l'état-major allemand. Vinrent des jours de calomnie, de persécution et de confusion. Les bureaux de la Pravda furent mis à sac. Les autorités lancèrent des mandats d'arrêt contre Lénine, Zinoviev et autres bolchéviks coupables d’« insurrection ». La bourgeoisie et la presse conciliatrice réclamaient sur un ton menaçant, que les coupables se livrassent aux mains de la justice. Il y eut des conférences au Comité central bolchéviste : Lénine devait-il se présenter aux autorités, afin de livrer un combat public à la calomnie, où se cacher ? Les vacillations inévitables lors d'un changement de situation aussi brusque, ne manquèrent pas. La question litigieuse et de savoir si l'affaire irait jusqu'à une instruction judiciaire publique. Dans la littérature soviétique, la question de savoir qui « sauva » alors Lénine et qui voulut le « perdre » n'occupe pas peu de place. Démian Biédny raconta autrefois comment il se hâta d'aller voir Lénine en automobile et l'exhorta à ne pas imiter le Christ, qui « s'était livré lui-même aux mains de ses ennemis ». Bontch-Brouiévitch, ancien haut fonctionnaire des Affaires étrangères, réfuta directement ses ami, en racontant dans la presse que Démian Biédny passa les heures critiques chez lui, dans sa villa de Finlande. L'indication hautement significative que l'honneur d'avoir convaincu Lénine « revenait à d'autres camarades » montrait clairement que Bontch était obligé de contrarier son proche ami pour donner satisfaction à quelqu'un de plus influent. Dans ses Mémoires, Kroupskaïa raconte ce qui suit : « Le 7, j'allai voir Ilitch dans l'appartement des Allilouïev avec Maria Ilinitchna [la sœur de Lénine]. C'était précisément le moment où Lénine hésitait. Il donnait des arguments en faveur de la nécessité de comparaître devant un tribunal. Marta Ilinitchna lui répliquait avec chaleur. . "Grégory [Zinoviev] et moi, nous avons décidé de comparaître, va et dis-jl à Kaménev", me dit Ilitch. Je me dépêchai. "Disons­-nous adieu" dit Vladimir Ilitch en m'arrêtant, "peut-être ne nous reverrons-nous plus". Nous nous embrassâmes. J'allai chez Kaménev et lui fis la commission de Vladimir Ilitch. Le soir, Staline et d'autres convainquirent Ilitch de ne pas comparaître devant le tribunal et sauvèrent ainsi sa vie. » Avant Kroupskaïa, Ordjonikidzé avait décrit avec plus de détails ces heures fébriles : « Une persécution enragée de nos chefs commença... Quelques-uns de nos camarades considéraient que Lénine ne pouvait se cacher, qu'il devait comparaître... C'était l'opinion de nombreux bolchéviks en vue. Je me rencontrai avec Staline au palais de Tauride. Nous allâmes ensemble voir Lénine... » La première chose qui saute aux yeux, c'est qu'aux heures de la « persécution enragée de nos chefs », Ordjonikidzé et Staline se rencontrent tranquillement au palais de Tauride, quartier général de l'ennemi et le quittent sans être inquiétés. A l'appartement d'Allilouïev la même discussion reprend : se livrer ou se cacher ? Lénine supposait qu'il n'y aurait pas de procès public. Celui qui s'exprimait le plus catégoriquement de tous contre l'idée que Lénine se constituât prisonnier, c'était Staline : « Les junkers [1] ne vous laisseraient pas aller jusqu'à la prison, ils vous tueraient en route... » A ce moment-là paraît Stassova, qui apporte la nouvelle rumeur que Lénine, selon des documents du département de la police, est un provocateur. « Ces mots produisirent sur Ilitch une impression incroyablement forte. Un tressaillement nerveux traversa son visage et il déclara avec la plus grande résolution qu'il lui fallait aller en prison. » Ordjonikidzé et Noguine sont envoyés au palais de Tauride pour obtenir des partis dirigeants des garanties « qu’Ilitch ne sera pas lynché ... par les junkers ». Mais les menchéviks effrayés cherchaient des garanties pour eux-mêmes. Staline déclara dans un rapport à la conférence de Pétrograd : « Je posai personnellement la question à Lieber et à Anissimov [menchéviks, membres du Comité exécutif central] et ils me répondirent qu'ils ne pouvaient donner de garanties. » Après cette reconnaissance dans le camp ennemi, il fut décidé que Lénine partirait de Pétrograd et se cacherait dans une profonde clandestinité. « Staline se chargea d'organiser le départ de Lénine. »

Il fut révélé, par la suite, combien les adversaires de la soumission volontaire de Lénine aux autorités avaient raison, et cela par le récit du commandant des troupe le général Polovtsev. « L'officier qui partait pour Térioki [Finlande] avec l'espoir d'attraper Lénine me demanda si je désirais avoir ce monsieur entier ou en morceaux... Je lui répondis avec un sourire que les personnes arrêtées essaient parfois de s'enfuir. » Pour les organisateurs de la farce judiciaire, il ne s'agissait pas de rendre « justice », mais d'attraper et de tuer Lénine, comme furent tués, deux ans plus tard, Allemagne, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. L'idée de l'inévitabilité d'une exécution sommaire s'installa dans la tête de Staline plus solidement que dans celle des autres : un tel dénouement correspondait entièrement à son propre caractère. Il était, en outre, fort peu enclin à se préoccuper de ce que dirait l'« opinion publique ». D'autres, y compris Lénine et Zinoviev, hésitaient. Au cours de la journée, Noguine et Lounatcharsky devinrent, de partisans qu'ils en avaient été, des adversaires de la soumission volontaire. Staline fut le plus ferme et se trouva avoir raison.

