1904

« A bas le substitutionnisme politique ! »

Léon Trotsky

Nos tâches politiques

Chapitre I : Introduction

1904


Les critères du développement du parti et les méthodes de son appréciation

 

« E pur, si muove ! »   « Et pourtant elle tourne ! » Sous les coups terribles d'un ennemi armé jusqu'aux dents, au beau milieu de difficultés politiques contre lesquelles aucun autre détachement de notre armée internationale n'a eu à se battre, détournée en permanence de sa route par de puissants courants souterrains, la social-démocratie russe « pourtant tourne », progresse, va de l'avant, et non seulement en tant que parti de la libération de la Russie, mais aussi en tant que Parti du prolétariat.

La conciliation principielle de tâches révolutionnaires-démocratiques et socialistes   qui expriment deux courants historiques indépendants   et la coordination tactique de ces tâches sur la base de leur réconciliation : voilà l'énigme que le destin de la société russe a posée à notre Parti.

Le mouvement révolutionnaire russe, dans son ensemble, n'a jamais abandonné le terrain de la lutte entre ces deux tendances. Ce sont elles, la cause directe de l'éclatement en deux de la première organisation sérieuse : Zemlia i volia 1. La pensée du populisme révolutionnaire s'est débattue désespérément dans l'étau de cette contradiction fondamentale. Jamais elle n'en est sortie. Seul le marxisme était capable de le faire après avoir repris la tâche révolutionnaire sur laquelle le populisme s'était brisé.

« Le mouvement révolutionnaire russe triomphera comme mouvement ouvrier ou ne triomphera pas » 2. Cette idée, nous l'avons comprise dans son principe, et nous en avons fait le contenu de notre pratique révolutionnaire. Mais nous n'épuisons là qu'un aspect de la question. L'autre aspect, on peut le formuler ainsi : le mouvement révolutionnaire russe doit, quand il aura triomphé comme mouvement ouvrier, se transformer sans plus tarder en un processus d'autodétermination politique du prolétariat ; sinon la social-démocratie russe est, en tant que telle, une erreur historique.

Mettre en avant les travailleurs comme force révolutionnaire principale, et faire de la révolution leur école politique : c'est là que réside la source de toutes les divergences, le foyer de tous les troubles internes qui ont jusqu'à maintenant si gravement déchiré notre Parti. Le premier écrit du premier groupe social-démocrate : « Socialisme et lutte politique » posait déjà ce problème, et il le résolvait en donnant ainsi à la social-démocratie russe ses droits théoriques à l'existence.

Le premier document qui proclame l'idée d'une social-démocratie démocratie unique en Russie, le Manifeste du Ier Congrès, s'efforce de donner une formulation programmatique à la conciliation marxiste de l'« antinomie » fondamentale du mouvement révolutionnaire russe. « Posant comme tâche suprême pour tout le Parti   dit le Manifeste   la conquête de la liberté politique, la social-démocratie marche vers le but que s'étaient déjà fixé clairement les premiers dirigeants de la Narodnaïa Volia 3. Mais les moyens et les voies que choisit la social-démocratie sont autres. Ce choix est déterminé par le fait qu'elle tient consciemment à être et à rester le mouvement de classe des masses ouvrières organisées ». On ne pouvait mieux dire. La social-démocratie « veut consciemment être et rester » le mouvement de classe du prolétariat : cette ambition subjective, mais non réalisée encore sur le plan politique, lui donne le point fixe et l'axe de référence à partir desquels elle pourra apprécier et critiquer, juger et condamner, adopter et rejeter « tout moyen et toute voie » de lutte pour la liberté politique. La social-démocratie est encore loin d'avoir pris le chemin de la politique autonome du prolétariat : le contenu de son travail, d'hier et d'aujourd'hui est encore totalement déterminé par la « tâche suprême parmi les tâches immédiates du Parti, la conquête de la liberté politique ». Mais, hier comme aujourd'hui, la social-démocratie veut toujours consciemment « être et rester » le Parti de classe du prolétariat, c'est-à-dire être et rester justement un Parti social-démocrate.

Voilà le tribut qu'une partie de l'intelligentsia révolutionnaire russe a payé   et continue de payer   à la doctrine de classe du prolétariat révolutionnaire international, au marxisme, qui a répondu pour elle à la question, avant tout « démocratique » et non « prolétarienne », de savoir « où trouver les forces capables de reprendre la lutte contre l'autocratie » ; au marxisme qui a pourtant déjà mis sa conscience politique sous le contrôle des intérêts de classe du prolétariat en poussant l'intelligentsia vers le prolétariat, champion du combat pour la liberté politique.

Si l'on veut se souvenir du passé et considérer les changements des courants et des tendances, leur âpre lutte, dans laquelle certains observateurs « révolutionnaires » ont voulu voir un symptôme de la « décomposition de notre Parti », on s'aperçoit avec un profond sentiment de satisfaction morale et politique que l'alternance des tendances s'excommuniant mutuellement a toujours été dominée grosso modo par la même idée directrice : la social-démocratie « veut consciemment être et rester le mouvement de classe des masses ouvrières organisées » . Sans aucun doute, la social-démocratie russe s'est plus d'une fois écartée de ce but dans certaines de ses « déclarations » ; mais, en général ces déclarations indiscutablement hérétiques ont été la résultante des aspirations d'un Parti jeune et non encore consolidé à résorber la contradiction entre l'importance colossale du but révolutionnaire et la limitation des moyens révolutionnaires, dût-on pour cela mutiler et dégrader la problématique principielles des tâches.

La présence des conditions objectives pour ces comportements « auto-limitatifs » qui signifient potentiellement le renoncement politique, devait indiscutablement les conduire à développer leur propre logique interne, amenant ceux qui étaient naguère partisans de la cause prolétarienne à se détacher d'elle aujourd'hui et à passer dans le camp adverse : ce phénomène est précisément le résultat conséquent de la méthodologie simplifiante de l' « économisme » (dont nous reparlerons plus loin). Mais voici ce que nous voulons établir immédiatement : le critère décisif dans nos luttes internes de parti a été les intérêts de classe du prolétariat, et le leitmotiv de ces luttes internes a toujours été le reproche fait aux divers adversaires de « trahir objectivement le prolétariat au profit de la démocratie bourgeoise ».

Partant justement de ce point de vue, la brochure De l'agitation 4 (qui, dans notre littérature, inaugure la période de l' « économisme ») accuse les sociaux-démocrates propagandistes de limiter leur action à détacher les ouvriers conscients de la masse : « L'histoire européenne   dit cette brochure   montre que, lorsque arrivent à maturité les conditions d'un mouvement de masse ouvrier, mais que les véritables représentants de ses intérêts se tiennent loin de lui, les masses ouvrières se trouvent d'autres dirigeants, non pas des théoriciens, mais des praticiens qui les dirigeront aux dépens de leur constitution en tant que classe. »

La tendance de l'Iskra, qui remplaça l' « économisme », marchait sous la bannière suivante : « ... Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier   écrit par exemple l'auteur de Que faire ? popularisant alors les thèses d'Axelrod et de Plekhanov  ... signifie par là même... un renforcement de l'influence de l'idéologie de la bourgeoisie sur les ouvriers ». Le même auteur mentionne que l'Iskra a plus d'une fois accusé le Rabotchéié Dièlo 5 de « préparer indirectement le terrain pour une transformation du mouvement ouvrier en instrument de la démocratie bourgeoise. » Finalement, le camarade Axelrod, donnant dans ses deux « feuilletons » son appréciation sur la situation politique de notre Parti, déclare que, si les soi-disant « plans » du camarade Lénine se réalisaient, nous aurions, dans le meilleur des cas, une organisation politique révolutionnaire de la bourgeoisie démocratique, conduisant derrière elle les masses ouvrières de la Russie, en qualité de piétaille. (Iskra, n° 57.)

De plus, il faut avoir en vue que dans chaque cas des accusations similaires viennent des deux côtés. Les « propagandistes » accusent les « économistes » de se limiter à éveiller seulement les ouvriers sans leur donner la conscience socialiste, et donc de les transformer uniquement en chair à canon pour les intérêts de la bourgeoisie. Les « économistes » accusent l'Iskra de tendre à détacher la dimension « politique » de la situation « économique » et d'enlever ainsi au combat des ouvriers son caractère de classe. Finalement, Lénine ne trouve pas d'autre moyen pour compromettre aux yeux du Parti ses adversaires actuels (Axelrod et ses amis politiques) que de les accuser d' « opportunisme » en matière d'organisation, opportunisme inconciliable avec les intérêts de classe du prolétariat et signifiant l'introduction dans notre Parti de germes individualistes bourgeois.

On se tromperait du tout au tout, cependant, si l'on pensait que ces accusations « stéréotypées » se neutralisent simplement les unes les autres, ou, pis encore, qu'elles ne représentent qu'une expression conventionnelle de la phraséologie du Parti. En l'absence d'un tel « stéréotype » , la lutte entre les deux courants aurait abouti inéluctablement à une scission de notre Parti ; comme l'a écrit Bakounine : « Il est saugrenu de se soucier de savoir s'il faut faire la communion sous les deux espèces ou non, quand il s'agit de jeter par la fenêtre le christianisme tout entier ». Seule la possibilité de faire appel à une instance supérieure reconnue par les deux parties, les intérêts de classe du prolétariat, permet de régler tout conflit « par des moyens internes ».

Si par conséquent le critère principiel, au nom duquel s'effectuent tous les jeux de tendances dans notre Parti, a toujours été fondamentalement le même : les intérêts de classe du prolétariat, en revanche la méthode d'évaluation ne correspond pas toujours, loin de là, à ce critère et son primitivisme caractérise on ne peut mieux le primitivisme de notre développement politique, l'insignifiance de notre capital de base en matière d'expérience politique. Chaque nouvelle tendance jette l'anathème sur la précédente. Pour les porteurs d'idées nouvelles, chaque période précédente apparaît uniquement comme une grossière déviation du droit chemin, une aberration historique, une somme d'erreurs, le résultat d'une combinaison fortuite de mystifications théoriques.

