1920

En défense du pouvoir soviétique acculé de toutes parts... Une réponse cinglante à Kautsky qui complète les travaux de Lenine sur le même sujet.


Terrorisme et communisme

Léon Trotsky

XI. EN GUISE DE POSTFACE

Ce livre paraît au moment du II° Congrès de l'Internationale Communiste. Le mouvement révolutionnaire du prolétariat a fait, pendant les mois qui se sont écoulés depuis le I° Congrès, un grand pas en avant. Les positions des social-patriotes officiels, avoués, sont sapées partout. Les idées du communisme acquièrent une diffusion toujours plus grande. Le kautskysme officiel, dogmatisé, est cruellement compromis. Kautsky lui-même, au sein du parti "Indépendant" dont il est le créateur, présente aujourd'hui une figure sans grande autorité et assez ridicule.

Cependant, la lutte idéologique dans les rangs de la classe ouvrière internationale ne débute vraiment que maintenant. Si, comme nous venons de le dire, le kautskysme dogmatisé sent le sapin et si les chefs de partis socialistes intermédiaires se hâtent de l'abandonner, le kautskysme en tant qu'état d'esprit bourgeois, en tant que pusillanimité politique, joue encore un rôle considérable dans les milieux dirigeants des organisations ouvrières du monde entier, y compris les partis qui tendent vers la III° Internationale ou même qui y ont formellement adhéré.

Le parti indépendant d'Allemagne, qui a écrit sur son drapeau le mot d'ordre de la dictature du prolétariat, tolère dans ses rangs le groupe Kautsky, dont tous les efforts tendent à compromettre théoriquement et à discréditer la dictature du prolétariat dans son expression vivante : le pouvoir soviétique. Une cohabitation de ce genre n'est possible dans les conditions de la guerre civile que pour autant et aussi longtemps que la dictature du prolétariat apparaît aux cercles dirigeants des social-démocrates "indépendants" comme un vœu pieux, une protestation amorphe contre la trahison ouverte et honteuse de Noske, Ebert, Scheidemann et autres, et, en fin de compte, un instrument de démagogie électorale et parlementaire.

La vitalité du kautskysme informe est particulièrement visible chez les longuettistes français. Jean Longuet s'en est convaincu lui-même et a longtemps tenté de convaincre les autres le plus sincèrement du monde qu'il marchait avec nous du même pas et que seules la censure de Clémenceau et les calomnies de nos amis français Loriot, Monatte, Rosmer et autres, empêchaient entre lui et nous la fraternité d'armes. Il suffit pourtant de prendre connaissance de n'importe quelle intervention parlementaire de Longuet pour se convaincre que l'abîme qui le sépare de nous à l'heure actuelle est sans doute plus profond encore que lors de la première période de la guerre impérialiste. Les problèmes révolutionnaires qui se dressent maintenant devant le prolétariat international sont devenus plus sérieux, plus immédiats et grandioses, plus directs et plus nets qu'il y a cinq ou six ans, et le caractère politiquement réactionnaire des longuettistes, représentants parlementaires de la passivité éternelle, est devenu plus frappant qu'à n'importe quel moment, bien qu'ils soient formellement rentrés dans le giron de l'opposition parlementaire.

Le parti italien, qui adhère à la III° Internationale, n'est nullement affranchi du kautskysme. En ce qui concerne ses chefs, un grand nombre d'entre eux n'arborent les couleurs de l'Internationale qu'en raison de leurs fonctions et contraints par la base. En 1914-1915, il fut incomparablement plus facile au parti socialiste italien qu'aux autres partis d'Europe de conserver une attitude d'opposition sur la question de la guerre, puisque l'Italie n'entra en guerre que neuf mois après les autres pays, et aussi et principalement parce que la situation internationale de l'Italie avait créé dans ce pays un puissant groupement bourgeois (les giolittistes, au sens large de ce mot) qui demeura jusqu'à la dernière minute hostile à l'entrée de l'Italie dans la guerre. Ces circonstances permirent au parti socialiste italien de refuser sans crise intérieure profonde les crédits de guerre au gouvernement et, d'une façon générale, de rester en dehors du bloc interventionniste. Mais de ce fait, incontestablement, l'épuration intérieure du parti se trouva retardée. En entrant dans la III° Internationale, le parti socialiste italien tolère jusqu'à ce jour en son sein Turati et ses partisans. Ce groupement extrêmement large - nous sommes malheureusement embarrassés pour donner des chiffres précis sur son importance numérique dans la fraction parlementaire italienne, la presse, les organisations du Parti et les organisations syndicales - représente un opportunisme sans doute moins pédant, moins dogmatique, plus déclamatoire et lyrique, mais qui n'en est pas moins un opportunisme des plus néfastes, un kautskysme romantisé.

Pour couvrir l'attitude conciliatrice adoptée envers les groupes kautskystes, longuettistes, turatistes, on déclare en général que dans les pays en question, l'heure de l'action révolutionnaire n'a pas encore sonné. Mais une pareille façon de poser la question est totalement fausse. Personne, en effet, n'exige des socialistes qui aspirent au communisme, qu'ils fixent la prise révolutionnaire du pouvoir pour les mois ou les semaines à venir. Mais ce que la III° Internationale exige de ses partisans, c'est qu'ils reconnaissent non en paroles, mais en fait, que l'humanité civilisée est entrée dans une époque révolutionnaire, que tous les pays capitalistes marchent vers d'immenses bouleversements et vers la guerre de classes ouverte, et que la tâche des représentants révolutionnaires du prolétariat consiste à préparer pour cette guerre inévitable qui approche l'armement idéologique indispensable et les points d'appui organisationnels. Les internationalistes qui trouvent possible de collaborer aujourd'hui encore avec Kautsky, Longuet et Turati, d'apparaître devant les masses ouvrières au coude à coude avec eux, renoncent par là même en fait à la préparation idéologique et organisationnelle du soulèvement révolutionnaire du prolétariat, que ce soulèvement se produise un mois ou un an plus tôt ou plus tard. Pour que le soulèvement ouvert des masses prolétariennes ne s'émiette pas en tardives recherches d'une voie et d'une direction, il faut que de larges cercles de prolétaires apprennent dès maintenant à embrasser dans tout leur ensemble les tâches qui leur incombent, ainsi que toute l'incompatibilité qui existe entre ces tâches et les formes variées de kautskysme et d'esprit de conciliation. Une aile vraiment révolutionnaire, c'est-à-dire communiste, doit s'opposer devant les masses à tous les groupements indécis et hybrides de doctrinaires, d'avocats, de ténors de la passivité, en fortifiant ses positions, avant tout idéologiques, puis organisationnelles, ouvertes, semi-ouvertes, et strictement clandestines. L'heure de la rupture formelle avec les kautskystes avérés et dissimulés, ou bien l'heure de leur exclusion des rangs du parti ouvrier, doit être déterminée, bien entendu, par des considérations d'opportunité en fonction de la situation; mais toute la politique des communistes véritables doit être orientée dans cette direction.

Voilà pourquoi il me semble que ce livre n'arrive pas du tout trop tard - et cela à mon grand regret, sinon en tant qu'auteur, du moins en tant que communiste.

 

27 juin 1920


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