Considérons maintenant ce que l'historiographie soviétique moderne a fait de cet épisode dramatique. « Les menchéviks, les socialistes-révolutionnaires et Trotsky, qui devint par la suite un bandit fasciste », écrit une publication officielle de 1938, « réclamaient la comparution volontaire de Lénine devant le tribunal. Les mercenaires fascistes Kaménev et Rykov, aujourd'hui démasqués comme ennemis du peuple, étaient pour la soumission volontaire de Lénine. Staline leur offrit une vive résistance », etc. En réalité, je ne pris personnellement aucune part aux conférences, car j'étais moi-même obligé de me cacher en ces heures-là. Le 10 juillet, j'adressai au gouvernement des menchéviks et socialistes-révolutionnaires une déclaration écrite de complète solidarité avec Lénine, Zinoviev et Kaménev, et je fus arrêté le 22 juillet. Dans une lettre à la conférence de Pétrograd, Lénine jugea nécessaire de noter particulièrement que Trotsky « s'est trouvé à la hauteur de sa tâche dans les difficiles journées de Juillet ». Staline ne fut pas arrêté et ne fut même pas formellement impliqué dans l'affaire pour la bonne raison qu'il n'existait politiquement ni pour les autorités ni pour l'opinion publique. Dans la campagne engagée contre Lénine, Zinoviev, Kaménev, Trotsky et autres, Staline est à peine nommé dans la presse, quoiqu'il fût rédacteur en chef de la Pravda et signât ses articles de son nom. Nul n'avait remarqué ces articles ni ne s'était intéressé à leur auteur.

Lénine se cacha d'abord dans l'appartement d'Allilouïev, puis partit pour Sestroretsk, chez l'ouvrier Emélianov, en qui il avait une confiance absolue et à qui, sans le nommer, il fait une allusion pleine de respect dans un de ses articles. « Lors du départ de Vladimir Ilitch pour Sestroretsk - c'était le 11 juillet au soir - le camarade Staline et moi, raconte Allilouïev, accompagnâmes Ilitch à la gare de Sestroretsk. Pendant son séjour dans une baraque à Razliv et ensuite en Finlande, Vladimir Ilitch envoya de temps en temps par mon intermédiaire des notes à Staline; on me les apportait à mon appartement et, comme il fallait y répondre immédiatement, en août Staline vint habiter chez moi... et s'installa dans la chambre où Vladimir Ilitch s'était caché pendant les journées de Juillet. » C'est là, semble-t-il, qu'il fit la connaissance de sa future femme, la fille d'Allilouïev, Nadejda, alors encore une toute jeune fille. Un autre ouvrier bolchéviste de l'appareil, Rakhia, Finnois russifié, a raconté dans la presse comment Lénine le chargea une fois d’« amener Staline le lendemain soir. Je devais trouver Staline à la rédaction de la Pravda... Ils eurent une conversation fort longue, Vladimir Ilitch demandait des détails sur tout; Staline fut, dans cette période, avec Kroupskaïa, un chaînon important entre le Comité central et Lénine, qui avait en lui une confiance absolue en tant que conspirateur prudent. D'ailleurs toutes les circonstances conduisaient naturellement Staline à jouer ce rôle. Zinoviev se cachait, Kaménev et Trotsky étaient en prison, Sverdlov se tenait au centre du travail d'organisation, Staline était plus libre et moins observé par la police. Dans la période de réaction qui suivit les journées de Juillet, le rôle de Staline en général, s'accroît considérablement. Pestkovsky, déjà connu de nous, écrit dans ses Souvenirs apologétiques à propos de l'activité de Staline en été 1917 : « Les larges masses ouvrières de Pétrograd connaissaient alors peu Staline. Il ne recherchait pas la popularité. Sans talent oratoire, il évitait d'apparaître aux meetings. Mais aucune conférence du parti, aucune importante assemblée consacrée aux questions d'organisation ne se tenait sans une intervention politique de sa part. Aussi les militants du parti le connaissaient-ils bien. Quand se posa la question des candidats bolchévistes de Pétrograd à l'Assemblée constituante, la candidature de Staline fut mise à l'une des premières places sur l'initiative des militants du parti. » Le nom de Staline se trouvait au sixième rang sur la liste de Pétrograd... En 1930, on jugeait encore necessaire d'expliquer le manque de popularité de Staline par l'absence chez lui de « talent oratoire ». Aujourd'hui une telle phrase serait absolument impossible : Staline est proclamé l'idole des ouvriers de Pétrograd et un classique de l'art oratoire. Mais il est vrai que, sans paraître devant les masses, Staline, accomplit avec Sverdlov, en juillet et août, un travail extrêmement lourd de responsabilité dans l'appareil : dans les assemblées, les conférences, dans les relations avec le comité de Pétrograd, etc.

Sur la direction du parti en cette période, Lounatcharsky écrivit en 1923 : « Avant les journées de Juillet, Sverdlov constituait, pour ainsi dire, l'état-major des bolchéviks, dirigeant tous les événements avec Lénine, Zinoviev et Staline. Dans les journées de Juillet, il passa au premier plan. » C'était exact. Au milieu des ravages cruels qui s'abattirent sur le parti, ce petit homme brun à pince-nez se conduisit comme si rien de spécial ne se passait : il assignait comme toujours leurs tâches aux militants, encourageait ceux qui avaient besoin d'encouragement, donnait des conseils et, s'il le fallait, des ordres. Il fut le véritable « secrétaire général » dans l'année de la révolution, quoiqu'il ne portât pas ce titre. Mais il était le secrétaire d'un parti dont le dirigeant politique incontesté, Lénine, se trouvait dans la clandestinité. De Finlande, celui-ci envoyait des articles, des lettres, des projets de résolution sur toutes les questions fondamentales de la politique. Quoique la distance lui fit plus d'une fois commettre des erreurs de tactique, elle lui permit de déterminer d'autant plus sûrement la stratégie du parti. La direction quotidienne reposait sur Sverdlov et Staline, qui étaient les membres les plus influents du Comité central restés en liberté. Entre temps, le mouvement des masses s'était extrêmement affaibli. Le parti se trouvait à demi dans l'illégalité. Le poids spécifique de l'appareil s'était accru à l'avenant. A l'intérieur de l'appareil, le rôle de Staline avait automatiquement grandi. Cette loi s'observe invariablement à travers toute sa biographie politique, dont elle constitue, pour ainsi dire, le principal ressort.

La défaite de Juillet était directement celle des ouvriers et des soldats de Pétrograd, dont le soulèvement s'était heurté, en fin de compte, au retard relatif de la province. C'est pourquoi le découragement des masses fut plus profond dans la capitale qu'ailleurs; mais il ne dura que quelques semaines. L'agitation publique reprit dès le 20 juillet, quand trois révolutionnaires courageux parurent à de modestes meetings dans différents quartiers de la ville : Sloutsky, plus tard tué par les Blancs en Crimée, Volodarsky, tué par le socialistes-révolutionnaires à Pétrograd, et Ievdokimov, tué par Staline en 1936. Après avoir perdu quelques compagnons de route occasionnels, à la fin du mois le parti fit de nouvelles recrues.

