1920

En défense du pouvoir soviétique acculé de toutes parts... Une réponse cinglante à Kautsky qui complète les travaux de Lenine sur le même sujet.


Terrorisme et communisme

Léon Trotsky

IV. LE TERRORISME

Le thème principal du livre de Kautsky est le terrorisme. L'opinion selon laquelle le terrorisme appartient à l'essence même de la révolution est, à en croire Kautsky, une erreur largement partagée. Il n'est pas exact, prétend-il, que "qui veut la révolution doit prendre son parti du terrorisme". En ce qui le concerne, Kautsky est pour la révolution en général, mais résolument contre le terrorisme. C'est là que les difficultés commencent.

"La révolution, gémit Kautsky, entraîne un terrorisme sanguinaire mis en vigueur par des gouvernements socialistes. En Russie, les bolcheviks se sont engagés les premiers dans cette voie. C'est ce qui les a fait désavouer de la façon la plus sévère par tous les socialistes qui n'admettent pas le point de vue bolchevik et au nombre desquels figurent les majoritaires allemands. Mais ces derniers ne se sont pas sitôt sentis menacés dans leur domination qu'ils n'ont pas hésité à recourir à leur tour aux méthodes du terrorisme dont ils avait condamné l'emploi en Orient".

Il semblerait donc qu'il eût fallu tirer de ces prémisses la conclusion que le terrorisme est bien plus profondément lié à la nature de la révolution que ne l'ont pensé certains sages. Kautsky, lui, en tire une conclusion diamétralement opposée. Le développement formidable du terrorisme des blancs et des rouges dans toutes les dernières révolutions - russe, allemande, autrichienne, hongroise - prouve selon lui que ces révolutions ont dévié de leur bonne voie et qu'elles ne se sont pas montrées telles qu'elles auraient dû être conformément à ses rêveries théoriques. Sans nous attarder à discuter de l'immanence du terrorisme considéré "en soi", dans la Révolution prise, elle aussi, "en soi", arrêtons-nous sur l'exemple de quelques révolutions, telles que nous les montre l'histoire de l'humanité.

Nous rappellerons, tout d'abord, la Réforme, qui trace une sorte de ligne de partage entre l'histoire du moyen-âge et l'histoire moderne : plus elle embrassait les intérêts profond des masses populaires, plus elle prenait d'ampleur, plus la guerre civile qui se déroulait sous les étendards religieux devenait acharnée, et plus la terreur était, des deux côtés, impitoyable.

Au XVII° siècle, l'Angleterre accomplit deux révolutions : la première, qui provoqua de violentes secousses sociales et de longues guerres, amena, notamment, l'exécution de Charles I°; la deuxième s'est achevée heureusement par l'accession au trône d'une dynastie nouvelle. La bourgeoisie anglaise et ses historiens considèrent ces deux révolutions de manière bien différente : la première est à leurs yeux une abominable jacquerie, une "Grande Rébellion"; la deuxième a reçu le nom de "Glorieuse Révolution". L'historien français Augustin Thierry a montré les causes de cette différence d'appréciation. Dans la première révolution anglaise, dans la "Grande Rébellion", c'était le peuple qui agissait, alors que dans la seconde, il est resté presque silencieux. D'où il résulte que, sous un régime d'esclavage de classe, il est bien difficile d'apprendre aux masses opprimées les bonnes manières. Lorsqu'elles sont exaspérées, elles se battent avec des épieux et des pierres, avec le feu et la corde. Les historiens au service des exploiteurs en sont parfois offusqués. Mais l'événement capital de l'histoire de l'Angleterre moderne (bourgeoise) n'en demeure pas moins la "Grande Rébellion", et non la "Glorieuse Révolution".

L'événement le plus considérable de l'histoire moderne après la Réforme et la "Grande Rébellion", un événement qui, par son importance, laisse loin derrière lui les deux précédents, a été la grande Révolution française. A cette révolution classique a correspondu un terrorisme classique. Kautsky est prêt à excuser la terreur des Jacobins, en reconnaissant qu'aucune autre mesure ne leur eût permis de sauver la République. Mais cette justification tardive ne fait ni chaud ni froid à personne. Pour les Kautsky de la fin du XVIII° siècle (les leaders des Girondins français), les Jacobins personnifiaient le mal. Voici, dans toute sa banalité, une comparaison assez instructive entre les Girondins et les Jacobins. Nous la trouvons sous la plume d'un des historiens bourgeois français. "Les uns comme les autres voulaient la République...". Mais les Girondins "voulaient une République légale, libre, généreuse. Les Montagnards voulaient [!] une République despotique et terrible. Les uns et les autres se déclaraient pour la souveraineté du peuple; mais les Girondins entendaient fort justement, sous le mot peuple, l'ensemble de la population; tandis que pour les Montagnards, le peuple n'était que la classe laborieuse; et dès lors, c'est à ces hommes seuls que devait appartenir le pouvoir". L'antithèse entre les paladins chevaleresques de l'Assemblée constituante et les agents sanguinaires de la dictature prolétarienne est ici assez bien indiquée dans les termes politiques de l'époque.

La dictature de fer des Jacobins avait été appelée par la situation terriblement critique de la France révolutionnaire. Voici ce qu'en dit un historien bourgeois: "Les armées étrangères étaient entrées en territoire français par quatre côtés à la fois; au nord, les Anglais et les Autrichiens; en Alsace, les Prussiens; en Dauphiné et jusqu'à Lyon, les Piémontais; en Roussillon, les Espagnols. Et cela à un moment où la guerre civile faisait rage en quatre points différents, en Normandie, en Vendée, à Lyon et à Toulon". Et nous devons encore y ajouter les ennemis de l'intérieur, les innombrables défenseurs cachés du vieil ordre de choses, prêts à aider l'ennemi par tous les moyens.