L'auteur de la brochure De l'agitation considère que les « premiers pas des sociaux-démocrates russes furent erronés ». Son objectif est de liquider cette période d'erreurs tactiques. L'auteur de Que faire ? se reporte précisément à l'époque de l'« économisme », époque qui vit croître notre mouvement au milieu d'invraisemblables difficultés ; et l'« économisme » ne lui apparaît que comme l'indice d'un déclin temporaire et accidentel, par rapport à la situation qui existerait si l'intervention de la police n'avait pas empêché le travail du groupe des amis du camarade Lénine (Que faire ? pp. 88-89) 6.

Bien sûr, quelques personnes, comme le camarade Axelrod, ont toujours su s'en tenir au point de vue historique, même en ce qui concerne les questions complexes du développement interne du Parti. Mais elles sont toujours restées isolées. Des tendances entières se sont comportées, l'une vis-à-vis de l'autre, de manière quasiment « métaphysique » en s'excommuniant mutuellement. La prétendue « minorité » représente en fait le premier cas où les porte-parole d'une nouvelle tendance essaient de s'établir consciemment, non sur le cadavre, mais sur les épaules de leurs prédécesseurs, en se considérant eux-mêmes dans la perspective d'ensemble du développement du Parti. Et c'est bon signe : autant pour la « minorité » que pour l'ensemble du Parti. Cela témoigne du mûrissement intellectuel de ce dernier. Et les représentants de la « minorité » sont les porte-parole des tendances progressistes de ce mûrissement.

Naturellement il est inutile de souligner que 1e point de vue historique des marxistes n'a rien à voir avec le point de vue « historiciste-conservateur » auquel, selon Marx, l'histoire ne montre   comme le Dieu d'Israël à son serviteur Moïse   que son postérieur. Ce point de vue dans son ensemble s'empêtre totalement dans la problématique de la nécessité empirique-causale dont la conséquence logique est le quiétisme politique. Les marxistes, au contraire, adoptent le point de vue de la nécessité dialectique qui est toujours actif et révolutionnaire, qui explique non seulement toute nouvelle situation, en gros, par la situation antérieure, mais qui sait également montrer, dans chacune d'elles, d'une part les éléments de développement et de mouvement, de l'autre les éléments d'immobilisme et de réaction. Ce point de vue du matérialisme dialectique, à la différence du point de vue historiciste-conservateur, ne nous prive pas du droit de juger et de prendre parti fondamentalement, mais exige, contrairement au point de vue idéaliste, que notre jugement s'appuie sur les tendances internes du développement lui-même, trouve en lui les forces capables de dépasser les contradictions internes et de fournir l' « appréciation » théorique qui anticipe sur l'avenir.

Il est tout aussi nécessaire d'appliquer cette méthode par rapport au développement des tendances internes du Parti que par rapport au développement de la société bourgeoise dans son ensemble. Il faut être marxiste non seulement en « politique extérieure » mais aussi en « politique intérieure ». Dans le premier cas les conclusions générales du marxisme sont déjà élaborées et peuvent être prises comme modèles. Dans le second cas elles ne peuvent être élaborées que par l'application constante de la méthode dialectique...

Voilà qui est très difficile à réaliser pour un Parti jeune comme le nôtre. Nous ne voulons pas dire par là cependant que dans les vieux Partis, comme le Parti allemand, tous les dirigeants soient des politiciens philosophiquement formés   bien au contraire   cependant les controverses, les luttes, les erreurs et les déceptions y ont soumis la pensée collective du Parti à un polissage dialectique. Cette sagesse, accumulée en un certain sens spontanément, entrave assez souvent l'élaboration de nouvelles méthodes politiques, mais préserve en même temps le Parti de l'application de procédés tactiques qui représentent une « violation » de ses traditions de Parti.

Notre Parti, depuis presque un an déjà, se trouve dans une période de stagnation. La question : « Que faire ? » se pose à tous les camarades qui réfléchissent. Pour tous ceux que ce problème préoccupe, il est clair que les causes de la stagnation sont très profondes, que le Parti doit surmonter une sorte de mal organique. Mais la question « Que faire ? » ne peut être résolue « par la raison abstraite ». Elle ne peut être posée et résolue que dans une perspective historique déterminée. Que représentons-nous ? Qu'avons-nous hérité du passé ? Quels sont les éléments qui, dans cet héritage, jouent le rôle d’entraves ? Il nous faut répondre à ces questions. Mais cela signifie qu'avant de résoudre les questions de notre avenir immédiat, il faut jeter un regard rétrospectif sur le passé récent : la période de l' « économisme » et de l'ancienne Iskra 7.

L'évolution de l'intelligentsia « marxiste »

 

« Économisme », « Critique », « Idéalisme », « Socialisme-révolutionnarisme »

Les « économistes » se trouvaient en présence d'un prolétariat politiquement vierge, ce qui détermina leur méthodologie politique simplifiée. Les partis socialiste occidentaux avaient dû libérer le prolétariat de sa sujétion politique à l'aile gauche de la bourgeoisie sous la direction de laquelle il avait déjà combattu plus d'une fois : toutes les tâches politiques liées à une telle situation n'existèrent point pourtant pour nos « économistes ». Lorsque l'aile révolutionnaire de notre bourgeoisie eut perdu, sous l'influence de la complète décomposition historique de l'idéologie purement démocratique la capacité de répondre à la question fatidique : que faire maintenant ? elle fut contrainte, étant donné la situation historique de la Russie, d'adopter le socialisme comme point de départ dans la lutte démocratique. Mais c'est justement parce que le socialisme avait absorbé tous les éléments de la démocratie révolutionnaire qu'il perdit la possibilité de s'opposer à ces éléments, et de développer ainsi sa nature politique proprement dite. L'absence de concurrence avec la bourgeoisie radicale dans l'effort pour influencer le prolétariat permit pendant un certain temps de se contenter des méthodes tactiques les plus grossières, et engendra des idées déformées et simplifiées sur les perspectives

du développement politique de la classe ouvrière à laquelle on opposa la notion d'« une seule et unique masse réactionnaire ». Selon ces vues la classe ouvrière devait se développer graduellement, méthodiquement, avec une régularité mathématique, jour après jour, du simple au complexe, et partant de la revendication de l'eau bouillante 8 pour arriver à celle du transfert de toutes les usines entre les mains des producteurs.

Un système d'idées aussi simplificatrices, auquel correspondrait une tactique à l'avenant, était incapable d'affermir la conscience de classe aussi bien dans l'intelligentsia marxiste que dans les éléments révolutionnaires du prolétariat. Un tel système était incapable de leur fournir les moyens d'une contre-pression politique à l'égard de la démocratie radicale. Et si, au début du siècle, pendant le renouveau, avait existé concurremment à la social-démocratie un mouvement radical-démocratique plein d'initiative, celui-ci aurait eu toutes les chances de désarçonner notre Parti. C'est un fait, une évidence sur laquelle l'attention a été plus d'une fois attirée. Toutefois un deuxième fait est également indubitable. Une organisation radicale-bourgeoise ne peut pas surgir, tout d'un coup, par la seule force d'une inspiration révolutionnaire. Pour se montrer armée au moment critique, il eût fallu qu'elle s'armât pendant la période précédente : mais cela, elle ne pouvait 1e faire qu'en luttant directement ou indirectement contre la social-démocratie. C'est précisément l'existence d'un parti révolutionnaire-bourgeois, influençant parallèlement l'intelligentsia et le prolétariat (ou du moins s'efforçant activement de le faire) qui aurait rendu complètement impossible toute simplification des tâches d'un parti socialiste, simplification qui fut le trait fondamental de l'« économis­me ». Si le marxisme russe n'avait pas eu affaire à un prolétariat politiquement en friche, sur qui personne encore n'avait émis de prétentions, il n'aurait pu résoudre si facilement la question en revendiquant cette friche, sans autre forme de procès, comme son domaine ; il aurait plutôt dû démontrer, et démontrer politiquement, que là était effectivement son domaine ; il aurait été contraint, par la logique de la concurrence politique même, d'opposer sa politique de classe, socialiste, à la politique démocratique.

Sous ce rapport, l'histoire a plus que facilité les premiers pas de notre Parti. Mais comme rien ne se donne gratuitement, la « facilité » même de nos premières conquêtes est devenue la cause de leur fragilité politique. Les « économistes », par leur pratique politique, ont engendré eux-mêmes leurs adversaires politiques ; pourtant, par suite de ce que nous avons exposé ci-dessus, ils ne firent pas le moindre effort pour mettre les masses en garde contre eux. Bien plus, ils ne crurent même pas à la possibilité de leur venue. Ceux-ci se manifestèrent néanmoins. Si primitives qu'aient pu être les méthodes tactiques de l' « économisme », si insuffisante dans son but qu'ait pu être son action pour opposer les masses prolétariennes à l'État sous tous ses aspects (c'est-à-dire tous ses aspects de classe ainsi que ses aspects « au-dessus des classes »), elles se révélèrent néanmoins comme un puissant moyen pour conduire les masses à affronter la domination même, en tant qu'appareil colossal de répression policière. Éveillant de larges couches du prolétariat, les « économistes » en ont fait le réservoir principal de l'énergie révolutionnaire.

Ce fait ne pouvait manquer de provoquer toute une série de conséquences. La « société » bourgeoise est liée politiquement aux masses révolutionnaires par l'intelligentsia révolutionnaire, sa couche la plus sensible. Elle est le baromètre du degré d'éveil politique du « peuple ». Et la vague des mouvements d'étudiants ne s'est jamais élevée si haut. Sur sa crête sont apparues quelques figures héroïques et audacieuses dans lesquelles la société, prise d'un sentiment ambigu d'affliction et de fierté, a reconnu ses propres enfants 9. Le mouvement démocratique s'est mis en marche, et, par vagues successives de la gauche à la droite, s'est déversé dans le fleuve politique. L'aile droite de la démocratie a immédiatement révélé sur qui elle s'appuyait : les éléments influents de l'opposition des zemstvos 10. Au sommet de la vague de l'intelligentsia des zemstvos apparut aussi une figure 11 qui toutefois n'était nullement héroïque. À son égard, la société ressentit un sentiment ambivalent, fait à la fois d'autosatisfaction (« Voilà notre homme ! ») et de la méfiance congénitale des cabaretiers.