Les 21 et 22 juillet se tint à Pétrograd une conférence d'une importance exceptionnelle qui resta ignorée de autorités et de la presse. Après l'échec tragique de l'aventure qu'avait été l'offensive militaire, des délégués du front se mirent à arriver de plus en plus souvent dans la capitale, apportant des protestations contre l'étouffement des libertés dans l'armée et contre la continuation de la guerre. On ne les recevait pas au Comité exécutif car les conciliateurs n'avaient rien à leur dire. Le nouveaux arrivés du front liaient connaissance l'un avec l'autre dans les couloirs et les salles des pas perdus et prononçaient de vigoureux mots de soldats sur les grands seigneurs du Comité exécutif central. Les bolchéviks, qui savaient pénétrer partout, conseillaient aux délégués, déconcertés et irrités, de procéder à un échange d'idées avec les ouvriers, les soldats et les marins de la capitale. A la conférence qui surgit ainsi participèrent les représentants de vingt-neuf régiments du front, de quatre-vingt-dix usines de Pétrograd, des marins de Cronstadt et des garnisons des alentours. Ceux du front parlaient de l'offensive absurde, du carnage et de la collaboration des commissaires conciliateurs avec les officiers réactionnaires, qui, de nouveau, redressaient la tête. Bien que la majorité de ceux du front continuassent, semblait-il, à se considérer socialistes-révolutionnaires, la résolution bolchéviste, pourtant acerbe, fut adoptée unanimement. De Pétrograd, les délégués retournèrent dans les tranchées, devenus des agitateurs irremplaçables de la révolution ouvrière et paysanne. A l'organisation de cette conférence remarquable, Sverdlov et Staline jouèrent, semble-t-il, le rôle dirigeant.

La conférence de Pétrograd, qui avait tenté en vain de retenir les masses de manifester, traîna, après une longue interruption, jusqu'à la nuit du 20 juillet. Le déroulement de ses travaux est très instructif pour comprendre le rôle de Staline et sa place dans le parti. Les questions d'organisation étaient dirigées au nom du Comité central par Sverdlov, mais dans le domaine de la théorie et des grands problèmes de la politique il cédait la place à d'autres, sans prétention excessive comme sans fausse modestie. Le thème principal de la conférence fut l'estimation de la situation politique telle qu'elle s'était formée après la défaite de Juillet. Volodarsky, membre dirigeant du Comité de Pétrograd, déclara dès le début même : « Au moment présent, seul Zinoviev peut être rapporteur... On voudrait bien entendre Lénine... » Personne ne mentionna le nom de Staline. Mais là conférence, interrompue par le mouvement des masses, ne reprit que le 16 juillet. Zinoviev et Lénine se cachaient, et le principal rapport politique échut à Staline, qui parla en tant que rapporteur suppléant. « Il est clair pour moi, dit-il, qu'au moment présent la contre-révolution nous a vaincus, isolés, nous sommes trahis par les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, calomniés... » La victoire de la contre­-révolution bourgeoise formait le point de départ du rapporteur. Pourtant, cette victoire était instable; tant que le désarroi économique ne sera pas surmonté, tant que les paysans n'auront pas reçu la terre, « il se produira inévitablement des crises, les masses sortiront plus d'une fois dans la rue, il se produira des combats de plus en plus décisifs. La période pacifique de la révolution est terminée... ». Aussi le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! » avait-il désormais perdu tout contenu réel. Les soviets aux mains des conciliateurs aidaient la contre-révolution militaire bourgeoise à écraser les bolchévik, à désarmer les ouvriers et les soldats et ainsi se privaient eux-mêmes de tout pouvoir réel. La veille encore ils pouvaient écarter le Gouvernement provisoire par un simple décret, à l'intérieur des soviets les bolchéviks pouvaient obtenir la prédominance par de simples réélections. Aujourd'hui, c'est déjà impossible. Avec l'aide des conciliateurs la contre-­révolution s'est armée. Les soviets eux-mêmes sont devenus une simple couverture de la contre-révolution... Il était ridicule de réclamer le pouvoir pour ces soviets-là ! « Il ne s'agit pas des institutions elles-mêmes, mais de la classe dont ces institutions font la politique. » Il ne peut plus être question de conquête pacifique du pouvoir. Il ne reste rien d'autre qu'à se préparer à l'insurrection année, laquelle deviendra possible quand les couches inférieures du village et, avec elles, le front, passeront du côté des ouvriers. A cette perspective stratégique audacieuse correspondaient des directives tactiques très prudentes pour la période immédiate. « Notre tâche est de rassembler des forces, de consolider les organisations existantes et d'empêcher les masses de passer à une offensive prématurée... C'est là la ligne tactique générale du Comité central. »

