1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


VIII : Commissaire du peuple
1° section

Les bolchéviks avaient si complètement réalisé la tâche préalable essentielle de gagner les forces armées du pays que leur victoire finale, le 7 novembre, fut achevée pratiquement sans lutte. L'insurrection d'Octobre fut, pour reprendre les propres paroles de Lénine, « plus aisée que de soulever une plume ». L'Occident démocratique, entrant alors dans sa quatrième année de guerre, refusait de croire à ce qui était un fait accompli, et Kérensky affirmait devant le monde surpris que le bolchévisme « en temps que force organisée... n'existe plus, même à Pétrograd ».

Immédiatement après l'insurrection, sur l'insistance de l'aile droite bolchéviste - Zinoviev, Kaménev, Rykov, Lounatcharsky et d'autres, - des négociations furent entamées avec les menchéviks et les populistes pour la formation d'un gouvernement de coalition. Parmi leurs conditions, les partis renversés par le soulèvement demandaient une majorité pour eux-mêmes, et par-dessus tout et avant tout, l'élimination du gouvernement de Lénine et de Trotsky, considérés comme responsables de l'« aventure » d'Octobre. Les droitiers du Comité central étaient disposés à accepter cette exigence. La question fut débattue devant le Comité central dans sa séance du 1° (14) novembre. Voici ce qu'en dit le procès-verbal : « Sur la demande d'expulser Lénine et Trotsky, c'est là une proposition de décapiter notre parti, nous ne l'acceptons pas. » L'attitude des droitiers, allant jusqu'à un véritable abandon du pouvoir, fut condamnée par le Comité central comme une « peur de la majorité du Soviet d'utiliser sa propre majorité ». Les bolchéviks ne refusaient pas de partager le pouvoir avec les autres partis, mais ils ne consentaient à le partager que sur la base des rapports de force dans les soviets.

La motion que je déposai d'en finir avec les négociations fut adoptée. Staline ne prit aucune part à la discussion, mais il vota avec la majorité. Pour protester contre cette décision, les représentants de l'aile droite démissionnèrent du Comité central et du gouvernement. La majorité du Comité central signifia à la minorité qu'elle devait se soumettre inconditionnellement à la décision du parti. L'ultimatum portait la signature de dix membres, titulaires ou suppléants, du Comité central : Lénine, Trotsky, Staline, Sverdlov, etc. Au sujet de l'origine de ce document, un des membres du Comité central, Boubnov, déclare : « Après l'avoir écrit, il [Lénine] appela individuellement chacun des membres à son bureau, leur soumit le texte, demandant de le signer. » L'histoire est intéressante pour autant qu'elle nous permet d'évaluer correctement la signification de l'ordre des signatures. D'abord, Lénine me communiqua le texte qu'il venait de rédiger et, ayant obtenu ma signature, appela les autres, commençant par Staline. Il en était toujours ainsi ou presque toujours. S'il ne s'était agi d'un document dirigé contre Zinoviev et Kaménev, leur signature aurait probablement précédé celle de Staline.

Pestkovsky rapporte que, durant les journées d'octobre, « il fut nécessaire de choisir, parmi les membres du Comité central, ceux qui dirigeraient l'insurrection. Furent désignés - Lénine, Staline et Trotsky ». En assignant la direction à ces trois hommes, notons, en passant que le collaborateur de Staline enterre définitivement le « centre » pratique, dont ni Lénine ni moi n'avions été membres. Dans le témoignage de Pestkovky il y a un fond de vérité. Non dans les journées du soulèvement, mais après sa victoire dans les principaux centres, et avant l'établissement d'un quelconque régime stable, il était nécessaire de créer une solide équipe dirigeante du Parti capable de faire appliquer localement toutes les décisions importantes. Ainsi que le procès-verbal le relate, le 29 novembre (12 décembre) 1917, le Comité central désigna, pour le règlement des questions urgentes, un bureau de quatre membres : Staline, Lénine, Trotsky et Sverdlov. « Ce bureau aurait droit de décision pour toutes les affaires extraordinaires, mais à condition de s'adjoindre en chaque occasion les autres membres du Comité central alors présents à Smolny. » Zinoviev, Kaménev et Rykov, à cause de leur profond désaccord avec la majorité, avaient démissionné du Comité central. C'est ce qui explique la composition de ce bureau. Sverdlov, absorbé par le secrétariat du parti, les meetings, l'arbitrage des conflits était rarement à Smolny. En fait, les « quatre » se trouvaient le plus souvent réduits à trois.

Dans la nuit du 19-20 février 1918, la coalition bolchéviks-socialistes-révolutionnaires du Conseil des commissaires du peuple élut un Comité exécutif, composé de Lénine, Trotsky, Staline, Prophian et Karéline, dont la tâche était d'assurer le travail courant dans l'intervalle des séances du Conseil. Ce Comité exécutif du gouvernement était donc composé de trois bolchéviks et de deux socialistes-révolutionnaires. Il serait cependant tout à fait erroné d'imaginer que les trois bolchéviks constituaient un « triumvirat ». Le Comité central se réunissait fréquemment et c'est lui qui se prononçait sur toutes les questions importantes, surtout quand elles donnaient lieu à des débats, mais le « trio » était nécessaire pour les décision pratiques qu'il fallait prendre sur l'heure : au sujet du développement du soulèvement dans les provinces, des tentatives de Kérensky pour entrer dans Pétrograd, du ravitaillement de la capitale, etc. Il resta en fonctions, au moins, nominalement, jusqu'au transfert du gouvernement à Moscou.

Dans ses virulentes attaques contre la politique des bolchéviks après 1917, Irémachvili écrit : « Le triumvirat, en proie à un inapaisable esprit de vengeance, commença par exterminer, avec une cruauté inhumaine toute chose, vivants et morts », et ainsi de suite, sur le même ton. Dans le triumvirat, Irémachvili inclut Lénine, Trotsky et Staline. On peut affirmer en toute assurance que cette conception d'un triumvirat n'entra dans la tête d'Irémachvili que beaucoup plus tard, après que Staline fut devenu un personnage de premier plan. Il y a cependant une part de vérité - ou, en tout cas, un semblant de vérité - dans ces mots.