Ce processus politique qui permit à certains de se dépasser, à l'un sous les potences de Schlüsselburg 12, à l'autre dans les rues paisibles et provinciales de Stuttgart (« loin du domaine d'action de la police et de la censure tsaristes »), ce processus ne se réalisa pas, bien entendu, mécaniquement, mais exigea et engendra toute une série d'évolutions idéologiques dans et par lesquelles se définirent, prirent forme et se consolidèrent les groupements politiques de l'intelligentsia touchée. Ce changement nerveux des doctrines philosophique et des conceptions théoriques, qu'on a pu constater chez l'intelligentsia russe au cours des trois derniers lustres, est soumis à la logique générale de la pensée et de la connaissance humaines. Cependant cette logique se double d'une autre, beaucoup moins élégante et accommodante, beaucoup plus dominatrice et intransigeante, la logique de l'intérêt politique. Cette dernière s'assujettit la première et lui impose sa volonté et sa loi.

Le point de départ du réveil idéologique de large couches de l'intelligentsia, après la léthargie des années 80, fut marqué par l'introduction de l'idée de « matérialisme économique » dans notre littérature légale. Le marxisme vint, acquit ses lettres de noblesse et s'empara d'un large territoire sur lequel il n'avait au fond, à l'en croire, aucun droit historique. Mais finalement le marxisme, comme instrument irremplaçable de lutte contre un populisme devenu totalement réactionnaire et comme justification théorique globale de son penchant naturel à l'européanisation de la vie sociale russe l'intelligentsia, et en particulier son aile droite de plus en plus forte, se libéra, d'abord timidement puis avec toujours plus d'assurance, des conclusions révolutionnaires-prolétariennes du marxisme. On vit apparaître cette « auto-libération » sous la forme d'un « réexamen impitoyable du dogme », et de la « pulvérisation du marxisme », selon l'expression malicieuse de feu Mikhaïlovsky 13. Mais ce processus effectif de « pulvérisation », quoi qu'en pensent les idéalistes des écoles positivistes ou « métaph­ysiques », fut déterminé, en fait, non par l'incapacité théorique de ladite doctrine, mais par des raisons d'ordre social que seul le marxisme peut expliciter.

Nous avons déjà dit plus haut que notre Parti, après avoir absorbé tous les éléments actifs du mouvement démocratique, s'était privé ainsi de la possibilité de s'opposer à lui, ce qui prédétermina pour une longue période son primitivisme. Mais « chassez le naturel, il revient au galop » : cette délimitation entre éléments prolétariens et éléments bourgeois-démocratiques, qui aurait dû « concentrer » l'énergie de classe du mouvement socialiste, commença à se développer dans le cadre d'une seule doctrine générale : le marxisme vulgaire. Ce ne sont d'ailleurs pas les éléments socialistes qui ont commencé à se détacher des éléments démocratiques-bourgeois, mais bel et bien ces derniers qui, sous le mot d'ordre de « critique », se sont mis activement à épurer leur conscience de tous les éléments, de classe du marxisme. La doctrine révolutionnaire y perdit son tranchant de classe. Celui-ci fut systématiquement, mi-instinctivement, mi-consciemment, émoussé par un doctrinarisme socialiste, soit dans le cadre formel du marxisme, soit par sa « critique » ouverte, lorsque ce cadre devenait à son tour trop étroit.

Le marxisme, avons-nous dit, s'empara d'éléments de la société sur lesquels il n'avait au fond aucune prétention ; était-ce bien vrai ? N'est-ce pas plutôt ces éléments qui s'emparèrent du marxisme pour servir leurs buts temporaires ? Il n'est pas nécessaire aujourd'hui de faire preuve d'une grande perspicacité politique pour répondre à cette question. Ce que signifiait réellement le marxisme pour les buts du mouvement démocratique russe, cela nous est montré tout à fait clairement par nos « idéalistes » d'aujourd'hui, « critiques » d'hier et « marxistes » d'avant-hier. Monsieur P.G. 14 un des auteurs de Problèmes de l'idéalisme, reconnaît au marxisme le mérite d'avoir « donné un programme populaire nouveau, clair et pratique ». Le même auteur, à la page précédente, déclare que « le socialisme en tant que tel, ne pouvait (au temps de Tchernychevsky) 15 et ne peut donner un programme populaire clair ». En d'autres termes, on ne reconnaît de mérites au marxisme que dans la mesure où il n'est pas le socialisme. Mais que représente le marxisme moins le socialisme ?

Monsieur P.G. répond sans détour : « L'énorme mérite (souligné par l'auteur) du marxisme russe » est « de démontrer scientifiquement la nécessité historique du capitalisme en Russie », c'est-à-dire de « le justifier en tant que nécessité historique ». Autrement dit, le marxisme a libéré la conscience de l'intelligentsia du devoir de protéger qui que ce soit et quoi que ce soit du capitalisme ; le marxisme lui a permis de se battre pour l'européanisation de la structure sociale ; le marxisme a donné à l'intelligentsia les bases théoriques de sa lutte pour l'émancipation politique. Là réside tout son « mérite ». On comprend alors l'affirmation suivante   à première vue monstrueuse   de l'auteur à propos de Strouvé (auquel, soit dit en passant, il porte une admiration indécente) : Strouvé, « abandonnant le positivisme, a, par là même, abandonné le marxisme d'un point de vue philosophique » (souligné par l'auteur). D'un point de vue philosophique seulement ? Oui, car « les résultats scientifiquement déterminés du marxisme et les précieuses conquêtes de son programme populaire ne sont pas atteints par un tournant métaphysique » [= de Strouvé]. Ainsi donc le directeur de l'Osvobojdénié se trouve être un « marxiste » au sens politique du terme. Même chose pour M. Boulgakov. Celui-ci rejette même la « doctrine sociale philosophique du marxisme » et part « de fondements philosophique tout à fait différents » : mais lui aussi reste fidèle au marxisme « pour tout ce qui concerne les questions fondamentales de la politique sociale concrète » . (Boulgakov : Du marxisme à l'idéalisme, p. 315.)

En vérité, Monsieur P.G. donne une idée grossière et pourtant révélatrice du rapport qui liait au marxisme l’intelligentsia russe des années 90. Aujourd'hui, alors que sont éteints bien des feux et que sont tombées bien des feuilles, Monsieur P.G. peut, au nom de son passé, se poser la question de la valeur du marxisme, avec le dessein évident de faire l'apologie bourgeoise : la signification du marxisme serait la justification du capitalisme. Autrefois, dans la première moitié des années 90, le marxisme représentait pour l'intelligentsia et même pour le sieur P.G. autre chose que la simple justification de l'exploitation capitaliste. Si M. P.G. est coupable d'avoir traité de façon cavalière son propre passé, qui contenait tout de même quelques éléments de « romantisme », cela ne l'empêche pas de donner une réponse indubitablement juste à la question suivante : quels mérites ont valu au marxisme son admission dans la plupart des salons littéraires ? C'est parce qu'il a, ainsi que nous venons de l'apprendre, fourni tout un « pro­gramme populaire », dépourvu de tout socialisme.

Il est clair que des gens qui portèrent sur le marxisme des appréciations de cet ordre ne furent en rien marxistes, ils furent   et demeurent   les parasites philosophiques d'un aspect du marxisme qu'ils ont isolé et séparé de sa totalité, la « justification » théorique par les lois intrinsèques du développement social de toute forme donnée des rapports sociaux. Une telle « justification », mécaniquement coupée du con­texte de la conception dialectique du monde, peut « sanctionner » des conclusions extrêmement conservatrices ; mais dans la conception marxiste réelle, non falsifiée, cette « justification » est entièrement subordonnée à l'aspect révolutionnaire de la dialectique matérialiste : toute forme de rapports sociaux engendre elle-même ses propres contradictions et devient finalement sa propre victime. La « critique » devait donc priver le marxisme de ce deuxième aspect, inhérent à sa doctrine. En outre, comme l'épuration du marxisme de tous ses vestiges « non scientifiques » (c'est-à-dire révolutionnaires) prit bientôt la forme de la lutte contre les marxistes révolutionnaires, c'est rapidement tout le marxisme qui, pour le sieur P.G., perdit sa force d'attraction : il devint une doctrine étrangère.

Voici en quels termes éloquents ce moment est dépeint par l'un de ceux qui l'ont vécu : « Je sentais ainsi le sol se dérober peu à peu sous mes pieds. De l'édifice qui, hier encore, semblait si harmonieux et entier, ne restaient que quelques murs. Naturellement, certaines revendications d'ordre social [nous savons déjà lesquelles], que la réalité elle-même désigne, conservent leur valeur pratique, même en dehors de toute théorie. Cependant, celui qui réfléchit tend naturellement à concevoir systématiquement ces revendications disparates et à les saisir intellectuellement comme unité d'idéal et de conception du monde. Et cette unité, que représentait autrefois le marxisme, était maintenant perdue. « (Boulgakov : Du marxisme à l'idéalisme, préface p. XIII). Notre écrivassier pense qu'à nos yeux de marxiste « tout cela se réduit au fait que quelques rejetons illégitimes du marxisme ont, pour telle ou telle considération (d'ordre essentiellement pratique), capitulé devant l'ombre de l'idéalisme au profit d'une paisible demeure où résonnent des sonorités suaves et des prières ». (Du marxisme à l'idéalisme, préf. pp. V et VI.)

Tout cela n'est que sottise. Dans l' « explication » ou l'accusation) qu'au nom des marxistes, M. Boulgakov formule à l'égard de lui-même, les motivations de psychologie collective sont remplacées par des motivations « pratiques » individuelles, et l'explication matérialiste par un jugement éthique ; et à l'idéalisme, comme Credo de larges couches de l'intelligentsia, on adjoint les figures de MM. Boulgakov et Berdiaëv, qui « pour des considérations d'ordre pratique » , s'éloignent vers ces paisibles demeures résonnant de sonorités suaves et de prières. Les « raisons essentiellement personnelles, pratiques ou « religieuses » qui font que tel ou tel chef de l'idéalisme s'est éloigné de certaines positions, cette question est du ressort des biographes, en, présumant toutefois que les chefs de l' « idéalisme » soient capables de les intéresser. Par contre, la question de savoir quelles conditions sociales et politiques ont produit l'arrière-plan psychologique qui a entraîné le « changement de lien idéologique » de « quelques rejetons illégitimes du marxisme », cette question relève indiscutablement de la compétence du matérialisme historique et ne peut être résolue que par lui.