Sous une forme bien rudimentaire le rapport donnait une appréciation sagace d'une situation qui avait changé en quelques jours. Les débats ajoutèrent relativement peu à ce que le rapporteur avait dit. Ceux qui préparèrent, en 1927, les procès-verbaux pour la publication notèrent : « Les propositions fondamentales de ce rapport avaient été adoptées en accord avec Lénine, elles se conformaient à l'article de Lénine "Trois crises", qui n'avait pas encore pu être publié. » Les délégués savaient en outre, selon toute vraisemblance par Kroupskaïa, que Lénine avait écrit des thèses spéciales pour le rapporteur. « Un groupe de participants à la conférence, dit le procès-verbal, demande que les thèses de Lénine soient communiquées à la conférence. Staline déclare qu'il ne les a pas sur lui... » La demande des délégués était trop facile à comprendre : le changement d’orientation était si radical qu'ils voulaient entendre la voix même de Lénine. Mais, par contre, la réponse de Staline est incompréhensible : s'il avait simplement oublié les thèses chez lui, on pouvait les avoir à la séance suivante. Cependant les thèses ne furent pas apportées. On a l'impression qu'elles furent cachées à la conférence. Encore plus étonnant est le fait que les « thèses de Juillet », à la différence de tous les documents écrits par Lénine dans l'illégalité, ne sont pas parvenues jusqu'à nous. Comme Staline avait le seul exemplaire, il reste à supposer qu'il l'a perdu. Pourtant, lui-même ne parle pas de perte. Ceux qui rédigèrent les procès-verbaux expriment la supposition que les thèses furent écrites par Lénine dans l'esprit de ses articles « Trois crises » et « Sur les mots d'ordre », écrits avant la conférence, mais publiés après celle-ci à Cronstadt, où s'était maintenue la liberté de presse. En fait, la comparaison des textes montre que le rapport de Staline n'était qu'un simple exposé de ces deux articles, sans un seul mot original introduit par lui. Staline n'avait pas lu les articles eux-mêmes et ne soupçonnait évidemment pas leur existence, mais il s'appuyait sur les thèses, lesquelles étaient identiques aux articles quant au développement des idées. Et cette circonstance explique assez bien pourquoi le rapporteur « oublia » d'apporter à la conférence les thèses de Lénine et pourquoi ce document ne fut pas conservé. Le caractère de Staline ne rend pas seulement cette hypothèse admissible, mais l'impose directement. A la commission de la conférence, où eut lieu, semble-t-il, une lutte fort vive, Volodarsky, qui se refusait à reconnaître que la contre-révolution avait remporté une victoire complète en juillet, eut la majorité. La résolution sortie de la commission ne fut pas défendue devant la conférence par Staline, mais par Volodarsky. Staline ne demanda pas de présenter un co-rapport et ne participa pas aux débats. La confusion régnait parmi les délégués. La résolution de Volodarsky fut finalement approuvée par vingt-huit délégués contre trois, avec vingt-huit abstentions. Le groupe des délégués de Vyborg motiva son abstention en déclarant que « les thèses de Lénine n'ont pas été rendues publiques, et le rapporteur n'a pas défendu la résolution ». L'allusion à la dissimulation abusive des thèses était trop claire. Staline se tut. Il subit une double défaite, car il provoqua le mécontentement en cachant les thèses et ne sut pas rassembler une majorité en leur faveur.

Quant à Volodarsky, il continuait au fond à défendre le schéma bolchéviste de la révolution de 1905 : d'abord la dictature démocratique, puis l'inévitable rupture avec la paysannerie et, en cas de victoire du prolétariat, en Occident, la lutte pour la dictature socialiste. Staline, avec l'appui de Molotov et de quelques autres, défendit la nouvelle conception de Lénine : seule la dictature du prolétariat, s'appuyant sur les paysans les plus pauvres, assurera l'accomplissement des tâches de la révolution démocratique et ouvrira en même temps l'ère des transformations socialistes. Staline avait raison contre Volodarsky, mais ne savait comment le montrer. D'autre part, en se refusant à reconnaître que la contre-révolution bourgeoise avait remporté une victoire complète, Volodarsky se trouvait avoir raison contre Staline et contre Lénine. Nous rencontrerons à nouveau cette dispute au congrès du parti quelques jours plus tard. La conférence se termina par l'adoption d'un appel écrit par Staline « A tous les travailleurs ! », où il était dit entre autres : « ... Les mercenaires vendus et les lâches calomniateurs osent accuser ouvertement les chefs de notre parti de "trahison"... Jamais les noms de nos chefs n'ont été aussi chers à la classe ouvrière que maintenant, au moment où l'insolente canaille bourgeoise les couvre de boue ! » Outre Lénine, les principales victimes de la calomnie et de la persécution étaient Zinoviev, Kaménev et Trotsky. Leur nom était particulièrement cher à Staline quand la « canaille bourgeoise » les couvrait de boue.

La conférence de Pétrograd avait été, pour ainsi dire, la répétition générale du congrès du parti, lequel s'ouvrit le 26 juillet. A ce moment-là presque tous les soviets de quartier de Pétrograd étaient déjà dans les mains des bolchéviks. Dans les comités d'usine ainsi que dans les directions des syndicats l'influence des bolchéviks était devenue prédominante. La préparation pour ce qui était des questions d'organisation était concentrée les mains de Sverdlov. Mais c'est Lénine qui conduisait la préparation politique de son poste clandestin. Dans des lettres au Comité central et dans la presse bolchéviste, qui avait commencé à reparaître, il éclairait les différents aspects de la situation politique. C'est lui qui écrivit les projets de toutes les principales résolutions pour le congrès et, de plus, les arguments à employer furent soigneusement pesés dans des rencontres secrètes avec les futurs rapporteurs.

Le congrès fut convoqué sous le nom de congrès d'« unification », car il devait s'y réaliser l'entrée dans de l'organisation inter-districts de Pétrograd, à laquelle appartenaient Trotsky, loffé, Ouritsky, Riazanov, Lounatcharsky, Pokrovsky, Manouilsky, lourénev, Karakhan et d'autres révolutionnaires qui ont tous leur place dans l'histoire de la révolution soviétique. « Dans les années de guerre », dit une note aux Œuvres complètes de Lénine, « les interrayonnistes étaient proches du comité bolchéviste de Pétrograd », L'organisation comptait au moment du congrès quatre mille ouvriers environ. Des informations sur le congrès, qui se tenait semi-légalement dans deux quartiers ouvriers, filtrèrent dans la presse; dans les sphères gouvernementales, on parla de disperser le congrès, mais finalement Kérensky jugea plus prudent de ne pas fourrer son nez dans le quartier de Vyborg. Pour l'opinion publique en général, le congrès était dirigé par des anonymes. Parmi les bolchéviks, participèrent au congrès Sverdlov, Boukharine, Staline, Molotov, Vorochilov, Ordjonikidzé, lourénev, Manouilsky... Au bureau étaient Sverdlov, Olminsky, Lomov, Iourénev et Staline. Même là où les figures les plus en vue du bolchévisme sont absentes, le nom de Staline se trouve à la dernière place. Le congrès décida d'envoyer un salut à « Lénine, Trotsky, Zinoviev, Lounatcharsky, Kaménev, Kollontaï et à tous les autres camarades arrêtés et persécutés ». Ils sont élus à un bureau d'honneur. L'édition de 1938 ne mentionne que l'élection de Lénine.