En liaison avec les négociations de Brest-litovsk, la phrase de Lénine : « Je vais consulter Staline et vous donnerai une réponse », est constamment répétée. Le fait est qu'un tel « trio » exista réellement à certains moments, bien que pas toujours avec la participation de Staline. Dmitrievsky parle lui aussi de ce « trio », quoique sur un ton quelque peu différent. Il écrit : « A cette époque, Lénine avait tellement besoin de Staline que lorsque des communications venaient de Trotsky, alors à Brest, et qu'une décision immédiate devait être prise, si Staline n'était pas à Moscou, Lénine télégraphiait à Trotsky : « Je voudrais d'abord consulter Staline avant de répondre à vos questions. » Et seulement trois jours plus tard, Lénine télégraphiait : « Staline vient d'arriver. Je vais examiner la question avec lui et nous vous enverrons aussitôt notre réponse commune. »

Les décisions les plus importantes de cette période furent assez souvent prises par Lénine en accord avec moi. Mais quand un tel accord faisait défaut, l'intervention d'un troisième membre était nécessaire. Zinoviev était à Pétrograd. Kaménev n'était pas toujours là ou car, comme les autres membres du Bureau politique et du Comité central, il consacrait une grande partie de son temps à l'agitation. Staline avait plus de loisirs que les autres membres du Bureau politique; c'est pourquoi, avant son départ pour Tsaritsyne, il remplissait habituellement les devoirs du « troisième ». Lénine tenait beaucoup à l'observation des formes, et il était tout naturel qu'il ne voulût prendre sur lui de répondre en son seul nom. Dans les récents écrits, les fréquentes remarques sur la façon dont Lénine dirigeait, commandait, etc., sont uniquement inspirées par une analogie avec le régime stalinien. En fait, un semblable état de choses n'existait absolument pas. Des instructions étaient données, des décisions signifiées, mais seulement par le Bureau politique et, si ses membres n'étaient pas tous présents, par un « trio » qui constituait le quorum. Quand Staline était absent, Lénine consultait Krestinsky, alors secrétaire du Comité central, avec le même scrupule et on trouverait dans les archives du Parti de nombreuses références à de telles consultations.

Mais en fait, à cette époque, on parlait beaucoup plus d'un « duumvirat ». Durant la guerre civile, le « poète-lauréat » soviétique, Démian Biédny, lui consacra plusieurs de ses poèmes que publiaient les journaux. Personne alors ne parlait d'un triumvirat. En tout cas, quiconque eût employé ce terme aurait choisi, comme troisième, non Staline, mais Sverdlov qui était le très populaire président du Comité exécutif central des soviets et, comme tel, signait les décrets les plus importants. Je me souviens lui avoir signalé, à diverses reprises, l'autorité insuffisante de certaines de nos instructions dans les provinces. Dans une de ces conversations, il me répondit : « Localement, on accepte seulement trois signatures : celle de Lénine, la vôtre, et aussi, dans une certaine mesure, la mienne. » [Sverdlov avait une prodigieuse capacité de travail.] « Nul n'était capable au même degré de mener de front le travail politique et les tâches d'organisation, déclarait Lénine au congrès du Parti, en 1920, et pour essayer de le remplacer il nous fallut créer un bureau de plusieurs personnes. »


Quand j'arrivai à Pétrograd, au début de mai, je me rappelais à peine le nom de Staline. Je le vis probablement dans les journaux, au bas d'articles qui ne retenaient guère mon attention. Mes premiers contacts furent avec Kaménev, Lénine, Zinoviev. Ensemble, nous menâmes les pourparlers pour la fusion. Je ne rencontrai Staline ni aux séances des soviets, ni au Comité exécutif central, ni aux nombreux meetings qui prenaient une bonne part de mon temps. Dès mon arrivée, à cause de mon travail au Comité exécutif central, je fus en rapports avec tous les dirigeants, mais je ne remarquai pas Staline, même parmi les hommes de second plan tels que Boubnov, Milioutine, Noguine. [Après la fusion avec les bolchéviks, Staline restait toujours un personnage obscur.] D'après les procès-verbaux du Comité central du parti, « Trotsky et Kaménev représentèrent les bolchéviks au bureau du Préparlement ». Quand vint le moment de désigner les candidats à l'Assemblée constituante, Staline fut chargé de les présenter. On trouve dans les comptes-rendus ces paroles de Staline : « Camarades, je propose comme candidats à l'Assemblée constituante les camarades Lénine, Zinoviev, Kollontaï, Trotsky et Lounatcharsky. » C'étaient là les cinq candidats présentés par le Parti tout entier. Rappelons que [selon l'historiographie officielle] deux semaines seulement plus tôt j'aurais exigé, d'accord avec les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, que Lénine comparût devant un tribunal.

Dans la liste complète des délégués bolchévistes à la Constituante, Lénine en tête, Staline occupe la huitième place. Les vingt-cinq bolchéviks désignés étaient les candidats officiels du Comité central. La liste avait été préparée par une commission sous la direction de trois membres du Comité central : Ouritsky, Sokolnikov et Staline. Lénine critiqua âprement sa composition : trop d'intellectuels douteux et trop peu d'ouvriers sûrs. « Il est indispensable, dit-il, de la réviser et de la corriger... il est évident que, parmi les nouveaux membres qui viennent des organisations "inter-districts", personne ne songerait à contester, par exemple, telle candidature comme celle de L. D. Trotsky, car, d'abord, la position de Trotsky dès son arrivée a été celle des internationalistes; ensuite, il a bataillé pour la fusion, enfin durant les difficiles journées de juillet, il s'est montré égal aux tâches que les circonstances exigeaient, se comportant comme un loyal dirigeant du parti du prolétariat révolutionnaire. Il est clair qu'on ne peut en dire autant de beaucoup d'adhérents d'hier dont le nom figure sur la liste. »