Nous avons déjà dit que la doctrine du prolétariat, le marxisme, avait produit un effet que n'attendaient pas ses créateurs : elle avait donné au mouvement démocratique russe le droit moral d'aller, le cœur pur et le front haut, « à l'école du capitalisme » ; après que celui-ci se fut engagé sur le chemin de la « critique » la conscience de notre intelligentsia démocratique, qui avait été éveillée à la vie politique par le prolétariat, fut purifiée de tout respect envers la doctrine sociologique en général et le socialisme scientifique en particulier   conscience à laquelle le marxisme avait été inoculé comme instrument de lutte contre le populisme réactionnaire.

Le seul parasitisme idéologique, sous la forme d'une critique pitoyable du marxisme, doctrine d'une autre classe sociale, ne peut à lui seul assurer l'existence de larges couches du mouvement démocratique dans la période de la montée de l'opposition, lorsqu'il se prépare à déployer le plus grand enthousiasme politique dont il soit capable. Nous venons juste d'entendre dire par M. Boulgakov que « celui qui réfléchit tend naturellement à concevoir systématiquement ces revendications disparates et à les saisir intellectuellement comme unité d'idéal et de conception du monde ». Le libéral « qui réfléchit », après avoir dit adieu au marxisme, « tend naturellement » à se construire un nouveau temple, où il peut, sans être dérangé, adorer son Dieu. Mais la construction de ce temple philosophique avec les pierres de la pensée réaliste était quelque chose d'absolument impossible pour M. Boulgakov et pour tous ceux qui suivaient la même évolution que lui : car les traditions russes de la pensée réaliste s'appuyaient inévitablement sur le marxisme. Ce fait était terriblement clair pour tous ceux qui avaient déjà à leur actif la lutte contre le « subjectivisme » sociologique et le populisme. Se tourner vers le « réalisme » philosophique signifiait rencontrer ce marxisme qu'on venait d'épurer si soigneusement, si péniblement, de tout ce qu'il contenait de « non scientifique »   au point qu'il n'en restait plus rien. Rejeter le marxisme, c'était rejeter les traditions de la pensée réaliste en général.

Les idéologues du libéralisme russe, passés fugitivement par l'école du marxisme et « abîmés » théoriquement par celle-ci, se trouvèrent obligés de chercher un refuge spirituel dans les nuages de la métaphysique idéaliste et, pour reprendre l'expression de Feuerbach, jusque « dans l'asile de la théologie ».

Le libéral « qui réfléchit » tend naturellement à concevoir systématiquement les « revendications disparates » du mouvement démocratique. Mais son instinct de classe l'éloigne du point de vue historique et social, car celui-ci est monopolisé par le marxisme, étape suprême de la pensée sociologique. Le marxisme a transformé le point de vue historique et social en un point de vue de classe et « comprend » ainsi les « revendications disparates » comme des produits d'intérêts de classe. Pour le libéral ou le « démocrate qui réfléchit », adopter un tel point de vue aurait signifié le suicide politique : ils seraient devenus à leurs propres yeux, en effet, les représentants des classes dominantes. C'est pourquoi ils devaient nécessairement rechercher des béquilles théoriques à l'extérieur du processus historique et de ses réalités de classe : ils devaient se tourner vers un monde supra-historique. De l' « Être » changeant et empiriquement perceptible ils devaient en appeler à la « Nécessité » immuable et permanente. On fit appel à l'impératif catégorique de la morale pour « concevoir systémati­quement » et exposer d'un point de vue philosophique ces mêmes revendications disparates, que l'Osvobojdénié de Stuttgart se chargea de formuler. Objectivement comme subjectivement, il était absolument nécessaire pour les idéologues du libéralisme de présenter leur programme, non comme la vulgaire plate-forme d'une bourgeoisie « progressiste », mais comme l'expression des lois éternelles de la morale ; or nous avons vu comment l'idéalisme, pour répondre à cette nécessité absolue, ne quitte pas la position supra-historique des problèmes, mais expose à l'aide de misérables syllogismes que « le principe formel de la morale élimine aussi bien le conservatisme éthique que l'utopie éthique de la perfection sur terre. Il condamne (...) l'idée même de la possibilité d'une harmonie universelle des intérêts et des forces, que l'on atteindrait par la réalisation effective de cet idéal (p. 288). Plus brièvement encore : l'impératif catégorique, en tant que principe directeur de la politique, « élimine » le conservatisme intransigeant, et « approuve » le libéralisme. Et M. Boulgakov, dans sa logique à lui, a entièrement raison de dire : « Ce principe est suffisant pour donner une base aux aspirations libératrices de notre temps ». (Du marxisme à l'idéalisme, préf. p. XXI)

La position est ainsi consolidée. « Les droits imprescriptibles de l'Homme et du Citoyen », placés sous la protection directe de l'impératif catégorique, doivent dorénavant servir de fondement à un combat mené sur deux fronts : aujourd'hui contre la police tsariste, demain contre le prolétariat ; aujourd'hui contre l'absolutisme, demain contre le socialisme.

Alors que l'aile libérale modérée de l'intelligentsia s'efforçait de se retrancher dans les citadelles de la métaphysique, des éléments intermédiaires de cette intelligentsia, libérés par la même « critique », décidèrent que tout était permis désormais ! La démocratie révolutionnaire française n'avait pas célébré la fête de la déesse Raison avec autant de joie que notre intelligentsia « socialiste-révolutionnaire » sa fête de la libération de toutes ses obligations envers la raison théorique. Il suffit de lire le Messager de la révolution russe 16, organe du socialisme libertaire : une sorte de Décaméron « socialiste-révolutionnaire », un recueil de nouvelles, artistiquement inférieures à celles de Boccace, mais qui, parallèlement, incarnent la révolte fougueuse, la protestation véhémente de la « chair » bourgeoise à son éveil contre les chaînes tyranniques que l'Église « orthodoxe » dominante lui imposa sans appel, pendant toute une période.

Dans une atmosphère libérée par la « critique » du poids intellectuel du marxisme, de larges couches de l'intelligentsia se sentirent indépendantes de tout « dogme » rigoureux, après leur entrée fracassante dans la sphère de la lutte révolutionnaire. Mais ces couches incarnées par les « socialistes-révolutionnaires », ne rejetèrent pas le marxisme dans son ensemble. Un tel rejet leur aurait imposé des obligations trop importantes. Elles se contentèrent de l'exploiter, comme des brigands, pour justifier tel ou tel acte d'aventurisme politique. L'attitude des « socialistes-révolutionnaires envers le marxisme n'est que le reflet   sur le plan théorique   de leur attitude envers le prolétariat. Ils ne reconnaissaient pas à ce dernier la qualité de force politique autonome, sans toutefois lui tourner le dos : ils s'accordèrent pour l'exploiter politiquement 17.

Ce que l'Europe a enfanté dans la douleur, ce dont elle s'est délivrée socialement et politiquement, l'intelligentsia russe se l'est aisément approprié par les livres les journaux, mais, hélas ! au premier changement de circonstances, elle s'en est libérée avec autant de facilité. Il lui a suffi de sentir sa propre force révolutionnaire et d'avoir la conscience, ou du moins le pressentiment, de son importance politique future, pour qu'elle manifeste immédiatement sa faculté de régression idéologique, tout à fait imprévue par les marxistes des années 90 ; régression qui prit la forme d'un populisme masqué de subjectivisme historique et de métaphysique idéaliste. Les phalanges « marxistes » diminuèrent de plus en plus. Le titre d'« ex-marxiste », « ex-social-démocrate » devint d'un seul coup un billet d'entrée pour les « meilleures maisons » du « bordel » littéraire et personne ne vit, à l'exception d'un groupe relativement restreint, que ce « titre » ne désignait que la désertion de ceux qui étaient passés de l'armée du prolétariat dans le camp ennemi. Un tel changement de camp peut être seulement le fait d'un renégat politique.

Ce fut à ce moment-là que nos compagnons d'hier bouclèrent en hâte leurs bagages comme s'ils craignaient de manquer le train ; la majorité des militants du Parti, dévoués corps et âme à la cause du prolétariat, étaient incapables de comprendre la signification politique du changement dans l'intelligentsia qui s'opérait sous leurs yeux. Les sociaux-démocrates « économistes » n'accordaient pas un grand prix au marxisme : c'est pourquoi ils s'en servaient peu comme instrument politique. Ils avaient pris dans le marxisme deux ou trois thèses simplifiées qui sanctionnaient, selon eux, leur tactique victorieuse ; ils se comportèrent à l'égard du marxisme, pris dans sa totalité, avec une indifférence équivalant au suicide. Bien plus, ils étaient eux-mêmes tout à fait réceptifs à la « critique » bourgeoise. Le Parti ne connaissait pas d'« atmosphère théorique » et les pratiques de l'« économisme » étaient pénétrées par l'atmosphère viciée du journalisme légal, avec son « marxisme » apologiste de la bourgeoisie, et sa « critique » . Ce fut dans l'ensemble la triste période de la fuite massive de l'intelligentsia hors du marxisme, tandis que, en arrière-plan, les masses prolétariennes se mettaient en mouvement. D'un fait élémentaire et évident, le Parti social-démocrate devint une question très compliquée.

C'est précisément en tant que question compliquée que l'Iskra traita la question de notre Parti.

« Au nom du marxisme ! »

 

La période de l'Iskra 18

Et Dieu dit : « Que la lumière soit », et la lumière fut. Il sépara le ciel de la terre, le jour de la nuit, la démocratie bourgeoise de la démocratie prolétarienne. Le chaos primitif disparut et le règne de la politique sociale-démocrate révolutionnaire s'instaura. Tel serait en langage biblique le style des déclarations et adresses d'approbation des comités de l'Iskra, dont le caractère fondamental est l'absence de toute perspective historique. L'Iskra n'a pas choisi ses tâches « arbitraire­ment ». Elles lui ont été imposées par les conditions du moment, telles que nous les avons caractérisées plus haut. Les « économistes » avaient éveillé de nouvelles forces, mais se trouvaient incapables de les dominer. Ils avaient suscité un mouvement de masse, mais ils avaient failli à la tâche en ne lui donnant pas un caractère de classe non équivoque. Par l'intermédiaire du mouvement ouvrier, ils avaient éveillé l'intelligentsia démocratique ; cependant ils ne la soumirent pas à leur contrôle ; au contraire, ils capitulèrent devant elle, lorsqu'elle engagea une campagne théorique contre les principes de la politique de classe autonome du prolétariat.