La rigueur de la dictature prolétarienne en Russie, ferons-nous remarquer, a été conditionnée par des circonstances qui n'étaient pas moins critiques. Un front ininterrompu du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest. Outre les armées blanches russes de Koltchak, de Denikine, etc..., la Russie soviétique est simultanément ou successivement attaquée par les Allemands, les Autrichiens, les Tchécoslovaques, les Serbes, les Polonais, les Ukrainiens, les Roumains, les Français, les Anglais, les Américains, les Japonais, les Finlandais, les Estoniens et les Lithuaniens... A l'intérieur du pays, enserré par le blocus et étranglé par la faim, ce n'étaient que complots incessants, soulèvements, actes terroristes, destruction des dépôts, des voies ferrées et des ponts. "Le gouvernement qui avait pris sur lui de lutter avec l'ennemi innombrable de l'extérieur et de l'intérieur n'avait ni argent, ni armée suffisante, en un mot, rien, sauf une énergie sans limite, un appui chaleureux de la part des éléments révolutionnaires du pays et l'audace de recourir à toutes les mesures pour le salut de la patrie, quels qu'en fussent l'arbitraire, l'illégalité et la rudesse": voilà en quels termes Plekhanov caractérisait autrefois le gouvernement des ... Jacobins [1].

Tournons-nous maintenant vers la révolution qui s'est produite dans la deuxième moitié du XIX° siècle aux Etats-Unis, pays de la "démocratie". Bien qu'il se fut agi non de l'abolition de la propriété privée en général mais de l'abolition de la propriété des Noirs, les institutions de la démocratie n'en avaient pas moins été tout à fait incapables de résoudre le conflit parla voie pacifique. Les Etats du Sud, battus aux élections présidentielles de 1860, avaient décidé de recouvrer à n'importe quel prix l'influence qu'ils avaient jusqu'alors exercé pour le maintien de l'esclavage des Noirs. Tout en proférant, comme il se doit, des mots sonores sur la liberté et l'indépendance, ils s'engagèrent dans la voie qui conduisait à la révolte des propriétaires d'esclaves. Toutes les conséquences ultérieures de la guerre civile devaient inéluctablement en découler. Dès le début de la lutte, le gouvernement militaire de Baltimore enfermait, malgré l'"habeas corpus", plusieurs citoyens partisans de l'esclavage au Fort Mac Henry. La question de la légalité ou de l'illégalité de ces actes fit l'objet d'une chaude discussion entre les soi-disant "hautes autorités". Le juge à la cour suprême Taney déclara que le président de la République avait le droit ni de suspendre le fonctionnement de l'"habeas corpus", ni de donner à cet effet les pleins pouvoirs à l'autorité militaire. "Telle est probablement la solution de cette question conforme à la Constitution", écrit un des premiers historien de la guerre américaine, le lieutenant-colonel Fletcher. "Mais la situation était si critique, et la nécessité de soumettre la population de Baltimore si impérieuse, que les mesures arbitraires étaient soutenues à la fois par le gouvernement et par le peuple des Etats-Unis" [2].

Certains objets dont le Sud en rébellion avaient besoin de lui étaient fournis secrètement par les commerçants du Nord. Dans ces conditions, il ne restait plus aux Nordistes qu'à recourir à la répression. Le 6 août 1861, une loi du Congrès sur la confiscation de la propriété privée employée à des fin insurrectionnelles fut ratifiée par le Président. Le peuple, représenté par les éléments les plus démocratiques, était en faveur des mesures extrêmes; le parti républicain avait au Nord une majorité décisive et tous ceux qui étaient suspectés de sécessionnisme, c'est-à-dire de favoriser les Etats dissidents du Sud, étaient l'objet de violences. Dans quelques villes du Nord et même dans les Etats de la Nouvelle-Angleterre, qui se glorifiaient de leur bon ordre, la population saccagea à diverses reprises les locaux de journaux qui soutenaient les esclavagistes insurgés et brisa leurs presses. On vit des éditeurs réactionnaires enduits de goudron, roulés dans des plumes et promenés par les rues dans cet accoutrement jusqu'au moment où ils consentaient à jurer fidélité à l'Union. La personnalité d'un planteur enduit de goudron n'avait que peu de ressemblance avec la "fin en soi", si bien que l'impératif catégorique de Kant a subi, au cours de la guerre civile américaine, un coup considérable. Mais ce n'est pas tout. "Le gouvernement, nous raconte le même historien, eut recours à des mesures plus légitimes pour supprimer tous les journaux soutenant des opinions opposées à celles de l'administration. En peu de temps, la presse jusqu'alors libre d'Amérique devint aussi soumise aux autorités que celle de n'importe quel Etat autocratique d'Europe". La liberté de parole eut le même sort. Ainsi, continue le lieutenant-colonel Fletcher, le peuple américain se vit privé à cette époque de la plupart de ses libertés. Il est à remarquer, ajoute-t-il en moraliste, que "la majorité de la population était tellement absorbée par la guerre et si profondément disposée à consentir à tous les sacrifices pour atteindre son but que, loin de regretter la perte de ses libertés, elle semblait ne pas s'en apercevoir".

Les sanguinaires esclavagistes du Sud et leur valetaille déchaînée agirent avec une fureur encore beaucoup plus grande. "Partout où se formait une majorité en faveur de l'esclavagisme, rapporte le comte de Paris, l'opinion publique devenait terriblement despotique à l'égard de la minorité. Tous ceux qui regrettaient le drapeau national étaient contraints au silence. Mais cela parut bientôt insuffisant. Comme il arrive dans toutes les révolutions, on contraignit les indifférents à exprimer leur attachement à la nouvelle cause. Ceux qui s'y refusaient étaient donnés en pâture à la haine et à la violence de la populace... Dans tous les centres de la civilisation naissante (Etats du Sud-Ouest) se constituèrent des comités de vigilance composés de tous ceux qui s'étaient signalés par leur extrémisme au cours de la lutte électorale... Le cabaret était le lieu ordinaire de réunion et l'orgie bruyante s'y mêlait à une misérable parodie des formes souveraines de la justice. Quelques énergumènes siégeant autour d'un comptoir sur lequel coulaient le gin et le whisky, jugeaient leurs concitoyens présents et absents. L'accusé, avant même d'être questionné, voyait déjà préparer la corde fatale. Et celui qui ne comparaissait pas devant le tribunal apprenaient sa condamnation en tombant sous la balle du bourreau tapi dans les broussailles de la forêt...". Ce tableau ressemble beaucoup aux scènes qui se déroulent chaque jour dans les régions où opèrent Denikine, Koltchak, Youdénitch et autres champions de la "démocratie" franco-anglaise et américaine.