Après la conquête du pouvoir, Staline se sentit plus sûr de lui-même, restant cependant une figure de second plan. Je remarquai bientôt que Lénine le « poussait », appréciant en lui la fermeté, son cran, son opiniâtreté et, dans une certaine mesure, la ruse, comme des attributs nécessaires pour la lutte. Il n'attendait jamais de lui des idées originales, de l'initiative politique ou de l'imagination créatrice. Staline agissait lentement et prudemment; chaque fois que c'était possible, il se tenait tranquille. Les victoires des bolchéviks à Pétrograd et plus tard à Moscou l'affermirent. Il commença à s'accoutumer au pouvoir. « Après Octobre, écrit Allilouïev, Staline s'installa à Smolny dans deux petites pièces du rez-de-chaussée. » [Il était commissaire pour les nationalités.] La première séance du gouvernement bolchéviste eut lieu à Smolny, dans le bureau de Lénine; les secrétaires étaient isolés par une cloison de bois. Staline et moi nous étions arrivés les premiers. Venant de derrière la cloison, nous entendîmes la grosse voix de Dybenko. Il parlait par téléphone avec la Finlande, et la conversation avait un caractère plutôt tendre. Le marin de vingt-neuf ans, jovial géant barbu, était devenu récemment l'intime d'Alexandra Kollontaï, dans certains cercles du Parti on ne manquait pas d'en bavarder. Staline, avec lequel je n'avais pas eu jusqu'alors de conversation personnelle, s'approcha de moi, l'air enjoué et, avançant son coude vers la cloison, dit en minaudant : « C'est lui avec Kollontaï ! avec Kollontaï ! » Son attitude et son rire tellement inattendus me parurent déplacés et insupportablement vulgaires, particulièrement en cette occasion et en ce lieu. Je ne me souviens pas si je me contentai de détourner la tête, ou répondis sèchement : « C'est leur affaire. » Mais Staline sentit qu'il avait gaffé. L'expression de son visage changea soudain, et dans ses yeux jaunes apparut ce même éclair méchant que j'avais déjà remarqué à Vienne.

En fin de janvier 1918, Staline participa comme représentant du Parti à une conférence de délégués de plusieurs partis socialistes de gauche étrangers, qui décida, en conclusion de ses travaux, qu'« un congrès socialiste international... devra être convoqué sous les conditions suivantes : d'abord que les partis et organisations s'engagent à mener une lutte révolutionnaire contre "leur propre gouvernement" pour la paix immédiate; ensuite qu'ils soutiennent de toutes leurs forces la Révolution d'Octobre et le gouvernement soviétique ».

A l'époque des négociations de Brest-litovsk, l'Assemblée constituante avait été dissoute. L'initiative venait de Lénine. Dans ce même temps fut publiée « la Déclaration des droits des travailleurs et des peuples exploités ». Dans le texte de ce document historique, des corrections furent introduites par Boukharine et Staline, « la plupart de ces corrections ne portaient que sur des points secondaires », d'après une note insérée dans les Œuvres de Lénine.

Les postes que Staline occupa durant les premières années de la Révolution et les tâches qui lui furent assignées étaient extrêmement variés. Mais c'était le lot des dirigeants du Parti en ce temps. Directement ou indirectement, chacun d'eux était pris par la guerre civile, le travail de bureau étant confié aux collaborateurs les plus proches. Staline était, nominalement, membre du comité de direction de l'organe central du Parti, mais en réalité il n'avait rien à faire avec la Pravda; son travail le plus systématique était au commissariat des nationalités. L'Etat soviétique était alors en voie de formation et il n'était pas facile de déterminer les relations réciproques des diverses nationalités. Lénine avait créé ce département, dont la direction générale était entièrement entre ses mains. Après la question agraire, rien ne lui avait paru, en tout temps, plus important que le problème des nationalités. L'agenda de son secrétariat montre qu'il recevait fréquemment toutes sortes de délégations nationales, restant en rapport avec elles, envoyant enquêtes et instructions concernant telle ou telle question nationale. Les mesures principales devaient passer par le Bureau politique; au commissariat des nationalités revenait simplement la tâche technique d'appliquer les décisions prises.

On peut trouver des renseignements sur le travail de ce commissariat dans les Mémoires de Pestkovsky, publiés en 1922 et en 1930. Il fut le collaborateur le plus proche de Staline durant les vingt premiers mois du régime soviétique. Vieux révolutionnaire polonais, il avait été condamné aux travaux forcés en Sibérie; il participa à l'insurrection d'Octobre, occupa divers postes après la victoire, notamment celui de ministre soviétique à Mexico en 1924-1926. Il appartint longtemps à l'un des groupes d'opposition, mais manœuvra pour se repentir à temps. La marque d'un récent repentir apparaît dans la seconde édition de ses Mémoires, mais ne les prive néanmoins ni de leur fraîcheur ni de leur intérêt.

L'initiative de cette collaboration revient à Pestkovsky. Il avait frappé à diverses portes, cherchant vainement un emploi où il pût utiliser ses modestes talents. Il raconte ainsi son succès auprès de Staline :

« Camarade Staline, dis-je, êtes-vous le commissaire du peuple pour les affaires des nationalités ?
- Oui.
- Mais avez-vous un commissariat ?
- Non.
- Eh bien, je vous en constituerai un.
- Très bien, mais que vous faudra-t-il pour cela ?
- Pour le présent, simplement un mandat.
Là-dessus, Staline qui avait horreur des paroles inutiles, va au bureau du conseil des commissaires du peuple et, quelques minutes plus tard, revient avec un mandat. »

Dans une des pièces de Smolny, Pestkovsky trouva une table inutilisée, il l'appliqua contre le mur, fixa au-dessus une feuille de papier portant l'inscription : Commissariat du peuple pour les affaires des nationalités, et compléta l'aménagement par deux chaises. Le récit se poursuit ainsi :

« - Camarade Staline, dis-je, nous n'avons pas un sou à notre nom. (Le nouveau gouvernement n'avait pas encore pris possession de la banque d'Etat.)
- Vous faut-il beaucoup ? demanda Staline.
- Pour commencer, un millier de roubles suffira.
- Revenez dans une heure.
A mon retour, une heure plus tard, Staline me chargea d'emprunter 3000 roubles à Trotsky. Il a de l'argent, me dit-il; il en a trouvé au ministère des « Affaires étrangères ». J'allai voir Trotsky et lui signai un reçu pour 3000 roubles. Autant que je sache, le Commissariat des nationalités n'a pas encore retourné cette somme au camarade Trotsky. »