C'est Sverdlov qui fit le rapport sur le travail d'organisation du Comité central. Depuis la conférence d'Avril, le parti avait grandi de 80 000 à 240 000 membres, c'est-à-dire avait triplé. La croissance sous les coups de Juillet était saine. Le tirage de toute la presse bolchéviste étonne par son insignifiance : 320 000 exemplaires pour un pays immense ! Mais le milieu révolutionnaire est bon conducteur : les idées du bolchévisme se fraient la voie dans la conscience de millions d'hommes.

Staline répéta ses deux rapports, sur l'activité politique du Comité central et sur la situation dans le pays. A propos des élections municipales, auxquelles les bolchéviks avaient obtenu 20 % des voix dans la capitale, Staline déclara : « Le Comité central... rassembla toutes ses forces pour combattre aussi bien le cadets, principale force de la contre-révolution, que le menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, qui, bon gré mal gré les suivent. » Beaucoup d'eau avait coulé depuis la conférence de mars, lorsque Staline comptait les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires dans la « démocratie révolutionnaire » et confiait aux cadets la mission de « consolider » les conquêtes de la révolution.

La question de la guerre, du social-patriotisme, de l'effondrement de la Deuxième Internationale et des tendances dans le socialisme mondial fut, malgré la tradition, enlevée du rapport politique et confiée à Boukharine, car dans le domaine international Staline était tout simplement perdu. Boukharine montra que la campagne pour la paix au moyen d'une « pression » sur le gouvernement provisoire et les autres gouvernements de l'Entente avait complètement fait faillite et que seul le renversement du Gouvernement provisoire pouvait rendre plus proche la liquidation démocratique de la guerre. Immédiatement après Boukharine, Staline fit le rapport sur les tâches du parti. Les débats se déroulèrent en même temps sur les deux rapports, quoiqu'il s'avérât qu'il n'y avait pas accord complet entre les deux rapporteurs.

« Quelques camarades, déclara Staline, disent qu'il est utopique de poser la question de la révolution socialiste, le capitalisme est faiblement développé chez nous. Ils auraient raison s'il n'y avait pas la guerre, s'il n'y avait pas la désorganisation, si les bases de l'économie nationale n'étaient pas ébranlées. Mais ces questions d'intervention dans la sphère économique se posent dans tous les Etats comme des questions inévitables... Au surplus, le prolétariat n'a eu nulle part des organisations aussi larges que les soviets... Tout cela a exclu la possibilité que les masses ouvrières n'intervinssent pas dans la vie économique. C'est là qu'est la véritable base qui permet de poser la question de la révolution socialiste chez nous en Russie. » L'argument principal étonne par son ineptie manifeste : si le faible développement du capitalisme rend utopique le programme de la révolution socialiste, la destruction, provoquée par la guerre, des forces productives ne doit pas rapprocher, mais au contraire éloigner encore plus l'ère du socialisme. En fait, la tendance à la transformation de la révolution démocratique en révolution socialiste ne résidait pas dans la destruction des forces productives par la guerre, mais dans la structure sociale du capitalisme russe. Cette tendance pouvait être découverte - et elle le fut - avant la guerre et indépendamment d'elle. La guerre rendit, certes, le développement révolutionnaire des masses infiniment plus rapide, mais ne changea nullement le contenu social de la révolution. Il faut dire, d'ailleurs, que Staline avait emprunté son argument à quelques remarques isolées et non développées de Lénine dont le but avait été de faire accepter par les vieux cadres la nécessité de réarmer le parti.

Dans les débats, Boukharine tenta de défendre en partie le vieux schéma du bolchévisme : dans la première révolution le prolétariat russe marche la main dans la main avec la paysannerie au nom de la démocratie, dans le seconde révolution la main dans la main avec le prolétariat européen au nom du socialisme. « En quoi consiste la perspective de Boukharine, répliqua Staline. A son avis, dans la première étape nous allons à la révolution paysanne. Mais elle ne peut manquer de... coïncider avec la révolution ouvrière. Il est impossible que la classe ouvrière, qui forme l'avant-garde de la révolution, ne lutte pas en même temps pour ses propres revendications. C'est pourquoi je considère le schéma de Boukharine irréfléchi. » C'était tout à fait juste. La révolution paysanne ne pouvait vaincre qu'en portant le prolétariat au pouvoir. Le prolétariat ne pouvait se maintenir au pouvoir sans commencer la révolution socialiste. Staline répéta contre Boukharine des considérations qui avaient été exposées pour la première fois au début de 1905 et qui, jusqu'en avril 1917, avaient été traitées d’« utopisme ». Quelques années plus tard, Staline oubliera, pourtant, les arguments répétés par lui au sixième congrès et ressuscitera, avec Boukharine, la formule de la « dictature démocratique », qui occupera une grande place dans le programme de l'Internationale communiste et jouera un rôle fatal dans le mouvement révolutionnaire de la Chine et d'autres pays.

La principale tâche du congrès fut de remplacer le mot d'ordre du passage pacifique du pouvoir aux soviets par celui de la préparation de l'insurrection armée. Pour cela il fallait comprendre avant tout le changement qui venait de se produire dans le rapport des forces. La direction générale de ce mouvement était évidente : du peuple vers la bourgeoisie. Mais il était bien plus difficile d'en fixer l'importance : seul un nouveau confit armé entre les classes pouvait mesurer le nouveau rapport des forces. Une telle vérification fut apportée à la fin d'août par la révolte du général Kornilov, qui révéla d'un seul coup que la bourgeoisie n'avait toujours pas d'appui dans le peuple, ni dans l'armée. Le changement survenu en juillet avait, par conséquent, un caractère superficiel et épisodique; mais il n'en restait pas moins tout à fait réel : il était dès lors absurde de parler de transmission pacifique du pouvoir aux soviets. Ce qui préoccupait avant tout Lénine, lorsqu'il formulait la nouvelle orientation, c'était que le parti fît face aussi résolument que possible au nouveau rapport des forces. En un certain sens, il recourait à une exagération délibérée : sous-estimer la force de l'ennemi est plus dangereux que la surestimer. Mais l'appréciation exagérée provoqua une réaction au congrès, comme auparavant à la conférence de Pétrograd - d'autant plus que Staline donna aux idées de Lénine une expression simplifiée.