Nous verrons plus loin comment la question du terrorisme se posait sous la commune de Paris. Quoi qu'il en soit, les efforts que fait Kautsky pour nous opposer la Commune ne sont nullement fondés et l'obligent à recourir à de bien piètres jongleries verbales.

On doit, paraît-il, reconnaître les arrestations d'otages comme "inhérentes" au terrorisme de la guerre civile. Kautsky, adversaire du terrorisme et des arrestations d'otages, est cependant pour la Commune de Paris (il est vrai qu'elle a vécu il y a cinquante ans). La Commune avait pourtant pris des otages. D'où, chez notre auteur, un certain embarras. Mais à quoi servirait la casuistique, si ce n'était dans ces circonstances ?

Les décrets de la Commune sur les otages et sur leur exécution en réponse aux atrocités des Versaillais, ont été motivés, selon la profonde explication de Kautsky, "par le désir de conserver des vies humaines, non de les détruire". Admirable découverte ! Il ne reste plus qu'à l'élargir. On peut et on doit faire comprendre qu'en temps de guerre civile nous exterminerons les gardes-blancs afin qu'ils n'exterminent pas les travailleurs. Dès lors notre but n'est pas de supprimer des vies humaines, mais bien de les préserver. Mais comme nous devons combattre pour les préserver les armes à la main, cela nous conduit à détruire des vies humaines - énigme dont le secret dialectique fût élucidé par le vieil Hegel, sans parler des sages appartenant à de plus anciennes écoles.

La Commune n'a pu se maintenir et se renforcer qu'en une guerre sans merci aux Versaillais. Ceux-ci avaient à Paris bon nombre d'agents. En guerre avec les bandes de Thiers, la Commune ne pouvait faire autrement que d'exterminer les Versaillais, tant sur le front qu'à l'arrière. Si son autorité avait dépassé les limites de Paris, elle se serait heurtée - dans le développement de la guerre civile avec l'armée de l'Assemblée Nationale - à des ennemis bien plus dangereux, au sein même de la population paisible. La Commune ne pouvait pas, alors qu'elle combattait les royalistes, accorder la liberté de parole à leurs agents de l'arrière.

Kautsky, en dépit de tous les événements actuels dans le monde, ne comprend absolument pas ce qu'est la guerre en général, et la guerre civile en particulier. Il n'arrive pas à comprendre que tout partisan de Thiers à Paris, ou presque, n'était pas simplement un "opposant" idéologique des communards, mais bien un agent et un espion de Thiers, un ennemi mortel, guettant le moment de leur tirer dans le dos. Or l'ennemi doit être mis dans l'impossibilité de nuire, ce qui, en temps de guerre, signifie qu'il doit être détruit.

Le problème de la révolution, comme celui de la guerre, est de briser la volonté de l'ennemi, de le forcer à capituler en acceptant les conditions du vainqueur. La volonté est, assurément, un fait d'ordre psychologique, mais à la différence d'un meeting, d'une réunion publique ou d'un congrès, la révolution poursuit ses fins par le recours à des moyens matériels, bien que dans une mesure moindre que la guerre.

La bourgeoise elle-même s'est emparée du pouvoir par l'insurrection, et l'a affermi par la guerre civile. En temps de paix, elle garde le pouvoir à l'aide d'un appareil complexe de coercition. Aussi longtemps qu'il y aura une société de classes, fondée sur les antagonismes les plus profonds, l'emploi de la répression sera indispensable pour soumettre la partie adverse à sa volonté.

Même si, dans tel ou tel pays, la dictature du prolétariat naissait dans le cadre de la démocratie, la guerre civile ne serait pas écartée pour autant. La question du pouvoir dans le pays, c'est-à-dire la vie ou la mort de la bourgeoisie, ne se résoudra pas par des références aux articles de la Constitution, mais par le recours à toutes les formes de la violence. Quoi que fasse Kautsky pour analyser la nourriture de l'anthropopithèque (voir les pages 85 et suivantes de son livre) et les autres circonstances proches ou lointaines qui lui permettront de déterminer les causes de la cruauté humaine, il ne trouvera pas dans l'histoire d'autres moyens de briser la volonté de classe de l'ennemi que l'utilisation rationnelle et énergique de la force.

Le degré d'acharnement de la lutte dépend de toute une série de conditions intérieures et internationales. Plus la résistance de l'ennemi de classe vaincu se montrera acharnée et dangereuse, plus le système de coercition se transformera inévitablement en système de terreur.

Mais ici Kautsky prend inopinément une nouvelle position dans la lutte contre le terrorisme soviétique; il feint tout simplement d'ignorer la furieuse résistance contre-révolutionnaire de la bourgeoisie russe. "On n'a pas observé, dit-il, semblable férocité à Petersbourg et à Moscou en novembre 1917, et encore moins à Budapest tout récemment" (p. 102).

Par suite de cette façon heureuse de poser la question, le terrorisme révolutionnaire devient tout simplement un produit de l'esprit sanguinaire des bolcheviks, qui rompent en même temps avec les traditions de l'anthropopithèque herbivore et avec les leçons de morale du kautskysme.