Staline était avec Lénine le 9 (22) novembre 1917, de deux heures à quatre heures et demie du matin, quand Lénine, menant les négociations avec le commandant en chef, général Doukhonnine, par fil direct, donna l'ordre d'entamer des négociations avec toutes les nations en guerre. Sur le refus de Doukhonnine, il écrivit, séance tenante, l'ordre de révocation et la nomination de N.V. Krylenko comme commandant en chef. [A propos d'incidents de ce genre] Pestkovsky affirme que Staline devint « l'adjoint de Lénine dans la direction des batailles révolutionnaires. Il devait surveiller les opérations militaires engagées sur le Don, en Ukraine, et dans d'autres parties de la Russie ». Le mot « adjoint » n'est pas celui qui convient; il serait plus correct de dire « assistant technique ». Comme les instructions devaient transmises par fil spécial, Staline s'en trouvait chargé du fait que son commissariat lui laissait plus de loisirs que n'en avaient les autres membres du Comité central.

Ces communications télégraphiques de Staline étaient essentiellement de caractère semi-technique, semi-politique; il transmettait des instructions. Extrêmement intéressante est l'une de ces conversations du début, le 17 (30) novembre 1917 avec le représentant de la Rada ukrainienne, Porche. La Rada ukrainienne ressemblait beaucoup au gouvernement de Kérensky. Elle s'appuyait sur les couches supérieures de la petite bourgeoisie, bien entendu, elle avait également le soutien de la grande bourgeoisie et des Alliés contre les bolchéviks. Même temps, les soviets ukrainiens tombaient sous l'influence croissante des bolcheviks et se trouvaient ainsi en opposition directe avec la Rada. Un conflit entre la Rada et les soviets était inévitable, particulièrement après les succès de l'insurrection à Pétrograd et à Moscou. Porche, au nom de la Rada, demandait quelle était l'attitude du gouvernement de Pétrograd sur la question nationale en général, et sur le sort de l'Ukraine quant à son propre régime, en particulier. Staline répondit par des généralités : « En Ukraine comme dans les autres régions, dit-il, le pouvoir devrait appartenir à l'ensemble des délégués des ouvriers, des paysans et de soldats, y compris également l'organisation de la Rada. Dans ce domaine, il existe une large base d'accord entre la Rada et le Conseil des commissaires du peuple. C'était là précisément la combinaison que menchéviks et socialistes-révolutionnaires avaient voulu imposer après la Révolution d'Octobre, et c'était sur cette question que les négociations, conduites par Kaménev, avaient échoué.

A l'autre extrémité du fil, à Kiev, à côté du ministre ukrainien Porche, se trouvait un bolchévik, Sergei Babinsky, qui posait lui aussi des questions, ils se contrôlaient l'un l'autre, Babinsky représentant les soviets. Il déclarait que la Rada centrale n'estimait pas possible de transférer le pouvoir, localement, au soviets. Staline lui répondit que, si la Rada centrale refusait de convoquer un congrès avec les bolchéviks alors « convoquez-le sans la Rada. De plus, le gouvernement dés soviets doit être accepté par chaque région. C'est là un commandement révolutionnaire que nous ne pouvons répudier et nous ne pouvons comprendre que la Rada centrale ukrainienne puisse s'élever contre un axiome fondamental ».

Un quart d'heure plus tôt, Staline avait déclaré possible de combiner les soviets avec les organisations démocratiques de la Rada, il affirmait maintenant que le gouvernement des soviets, sans combinaison d'aucune sorte, était un axiome. Comment expliquer cette contradiction ? Bien que nous n'ayons aucun document à notre disposition, il est aisé néanmoins d'imaginer ce qui se passa derrière cette conversation. Staline transmit un rapport à Lénine sur son entretien avec Porche; dès que Lénine en eut pris connaissance, il répondit par une impitoyable critique. Alors Staline ne discute pas et, dans le second temps de la conversation, il donne des instructions opposées à celles qu'il venait de communiquer.


Comme membre du Bureau politique, Staline fit partie de la délégation du Parti communiste russe au congrès du Parti socialiste finlandais. Sa participation était purement nominale, car il ne prit aucune part aux débats. « Quand, à la fin de décembre 1917, le congrès du Parti socialiste finlandais se réunit, écrit Pestkovsky, la question dominante était de savoir dans quelle voie allait s'engager la classe ouvrière de Finlande. Le Comité central des bolchéviks envoya à ce congrès son représentant, Staline. » Ni Lénine, ni Sverdlov, ni moi ne pouvions quitter Pétrograd, d'autre part, Zinoviev et Kaménev n'étaient pas indiqués à cette époque pour la tâche de déclencher un mouvement insurrectionnel en Finlande. Restait Staline comme seul candidat possible. C'est à ce congrès qu'il rencontra pour la première fois Tanner, avec lequel, vingt­-deux ans plus tard, il devait mener des pourparlers à la veille de la guerre russo-finlandaise.

Le même Pestkovsky insiste sur la collaboration étroite entre Lénine et Staline : « Lénine ne pouvait se passer de Staline même pour un seul jour. C'est probablement pour cette raison que notre bureau, à Smolny, était "sous l'aile" de Lénine. Dans le cours d'une journée, Lénine mandait fréquemment Staline, et parfois il venait le chercher lui­-même. Staline passait une grande partie de la journée avec Lénine, dans son bureau. Ce qu'ils y faisaient, je l'ignore, mais une fois, entrant dans ce bureau, j'eus sous les yeux un tableau intéressant. Une grande carte de la Russie était déployée sur le mur, et, devant la carte, deux chaises sur lesquelles étaient assis Lénine et Staline, leurs doigts se déplaçaient dans la direction du nord, à travers la Finlande sans doute. »

« Le soir, quand l'agitation habituelle s'était un peu calmée, Staline s'installait au téléphone et y passait des heures. De là, il conduisait d'importantes négociation, avec nos chefs militaires (Antonov, Pavlounovsky, Mouraviov et autres) ou avec nos ennemis, avec le ministre de la Guerre de la Rada ukrainienne, Porche. Parfois quand une tâche urgente l'appelait ailleurs, il me demandait de le remplacer au téléphone. » Les faits sont ici rapportés plus ou moins correctement; l'interprétation est partiale. Il est certain que dans cette période Lénine avait grand besoin de Staline. Zinoviev et Kaménev venaient de s'opposer à lui sur des questions fondamentales, mon temps était pris par des meetings et par les négociations de Brest-litovsk, Sverdlov avait la charge écrasante du travail d'organisation de tout le Parti. Staline, lui, n'avait pas de tâches précises et le commissariat des nationalités, surtout au début, ne demandait que peu de temps. C'est ainsi qu'il remplissait le rôle de chef d'état-major, ou de chargé de mission, sous la direction de Lénine. Les conversations par téléphone étaient essentiellement techniques, bien que naturellement très importantes, et Lénine ne pouvait les confier qu'à un homme d'expérience et au courant de toutes les questions débattues à Smolny.