« La situation est claire, dit Staline, maintenant personne ne parle de double pouvoir. Si, auparavant, les soviets représentaient une force réelle, maintenant ils ne sont plus que des organes de ralliement des masses, mais sans aucun pouvoir. » Quelques délégués eurent tout à fait raison de répliquer qu'en juillet la réaction avait temporairement triomphé, mais que la contre-­révolution n'avait pas vaincu et que le double pouvoir n'avait pas encore été liquidé en faveur de la bourgeoisie. A ces arguments, Staline répondit, comme à la conférence par une phrase axiomatique : « En temps de révolution, la réaction n'existe pas. » En fait, l'orbite de toute révolution se compose de segments de courbes montantes et descendantes. La réaction vient de contre-coups dus à l'ennemi ou au retard de la masse elle-même, contre-coups qui rapprochent le régime des besoins de la classe contre-révolutionnaire, mais ne changent pas encore l'axe du pouvoir. Tout autre chose est la victoire de la contre-révolution : elle est inconcevable sans le transfert du pouvoir aux mains d'une autre classe. En Juillet, un transfert aussi décisif ne s'était pas encore produit. Historiens et commentateurs soviétiques continuent encore aujourd'hui à recopier de livre en livre les formules de Staline sans penser un instant à se poser cette question : si en juillet le pouvoir passa aux mains de la bourgeoisie, pourquoi celle-ci dut-elle, en août, recourir à l'insurrection ? Avant les événements de juillet, on appelait double pouvoir le régime dans lequel le Gouvernement provisoire n'était plus qu'un fantôme, alors que la force réelle se concentrait dans les soviets. Après les événements de Juillet, une partie du pouvoir réel passa des soviets à la bourgeoisie, mais une partie seulement : le double pouvoir ne disparut pas. C'est précisément cela qui détermina par la suite le caractère de l'insurrection d'Octobre.

« Si les contre-révolutionnaires réussissent à se maintenir un mois ou deux, dit Staline un peu plus loin, c'est uniquement parce que le principe de la coalition n'a pas disparu. Mais, comme les forces de la révolution se développent, des explosions se produiront et un moment viendra où les ouvriers se soulèveront et réuniront autour d'eux les couches pauvres de la paysannerie, brandiront le drapeau de la révolution ouvrière et ouvriront l'ère de la révolution socialiste en Occident. » Notons-le : la mission du prolétariat russe est d'ouvrir « l'ère de la révolution socialiste en Occident ». Ce sera la formule du parti dans les années qui suivent. Au fond, le rapport de Staline donne une estimation correcte de la situation et un pronostic correct : ce sont ceux de Lénine. Pourtant, il est impossible de ne pas noter que dans le rapport de Staline manque, comme toujours, l'enchaînement des idées. L'orateur affirme, proclame, mais ne prouve pas. Ses estimations sont faites à vue de nez ou empruntées toutes faites; elles n'ont pas passé par le laboratoire de la pensée analytique et il ne s'est pas établi entre elles ce lien organique qui, de lui-même, engendre les arguments, les analogies et les illustrations nécessaires. La polémique de Staline consiste à répéter des idées déjà exprimées, parfois sous la forme d'un aphorisme qui suppose prouvé précisément ce qui doit l'être. Souvent les arguments sont corsés de quelque grossièreté, surtout dans la conclusion, quand il n'y a plus de raison de craindre la réplique de l'adversaire.

Dans une publication de 1928, consacrée au sixième congrès, nous lisons : « Lénine, Staline, Sverdlov, Dzerjinsky et autres furent élus membres du Comité central. » A côté de Staline, seuls trois défunts sont nommés. Cependant, les procès-verbaux du congrès nous informent qu'au Comité central furent élus vingt et un membres et dix suppléants. Vu la situation semi-légale du parti les noms des personnes élues à un vote secret furent pas rendus publics au congrès, à l'exception des quatre qui avaient reçu le plus de voix : Lénine avec 133 voix sur 134, Zinoviev 132, Kaménev 131, Trotsky 131. A côté d'eux furent élus : Noguine, Staline, Sverdlov, Rykov, Boukharine, Ouritsky, Milioutine, Berzine, Boubnov, Dzerjinsky, Krestinsky, Mouranov, Smilga, Sokolnikov, Chaoumian. Les noms sont rangés selon le nombre des voix reçues. Parmi les suppléants, les noms de huit ont pu être établis : Lomov, loffé, Stassova, lakovléva, Djaparidzé, Kissélev, Préobrajensky, Skrypnik. Des vingt-neuf membres et suppléants quatre seulement, Lénine, Sverdlov, Dzerjinsky et Noguine, moururent de mort naturelle, Noguine étant d'ailleurs mis au rang d'ennemi du peuple après sa mort; treize furent officiellement condamnés à mort ou disparurent sans laisser de traces, deux, loffé et Skrypnik, furent poussés au suicide par les persécutions; trois, Ouritsky, Chaoumian et Djaparidzé, ne furent pas fusillés par Staline uniquement parce qu'ils avaient déjà été tués par les ennemis de classe, un, Artem, fut victime d'un accident, le sort de quatre nous est inconnu. Au total, le Comité central qui était appelé à diriger l'insurrection d'Octobre se composait presque aux deux tiers de « traîtres », si même on laisse ouverte la question de savoir comment auraient fini Lénine, Sverdlov et Dzerjinsky.

Le congrès prit fin le 3 août. Le lendemain, Kaménev sortit de prison. Non seulement il se montra dès lors systématiquement dans les institutions soviétiques, mais il exerça aussi une influence indubitable sur la politique générale du parti et sur Staline personnellement. Tous deux, quoique à des degrés différents, s'étaient adaptés à l'orientation nouvelle. Mais il n'était pas si facile pour eux de s'affranchir de leurs habitudes de pensée. Là où il le peut, Kaménev arrondit les angles de la politique de Lénine. Staline n'a rien contre, seulement, il ne veut pas se mettre en avant. Un conflit ouvert surgit au sujet de la conférence socialiste de Stockholm, dont l'initiative venait des sociaux-démocrates allemands. Les patriotes conciliateurs russes, toujours prêts à saisir un fétu de paille, considéraient cette conférence comme un important moyen de « lutte pour la paix ». Au contraire, Lénine, accusé de liaison avec l'état-major allemand, se dressa résolument contre toute participation à une entreprise derrière laquelle se trouvait, comme on le savait, le gouvernement allemand. A la séance du Comité exécutif central du 6 août, Kaménev intervint nettement en faveur de la participation à la conférence. Staline ne pensa même pas à défendre la position du parti dans Prolétarii [Le Prolétaire] (c'est ainsi que se nommait alors la Pravda). Au contraire, un violent article de Lénine contre Kaménev se heurta à l'opposition de Staline et ne parut dans la presse que dix jours plus tard, à la suite des réclamations persistantes de l'auteur et de son appel à d'autres membres du Comité central. Malgré tout, Staline n'appuya pas ouvertement Kaménev.