La conquête du pouvoir par les Soviets au début de novembre 1917 (nouveau style) s'est accomplie au prix de pertes insignifiantes. La bourgeoisie russe se sentait tellement éloignée des masses populaires, tellement impuissante à l'intérieur, si compromise par le cours et l'issue de la guerre, si démoralisée par le régime de Kerensky, qu'elle ne se risqua pour ainsi dire pas à résister. A Petersbourg, le pouvoir de Kerensky fut renversé presque sans combat. A Moscou, la résistance se prolongea surtout par suite du caractère indécis de nos propres actions. Dans la plupart des villes de province, le pouvoir passa aux Soviets sur un simple télégramme de Petersbourg ou de Moscou. Si les choses en étaient restées là, il n'aurait jamais été question de terreur rouge. Mais dès novembre 1917, on voyait un début de résistance de la part des possédants. Il est vrai qu'il fallait l'intervention des gouvernements impérialistes d'Occident pour donner à la contre-révolution russe confiance en elle-même et pour ajouter une force toujours croissante à sa résistance. On peut le montrer à partir des faits, importants ou secondaires, jour après jour, pendant toute la période de la révolution soviétique.

Le "Grand Quartier Général" de Kerensky ne sentait aucun appui dans la masse des soldats. Il était disposé à reconnaître sans résistance le pouvoir soviétique qui entamait les pourparlers avec les Allemands en vue de la conclusion de l'armistice. Mais une protestation des missions militaires de l'Entente, accompagnées de menaces directes, devait s'ensuivre. Le G.Q.G. s'effraya. Sous la pression des officiers "alliés", il entra dans la voie de la résistance, suscitant ainsi un conflit armé et l'assassinat du chef d'Etat-Major, le général Doukhonine, par un groupe de matelots révolutionnaires.

A Petersbourg, les agents officiels de l'Entente et tout particulièrement la Mission militaire française, agissant de concert avec les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, organisaient ouvertement la résistance dès le deuxième jour de la révolution. Ils mobilisèrent, armèrent et dirigèrent contre nous les junkers (aspirants officiers) et la jeunesse bourgeoise en général. Le soulèvement des junkers du 10 novembre a coûté cent fois plus de pertes que la révolution du 7 novembre. La campagne des aventuriers Kerensky et Krasnov contre Petersbourg, suscitée au même moment par l'Entente, devait naturellement introduire dans la lutte les premiers éléments d'acharnement. Le général Krasnov fut néanmoins remis en liberté sur parole. L'insurrection de Yaroslav (au cours de l'été 1918) qui coûta tant de victimes, fut organisée par Savinkov sur les ordres de l'ambassade de France et à ses frais. Arkhangelsk fut pris selon le plan des agents militaires navals anglais, avec le concours des vaisseaux de guerre et des avions anglais. L'avènement de Koltchak, l'homme de la finance américaine, a été le fait des légions étrangères tchécoslovaques à la solde du gouvernement français. Kalédine et Krasnov (ce dernier libéré par nous) premiers chefs de la contre-révolution du Don, ne purent obtenir quelques succès partiels que grâce à l'aide financière et militaire ouverte de l'Allemagne. En Ukraine, le pouvoir soviétique fut renversé au début de 1918 par le militarisme allemand. C'est avec l'aide financière et technique de la France et la Grande-Bretagne que l'armée contre-révolutionnaire de Denikine fut créée. Ce n'est que dans l'espoir d'une intervention de l'Angleterre et par suite de son appui matériel que l'armée de Youdénitch fut organisée. Les politiciens, diplomates et les journalistes des pays de l'Entente débattent en tout franchise depuis deux ans pour déterminer si la guerre civile en Russie est une entreprise suffisamment avantageuse pour qu'on puisse la financer. Dans ces conditions, il faut vraiment avoir un crâne dur comme la pierre pour rechercher les causes du caractère sanglant de la guerre civile en Russie dans la mauvaise volonté des bolcheviks et non dans la situation internationale.

Le prolétariat russe s'est engagé le premier dans la voie de la révolution sociale, et la bourgeoisie russe, politiquement impuissante, n'a osé s'opposer à sa propre expropriation politique et économique que parce qu'elle voyait partout ses aînées au pouvoir nanties de toute la puissance économique, politique et, dans une certaine mesure, militaire.

Si notre révolution d'octobre s'était produite quelques mois ou même quelques semaines après la conquête du pouvoir par le prolétariat en Allemagne, en France et en Angleterre, il ne peut y avoir de doute que notre révolution aurait été la plus "pacifique", la moins "sanglante" des révolutions possibles ici-bas. Mais cet ordre historique - à première vue le plus naturel et en tout cas le plus avantageux pour la classe ouvrière russe - n'a pas été enfreint par notre faute, mais par la faute des événements : au lieu d'être le dernier, le prolétariat russe a été le premier. C'est précisément cette circonstance qui a donné, après la première période de confusion, ce caractère acharné à la résistance des ex-classes dominantes de Russie et qui a obligé le prolétariat russe, à l'heure des plus grands danger, des agressions de l'extérieur, des complots et des soulèvements à l'intérieur, à recourir aux cruelles mesures de la terreur d'Etat.

Personne ne prétend plus maintenant que ces mesures aient été inefficaces. Mais peut-être exige-t-on qu'on les considère comme... "inadmissibles" ?

La classe ouvrière, qui s'est emparée du pouvoir en combattant, avait pour tâche et pour devoir de l'affermir inébranlablement, d'assurer définitivement sa domination, de couper toute envie de coup d'Etat chez ses ennemis et de se donner, par cela même, la possibilité de réaliser les grandes réformes socialistes. Ou alors il ne fallait pas prendre le pouvoir. La révolution n'implique pas "logiquement" le terrorisme, de même qu'elle n'implique pas "logiquement" l'insurrection armée. Quelle grandiloquente banalité ! Mais la révolution exige en revanche de la classe révolutionnaire qu'elle mette tous les moyens en œuvre pour atteindre ses fins; par l'insurrection armée, s'il le faut; par le terrorisme, si c'est nécessaire. La classe révolutionnaire, qui a conquis le pouvoir les armes à la main, doit briser et brisera les armes à la main toutes les tentatives qu'on fera pour le lui arracher Partout où elle se trouvera en présence d'une armée ennemie, elle lui opposera sa propre armée. Partout où elle sera confrontée à un complot armé, un attentat, une rébellion, elle infligera à ses ennemis un châtiment impitoyable. Peut-être Kautsky a-t-il inventé d'autres moyens ? Ou bien peut-être ramène-t-il toute la question au degré de répression et propose-t-il de recourir dans tous les cas à l'emprisonnement plutôt qu'à la peine de mort?