Même après le transfert du gouvernement de Pétrograd à Moscou, Lénine suivit rigoureusement ce qui était à ses yeux une règle essentielle : ne jamais donner d'ordres personnels. Trois ans plus tard, le 24 septembre 1920, Ordjonikidzé demandait, de Bakou, par dépêche, l'autorisation d'envoyer un torpilleur à Enzeli (Perse). Lénine écrivit en marge de la dépêche : « Je vais consulter Trotsky et Krestinsky. » En fait, il y a une quantité innombrable d'inscriptions semblables en marge de télégrammes, lettres et rapports. Lénine, ne décidait jamais seul; il en référait toujours au Bureau politique. Deux ou trois de ses membres, parfois deux seulement, étaient habituellement à Moscou. De ces centaines de notations au sujet de la consultation d'autres membres du Bureau politique, on a extrait seulement celles disant : « Je consulterai Staline », pour essayer de montrer que Lénine ne décidait rien sans Staline.

Au sujet des négociations de Brest-litovsk, les historiographes de Staline ont perdu toute retenue. [Ils disposaient de documents authentiques, des archives du commissariat des Affaires étrangères, présidé alors par Trotsky. Or, en 1935, un certain Zorine écrit : ]

Dans une lettre à Lénine, de Brest, Trotsky proposait un plan dangereusement fantaisiste : ne pas signer une paix annexioniste, mais ne pas poursuivre la guerre, tandis qu'on démobiliserait l'armée. Le 15 (2) janvier, dans une conversation, par téléphone, avec Trotsky qui demandait une réponse immédiate, Vladimir Ilitch caractérisa le plan de Trotsky comme « discutable » et renvoya sa réponse jusqu'à l'arrivée de Staline, qui n'était pas alors à Pétrograd et que Lénine voulait consulter. Nous citons le texte intégral de ces conversations :
15 (2) janvier. - La conversation suivante a eu lieu par téléphone entre Trotsky et Lénine : Trotsky demande à Lénine s'il a reçu la lettre qu'il lui a fait porter par un soldat letton. Trotsky doit avoir une réponse immédiate à cette lettre. La réponse devrait s'exprimer en termes d'accord ou de désaccord.
Lénine à l'appareil : « Je viens de recevoir votre lettre spéciale. Staline n'est pas ici et je n'ai pas encore pu la lui montrer. Votre plan me semble discutable. N'est-­il pas possible de renvoyer la décision finale jusqu'à une séance spéciale du Comité exécutif central ? Aussitôt que Staline sera revenu, je lui communiquerai votre lettre. - LÉNINE. »
« Nous essaierons d'ajourner la décision aussi temps que possible, attendant votre communication. Mais il conviendrait de se hâter. La délégation de la Rada poursuit une politique de trahison. La discussion de ma proposition devant le Comité central me paraît dangereuse, car elle pourrait provoquer une réaction avant que le plan soit mis à exécution. - TROTSKY. »
Réponse à Trotsky : « Je voudrais d'abord consulter Staline avant de répondre à votre question. Aujourd'hui, une délégation du Comité exécutif central ukrainien de Kharkov, qui affirme que la Rada de Kiev est à bout de souffle, vient de partir pour aller vous voir. - LÉNINE. »
Quand les négociations du 18 (5) janvier entrèrent dans une phase critique, L. D. Trotsky demanda que des instructions soient données par téléphone et reçut successivement les deux notes suivantes :
« A Trotsky : Staline vient d'arriver. Je vais examiner la question avec lui et vous donnerai notre réponse commune. - LÉNINE.
Informer Trotsky qu'il doit prendre un congé et venir à Pétrograd. - LÉNINE, STALINE. »

[L'Histoire officielle du Parti bolchéviste, publiée en 1939, dédaigne complètement ces faits. Elle déclare : ]

Le 10 février 1918, les négociations de paix de Brest-litovsk furent interrompues. Bien que Lénine et Staline, au nom du Comité central du Parti, aient demandé avec insistance que la paix fût signée, Trotsky, qui était le président de la délégation soviétique à Brest, violait traîtreusement les directives explicites du Parti. Il déclarait que la République des Soviets refusait de signer la paix sur la base des conditions proposées par l'Allemagne, et en même temps informait les Allemands que la République des Soviets ne poursuivrait pas la guerre et continuerait à démobiliser l'armée.
C'était monstrueux. Les impérialistes allemands ne pouvaient pas demander davantage à ce traître aux intérêts de la Patrie soviétique.

[Nous reportant aux pages 207 et 208 du même livre, nous trouvons le récit suivant : ]

Lénine qualifia cette déclaration d'« étrange et monstrueuse ».
A cette époque, le Parti ne voyait pas encore clairement quelle était la vraie raison de l'attitude anti-parti de Trotsky et des « communistes de gauche ». Mais, comme il a été récemment établi par le procès du « bloc antisoviétique des droitiers et des trotskistes » (début de 1938), Boukharine et le groupe des communistes de gauche, dirigé par lui, conjointement avec Trotsky et les socialistes-révolutionnaires de gauche, étaient déjà alors engagés dans une conspiration secrète contre le gouvernement soviétique. Boukharine, Trotsky et les autres conspirateurs avaient formé le dessein, comme il a été prouvé, de dénoncer le traité de Brest, d'arrêter V.I. Lénine, J.V. Staline, Ia.M. Sverdlov, de les assassiner et de former un nouveau gouvernement de boukharinistes, de trotskistes et de socialistes-révolutionnaires de gauche.