Ces deux faits déterminèrent les tâches fondamentales de toute la période de l'Iskra. Le deuxième en particulier (la croissance rapide du mouvement démocratique) marqua d'un sceau indélébile le caractère de notre premier journal politique.

Dans la mesure où l'on avait foi dans les capacités politiques de la social-démocratie, il était absolument nécessaire de pousser très activement à la « différenciation » politique de l'intelligentsia démocratique, afin de conquérir, au nom du marxisme, le plus grand nombre possible de partisans conscients de la classe ouvrière. « Au nom du marxisme ! », c'est le slogan qui a dominé toute cette période, et c'est autour de lui que s'est regroupée l'intelligentsia révolutionnaire ; ce slogan devint aussi terrible qu'autrefois Slovo i Dièlo « parole et acte » 19.

L'Iskra n'a pas accompli de miracles. Elle n'a pas séparé le ciel de la terre, ni la terre de la mer. Mais, s'appuyant sur la Zaria 20, qui reprit à nouveau le marxisme, l'Iskra contribua énormément à la différenciation politique de l'intelligentsia démocratique. La période « économiste » avait été celle de la lutte directe et exclusive pour l'influence sur les masses prolétariennes ; une lutte non pas contre les autres partis démocratiques, mais contre l'inculture du prolétariat lui-même et contre la barbarie des conditions politiques russes. La période de l'Iskra fut, dans sa signification politique objective, la période de la lutte pour l'influence sur l'intelligentsia révolutionnaire, avec, à l'arrière-plan, un prolétariat engagé dans le combat démocratique. C'est dans cette différence fondamentale que réside la « justification » historique des deux dernières périodes de la vie de notre Parti. C'est cette différence, c'est-à-dire le sens de toute période de l'Iskra, que doit saisir, avant toute chose, celui qui veut comprendre, ne serait-ce qu'approximativement, le problème des divergences actuelles à l'intérieur de notre Parti.

La période de l'Iskra fut la période de la lutte pour influencer l'intelligentsia. L'Iskra proclama qu' « il est indispensable de se différencier ». Et elle se délimita et se différencia. Cela ne signifie pas que l'Iskra ait élaboré des méthodes tactiques pour la différenciation immédiate du prolétariat et de la bourgeoisie (de ce point de vue l'Iskra réalisa extrêmement peu de chose) ; non, elle a appliqué les fondements théoriques du marxisme (repris par la Zaria) pour « délimiter », à l’intérieur de l'intelligentsia démocratique, les partisans principiels du prolétariat des « partisans » potentiels de la bourgeoisie. « Il faut se délimiter. » Bien entendu, cela signifiait, « en fin de compte », l'autodétermination politique du prolétariat sous la forme d'une politique autonome de classe. Mais ce « but final » n'existait que subjectivement ; lui donner vie, telle est la tâche de la nouvelle et riche période, dont on voit déjà poindre la lumière au-dessus de notre Parti. La mission de l'ancienne Iskra, au contraire, mission qu'elle a effectivement remplie, consistait, en utilisant le tranchant de la doctrine marxiste, à retenir tous les éléments de l'intelligentsia démocratique qui n'étaient pas encore définitivement perdus pour l'« idée du quatrième état 21 ».

Nous devons faire ici une restriction. Nous considérons ici la mission objective accomplie par l'Iskra. Quand nous parlons de l'Iskra, nous n'avons pas en vue l’Iskra telle qu'elle était prévue, telle qu'elle commença ; mais considérons ce qu'elle est devenue. Subjectivement, l'Iskra s'était fixé des buts bien plus larges : avant tout, élever le mouvement ouvrier spontané au niveau d'un mouvement politique, puis diriger (au nom du prolétariat, de la classe libératrice), « tous ceux à qui est cher le nom de liberté ! » (n° 3). Un journal politique devait, en tant que journal social-démocrate, servir de phare au prolétariat révolutionnaire et, entant que journal démocrate, de boussole à la démocratie combattante. Mais comme cela s'est vérifié par la suite, il est impossible d'atteindre, par des moyens littéraires, des résultats politiques qui ne correspondent pas aux rapports réciproques des forces politiques. La social-démocratie ne pouvait se battre à la place des ouvriers, ni un journal social-démocrate à la place de la social-démocratie. Si celle-ci, compte tenu de l'étendue de son influence dans les masses prolétariennes, compte tenu du degré d'énergie et d'efficacité de son action politique, est incapable de se tailler une place décisive dans la lutte démocratique, c'est en vain qu'un journal social-démocrate s'efforcera de prendre en remorque tout le mouvement démocratique, au seul nom de la classe libératrice. L'histoire ne permet pas de « substitutions ».

Le mouvement démocratique ne s'est pas laissé enchaîner par des moyens purement littéraires, car cette activité est justement le domaine où l'intelligentsia est la plus forte et donc la plus indépendante. Éditer deux journaux comme l'Osvobojdénié et la Revolioutsionnaïa Rossia d'après l'exemple vivant de l'Iskra, et éliminer ainsi toute obligation même « temporaire » envers le Parti du prolétariat, cela fut l'affaire d'une année ou deux.

Dans la mesure où le mouvement démocratique s'était pourvu de son outillage « idéologique », l'arriération politique du prolétariat s'exprimait dans le fait que son propre Parti risquait alors de se dissoudre, sinon entièrement, du moins pour une bonne part, dans le mouvement démocratique. L'Iskra, voulant rester fidèle à la cause du prolétariat, se vit contrainte de ne plus rassembler le mouvement démocratique « au nom du prolétariat », mais de se détacher de lui, « au nom du marxisme ». Qu'elle le voulût ou non, elle fut contrainte de consacrer la majeure partie de son travail à la « délimitation » que seule la Zaria devait primitivement accomplir. L'Iskra voulait être, dans son projet originel, la direction de la lutte démocratique générale commune, sous l'hégémonie du parti du prolétariat, mais elle se transforma en réalité en un organe d'autodéfense de l’intelligentsia sociale-démocrate, au nom de sa tâche objective qui était d'entraîner le prolétariat dans le combat démocratique général derrière son drapeau. Ce tournant accompli à moitié spontanément a donné au journal cette physionomie belliqueuse et « furieusement polémique » à laquelle on pense aussitôt qu'est prononcé nom d'Iskra. Dans son numéro 35, l'Iskra, par l'intermédiaire d'un excellent article du camarade Starover, établit un bilan des changements objectifs survenus, sous l'influence desquels s'est composée la physionomie particulière du journal. « Le revirement qui s'est opéré dans les têtes du mouvement démocratique   dit Starover   est un fait accompli. L'idée que le prolétariat devait diriger la lutte libératrice est remplacée par une autre qui n'attribue au prolétariat qu'une place subordonnée. » (De la démocratie aux deux têtes).

La critique de l' « économisme », des préjugés populistes, terroristes, nationalistes, s'adjugea la part du lion dans le travail de l'Iskra. L'Iskra, comme on l'a dit, n'était pas un journal politique, mais polémique. On l'a accusé de se battre, non pas tant contre l'autocratie que contre les autres fractions du mouvement révolutionnaire. Il découle inévitablement d'un tel reproche, si l'on est conséquent avec soi-même, que l'Iskra n'avait pas à propager des idées politiques qui ne fussent pas communes au mouvement démocratique dans son ensemble ; autrement dit : qu'il convenait de dissoudre l'idée de classe dans l'idéologie démocratique. Pour les sociaux-démocrates, cela aurait signifié l'abandon de toute perspective propre. L'Iskra, par bonheur pour le Parti, ne l'a pas fait. Au contraire, elle a consacré le maximum d'attention aux « divergences d'opinion fractionnelles à l'intérieur de l'intelligentsia ». En luttant contre le populisme, le terrorisme et le nationalisme, l'Iskra a montré à l'intelligentsia le chemin de la lutte pour les intérêts historiques du prolétariat. Ce qui incombait directement à l'Iskra, ce n'était pas la tâche de délimiter politiquement le prolétariat, mais celle d'éclairer la conscience de l'intelligentsia sur les intérêts historiques de cette classe.

Lorsque Lassalle menait une lutte acharnée contre les « progres­sistes », il se battait directement pour l'influence sur les ouvriers déjà engagés dans le combat démocratique, et parmi lesquels les « pro­gressistes » avaient leurs partisans organisés. Mais nous, quand nous nous battons contre le populisme ou l'idéalisme, ce que nous avons en vue immédiatement, ce ne sont pas les ouvriers, mais l'intelligentsia qui d'abord s'éloignera de nous pour aller aux ouvriers avec son populisme petit-bourgeois ou son libéralisme bourgeois. L'Iskra n'a pas traîné devant le tribunal politique du prolétariat les « socialistes-révolutionnaires », comme l'avait fait Lassalle avec les « progres­sistes » (et nos comités ne l'ont fait que dans une mesure insignifiante), elle n'a porté contre eux qu'une condamnation théorique du point de vue des intérêts de classe du prolétariat, et, seulement en ce sens, indirectement, au nom du prolétariat. L'Iskra ne poussait pas le prolétariat à affronter ouvertement l'ensemble du monde bourgeois ; elle ne fit que recruter dans l'intelligentsia les partisans du principe d'un tel projet. Elle n'élaborait pas les normes tactiques d'une politique autonome du prolétariat (pour autant que de telles formes tactiques fussent concevables dans les conditions socio-historiques russes) ; elle n'a fait que montrer à l'intelligentsia révolutionnaire la nécessité d'une telle politique autonome.

Si tel ou tel adversaire pointilleux s'efforçait de démontrer soigneusement que l'ancienne Iskra a commis toute une série de fautes de caractère théorique, qui auraient gâché à la fleur de l'âge une « génération » entière de sociaux-démocrates, et que, si ces fautes avaient été corrigées selon son argumentation, le Parti connaîtrait à l'heure actuelle un essor puissant, nous ne pourrions que hausser les épaules. Ce n'est pas là le nœud du problème. Il ne réside pas dans les négligences théoriques (du type par exemple des rapports entre « spontanéité » et « conscience ») le fond du problème est moins dans ces questions que dans le caractère politiquement limité de la mission imposée à un groupe de sociaux-démocrates par les intérêts de classe du prolétariat dans une période historique déterminée. Il concerne ce processus rapide et fiévreux de translation et de regroupement de l'intelligentsia démocratique qui dispersa, pour ainsi dire sans laisser de trace, tous les éléments qui jusqu'alors étaient liés dans un tout indifférencié par l'aspiration subjective d' « être et de rester [l'instrument conscient] du mouvement de classe des masses ouvrières organisées ».