La question des formes et du degré de la répression n'est évidemment pas une question "de principe". C'est une question d'adaptation des moyens au but. A une époque révolutionnaire, le parti qui a été chassé du pouvoir, qui ne veut pas admettre la stabilité du parti dirigeant, et qui le démontre par la lutte forcenée qu'il mène contre lui, ce parti ne se laissera pas intimider par la menace des emprisonnements, puisqu'il ne croit pas qu'ils dureront. C'est précisément par ce fait simple mais décisif que s'explique la fréquence des exécutions dans la guerre civile.

Mais peut-être Kautsky veut-il dire que la peine de mort n'est pas, en général, conforme au but qu'on veut atteindre, et qu'on ne peut pas "effrayer les classes"? Ce n'est pas vrai. La terreur est impuissante - et encore n'est-ce qu'en "fin de compte" qu'elle l'est - si elle est appliquée par la réaction contre la classe historiquement montante. Mais la terreur peut être très efficace contre la classe réactionnaire qui ne veut pas quitter la scène. L'intimidation est un puissant moyen d'action politique, tant dans la sphère internationale qu'à l'intérieur. La guerre, de même que la révolution, repose sur l'intimidation. Une guerre victorieuse n'extermine en règle générale qu'une petite partie de l'armée vaincue, mais démoralise ceux qui restent et brise leur volonté. La révolution agit de même : elle tue quelques individus, elle en effraie mille. Dans ce sens, la terreur rouge ne se distingue pas en principe de l'insurrection armée, dont elle n'est que la continuation. Ne peut condamner "moralement" la terreur d'Etat de la classe révolutionnaire que celui qui rejette par principe (en paroles) toute violence, quelle qu'elle soit - et donc toute guerre et tout soulèvement. Mais il faut n'être pour cela qu'un quaker hypocrite.

"Mais alors, en quoi votre tactique se différencie-t-elle de celle du tsarisme ?" nous demandent les pontifes du libéralisme et du kautskysme.

Vous ne le comprenez pas, faux dévots ? Nous allons vous l'expliquer. La terreur du tsarisme était dirigée contre le prolétariat. La gendarmerie tsariste étranglait les travailleurs qui militaient pour le régime socialiste. Nos Commissions Extraordinaires fusillent les propriétaires fonciers, les capitalistes, les généraux qui s'efforcent de rétablir l'ordre capitaliste. Vous saisissez cette... nuance ? Oui ? Pour nous, communistes, elle est tout à fait suffisante.

La "liberté de la presse"

Un point inquiète particulièrement Kautsky, auteur d'un grand nombre de livres et d'articles : il s'agit de la liberté de la presse. Est-il admissible de supprimer des journaux ?

En temps de guerre, toutes les institutions et tous les organes du pouvoir d'Etat et de l'opinion publique deviennent, directement ou indirectement, des organes pour la conduite de la guerre. Ceci concerne en premier lieu la presse. Nul gouvernement soutenant une guerre sérieuse ne peut permettre la diffusion sur son territoire de publications qui soutiennent directement ou secrètement l'ennemi. A plus forte raison en période de guerre civile. La nature de cette dernière telle que les deux partis ont, à l'arrière de leurs troupes, des cercles importants de la population qui sont du côté de l'ennemi. A la guerre, où la mort sanctionne les succès et les échecs, les agents ennemis qui se sont faufilés à l'arrière des armées doivent subir la peine de mort. Loi inhumaine sans aucun doute, mais personne n'a encore considéré la guerre comme une école d'humanité, à plus forte raison la guerre civile. Peut-on sérieusement exiger que, pendant la guerre contre les bandes contre-révolutionnaires de Denikine, les publications des partis qui le soutiennent puissent paraître sans encombre à Moscou ou à Petersbourg ? Le proposer au nom de la "liberté" de la presse équivaudrait à exiger au nom de la publicité la publication des secrets militaires. "Une ville assiégée, écrivait le communard Arthur Arnould, ne peut admettre ni que le désir de la voir tomber s'exprime librement en son sein, ni qu'on incite ses défenseurs à la trahison, ni qu'on communique à l'ennemi les mouvements de ses troupes. Telle a été la situation de Paris pendant la commune". Et telle est la situation de la République soviétique depuis deux années qu'elle existe.

Ecoutons néanmoins ce que dit Kautsky à ce sujet :

"La justification de ce système (il s'agit de la répression en matière de presse) se résume en la croyance naïve qu'il y a une vérité absolue [!] que seuls les communistes détiennent [!!]. Elle se résume aussi, continue Kautsky, en cette autre opinion que tous les écrivains mentent de par leur nature [!] et que seuls les communistes sont des fanatiques de la vérité [!!], alors qu'en réalité, les menteurs et les fanatiques de ce qu'ils considèrent comme la vérité se rencontrent dans tous les camps, etc., etc., etc." (p. 119).

Ainsi, pour Kautsky, la révolution dans sa phase la plus aiguë, quand il s'agit pour les classes en lutte de vie ou de mort, reste comme autrefois une discussion littéraire en vue d'établir... la vérité. Quelle profondeur !... Notre "vérité" n'est évidemment pas absolue. Mais du fait qu'à l'heure actuelle nous versons du sang en son nom, nous n'avons aucune raison, aucune possibilité d'engager une discussion littéraire sur le caractère relatif de la vérité avec ceux qui nous "critiquent" à l'aide de toutes sortes d'armes. Notre tâche ne consiste pas non plus à punir les menteurs et à encourager les "justes" de la presse de toutes les tendances, mais uniquement à étouffer le mensonge de classe de la bourgeoisie et à assurer le triomphe de la vérité de classe du prolétariat - indépendamment du fait qu'il y a dans les deux camps des fanatiques et des menteurs.

