1904

« A bas le substitutionnisme politique ! »

Léon Trotsky

Nos tâches politiques

Chapitre III: Questions d'organisation

1904

DIALOGUE (À la manière de Socrate)

 

Dites-moi   nous demande notre interlocuteur, avec compassion, ou (c'est le plus fréquent) d'un air hautain et ironique   vous vous élevez contre le plan d'organisation de Lénine ?

- Mais qu'entendez-vous par plan d'organisation de Lénine ?

(Silence embarrassé.)

- Le statut ?

Non, pourquoi donc ?   répond-il un peu froissé   il n'y a guère que la « minorité » à nous considérer comme des « centralistes bureaucratiques », à penser que pour nous le statut est tout. Il ne s'agit pas de statut, mais de l'ensemble du plan...

Vous voulez parler de la Lettre de Lénine à un camarade de Pétersbourg ?

D'accord, parlons de cette Lettre. Mais c'est surtout dans Que faire ? qu'est exposé, pour ainsi dire, le plan d'organisation.

- En quoi consiste-t-il, alors ?

- Mais permettez... qu'est-ce qui vous prend ? (Notre interlocuteur finit par sortir complètement de ses gonds.) Comment ? consiste en quoi ?... le plan organisationnel ?... le plan de Lénine ?

- Mais oui, le plan, le plan de Lénine !

Sublime ! Ils ne font que répéter, tous et toujours les plans organisationnels, Lénine a un plan... Et maintenant, voilà qu'on nous demande en quoi il consiste ?

Eh quoi ! Tout le monde disait aussi du général Trochu (c'était pendant le siège de Paris) : il a un plan, Trochu a un plan *... Et tout son plan consistait à livrer Paris aux Prussiens. Donc, vous allez me définir en quoi consiste le plan organisationnel de Lénine.

Mais c'est impossible, comme ça... à brûle-pourpoint... Vous n'avez qu'à lire Que faire ?

- C'est déjà fait... Alors ne me parlez pas de tout le plan, parlez-moi de ses principes de base.

Les principes de base   ça, c'est autre chose... Par exemple la division du travail... l'action conspirative... la discipline... et le centralisme en général... pour que le Comité central puisse contrôler... oui, ce qu'on appelle une « organisation de révolutionnaires professionnels »... contre le démocratisme   voilà les principes.

Magnifique. Vous dites par exemple : la division du travail. Tout à fait d'accord ; voilà quelque chose de tout à fait respectable, elle a rendu de grands services au progrès social. Mais est-ce vraiment Lénine qui a proclamé ce principe ? Excusez-moi, mais tous les économistes de la période manufacturière avaient déjà expliqué les avantages de la division du travail. Prenez Adam Smith : comme il ouvre de merveilleuses perspectives pour la fabrication des épingles ! Donc, je ne peux en aucune façon tomber d'accord avec vous sur le fait que Lénine aurait inventé la division du travail, comme certains personnages mythologiques, l'agriculture, l'élevage, le commerce, etc. Je comprends : vous allez dire que Lénine a proclamé l'application de ce principe au seuil de la « Quatrième période ». C'est possible. Mais pensez-vous vraiment que la « minorité » nie le « principe » de la division du travail ? Ou le « principe » de la conspiration ?

Je ne sais pas... Mais Axelrod parle de « rouages » et de « res­sorts » ... Et je pense que Lénine a raison de dire que la « minorité » démasque sa nature petite-bourgeoise, lorsqu'elle pousse des clameurs tragi-comiques contre la division du travail sous la direction du Centre...

Les « clameurs » de la « minorité », je vais en parler tout de suite, et en détail. Mais avant de m'occuper d'elles, je poserai une question : la division du travail peut-elle être   et peut-elle être considérée comme   le principe de notre organisation, de l'organisation du Parti social-démocrate ? La division du travail est techniquement avantageuse   mais avantageuse, non seulement pour la social-démocratie, mais pour tout autre parti, pour n'importe quel bureau, magasin, etc. Si la division du travail peut être considérée comme un principe d'organisation, cela ne peut être que dans une manufacture, mais jamais dans un parti politique quel qu'il soit, encore moins dans le nôtre   n'est-il pas évident pour nous que le « principe » de la division du travail n'est en rien caractéristique de l'organisation qui s'est fixé comme tâche de développer la conscience de classe du prolétariat ? Pris en lui-même, abstraitement, ce « principe » dépersonnalise notre Parti et le mène simplement à une coopération complexe.

Maintenant passons à l'action conspirative. C'est un principe plus étroit, dont le sens est exclusivement politique. Mais la conspiration également n'est reliée en rien, intrinsèquement, au Parti social-démocrate. Ce sont surtout les parties bourgeois-révolutionnaires qui ont dû et doivent travailler de manière conspirative. Ainsi, il faut bien avouer que la conspiration aussi ne peut être le principe d'organisation pour notre Parti, en tant que tel.