[Examinons maintenant les procès-verbaux. Soixante-trois bolchéviks étaient présents à la conférence du 21 (8) janvier 1918, dont la majorité absolue (trente-deux) votèrent en faveur d'une guerre révolutionnaire. La position de Trotsky - ni guerre ni paix - recueillit seize votes; celle de Lénine - paix avec l'Allemagne impériale - quinze votes. La question revint en discussion trois jours plus tard devant le Comité central du Parti. Le procès-verbal de la séance du 24 (11) janvier 1918 mentionne : ]

« Le camarade Trotsky propose que la formule suivante soit mise aux voix : "Nous terminons la guerre, nous ne signons pas la paix, nous démobilisons l'armée." » Le vote donne le résultat suivant : pour, 9, contre, 7.

La proposition de Lénine fut alors mise aux voix : « Nous retardons la signature de la paix par tous les moyens » (pour, 12; contre, 1). L. D. Trotsky pose la question : « Proposons-nous de lancer un appel pour une guerre révolutionnaire ? » (pour, 2 ; contre, 11; abstention, 1), et « nous cessons la guerre, ne signons pas la paix, démobilisons l'armée » (pour, 9; contre, 7).

A cette séance, Staline basa la nécessité de signer une paix séparée sur cet argument : « Il n'y a pas de mouvement révolutionnaire en Occident, pas de faits, mais seulement des potentialités, et nous ne pouvons pas faire entrer des potentialités en ligne de compte. » - « Pas les faire entrer en ligne de compte ? » Lénine répudia aussitôt l'appui que prétendait lui apporter Staline; il est vrai que la révolution n'a pas encore commencé à l'Ouest; « cependant si nous modifions notre tactique à cause de cela, nous serions des traîtres au socialisme international ».

Le jour suivant, le 25 (12) janvier, la question de la paix fut discutée à une séance commune des Comités centraux des bolchéviks et des socialistes­-révolutionnaires de gauche. A la majorité des voix, il fut décidé de soumettre au congrès des Soviets la formule : « Ne pas continuer la guerre, ne pas signer la paix. »

Quelle fut l'attitude de Staline à l'égard de cette formule ? Voici ce que Staline déclara, une semaine après la séance au cours de laquelle la formule avait été acceptée par neuf voix contre sept : « Séance du 1° février (19 janvier) 1918 : Camarade Staline : "Le moyen de sortir de cette situation difficile fut fourni par le point de vue médian - la position de Trotsky." »

Cette déclaration de Staline prend son plein sens si on tient compte du fait que, durant toute cette période critique, la majorité des organisations du parti et des Soviets était en faveur d'une guerre révolutionnaire et que, par suite, le point de vue de Lénine n'aurait pu l'emporter que par une révolution dans le Parti et dans l'Etat (ce qui naturellement était hors de question). Ainsi, loin de se tromper, Staline reconnaissait un fait indiscutable quand il disait que ma position à cette époque était pour le Parti la seule issue à la situation. Le 10 février la délégation soviétique à la conférence de la paix à Brest-litovsk rendit publique la déclaration officielle du refus du gouvernement soviétique de signer la paix annexionniste et de mettre fin à la guerre avec les puissances de la quadruple alliance. Deux jours plus tard fut publié l'ordre du commandant en chef, N.V. Krylenko, de cessation de l'activité militaire contre les mêmes puissances, et pour la démobilisation de l'armée russe.

[Au sujet de ces événements, Lénine écrivait une année plus tard : ]

« Comment fut-il possible que pas une seule tendance, pas une seule direction, pas une seule organisation de notre Parti ne s'opposa à cette démobilisation ? De quoi s'agissait-il pour nous ? Avions-nous complètement perdu la tête ? Pas le moins du monde. Les officiers, et non pas les bolchéviks, disaient même avant Octobre que l'armée ne pouvait pas se battre, qu'elle ne pourrait plus être maintenue au front que pendant quelques semaines. Après Octobre, cela devint évident, tout à fait évident pour ceux qui voulaient regarder les faits en face, qui voulaient voir la désagréable et amère réalité, et ne pas fermer les yeux ou se satisfaire de phrases creuses. Il n'y avait pas d'armée, impossible de s'appuyer sur elle. Le mieux qu'on pouvait faire était de démobiliser ce qui en restait aussi vite que possible.
C'était le point sensible de la structure de l'Etat russe, qui ne pouvait porter plus longtemps le fardeau de la guerre. Plus vite nous démobiliserions, plus vite les vestiges de l'armée s'incorporeraient aux parties encore saines, plus tôt le pays serait prêt pour ses nouvelles et difficiles tâches. C'est ce que nous sentions quand, unanimement, sans la moindre protestation, nous votâmes la résolution de démobiliser - décision qui, d'un point de vue superficiel, semblait absurde. C'était exactement ce qu'il fallait faire. Maintenir l'armée eût été une illusion frivole. Plus tôt nous la démobiliserions, plus tôt commencerait la convalescence de l'organisme social dans son ensemble. C'est pourquoi les phrases révolutionnaires telles que : "Les Allemands ne pourront pas avancer", d'où découlait celle-ci : "Nous ne pouvons pas déclarer l'état de guerre terminé, ni guerre ni signature de la paix", étaient une profonde erreur, un surestimation des événements. Mais supposons que les Allemands avancent ? "Non, ils seront incapable, d'avancer." »

En fait, l'avance des troupes allemandes dura quatorze jours, du 18 février au 3 mars. La journée entière du 18 février fut consacrée par le Comité central à la question : comment répondre à l'avance allemande qui venait de commencer ?