"Le pouvoir soviétique, se lamente plus loin Kautsky, a détruit l'unique force qui puisse aider à extirper la corruption : la liberté de la presse. Le contrôle au moyen d'une liberté de presse sans limites aurait été le seul moyen de brider les bandits et les aventuriers qui voudront inévitablement profiter de tout pouvoir non limité, non contrôlé..." (p. 140). Et ainsi de suite. La presse, arme sûre contre la corruption ! Cette recette libérale sonne bien lamentablement quand on songe aux deux pays de la plus grande "liberté" de presse, l'Amérique du Nord et la France, qui sont en même temps les pays où la corruption capitaliste atteint son apogée.

Nourri des commérages désuets des arrière-boutiques politiques de la révolution russe, Kautsky s'imagine que sans la libertés des cadets et des mencheviks, l'appareil sera rongé par les "bandits et les aventuriers". Tel était le son de cloche des mencheviks il y a un an, un an et demi... A l'heure actuelle, ils n'oseraient plus eux-mêmes le répéter. A l'aide du contrôle soviétique et de la sélection qu'opère la parti dans l'atmosphère intense de la lutte, le pouvoir soviétique a eu raison des bandits et des aventuriers qui ont fait surface au moment de la révolution, incomparablement mieux que ne l'aurait fait à n'importe quel moment n'importe quel autre pouvoir.

Nous faisons la guerre. Nous nous battons pour la vie ou la mort. La presse n'est pas l'arme d'une société abstraite, mais de deux camps inconciliables, qui se combattent par les armes. Nous supprimons la presse de la contre-révolution comme nous détruisons ses positions fortifiées, ses dépôt, ses communications, ses services d'espionnage. Nous nous privons des révélations des cadets et des mencheviks sur la corruption de la classe ouvrière ? Mais en revanche nous détruisons victorieusement les fondements de la corruption capitaliste.

Mais Kautsky va plus loin dans le développement de son thème : il se plaint que nous fermions les journaux des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks et même - cela arrive - que nous arrêtions leurs chefs. Est-ce qu'il ne s'agit pas ici de "nuances" d'opinion au sein du prolétariat ou du mouvement socialiste ? Notre pédant scolaire, derrière ses mots habituels, ne voit pas les faits. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires constituent pour lui que des tendances dans le socialisme, alors qu'ils se sont transformés au cours de la révolution en des organisations travaillant en alliance avec la contre-révolution qui nous font une guerre déclarée. L'armée de Koltchak a été formée par des socialistes-révolutionnaires (comme ce nom sonne aujourd'hui faux et creux !) et soutenue par des mencheviks. Sur le front nord, les uns et les autres combattent contre nous depuis un an et demi. Les dirigeants mencheviks du Caucase, ex-alliés des Hohenzollern, alliés présentement à Lloyd George, arrêtaient et fusillaient les bolcheviks en parfait accord avec des officiers anglais et allemands. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de la Rada du Kouban ont créé l'armée de Denikine. Les mencheviks estoniens, membres du gouvernement, ont participé directement à la dernière offensive de Youdénitch contre Petersbourg. Voilà de quelles "tendances" du socialisme il s'agit. Kautsky pense qu'on peut se trouver en état de guerre déclarée avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui combattent pour leur "nuance" socialiste avec l'aide des armées de Youdénitch, de Koltchak, de Denikine, créées grâce à leur concours, et accorder en même temps, à l'arrière de notre front, à ces innocentes "nuances", la liberté de la presse. Si le conflit entre les socialistes-révolutionnaires et les bolcheviks avait pu être résolu par la persuasion et le vote, c'est-à-dire s'il n'y avait pas eu derrière eux des impérialistes russes et étrangers, il n'y aurait pas de guerre civile.

Kautsky est naturellement prêt à "condamner" (une goutte d'encre de trop) et le blocus, et le soutien apporté à Denikine par l'Entente, et la terreur blanche. Mais du haut de son impartialité, il ne peut pas ne pas trouver à cette dernière des circonstances atténuantes. La terreur blanche, voyez-vous, ne viole pas ses propres principes, tandis que les bolcheviks, en appliquant la terreur rouge, violent le respect du "caractère sacré" de la vie humaine qu'ils ont eux-mêmes proclamé... (p.139).

Que signifie en pratique le respect du caractère sacré de la vie humaine et en quoi se différencie-t-il du commandement: "Tu ne tueras point" ? Kautsky s'abstient de l'expliquer. Quand un bandit lève son couteau sur un enfant, peut-on tuer le premier pour sauver le second ? N'est-ce pas une atteinte au "caractère sacré" de la vie humaine ? Peut-on tuer un bandit pour se sauver soi-même ? L'insurrection des esclaves opprimés contre leurs maîtres est-elle admissible ? Est-il admissible d'acquérir la liberté au prix de la mort de ses geôliers ? Si la vie humaine en général est inviolable et sacrée, alors il faut renoncer non seulement à la terreur, non seulement à la guerre, mais aussi à la révolution. Kautsky ne se rend tout simplement pas compte de la signification contre-révolutionnaire du "principe" qu'il tente de nous imposer. Nous verrons ailleurs qu'il nous reproche d'avoir conclu la paix de Brest-Litovsk. Nous aurions dû, à son avis, continuer la guerre. Mais que devient donc le "caractère sacré" de la vie humaine ? La vie cesserait-elle d'être sacrée lorsqu'il s'agit d'individus qui parlent une autre langue ? Ou bien Kautsky considère-t-il que les assassinats en masse organisés selon les règles de la stratégie et de la tactique ne sont pas des assassinats ? En vérité, il est difficile à notre époque d'affirmer un principe à la fois plus hypocrite et plus inepte. Tant que la force de travail humaine, et par conséquent la vie elle-même, sont des articles de commerce, d'exploitation et de dilapidation, le principe du "caractère sacré de la vie humaine" n'est que le plus infâme des mensonges, dont le but est de maintenir les esclaves sous le joug.