Immédiatement après la mise en liberté de Kaménev, une rumeur fut lancée dans la presse par le ministère démocratique de la Justice, selon laquelle il aurait eu des relations avec la police secrète tsariste. Kaménev réclama une enquête. Le Comité central chargea Staline de « parler avec Gotz [un des chefs socialistes-­révolutionnaires] au sujet d'une commission sur l'affaire Kaménev ». Nous avons déjà observé des missions de ce genre : « parler » avec le menchévik Bogdanov à propos des marins de Cronstadt, « parler » avec le menchévik Anissimov au sujet des garanties pour Lénine. Restant dans les coulisses, Staline convenait mieux que d'autres pour ce genre de missions délicates. De plus, le Comité central avait toujours la certitude que, dans des pourparlers avec des adversaires, Staline ne se laisserait pas tromper.

« Le sifflement reptilien de la contre-révolution, écrit Staline, le 13 août, à propos des calomnies contre Kaménev, se fait de nouveau entendre plus fort. De son coin l'hydre hideuse de la réaction lance son dard empoisonné. Elle piquera et se cachera de nouveau dans son antre obscur », etc. C'est dans le style des « caméléons » de Tiflis. Mais l'article n'est pas seulement intéressant par son style. « La hideuse persécution, la bacchanale de mensonges et de calomnies, la tromperie impudente, la basse fraude et la falsification, continue l'auteur, prennent des proportions jusqu'ici inconnues dans l'histoire... D'abord on essaya de faire passer des militants éprouvés de la révolution pour des espions allemands; quand cela eut échoué, on voulut faire d'eux des espions tsaristes. Ainsi, des hommes qui ont consacré toute leur vie consciente à la cause de la lutte révolutionnaire contre le régime tsariste, on essaie maintenant de les faire passer pour... des valets du tsar... Le sens politique de tout cela est évident : les maîtres de la contre-révolution doivent à tout prix éliminer et ruiner Kaménev comme l'un des chefs reconnus du prolétariat révolutionnaire. » Malheureusement, cet article n'a pas figuré dans les pièces du procureur Vychinsky lors du procès de Kaménev en 1936.

Le 30 août, Staline publie, sans aucun avertissement de la rédaction, un article non signé de Zinoviev, intitulé « Ce qu'il ne faut pas faire », manifestement dirigé contre la préparation de l'insurrection. « Il faut regarder la vérité en face : il existe maintenant à Pétrograd bien des conditions qui favorisent l'apparition d'une insur­rection dans le genre de la Commune de Paris de 1871. » Sans nommer Zinoviev, Lénine écrit, le 3 septembre : « L'allusion à la Commune est très superficielle et même stupide... La Commune ne pouvait offrir d'un seul coup au peuple ce que les bolchéviks peuvent lui offrir s'ils prennent le pouvoir, à savoir la terre aux paysans, des propositions immédiates de paix. » Le coup contre Zinoviev atteignait par ricochet le rédacteur du journal. Mais Staline se tut. Il est prêt à soutenir anonymement une attaque contre Lénine venant de la droite. Mais il se garde bien d'intervenir lui-même. Au premier signe de danger, il se met à l'écart.

Il n'y a presque rien à dire de l'activité journalistique de Staline lui-même dans cette période. Il était rédacteur en chef de l'organe central, non parce qu'écrivain doué, mais parce qu'il n'était pas orateur et était en général incapable d'intervenir dans l'arène publique. Il n'écrivit pas un seul article qui attirât l'attention sur lui; il ne présenta pas un seul problème nouveau pour la discussion; il ne mit en circulation aucun mot d'ordre. Il commentait les événements en une langue impersonnelle dans le cadre des conceptions établies par le parti. Il était plutôt un fonctionnaire responsable du parti dans les bureaux du journal qu'un publiciste révolutionnaire.

La montée du mouvement des masses et la reprise de l'activité des membres du Comité central qui avaient été temporairement immobilisés écartèrent naturellement Staline de la position en vue qu'il avait occupée durant la période du congrès de juillet. Son activité se mène en vase clos, ignorée des masses, inaperçue des ennemis. En 1924, la Commission d'histoire du parti publia, en plusieurs volumes, une copieuse chronique de la révolution. Dans les 422 pages du volume IV, consacré à août et septembre, sont enregistrés tous les évènements, épisodes, conflits, résolutions, discours, articles qui méritent de retenir l'attention. Sverdlov, alors encore peu connu, est nommé trois fois dans ce volume, Kaménev 46 fois, Trotsky, qui passa août et le début de septembre en prison, 31 fois, Lénine, qui se trouvait dans l'illégalité, 16 fois, Zinoviev, qui partageait le sort de Lénine, 6 fois. Staline n'est pas mentionné une seule fois. Dans l'index, qui contient environ cinq cents noms, celui de Staline ne se trouve pas. Cela signifie que la presse n'a pas noté pendant ces deux mois un seul de ses actes, un seul de ses discours, et que nul de ceux qui jouèrent dans les événements un rôle plus en vue ne l'a nommé une seule fois.