Il ne suffit pas de reconnaître les mérites historiques de l'Iskra, encore moins d'énumérer toutes ses affirmations malheureuses et ambiguës. Il faut aller au-delà : il faut comprendre le caractère historiquement limité du rôle joué par l'Iskra. Elle a beaucoup contribué au processus de différenciation de l'intelligentsia révolutionnaire ; mais elle a également entravé son libre développement. Les débats de salon, les polémiques littéraires, les disputes d'intellectuels autour d'une tasse de thé, tout cela elle l'a traduit en langage de programmes politiques. De façon matérialiste, elle a réalisé la multitude des sympathies théoriques et philosophiques à des intérêts de classe déterminés ; et c'est bien en employant cette méthode « sectaire » de différenciation qu'elle a conquis à la cause du prolétariat une bonne partie de l'intelligentsia ; enfin elle a consolidé son « butin » par les résolutions diverses du IIe, Congrès en matière de programme, de tactique et d'organisation.

Tout ce travail n'est pourtant qu'un prélude à un travail réellement politique de la social-démocratie. À présent la question se pose de la manière suivante : quelle est la tâche centrale du nouveau mouvement ? Faut-il continuer la différenciation   en la maintenant dans le cadre restreint de d'intelligentsia liée à la social-démocratie par un programme commun   ou bien faut-il élaborer les méthodes de la séparation politique immédiate du prolétariat réel (et non seulement conceptuel) de la bourgeoisie (réelle) ?

Nous, nous insistons sur la deuxième réponse. Le Parti à créer, pour lequel l'ancienne Iskra a rassemblé les membres épars de l'intelligentsia, doit tendre à la résolution immédiate de cette tâche, pour nous fondamentale, et qui seule peut donner son explication et sa justification au travail de l'Iskra, mais qui a été à peine envisagée par elle et par les praticiens de cette période, tâche qui consiste à détacher politiquement le prolétariat de la bourgeoisie.

Il est vrai que le Parti se rapproche maintenant au moins du prolétariat pour la première fois. Au temps de l' « économisme » le travail était entièrement dirigé vers le prolétariat, mais, principiellement, ce n'était pas encore un travail politique social-démocrate. Pendant la période de l'Iskra, le travail prit un caractère social-démocrate, mais il n'était pas dirigé directement vers le prolétariat (et dans la mesure où il l'était, il n'avait qu'un caractère « primitif -démocrate » dont nous parlerons ultérieurement). C'est seulement maintenant que la social-démocratie, en tant que social-démocratie, se tourne vers le prolétariat, en tant que tel.

En définissant ainsi la situation actuelle, nous pouvons comprendre, par la manière même de poser le problème, non seulement la possibilité, mais même nécessité des divergences actuelles au sein du Parti. Chaque période sécrète sa propre routine et tend à imposer ses propres tendances au mouvement dans son ensemble. Les « écono­mistes », à partir d'une confusion psychologique, identifièrent le mouvement « professionnel et syndical » qu'ils dirigeaient avec le mouvement social-démocrate ; de même les a iskristes « ont identifié trop souvent la lutte pour la reconnaissance principielle de la politique de classe du prolétariat avec la pratique effective de cette politique, et cette identification les a amenés finalement à ignorer totalement leur tâche immédiate : c'est-à-dire la réalisation des principes politiques de classe du prolétariat, admis pourtant de manière générale dans des termes correspondant à la politique quotidienne. Mais nous en reparlerons plus loin 22.

Lorsque Lénine reprit à Kautsky l'idée absurde du rapport entre l'élément « spontané » et l'élément « conscient » dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat, il ne faisait que définir grossièrement les tâches de son époque. Il s'adressa à l'intelligentsia qui   étant donné la complexité des problèmes soulevés  constituait le seul public de la Zaria (et aussi de l'Iskra) et pouvait être l'étincelle. Il lui dit : « D'abord nous allons vous insuffler le marxisme, ce liant concentré de la conscience, nous allons vous imprégner de méfiance envers la démocratie bourgeoise, et, ensuite, au travail, à l'attaque de la spontanéité ! » C'est bien en cela que consistait précisément la tâche : « gonfler » l'intelligentsia de marxisme, lui lier pieds et poings pour l'empêcher de se disperser, de trahir, de s'attaquer avec effronterie à Marx, bref de respirer ! Tâche éminemment urgente en outre, car l'intelligentsia marxiste fondait à vue d'œil, nous filait entre les doigts pour aller... vers les s.-r. et les libéraux.

Nous ne voulons pas dire, bien sûr, que l'Iskra, emportée par le travail de « différenciation » de l'intelligentsia, en serait arrivée à ignorer ses tâches principielles et à lorgner vers « une autre classe de la population ». Pas du tout ! L'intelligentsia après laquelle courait l'Iskra était, au premier chef, le Parti même. L’instinct de conservation politique poussait à la lutte contre la « critique », le bernsteinisme, le terrorisme, populisme et l'idéalisme, toutes ces idéologies qui apportaient un élément de trouble et de désagrégation dans le milieu même avec lequel l'Iskra espérait construire un parti unitaire. Entre un petit groupe de sociaux-démocrates éminents et la classe réveillée se trouvait la couche de l'intelligentsia indécise, où on ne reconnaissait plus les « siens » dans le « chaos ». Aussi notre journal politique ne fut-il pas un organe dirigeant immédiatement les luttes politiques du prolétariat, mais une plate-forme politique principielle servant à délimiter, à l'intérieur de l'intelligentsia, la partie marxiste de celle qui était à moitié marxiste et de celle que le marxisme avait à peine touchée.

Cependant il faut considérer que l'Iskra avait reçu de l'époque « économiste » un héritage sérieux et extrêmement précieux : les masses éveillées du prolétariat urbain.

Sur cette base historique, la lutte pour l'influence sur l’intelli­gentsia était une tâche profondément différente de celle qu'avait dû accomplir le Groupe de la Libération du Travail 23 dans les années 80 et une partie des années 90. Il s'agissait alors de démontrer le développement inévitable du capitalisme en Russie et d'en déduire la légitimité historique de l'existence d'une social-démocratie russe. Pour mener à bien cette tâche il ne fallait pas un journal mais une revue, non pas l'Iskra, mais le Social-Démocrate. Les révolutionnaires formés à l'école du Social-Démocrate devinrent des propagandistes du socialisme scientifique. Le problème qui se posait à l'Iskra était tout autre. Elle avait à former, non pas des propagandistes, mais des dirigeants politiques pour un mouvement de masses déjà existant. Ce but ne pouvait pas être atteint uniquement par l'exposé théorique des méthodes du marxisme, mais par la démonstration de sa validité à partir des phénomènes « courants » de la vie sociale et politique. Mais l'exposé de ces méthodes, de même que leur utilisation journalistique, ne servaient totalement et immédiatement qu'à un seul but : renforcer et former politiquement l'intelligentsia marxiste.

Toutefois nous n'avons pas encore épuisé tout le contenu de la dernière période. Les masses urbaines réveillées spontanément (héritage de l'agitation « économiste ») déterminaient, par leur existence même, non seulement les méthodes de l'emprise sur l'intelligentsia, mais exigeaient avant tout qu'on leur prêtât une attention directe. « À l'insu de ses dirigeants   écrit le n° 3 de l'Iskra   1e prolétariat s'est rué au combat lorsqu'il s'est aperçu que la partie radicale de la société 24 était prête sérieusement à se mesurer avec le régime (...). La social-démocratie russe devra considérer comme base de son activité pratique cette aspiration évidente des masses ouvrières à participer activement à la lutte libératrice entreprise par l'ensemble du mouvement démocratique russe ; elle devra le faire, si elle ne veut pas manquer le coche, si elle ne veut pas abandonner ses droits à la direction du mouvement prolétarien à d'autres forces politiques. » Et la social-démocratie russe a effectivement mis cette « aspiration des masses ouvrières » à la base de son activité politique.

La pratique du Parti s'est en un certain sens totalement transformée pendant la période « iskriste » mais non pas, bien entendu, sous la seule influence de l'Iskra : au mouvement de grèves « profession­nelles », à peine décidé à transgresser ses limites, s'est substituée une agitation politique systématique dans le prolétariat au moyen des « dénonciations » politiques généralisées. Cette différence est si brutale qu'on peut la concevoir   et qu'on la conçoit   comme une différence entre le « trade-unionisme » et la politique de classe du prolétariat. Dans cette perspective le rapport entre le travail de l'Iskra et celui du Parti, et donc le rôle de l'Iskra, se présentent sous un aspect extrêmement simpliste : le journal social-démocrate révolutionnaire dirige directement la politique sociale-démocrate révolutionnaire du prolétariat. Une telle vue est aussi fausse que séduisante.

Il était absolument impossible au Parti de réaliser, dans le domaine de la pratique politique, toutes les tâches proposées par l'Iskra et la Zaria. On ne peut pas « entrer en scène » la tactique sociale-démocrate n’importe quand et n'importe où. Même le simple fait de l'existence d'un prolétariat ne saurait y suffire. Il est absolument nécessaire qualitativement que des couches plus ou moins larges du prolétariat soient engagées dans la politique démocratique. Or, un tel prolétariat n'existait pas. La social-démocratie russe dut d'abord créer cette condition de politique de classe en accomplissant les tâches historiques du mouvement démocratique bourgeois : c'est-à-dire l'éveil spontané du prolétariat (période « politique »). Les méthodes de l'agitation « économique » étaient destinées à éveiller les instincts révolutionnaires élémentaires qui s'étaient formés spontanément dans la psychologie de classe du prolétariat. La méthode des « dénonciations » politiques devait servir à donner à ces instincts éveillés le caractère d'une protestation civique consciente. Par conséquent, si différents l'un de l'autre qu'aient pu être les contenus des deux périodes précédentes, celles-ci se ressemblent néanmoins en ceci qu'elles représentent objectivement le résultat d'un travail bourgeois-démocratique   accompli au nom des principes du socialisme et entrepris, subjectivement, pour des mobiles purement socialistes.