Après la rupture des négociations, à Brest, le 10 février, et la publication, par la déclaration spécifiant qu'elle considérait la guerre comme terminée mais refusait de signer la paix avec l'Allemagne, le « parti militaire » - le parti des annexionnistes forcenés - l'avait finalement emporté. À une conférence qui eut lieu à Hambourg, le 13 février, sous la présidence de l'empereur Guillaume, la déclaration suivante proposée par lui fut acceptée : « Le refus de Trotsky de signer le traité de paix met fin, automatiquement, à l'armistice. » Le 16 février, le haut commandement militaire allemand informait le gouvernement soviétique que l'armistice prendrait fin le 18 février à midi, violant ainsi l'accord stipulant qu'avis de la fin de l'armistice devait être donné sept jours avant le déclenchement de l'action militaire.

La question de notre riposte à l'avance allemande fut examinée d'abord à la séance du Comité central du Parti, dans la soirée du 17 février. Une proposition d'entamer de nouvelles négociations avec l'Allemagne pour la signature de la paix fut rejetée par six voix, contre cinq. D'autre part, personne ne vota « pour une guerre révolutionnaire » tandis que N.I. Boukharine, G.I. Lomov et A.A. Ioffé « refusaient de voter sur une question ainsi posée ». Une résolution fut adoptée à la majorité « d'ajourner la reprise des négociations de paix, jusqu'au moment où l'avance aura pris un développement suffisant, et jusqu'à ce que son effet sur le mouvement ouvrier soit devenu évident ». Sauf trois abstentions, la décision suivante fut prise unanimement : « Si au moment où l'avance allemande se développe, aucun mouvement révolutionnaire ne se manifeste en Allemagne et en Autriche, alors nous signerons la paix. »

Le 18 février, l'avance allemande ayant été déclenchée, le Comité central du Parti siégea toute la journée, sauf de brèves interruptions. A la première séance, après les discours de Lénine et de Zinoviev en faveur de la signature de la paix, et par moi et N.I. Boukharine contre, la motion : « Soumettre immédiatement une proposition de renouveler des négociations de paix » fut repoussée par sept voix contre six. A la seconde séance, dans la soirée, après les discours de Lénine, Staline, Sverdlov et Krestinsky en faveur de la reprise des négociations de paix, Ouritsky et Boukharine parlant contre, et un discours de moi proposant que nous ne reprenions pas les négociations mais demandions aux Allemands de formuler leurs propositions, la question suivante fut mise aux voix : « Faut-il envoyer au gouvernement allemand une proposition de conclure la paix immédiatement ? » Sept voix se prononcèrent pour l'affirmative (Lénine, Smilga, Staline, Sverdlov, Sokolnikov, Trotsky, Zinoviev), cinq contre (Ouritsky, Lomov, Boukharine, Ioffé, Krestinsky) et une abstention (Stassova). Il fut alors aussitôt décidé de rédiger un texte précis de la décision prise et de le faire parvenir au gouvernement allemand. La proposition de Lénine concernant le contenu du télégramme fut soumise à un nouveau vote. Tous les membres sauf deux votèrent pour prendre acte du caractère de violence des conditions de paix; et pour l'acceptation de signer la paix aux conditions déjà présentées, avec l'indication qu'on ne refuserait pas de consentir à des conditions pires : pour, 7; contre, 4; abstentions, 2. La tâche de rédiger le texte fut confiée à Lénine et à moi. Le radiogramme fut alors écrit séance tenante par Lénine et, après corrections que j'y apportai, approuvé à la séance commune des Comités centraux des bolchéviks et des socialistes-révolutionnaires de gauche, puis, revêtu des signatures du Conseil des commissaires du peuple, envoyé à Berlin le 19 février.

A la réunion des commissaires du peuple du 20 février, les représentants des socialistes-révolutionnaires de gauche votèrent contre l'utilisation d'une aide possible de l'Entente pour contrecarrer l'avance allemande. Des négociations avec les Alliés au sujet d'une aide militaire et technique avaient commencé sitôt après la Révolution d'Octobre. Elles étaient menées par Lénine et par moi avec les généraux Lavergne et Niessel et le capitaine Jacques Sadoul, représentant les Français, et avec le colonel Raymond Robbins, représentant les Américains. Le 21 février, en rapport avec l'avance continue des Allemands, l'ambassadeur français Noulens me télégraphia : « Dans votre résistance à l'Allemagne, vous pouvez compter sur la coopération militaire et financière de la France. » La différence que nous faisions entre le militarisme allemand et le militarisme français n'était naturellement pas pour nous une question de principe. C'était uniquement un moyen d'assurer la neutralisation nécessaire de certaines forces hostiles afin de sauver le gouvernement soviétique. [Mais le gouvernement français ne tint pas sa parole.] Clemenceau proclama la guerre sainte contre les bolchéviks. Nous fûmes alors contraints de signer le traité de Brest-litovsk.

La réponse au radiogramme soviétique indiquant les conditions allemandes de paix fut reçue à Pétrograd, à dix heures et demie du matin, le 23 février. Comparées aux conditions présentées le 10 février, celles-ci étaient sensiblement plus dures. La Livonie et l'Estonie devaient être évacuées immédiatement par l'Armée rouge tandis que la police allemande les occuperait; la Russie s'engageait à conclure la paix avec les gouvernements bourgeois d'Ukraine et de Finlande; et autres dispositions draconiennes. La question de l'acceptation de ces nouvelles conditions fut discutée le jour même, d'abord à la séance du Comité central du Parti bolchéviste, puis à la session commune de notre Comité central et du Comité central des socialistes-révolutionnaires de gauche, et finalement à la séance plénière du Comité exécutif central panrusse lui-même.

A la séance du Comité central du Parti bolchéviste, Lénine, Zinoviev, Sverdlov et Sokolnikov parlèrent en faveur de l'acceptation de ces conditions. Boukharine, Dzerjinsky, Ouritsky et Lomov parlèrent contre. Je déclarai que « si nous étions unanimes, nous pourrions prendre sur nous la tâche d'organiser la défense. Nous aurions pu le faire... mais cela exigeait le maximum d'unité. Puisque cet élément indispensable manquait, je ne voulais pas prendre sur moi la responsabilité de voter pour la guerre ». Le Comité central décida par sept voix contre quatre, quatre s'abstenant, d'accepter immédiatement la proposition allemande, de se préparer pour une guerre révolutionnaire et (à l'unanimité moins trois abstentions) de porter la question devant les électeurs des Soviets de Pétrograd et de Moscou, afin de connaître exactement l'attitude des masses à l'égard de la conclusion de la paix.