Heureusement, par les procès-verbaux du Comité central conservés, certes pas entièrement, pendant sept mois (août 1917-février 1918), on peut suivre d'assez près le rôle de Staline dans la vie du parti, plus exactement, celle de son état-major. A des conférences et des congrès de toutes sortes sont délégués, vu l'absence de chefs politiques, Milioutine, Smilga, Glébov, figures peu influentes mais plus propres à intervenir publiquement. Le nom de Staline ne se rencontre pas souvent dans les décisions. Ouritsky, Sokolnikov et Staline sont chargés d'organiser une commission pour les élections à l'Assemblée constituante. Les mêmes sont aussi chargés de rédiger une résolution sur la conférence de Stockholm. Staline est chargé de mener des pourparlers avec une imprimerie pour le rétablissement de l'organe central. Encore une commission pour rédiger une résolution, etc. Après le congrès de juillet, on avait adopté la proposition de Staline d'organiser le travail du Comité central selon les principes d'une « stricte répartition des fonctions ». Pourtant, c'est plus facile à écrire qu'à faire : la marche des événements confondra encore longtemps les fonctions et renversera les décisions. Le 2 septembre, le Comité central nomme les comités de rédaction des revues hebdomadaires et mensuelle, tous deux avec la participation de Staline. Le 6 septembre, après la mise en liberté de Trotsky, Staline et Riazanov sont remplacés à la rédaction de la revue théorique par Trotsky et Kaménev. Mais même cette décision reste seulement dans les procès-verbaux. En fait, les deux revues ne parurent qu'une seule fois, et, de plus, les comités de rédaction réels ne coïncidèrent nullement avec ceux qui avaient été nommés.

Le 5 octobre, le Comité central crée une commission qui doit préparer pour le futur congrès un projet de programme du parti. La commission se compose de Lénine, Boukharine, Trotsky, Kaménev, Sokolnikov, Kollontaï. Staline n'en est pas membre. Non pas qu'il y eut quelque opposition à sa candidature, mais tout simplement parce que son nom ne vint à l'idée de personne quand il fut question d'élaborer le plus important document théorique du parti. Pourtant, la commission pour le programme ne se réunit pas une seule fois : à l'ordre du jour se trouvaient de tout autres tâches. Le parti mena l'insurrection et prit le pouvoir sans avoir de programme achevé. Ainsi, même dans les affaires purement intérieures du parti, les événements ne disposaient pas toujours des hommes conformément aux vues et aux plans de la hiérarchie du parti. Le Comité central crée des rédactions, des commissions, des comités de trois, de cinq, de sept, qui ne réussit pas à se réunir, alors que de nouveaux événements surgissent, et tout le monde oublie les décisions de la veille. De plus, les procès-verbaux, pour des considérations de conspiration, sont soigneusement cachés et nul ne les consulte.

Les absences relativement fréquentes de Staline retiennent l'attention. De vingt-quatre séances du Comité central en août, septembre et dans la première semaine d'octobre, il fut absent six fois; pour les six autres séances la liste des présents manque. Cette irrégularité est d'autant moins explicable que Staline ne prenait aucune part au travail du soviet et du Comité exécutif central et n'allait pas aux meetings. Evidemment, lui-même n'attribuait nullement à sa participation aux séances du Comité central l'importance qu'il lui donne maintenant. Dans un certain nombre d'occasions son absence s'explique indubitablement par quelque affront reçu et l'irritation qu'il en a : quand il ne peut imposer sa volonté, il préfère ne pas se montrer et rêver mélancoliquement de revanche.

L'ordre dans lequel les membres du Comité central présents sont inscrits dans les procès-verbaux ne manque pas d'intérêt. Le 13 septembre : Trotsky, Kaménev, Staline, Sverdlov et autres. Le 15 septembre : Trotsky, Kaménev, Rykov, Noguine, Staline, Sverdlov et autres. Le 20 septembre : Trotsky, Ouritsky, Boubnov, Boukharine et autres (Staline et Kaménev sont absents). Le 21 septembre : Trotsky, Kaménev, Staline, Sokolnikov et autres., Le 23 septembre : Trotsky, Kaménev, Zinoviev, etc. (Staline est absent.) L'ordre des noms n'était évidemment pas réglementé et était parfois bouleversé. Mais, malgré tout, il n'était pas fortuit, surtout si l'on tient compte du fait que dans la période précédente, lorsque Trotsky, Kaménev et Zinoviev étaient absents, le nom de Staline se rencontre en première place dans quelques procès-verbaux. Ce sont là, évidemment, des détails, mais nous ne trouvons rien de plus important et, de plus, la vie quotidienne du Comité central aussi bien que la place que Staline y occupe se reflètent impartialement dans ces détails.

Plus l'envergure du mouvement est grande, moindre est cette place de Staline et plus il lui est difficile de se détacher parmi les membres ordinaires du Comité central. En octobre, mois décisif d'une année décisive, Staline est moins remarqué que jamais. Le Comité central tronqué, seule base d'appui de Staline, manque lui-même d'assurance en ces mois-là. Ses décisions sont trop souvent renversées par une initiative surgie hors de ses rangs. L'appareil du parti en général ne se sent pas le pied ferme dans la tourmente révolutionnaire. Plus l'influence des mots d'ordre bolchévistes s'étend et s'approfondit, plus il devient difficile aux membres des comités de maîtriser le mouvement. Plus les soviets tombent sous l'influence du parti, moins l'appareil de celui-ci y trouve de place. Tel est l'un des paradoxes de la révolution.

Reportant à l'année 1917 des conditions qui ne se formèrent que bien plus tard, lorsque les eaux furent rentrées dans leur lit, de nombreux historiens, même des plus consciencieux, présentent les choses comme si le Comité central avait dirigé directement la politique du soviet de Pétrograd, qui depuis le début de septembre était devenu bolchéviste. En fait il n'en était rien. Les procès-verbaux montrent sans l'ombre d'un doute qu'à l'exception de quelques séances plénières, auxquelles participèrent Lénine, Trotsky et Zinoviev, le Comité central ne joua pas de rôle politique. Il ne prit l'initiative dans aucune question d'importance. De nombreuses décisions du Comité central dans cette période restèrent en l'air, car elles se heurtaient à des décisions du soviet. Les plus importantes décisions du soviet furent mises en application avant que le Comité central ait pu les examiner. C'est seulement après la conquête du pouvoir, la fin de la guerre civile et l'établissement d'un régime régulier que le Comité central concentre peu à peu dans ses mains la direction de l'activité soviétique. C'est alors que vient le tour de Staline.


Notes

[1] Elèves des écoles militaires, l'équivalent des « saint-cyriens ». (N.d.T.)


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