Si les théoriciens et les publicistes de l' « économisme » ont rétréci impitoyablement le drapeau du socialisme, en revanche le groupe de la Zaria et de l'Iskra est totalement innocent de ce péché contre le Saint-Esprit : il s'est fixé, à lui-même ainsi qu'à tout le Parti, une tâche qui est commune à toute la social-démocratie internationale : l'unification du mouvement ouvrier et du socialisme (Iskra n° 1) ; il a développé cette question de manière théorique et polémique dans ses publications et rassemblé ses partisans autour de cette tâche et de sa compréhension. Mais le travail que ces derniers accomplissaient au sein du prolétariat (non seulement d'ailleurs leur travail, mais aussi celui de ses « adversaires », car tous étaient mus par les mêmes exigences objectives) s'épuisait totalement dans la tâche de délivrer la conscience des masses ouvrières « du joug des préjugés politiques séculaires, de la foi aveugle dans le gouvernement, dans la miséricorde du tsar, et de la méconnaissance de ce fait que les prolétaires sont des citoyens égaux aux autres, dans une société qui vit de leur travail » (n° 1). La Zaria dans le domaine de la théorie, l'Iskra dans le domaine du journalisme et de la polémique programmatique, montraient le rapport direct existant entre un « citoyen égal en droit » et un prolétaire, et, une fois ce rapport établi, enseignaient à leur auditoire la politique socialiste, mais la vie politique des masses éveillées n'était pas imprégnée de la conscience de ce rapport ; elle était totalement remplie par les slogans d'émancipation en général. « Si l'Iskra m'a tellement plu   écrit un ouvrier pétersbourgeois   c'est parce qu'elle considère l'ouvrier comme un citoyen. Cela est tellement important ! » (Iskra, n° 14.)

Prétendre que l'Iskra a dirigé directement la vie politique du prolétariat en ce sens qu'elle se serait nourrie de l'expérience immédiate du mouvement et aurait donné des réponses immédiates à ses besoins immédiats, ce serait historiquement tout à fait faux. Dans le travail de « différenciation » de l'intelligentsia, I'Iskra a effectivement joué un rôle dirigeant à juste titre : elle était théoriquement armée jusqu'aux dents, et dans ce genre de lutte l'armement théorique était tout. Mais cette lutte elle-même n'était pas tout. La théorie prolétarienne du développement politique ne peut pas remplacer un prolétariat politiquement développé. Cette vérité s'est manifestée non seulement dans la tentative malheureuse de l'Iskra durant sa première période pour assujettir « au nom du prolétariat » toutes les tendances du mouvement démocratique à l'hégémonie sociale-démocrate, mais aussi dans l'incapacité totale de l'Iskra à féconder le mouvement du prolétariat lui-même pas l'apport intellectuel qu'elle avait introduit dans la conscience de l'intelligentsia révolutionnaire.

L'Iskra a bien sûr influencé, directement ou indirectement, cette renaissance de la pratique au cours des trois ou quatre dernières années. Mais pour donner uniquement des directives qui sont évaluées en fonction de la pratique et des mots d'ordre que la pratique reprend, l'Iskra   considérée abstraitement   n'avait pas besoin d'être l'Iskra ; il suffisait qu'elle fût simplement un journal révolutionnaire. Quant aux idées politiques complexes qu'apportait l'Iskra en tant qu' « étincelle », elles valaient moins pour le moment présent que pour le futur. Ces idées, qui ne se transformaient pas directement en pratique, préparaient, dans la conscience des éléments dirigeants du Parti, les prémisses intellectuelles à la fixation des tâches tactiques de la politique révolutionnaire prolétarienne, sur la base « matérielle », créée par les efforts des « générations » précédentes du Parti.

Nous avons dit que pour la réactivation de la pratique qui s'était opérée pendant la dernière période, l'idéologie révolutionnaire démocratique était suffisante, in abstracto. Mais pour que l' « insertion » du prolétariat dans la sphère « de l'homme et du citoyen » aboutît au processus d'autodétermination du prolétariat en tant que classe, il était absolument indispensable de créer l'armature idéologique complexe et vaste du socialisme scientifique, armature seule capable de s'opposer aux diverses formes de l'idéologie démocratique-bourgeoise et de lier sans retour à la cause historique du prolétariat le personnel dirigeant du mouvement, c'est-à-dire les éléments venant de l'intelligentsia démocratique.

Quelques exemples particuliers mais extrêmement significatifs montrèrent combien l'Iskra dirigeait de manière inégale la « différen­ciation » idéologique de l'intelligentsia, et l'autodétermination politique du prolétariat. L'Iskra, d'une sévérité impitoyable envers toute « hésitation » chez les intellectuels, faisait preuve d'une indulgence considérable et bien souvent inadmissible envers n'importe quelles déclarations de prolétaires éveillés à la politique. L'Iskra gardait un silence presque approbateur lorsqu'un ouvrier pétersbourgeois manifestait son extrême joie à propos de la cessation complète des palabres sur la plus-value (et donc aussi sur le socialisme) ; en même temps, elle tombait de tout le poids de sa colère théorique sur les socialistes-révolutionnaires qui s'étaient décidés à l'improviste pour une définition « point trop doctrinaire » de la classe, comme catégorie définie par la distribution et non par la production. L'Iskra citait sans aucune restriction les ouvriers qui exigeaient qu'on leur enseigne, sans plus tarder, « comment aller à la bataille » ; en même temps elle accablait de l'ironie la plus mordante « le tournant historique » qui conseillait aux ouvriers de se constituer en « bataillons d'assaut » En vérité, le cri de guerre : « Constituez-vous en bataillons ! » n'était que la réponse abstraite à la question abstraite : « Comment aller à la bataille ? »

Cela s'explique avant tout par le fait que l'Iskra, au fond, par suite de l'inadéquation entre sa « théorie » et sa « pratique », avait deux sortes de critères. Il était nécessaire de ligoter sans tarder l'intelligentsia, par les nœuds sept fois noués de la doctrine socialiste ; en revanche, le prolétaire, « libéré de la plus-value » et parvenant à la connaissance des « droits de l'homme et du citoyen », n'était pas mentionné pour lui-même, mais afin que par ses qualités révolutionnaires, il marche   si je peux m'exprimer ainsi   sur la queue des intellectuels « suivis­tes » (Khvostistes25.

Au moment présent, nous sommes responsables, non seulement de ce qui adviendra dans le futur, mais aussi dans une certaine mesure de ce qui est advenu dans le passé. De notre « comportement » ultérieur dépendent non seulement le destin de la social-démocratie russe au cours des prochaines années, mais aussi la valeur du travail dans le sens du socialisme qu'elle a accompli jusqu'à aujourd'hui.

Pour que tout le travail précédent ne soit pas perdu d'un point de vue socialiste (par conséquent non pas seulement du point de vue révolutionnaire), il est avant tout nécessaire que nous portions une appréciation sur les deux conditions principales de notre activité ultérieure : en bas, des masses éveillées politiquement et liées à nous par des traditions vieilles de dix ans ; en haut, le respect absolu du marxisme, en tant que méthode de pensée politique ; de ce côté par la crainte, de l'autre pour des raisons d'adhésion consciente. Ces deux éléments doivent devenir des éléments essentiels notre travail ultérieur.

Les appels, que l'on entend çà et là, à « liquider » purement et simplement l'une ou l'autre de ces prémisses, doivent être rejetés de façon décidée et une fois pour toutes, comme une tentative absurde d'abandonner toute cette culture politique que nous avons acquise au prix de tant d'efforts et sans laquelle nous nous retrouverions pauvres et nus comme Job.

L'Iskra et la Zaria n'ont accompli aucun miracle en histoire, en effet, il n'y a pas de miracle. Mais tout membre du Parti, assez marxiste pour ne pas exiger que les écrits marxistes fassent des miracles, peut contempler avec fierté la campagne polémique de la période précédente.

Le travail de restauration du marxisme recouvert sous les gravats de la « critique » fut accompli par la Zaria avec à sa tête, bien sûr, le camarade Plekhanov. Véra Zassoulitch a montré à l'intelligentsia tout l'idéalisme qui se trouvait dans notre socialisme matérialiste russe, elle a dirigé sur les nouvelles idoles de l'intelligentsia son ironie douce, mais mortelle ; et elle a ramené l'intelligentsia au service du prolétariat. Starover a gagné le raznotchinets 26 intellectuel, en lui dressant son propre portrait, finement idéalisé, à la Marx. Martov, le Dobrolioubov 27 de l'Iskra, sut jeter sur notre vie sociale si pauvre, si informe, si inexpressive, un faisceau de lumière si vif et si bien orienté, que les structures politiques, c'est-à-dire de classe, de cette vie sociale sont ressorties avec une netteté saisissante. Et là où il fallait décider, consolider, ligoter, fixer par un nœud coulant, là où il fallait empêcher les « fluctuations », c'est le camarade Lénine qui est intervenu de façon résolue et talentueuse.

Et le camarade Axelrod ? direz-vous. Voilà qui est très intéressant : pendant toute cette période le camarade Axelrod n'a pas joué un rôle actif, car ce n'était pas sa période. Gardien fidèle et perspicace des intérêts du mouvement prolétarien, il a été le premier à sonner l'alarme au seuil de la période que l'Iskra a marquée de son sceau si précis et si brillant. De par la structure même de sa pensée, et non pas seulement de par sa conception du monde, plus par « état d'esprit » politique que par conformité au « programme », Axelrod est un idéologue prolétarien authentique, au sens où l'on n'en trouve qu'en Allemagne. Il n'est pas capable de se comporter subjectivement vis-à-vis de l'intelligentsia, mais seulement objectivement. Il ne parle pas avec l'intelligentsia, mais seulement à son sujet. L'intelligentsia n'est pas pour lui l'auditoire, aux sentiments duquel il fait appel, non, ce n'est qu'une force politique, dont il évalue le poids. Ainsi s'explique que pendant cette période, qui tournait tout entière autour de l'intelligentsia marxiste en déliquescence, P.B. Axelrod n'ait pu jouer aucun rôle actif, non seulement par la quantité de ses « articles » 28 (Axelrod, en général, ne s'exprime pas tellement dans des « articles », mais plutôt en formules mathématiquement condensées à partir desquelles d'autres   dont Lénine   font de nombreux articles), mais aussi par la place qu'occupa dans la campagne littéraire de l'Iskra l'exploitation des « formules » tactiques d'Axelrod. La recherche directe des méthodes tactiques de l'autodétermination politique du prolétariat dans le cadre historique et social de l'absolutisme, recherche qui constitue la « ligne propre » du camarade Axelrod, pendant toute cette période, ne fut pour ainsi dire jamais mise à l'ordre du jour, car le travail portait sur la « diffé­renciation interne ».