Nous avons lutté contre la peine de mort introduite par Kerensky parce qu'elle était appliquée par les cour martiale de l'ancienne armée contre les soldats qui refusaient de continuer la guerre impérialiste. Nous avons arraché cette arme aux anciens conseils de guerre, détruit les conseils de guerre eux-mêmes et dissout l'ancienne armée qui les avait créés. En exterminant dans l'armée rouge et en général dans l'ensemble du pays les conspirateurs contre-révolutionnaires qui s'efforçaient par l'insurrection, par l'assassinat, par la désorganisation, de restaurer l'ancien régime, nous agissons conformément aux lois de fer de la guerre, d'une guerre dans laquelle nous voulons nous assurer la victoire.

Si l'on cherche des contradictions formelles, il va de soi qu'il faut avant tout les chercher du côté de la terreur blanche, arme des classes qui se considèrent comme chrétiennes, qui professent une philosophie idéaliste et qui sont fermement convaincues que la personne (leur propre personne) est la "fin en soi". En ce qui nous concerne, nous ne nous sommes jamais préoccupés des bavardages des pasteurs kantiens et des quakers végétariens sur le "caractère sacré" de la vie humaine. Nous étions des révolutionnaires dans l'opposition, nous le sommes restés au pouvoir. Pour rendre la personne sacrée, il faut détruire le régime social qui l'écrase. Et cette tâche ne peut être accomplie que par le fer et par le sang.

Il y a encore une différence entre la terreur blanche et la terreur rouge. Le Kautsky actuel l'ignore, mais aux yeux d'un marxiste elle a une importance capitale. La terreur blanche est l'arme d'une classe historiquement réactionnaire. Lorsque nous avons fait remarquer l'impuissance des répressions de l'Etat bourgeois à l'égard du prolétariat, nous n'avons jamais nié qu'au moyen des arrestations et des exécutions les classes dirigeantes peuvent, dans certaines conditions, retarder temporairement le développement de la révolution sociale. Mais nous étions convaincus qu'elles ne réussiraient pas à l'arrêter. Notre certitude provenait du fait que le prolétariat est la classe historiquement ascendante, et que la société bourgeoise ne peut pas se développer sans augmenter les forces du prolétariat. La bourgeoisie est, à l'époque actuelle, une classe en décadence, Non seulement elle ne joue plus le rôle essentiel dans la production, mais, par ses méthodes impérialistes d'appropriation, elle détruit l'économie mondiale et la culture humaine. Cependant, la ténacité historique de la bourgeoisie est colossale. Elle se cramponne au pouvoir et ne veut pas lâcher prise. Par là même, elle menace d'entraîner dans sa chute tome la société. Il faut l'en arracher, lui couper les membres... La terreur rouge est l'arme employée contre une classe vouée à périr et qui ne s'y résigne pas. Si la terreur blanche ne peut que retarder l'ascension historique du prolétariat, la terreur rouge précipite la mort de la bourgeoisie. A certaines époques, l'accélération, en faisant gagner du temps, a une importance décisive. Sans la terreur rouge, la bourgeoisie russe, de concert avec la bourgeoisie mondiale, nous aurait étouffés bien avant l'avènement de la Révolution en Europe. Il faut être aveugle pour ne pas le voir, ou faussaire pour le nier.

Celui qui reconnaît une importance révolutionnaire historique au fait même de l'existence du système soviétique doit également sanctionner la terreur rouge. Et Kautsky, après avoir, au cours de ces deux dernières années, noirci des montagnes de papier contre le communisme et le terrorisme, est bien obligé, à la fin de sa brochure, de s'incliner devant les faits et d'admettre contre toute attente que le pouvoir soviétique russe représente actuellement le facteur principal de la révolution mondiale. "Quelle que soit l'attitude qu'on adopte à l'égard des méthodes bolcheviques, écrit-il, le fait qu'un gouvernement prolétarien est non seulement parvenu au pouvoir dans un grand pays, mais s'y maintient depuis déjà deux ans au milieu de difficultés inouïes, accroît considérablement, chez les prolétaires de tous les pays. le sentiment de leur force. Par cela même, les bolcheviks ont rend un service inestimable à la révolution réelle" (p. 153). Cette déclaration nous surprend profondément en tant que reconnaissance d'une vérité historique, provenant d'un camp où on ne l'attendait plus. En tenant tête depuis deux ans au monde capitaliste coalisé, les bolcheviks ont accompli une œuvre historique considérable. Mais si les bolcheviks ont tenu, ce n'est pas seulement par les idées, mais aussi par l'épée. L'aveu de Kautsky est la sanction involontaire des méthodes de la terreur et, en même temps, la condamnation la plus sévère de ses propres procédés critiques.

L'influence de la guerre

Kautsky voit dans la guerre, dans son influence endurcissante sur les mœurs, une des causes du caractère extrêmement sanglant de la lutte révolutionnaire. C'est tout à fait incontestable. Cette influence, avec toutes les conséquences qui en découlent, on pouvait la prévoir plus tôt, approximativement à l'époque où Kautsky ne savait pas s'il fallait voter pour ou contre les crédits militaires.

"L'impérialisme a arraché de vive force la société à son équilibre instable - écrivions-nous il y a quelque cinq ans dans notre livre en allemand La guerre et l'Internationale. Il a rompu les écluses par lesquelles la social-démocratie contenait le torrent d'énergie révolutionnaire du prolétariat et l'a canalisé dans son propre lit. Cette formidable expérience historique, qui d'un coup a brisé les reins à l'Internationale socialiste, porte aussi en elle un danger mortel pour la société bourgeoise elle-même. On a retiré le marteau des mains de l'ouvrier pour le remplacer par l'épée. L'ouvrier, lié pieds et poings à l'engrenage de l'économie capitaliste, s'arrache soudain à son milieu et apprend à placer les buts de la collectivité au-dessus du bien-être domestique et de la vie même.