Il faut dire la même chose également du centralisme. Une usine centralisée, un État centralisé, un complot centralisé. Qu'y a-t-il d’« orthodoxe » dans le centralisme ? Vous n'avez pas mentionné dans vos desiderata les « principes » léniniens de la centralisation de la direction et de la décentralisation de la responsabilité (Lettre, etc., p. 20). Moi non plus, je ne m'étendrai pas sur eux. Je dirai simplement qu'ils me paraissent exprimer la même idée que celle que feu l'abbé Sieyès mettait à la base de la constitution : « La confiance doit venir d'en bas [décentralisation de la responsabilité] et le pouvoir d'en haut [centralisation de la direction] ». C'est-à-dire que dans ces « princi­pes » le prolétariat ne se retrouve pas lui-même. Bref, si l'on réunit tout ce que vous appelez « principes d'organisation » de Lénine, on n'obtient qu'une coopération centralisée complexe travaillant de manière conspirative pour de quelconques buts politiques.

Mais cela ne donnera pas encore pour autant une organisation sociale-démocrate. Dans le meilleur des cas cette définition ne signifie pas sa négation en tant que Parti social-démocrate, mais constitue seulement une de ses possibilités. Nous avons alors devant nous une formule organisationnelle algébrique, qui peut recevoir un contenu social-démocrate, si on met certaines valeurs numériques concrètes à la place des lettres. Mais le « plan » n'inclut pas ces valeurs numériques concrètes... Un camarade a effectué cette intéressante expérience : tout au long de la Lettre à un camarade de Pétersbourg, il a remplacé le mot social-démocrate par le terme socialiste-révolutionnaire. Et pas une seule fois cela n'a donné un contresens. Mais essayez de faire la même chose avec le programme de notre Parti, ou avec les résolutions de tactique   vous vous brûleriez les doigts... Voilà pourquoi un schéma tel que celui exposé dans la Lettre à un camarade de Pétersbourg fait naître inévitablement la question : qu'est devenue là-dedans la social-démocratie ? Elle est une prémisse immanente, direz-vous. Peut-être subjectivement, mais elle ne l'est pas du tout objectivement. Et pourtant c'est cela qui fait toute sa force !

La division du travail

 

Pour imprimer des proclamations sociales-démocrates, on n'a pas besoin d'être social-démocrate. De même pour les distribuer et les afficher. Bien entendu, compte tenu des conditions russes, seul un homme dévoué à la cause de la révolution accomplira un tel travail. Mais le caractère purement technique de ce travail n'exige de la part de ses exécutants aucune capacité politique, et, en lui-même, il est incapable de développer et de stimuler leur conscience sociale-démocrate. Cela signifie qu'il doit y avoir un autre domaine dans la vie du Parti, où le typo, le diffuseur, le bibliothécaire et l'organisateur soient en rapport les uns avec les autres, non pas comme travailleurs parcellaires de l'appareil technique du Parti, mais comme ouvriers pleinement intégrés dans la politique du Parti. Dans la pratique de nos organisations, ce postulat est ignoré la plupart du temps, et le contenu du travail du Parti est conçu comme le total des fonctions techniques diverses exécutées «  sous la direction du Centre ». La cause de cette aberration est évidente. Le travail qui dans tout parti européen, y compris les partis socialistes bien entendu, s'accomplit dans les coulisses du Parti   impression, diffusion, affichage, etc.   est projeté chez nous à l'avant-scène, gaspille une quantité énorme de forces matérielles et personnelles, et, par suite, fixe sur lui la majeure et la meilleure part de notre attention et de nos capacités créatrices. Dans la mesure où nous nous battons en permanence contre la répression policière, capable de détruire en quelques heures le produit de mois et de mois de travail difficile, où nous sommes en lutte perpétuelle contre la misère de notre technique illégale,   cette oasis de l'âge de pierre en plein siècle de la vapeur et de l'électricité   bref, compte tenu de tout cela, les conditions techniques du travail politique tendent à recouvrir tout le champ des tâches politiques du Parti. Faut-il s'étonner si une pensée qui travaille si intensivement dans une telle sphère est capable d'élever la division du travail au rang de principe d'organisation de la social-démocratie (« orthodoxe » !) ? Voilà la raison « matérielle » qui fait que dans notre Parti les tâches de technique organisationnelle se substituent aux tâches de la politique prolétarienne, que les problèmes de la lutte clandestine avec la police politique se substituent au problème de la lutte contre l'autocratie. À quoi il faut ajouter que la nouvelle orientation « politique » s'est développée au cours de la lutte contre l'ancienne orientation « économiste » dont l'expression organisationnelle était le soi-disant « dilettantisme artisanal ». Dans la conscience de l'artisan, dont l'esprit s'était subitement « illuminé » et qui rougissait jusqu'aux oreilles de sa nudité (théorique, politique, organisationnelle, etc.), la division du travail dut apparaître comme un principe salvateur qui résolvait tout, et la manufacture un idéal éclatant ; la manufacture, et non l'usine, que l'on a déjà mentionnée dans la littérature polémique ; car l'usine suppose une technique hautement développée, réduisant au minimum le rôle de la division du travail, alors que la manufacture, s'appuyant sur la base technique de l'« artisanat », fait de la division du travail l'objet d'un culte théorique.