Le camarade Axelrod intervint de nouveau à la fin de la période « iskriste » pour dire : « Cela suffit ! Maintenant il est nécessaire de changer radicalement le centre de gravité de notre travail, il est indispensable de mettre politiquement en circulation de façon vivante la force potentielle que l'Iskra a conquise pour la cause du prolétariat ! » Les « feuilletons » d'Axelrod dans les n°s 55 et 57 de l'Iskra annoncent le début d'une nouvelle période dans notre mouvement.

Il peut sembler étrange de m'entendre parler de l'Iskra en termes nécrologiques : l'Iskra vit, travaille et combat. Je pense, cependant, avoir raison en parlant de deux Iskra et de l'une d'elles au passé. La nouvelle Iskra est un rejeton direct de l'ancienne Iskra (et dans une certaine mesure l'objet de ma brochure est d'expliciter ce fait). Mais elles sont séparées par tout un abîme 29. Et cela non pas parce que quelqu'un a été déçu 30, quelqu'un s'est trompé et s'est corrigé 31, encore moins parce que quelqu'un est parti 32, mais parce qu'il y a eu trois années de conflits   par lesquelles la physionomie politique de tous les protagonistes a été profondément marquée  , trois années intéressantes et pleines de vie, qui ne se répéteront pas, et cela vaut mieux ainsi, car nous avons devant nous toute une série d'années plus vivantes et plus intéressantes encore.

Notes

1 Populisme ; Zemlia i Volia ; Narodnaïa Volia, etc. Le mot « populisme » désigne à la fois l'idéologie d'une phase du mouvement révolutionnaire russe et cette phase elle-même. Le mouvement populiste (narodnitchestvo), qui débute à la fin des années 1860, fait le pont, selon l'histoire russe officielle actuelle, entre le mouvement révolutionnaire-démocrate de Herzen, Tchernychevsky, etc. et le mouvement révolutionnaire ouvrier.

2 Cette phrase historique fut prononcée par Plekhanov lors du Congrès de fondation de la IIe Internationale (en 1889).

3 Voir note 1 de ce chapitre.

4 De l'agitation (Ob aguitatsij), brochure écrite par A. J. Kremer, organisateur du Bund et revue par Martov. Elle parut imprimée à Genève en 1897 avec une postface d'Axelrod.

5 Rabotchéié Dièlo (La cause ouvrière), journal de tendance « économiste » de l'Union sociale-démocrate russe paraissant à l'étranger de 1899 à 1902.

6 Pour les citations de Que faire ?, nous donnons toujours la pagination de l'édition de cet ouvrage par J.-J. Marie, Éd. du Seuil, 1966.

7 C'est-à-dire l'Iskra d'avant le IIe, Congrès. La rédaction de la « nouvelle » Iskra (après novembre 1903) est la même que l'ancienne, Lénine en moins.

8 Pour le thé.

9 Dans les années 1899-1901 existait déjà en Russie un vaste mouvement d'étudiants (allant du libéralisme aux positions révolutionnaires-démocratiques), et plus spécialement à Pétersbourg, Moscou, Kiev et Kharkov. Le début de l'année 1901 marqua son point culminant avec de véritables batailles de rues qui opposèrent les étudiants manifestant en masse et les cosaques.

10 Zemstvos : organes d' « auto-administration » locale institués en 1864 dans les provinces russes de l'Empire par la réforme administrative d'Alexandre II. Les propriétaires fonciers y prédominaient.

11 Strouvé, principal marxiste « légal ». Ses partisans formèrent après 1905 le noyau du Parti Constitutionnel-Démocrate (le parti des « Cadets »), parti bourgeois le plus influent ; en Russie jusqu'en 1917.

12 Ancienne forteresse, non loin de Pétersbourg ; au XIXe siècle prison politique.

13 Publiciste le plus en vue du populisme légal à la fin du siècle.

14 Pseudonyme pour Strouvé.

15 Ancêtre du populisme, arrêté en 1862.

16 Revue théorique du Parti des s.-r. (socialistes-révolutionnaires) dont le premier numéro parut en juillet 1901.

17 La situation intermédiaire de nos socialistes « subjectivistes » entre le Parti socialiste du prolétariat et le Parti libéral de la bourgeoisie se reflète de façon extrêmement claire dans le domaine philosophique. Si le « critère subjectif » qui doit guider notre action doit, de par son origine, être soumis à la vérification empirique, il comporte inévitablement un caractère historico-social, c'est-à-dire un caractère de classe. Et notre tâche est alors de tracer ; en partant d'une évaluation   donnée comme un fait  , des lignes de forces vers le bas, c'est-à-dire d'établir la nature de classe du critère subjectif donné et de le mettre ainsi sous le contrôle d'un critère objectif : les lois du développement objectif. De ce point de vue le « subjectivisme » qui reste enfermé en lui-même, n'est rien d'autre que la peur de la pensée « positive » devant ses propres conclusions.

Mais si le « critère subjectif » est autonome, par rapport à la réalité empirique sociale, et conteste sa prétention à l'hégémonie, alors la source qui nous fournit le critère et l'échelle des jugements moraux (et autres) doit être au-dessus d'elle. Notre tâche est alors de tracer, à partir de l'évaluation donnée comme un fait, des lignes vers le haut, vers l'empire transcendant du devoir et, par là, de mettre de nouveau le critère subjectif sous le contrôle d'un « critère objectif », la norme absolue du Devoir. De ce point de vue le « subjectivis­me », replié sur lui-même, suppose le renoncement timoré à tout présupposé métaphysique (ou religieux) personnel.

(N.B.   Ou bien le « matérialisme économique », ou bien l'idéalisme philosophique. Ce dilemme, qui se pose au « subjectivisme », démontre   a contrario   le lien qu'on a si souvent nié entre le matérialisme philosophique et la conception matérialiste de l'histoire.) (Note de Trotsky.)

18 Iskra (« L'étincelle »). Organe central du Parti social-démocrate dont le premier numéro parut le 24 (11) décembre 1900 à Munich (à partir de juillet 1902 à Londres) ; fondé par Lénine, Martov, Potressov (à leur retour de Sibérie) et les trois « vieux » du groupe Libération du Travail (Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch) ; il tirait à environ 8 000 exemplaires.

19 Slovo i Dièlo : système d'instruction des crimes politiques en Russie aux XVIIe et XVIIIe siècles ; toute personne au courant de « paroles et actes » dirigés contre le souverain devait, sous peine de mort, les dénoncer aux autorités.

20 Zaria (« l'Aube »). Revue théorique éditée à Stuttgart par la rédaction de L’Iskra en 1901-1902. Il y eu en tout quatre numéros.

21 Le prolétariat, sous la plume d'un certain nombre d'auteurs du XIXe siècle.

22 Nous ne savons pas si les amis du camarade Lénine seront d'accord avec notre façon de juger la période « iskriste ». Nous pensons que non ; cela les amènerait à toute une série de conclusions irrecevables pour eux. Mais la vérité nous oblige à faire remarquer qu'au IIe Congrès, ni Lénine, ni ses partisans, n'ont tenté de s'élever contre le jugement « étroit » que je portais dans mon discours sur le travail de l’Iskra. « Rappelons-nous [disais-je] avec quelle rapidité le marxisme s'est emparé des esprits de l'intelligentsia au début des années 90. Pour la majorité de cette intelligentsia le marxisme était un instrument pour émanciper intellectuellement le mouvement démocratique russe de l'idéologie populiste vétuste. Le marxisme lui donna la justification qui lui permit d'entrer, la conscience tranquille, à l'école du capitalisme. Mais le marxisme révéla sa véritable nature révolutionnaire dans le mouvement ouvrier. Plus celui-ci se développait, et plus le mouvement démocratique éprouvait le besoin de définir ses rapports avec lui. Or le mouvement démocratique lui-même avait eu le temps de grandir, de se renforcer et de prendre goût à l'indépendance politique. Pour lui, l'idéologie du prolétariat n'était plus de saison. C'est alors que commença une campagne critique contre le marxisme. Son but officiel était de libérer le marxisme de son contenu dogmatique et non critique. Mais sa tâche effective était de libérer 1e mouvement démocratique du joug de l'idéologie marxiste. La « critique » mina tous les fondements marxistes et il ne resta plus aucune trace de la séduction du marxisme. L'influence dissolvante de cette « critique » se fit jour aussi dans les rangs de la social-démocratie. Une période de doute, d'hésitation et d'incohérence commença. Nous abandonnâmes au mouvement démocratique bourgeois position sur position. C'est à ce moment critique qu'apparut le groupe de l'Iskra et de la Zaria ; et il entreprit à ses risques et périls de rassembler le Parti sous le signe du socialisme révolutionnaire. » (IIe Congrès extraordinaire du P0SDR, p. 112). Dans tous les autres discours, l'Iskra fut jugée, consciemment ou non, d'un même point de vue. (Note de Trotsky.)

23 Premier groupe marxiste-révolutionnaire, fondé dans l'exil à Genève, en 1883. Sa revue fut le Social-démocrate.

24 C'est-à-dire les étudiants, allusion aux grands combats des étudiants contre le régime au printemps de 1901.

25 « Suiviste », littéralement : « queuiste » ( en russe , khvostiste), de l'expression « marcher à la queue de l'histoire », terminologie ironique appliquée par Lénine aux « économistes ».

26 Raznotchinets : « déclassé » ; littéralement, personne ne faisant pas partie de la « société civile » (paysans, propriétaires, classes urbaines) et inclassable dans la « table des rangs » instituée par Pierre le Grand. Ce genre de « déclassé » formait la grosse part de l'intelligentsia révolutionnaire russe.

27 Rédacteur du Sovremiénik, organe de tendance démocrate-révolutionnaire dans les années 1860.

28 Maintenant, selon l'heureuse expression de Pavlovitch (c'est-à-dire en fait de Lénine lui-même) l'influence d'un publiciste se définit, dans le Parti, en termes de poids de papier imprimé. (Note de Trotsky.)

29 Image que Lénine reprendra plus d'une fois.

30 C'est-à-dire Trotsky lui-même, très probablement.

31 C'est-à-dire Piékhanov.

32 Allusion à la démission de Lénine de l'Iskra.

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