A cette séance du Comité central du 23 février, Staline déclara : « Nous n'avons pas besoin de signer, mais nous devons entamer des négociations de paix. » A quoi Lénine répliqua : « Staline a tort de dire que nous n'avons pas besoin de signer. Ces conditions doivent être signées. Si nous ne les signons pas, alors nous signerons la sentence de mort du gouvernement soviétique dans trois semaines. » Et le procès-verbal ajoute : « Le camarade Ouritsky fit remarquer à Staline que les conditions devaient être acceptées ou repoussées, mais qu'il n'était plus possible de négocier. »

Pour tous ceux qui étaient familiers avec la situation, il apparaissait clairement que la résistance était sans espoir. La déclaration de Staline révélait une complète incompréhension. L'armée allemande avait pris Dvinsk dès le 18 février. Son avance se développait à une allure extrêmement rapide. Les efforts pour la contenir étaient complètement épuisés. Cependant Staline proposait cinq jours plus tard, le 23 février, de ne pas signer la paix, mais... d'entamer des négociations.

Staline fit une seconde intervention à la séance du 23 février, cette fois en faveur de la nécessité de signer le traité de paix. Il profita de l'occasion pour corriger sa précédente déclaration sur la question de la révolution internationale : « Nous aussi, dit-il, nous misons sur la révolution, mais vous comptez en semaines tandis que nous comptons en mois. » C'était l'état d'esprit général en ces jours qu'exprimaient aussi ces paroles de Serguéiev (Artem) à la séance du 24 janvier 1918 : que tous les membres du Comité central étaient d'accord sur un point : que sans la victoire de la révolution internationale dans le temps le plus rapproché (selon Staline durant les quelques mois prochains), la République soviétique périrait. Ainsi, à cette époque, le « trotskisme » prévalait unanimement au Comité central du Parti.

Dans la période difficile des négociations de Brest, Staline n'eut, en réalité, aucune position personnelle; il hésitait, prenait son temps, tenait sa bouche close - et manœuvrait. « Le Vieux compte toujours sur la paix, me dit-il, faisant un signe de tête dans la direction de Lénine, mais il n'aura de paix d'aucune sorte. » Puis, très probablement, il allait à Lénine et faisait le même genre de remarques sur moi. Staline ne s'engagea jamais franchement. Il est vrai que personne ne s'intéressait particulièrement soit à ses vues, soit à ses contradictions. Je suis persuadé que mon but principal, qui était de rendre notre attitude sur la question de la paix aussi compréhensible que possible au prolétariat mondial, était pour Staline une considération secondaire. Il intéressait à « la paix dans un seul pays », exactement comme plus tard il devait s'intéresser au « socialisme dans un seul pays ». Dans les votes décisifs, il suivit Lénine. C'est seulement plusieurs années plus tard, dans sa lutte contre le trotskisme, qu'il prit la peine d'établir pour lui-même un semblant de « point de vue » au sujet des événements de Brest. [Comparons son attitude à celle de Lénine qui, parlant au septième congrès du Parti, le 8 mars immédiatement après l'âpre bataille des fractions, déclara : ]

« Je dois dire quelques mots sur la position du camarade Trotsky. Il est nécessaire de distinguer deux aspects de son activité; quand il commença les négociations, à Brest, les utilisant admirablement pour l'agitation, nous étions tous d'accord avec lui... Par la suite, la tactique de Trotsky, pour autant qu'elle visait à faire traîner les choses en longueur, était correcte. Elle devint erronée quand il proposa de déclarer la guerre terminée, mais de ne pas signer la paix... Mais puisque l'histoire a rejeté cela au second plan, il ne vaut pas la peine de le rappeler. »

Il y avait évidemment une grande différence entre la politique de Lénine lors de la crise de Brest-litovsk et la politique de Staline, lequel était beaucoup plus près de Zinoviev. Il faut dire que Zinoviev seul avait le courage de demander la signature immédiate de la paix, affirmant que faire traîner les négociations n'aurait d'autre effet que d'accroître la sévérité des conditions de paix. Aucun de nous ne doutait que, du point de vue « patriotique », il aurait été plus avantageux de signer le traité sans délai, mais Lénine pensait que la prolongation des négociations de paix permettait une agitation révolutionnaire et que les tâches de la révolution internationale passaient avant les considérations patriotiques - avant les conditions territoriales et autres du traité. Pour Lénine, la question était de nous assurer une pause profitable dans la lutte pour la révolution internationale. Staline admettait que la révolution internationale était un « potentiel » dont nous devions tenir compte. Plus tard, il est vrai, il modifia ses déclarations, afin surtout de se dresser contre d'autres; mais, essentiellement, la révolution internationale à cette époque, comme longtemps après, restait pour lui une formule sans vie qu'il ne savait comment appliquer dans la politique courante.

Ce fut précisément à l'époque de cette crise qu'il devint clair que les facteurs de la politique mondiale étaient pour Staline des quantités entièrement inconnues. Il les ignorait complètement et ils ne l'intéressaient pas. Dans la classe ouvrière allemande, des débats passionnées faisaient rage parmi les éléments les plus avancés, où l'on se posait la question de savoir pourquoi les bolchéviks avaient entamé des négociations et se préparaient à signer la paix. Il n'en manquait pas parmi eux qui pensaient que les bolchéviks et le gouvernement des Hohenzollern se livraient à une comédie arrangée d'avance. La lutte pour la révolution exigeait donc que nous montrions clairement aux ouvriers que nous ne pouvions agir autrement, que les ennemis marchaient partout sur nous et que nous étions forcés de signer le traité de paix. Précisément pour cette raison, l'avance allemande était notre meilleure preuve de cette obligation de signer. Un ultimatum de l'Allemagne n'aurait pas été suffisant; on aurait pu croire que lui aussi était partie de la comédie. Il en allait tout à fait autrement avec le mouvement des troupes allemandes, la prise des grandes villes, des équipements militaires : nous perdions de grandes richesses, mais nous gagnions la confiance politique de la classe ouvrière du monde entier. Tel était le sens fondamental de la divergence.


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