"Tenant en mains les armes qu'il a lui-même forgées, l'ouvrier se trouve dans une situation telle que le sort politique de l'Etat dépend directement de lui. Ceux qui auparavant l'opprimaient et le méprisaient, le flattent désormais et recherchent ses bonnes grâces. Il apprend en même temps à connaître intimement ces canons qui, selon Lassalle, constituent une des parties intégrantes et les plus importantes de la Constitution. Il franchit les limites de l'Etat, participe aux réquisitions par la force, voit les villes changer de mains sous ses coups. Des changements se produisent comme la dernière génération n'en avait jamais vus.

"Si les ouvriers avancés savaient théoriquement que la force est la mère du droit, leur façon politique de penser les laissait tout de même pénétrés d'un esprit de possibilisme et d'adaptation à la légalité bourgeoise. Maintenant la classe ouvrière apprend dans les faits à mépriser cette légalité et à la détruire par la violence. Les phases statiques de sa psychologie cèdent la place aux phases dynamiques. Les canons lourds lui ont enfoncé dans la tête l'idée que lorsqu'on ne peut contourner un obstacle, il reste la ressource de le briser. Presque tous les hommes adultes passent par cette école de la guerre, terrible dans son réalisme social, qui crée un nouveau type humain.

"Au-dessus de toutes les normes de la société bourgeoise avec son droit, sa morale, sa religion - est aujourd'hui suspendu le poing de la nécessité de fer. La nécessité ne connaît pas de loi", déclarait le chancelier allemand le 4 août 1914. Les monarques viennent sur la place publique s'accuser les uns les autres de perfidie dans un langage de poissonnier. Les gouvernements foulent aux pieds les engagements qu'ils ont solennellement pris, tandis que l'Eglise nationale enchaîne son seigneur-dieu comme un forçat au canon national. N'est-il pas évident que ces circonstances doivent provoquer les changements les plus profonds dans la psychologie de la classe ouvrière, en la guérissant radicalement de l'hypnose de la légalité provoquée par une époque de stagnation politique? Les classes possédantes devront bientôt s'en convaincre à leur grand effroi. Le prolétariat, qui a passé par l'école de la guerre, ressentira, au premier obstacle sérieux qui surgira de son propre pays, le besoin de tenir le langage de la force. "La nécessité ne connaît pas de loi !" jettera-t-il à la face de ceux qui tenteront de l'arrêter avec les lois de la légalité bourgeoise. Et les terribles besoins économiques qui se feront sentir au cours de cette guerre, et surtout à la fin, pousseront les masses à fouler aux pieds beaucoup, beaucoup de lois" (p. 56-57).

Tout cela est incontestable. Mais il faut encore ajouter à ce qui a été dit que la guerre n'a pas exercé moins d'influence sur la psychologie des classes dominantes : dans la mesure même où les masses sont devenues exigeantes, la bourgeoisie est devenue intraitable.

En temps de paix, les capitalistes assuraient leurs intérêts au moyen du pillage "pacifique" du travail salarié. Pendant la guerre, ils ont servi ces mêmes intérêts en faisant exterminer d'innombrables vies humaines. Cela a ajouté à leur esprit de domination un nouveau trait "napoléonien". Les capitalistes se sont habitués pendant la guerre à envoyer à la mort des millions d'esclaves nationaux et coloniaux, au nom des profits qu'ils tirent des mines, des chemins de fer, etc.

Au cours de la guerre, du sein de la grande, de la moyenne et de la petite bourgeoisie sont issus des centaines de milliers d'officiers : ce sont des combattants professionnels, des hommes dont le caractère s'est trempé dans la guerre et s'est affranchi de toutes les retenues extérieures, des soldats qualifiés, prêts et capables de défendre, avec un acharnement confinant - à sa manière - à l'héroïsme, la situation privilégiée de la bourgeoisie qui les a dressés.

La révolution serait probablement plus humaine si le prolétariat avait la possibilité de "se racheter de toute cette bande", selon l'expression de Marx. Mais le capitalisme, au cours de cette guerre, a fait retomber sur les travailleurs un fardeau de dettes trop écrasant; il a ruiné trop profondément les bases de la production pour qu'on puisse parler sérieusement de ce rachat, au prix duquel la bourgeoisie se résignerait en silence à la révolution. Les masses ont perdu trop de sang, elles ont trop souffert, elles se sont trop endurcies pour prendre une semblable décision, qu'elles ne seraient pas en Etat de réaliser économiquement.

A cela il faut ajouter d'autres circonstances, qui agissent dans le même sens. La bourgeoisie des pays vaincus, rendue furieuse par la défaite, tend à en faire retomber la responsabilité sur ceux d'en bas, sur les ouvriers et les paysans qui n'ont pas été capables de mener "la grande guerre nationale" jusqu'à la victoire. De ce point de vue, les explications d'une impudence sans exemple données par Ludendorff à la Commission de l'Assemblée nationale sont des plus instructives. Les bandes de Ludendorff brûlent du désir de prendre leur revanche de l'humiliation subie à l'extérieur, avec le sang de leur propre prolétariat. Quant à la bourgeoisie des pays victorieux, remplie d'arrogance, elle est plus que jamais prête à défendre sa situation sociale en recourant aux méthodes bestiales qui lui ont assurer la victoire. Nous avons vu que la bourgeoisie internationale s'est montrée incapable d'organiser le partage du butin dans ses propres rangs sans guerres et sans ruines. Peut-elle, en général, renoncer sans combat au butin ? L'expérience des cinq dernières années ne laisse plus le moindre doute à ce sujet. Si déjà auparavant c'était de la pure utopie d'attendre que grâce à la "démocratie" l'expropriation des classes possédantes se fasse insensiblement et sans douleur, sans soulèvements, sans affrontements armés, sans tentative de contre-révolution et sans répression impitoyable, aujourd'hui la situation que nous a légué la guerre impérialiste ne peut que doubler et tripler l'intensité de la guerre civile et de la dictature du prolétariat.


Notes

[1] Le Social-Démocrate", Panorama politique et littéraire trimestriel, Londres, 1890. Article sur "Le centenaire de la Grande Révolution", pp. 6-7.

[2] Lieut-colonel Fletcher, History of the American War, London, 1865-66. Les passages cités dans ce chapitre se trouvent pp. 96 et 165-166.


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