« Plus parfait serait le travail de chaque rouage (souligné par moi, T.)   écrivait Lénine en veine d'inspiration  , plus grand serait le nombre des militants parcellaires (souligné par moi, T.) travaillant à l'œuvre commune, et (...) plus dense serait notre réseau, moins les arrestations inévitables susciteraient de troubles dans nos rangs ». (Que faire ? [p. 226].)

Dans ces lignes on oppose très nettement, à l' « artisan » primitif, réunissant dans sa personne toutes les branches de l'activité artisanale, le « travailleur parcellaire » (Teilarbeiter * ) de la manufacture ; à l'individu intégral, le « rouage » d'un mécanisme complexe. Avec un tel système les défauts de l'artisan d'hier, son ignorance, son manque d'esprit d'initiative, son primitivisme politique, se transforment en un avantage, car « l'unidimensionalité et les défauts mêmes de l'ouvrier parcellaire deviennent ses avantages, dès qu'il se transforme en élément d'un seul travailleur, collectif » (Le Capital, Livre 1, tome 11, pp. 39-40. Éditions sociales). « La réflexion et l'imagination peuvent s'égarer   dit Ferguson, cité par Marx   mais l'habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l'une ni de l'autre. C'est pourquoi les manufactures fleurissent le plus là où les gens savent le plus renoncer à la vie spirituelle » (Ibid., p. 51). Aux considérations de Lénine, qui se sont enferrées dans sa tête depuis la période de la lutte contre le populisme   à savoir, l'intelligentsia a peur de l'usine   les clameurs contre la division du travail « sous la direction du « Centre » ne font que trahir la nature « bourgeoise » de l'intellectuel   à ces considérations nous pouvons opposer, avec au moins autant de fondement, les paroles de Marx sur « la conscience bourgeoise qui exalte la division manufacturière du travail, laquelle condamne à perpétuité le travailleur à une opération de détail et le subordonne inconditionnellement au capital [le « Centre » comme elle le ferait pour] n'importe quelle organisation du travail, augmentant sa force productrice » (Ibid., p. 46).

Mais notre interlocuteur, que nous avons quitté au seuil de ce chapitre, et qui se distingue plus par son opiniâtreté que par sa clarté d'esprit, ne va-t-il pas en tirer la conclusion automatique que la « minorité » est contre la division du travail et pour la restauration du « dilettantisme artisanal » ? Nous voudrions amener le lecteur à une tout autre conclusion. Nous voudrions que le lecteur comprenne que la division du travail, malgré toute son utilité, est un principe purement technique, c'est-à-dire que pour celui qui ne met pas un signe « égale » entre travail technique et vie de parti, la division du travail ne saurait être considérée comme fondement principiel de notre organisation du Parti ; celui dont il vient d'être question doit tirer la conclusion que la vie du Parti, c'est ce qui reste quand on a soustrait la « division du travail ».

Si les exigences de l'économie des forces nous contraignent   vu la technique déplorable dont nous disposons   à la division purement manufacturière du travail dans un domaine donné de notre activité, nous devons consacrer toutes nos forces, d'abord à réduire le plus possible l'extension de cette sphère technique, ensuite à ne pas transposer l'idéal de l'ouvrier parcellaire, si expert soit-il   l'idéal du « rouage » qui fonctionne bien  , de la sphère technique dans la sphère du travail politique (au sens propre du terme) ; dans ce domaine, notre idéal ne doit pas être l'homme parcellaire, qui sait « dans l'intérêt de la social-démocratie révolutionnaire », « mouvoir » avec justesse, rapidité et obéissance, « la main ou le pied » « sous la direction du Centre », mais la personnalité politique globale, le membre du Parti, réagissant activement à toutes les questions de la vie du Parti et faisant respecter face à tous les « centres » sa volonté, et ceci sous toutes les formes possibles   jusqu'à, eh bien oui ! dans le pire des cas, jusqu'au « boycott » inclus !

« Tout cela est très bien, très juste, mais qui donc ne le sait pas ? » demandera le lecteur de la « majorité », celui-là même qui, il y a dix minutes à peine, était sûr et certain que la « minorité » condamne la division du travail. « Qui donc l'ignore ? Cela va de soi. »

Cette réponse ne deviendra pas plus sensée parce que tous les partisans de la tendance opposée se mettront à la répéter   du plus petit jusqu'au plus grand, du comité de Tver 1 jusqu'au camarade Lénine 2. Nous parlons de la nécessité de fabriquer des membres du Parti, des sociaux-démocrates conscients, et non seulement des « travailleurs parcellaires » experts, et on nous répond : « Cela va de soi ». « C'est évident ! » Qu'est-ce que cela signifie ? Pour qui est-ce « évident » ? En quoi consiste cette « évidence » ? Est-ce que « cela » est sous-entendu par le contenu de notre travail de parti, c'est-à-dire, est-ce que la fabrication de Parteigenossen * pensant politiquement constitue à l'heure actuelle un aspect fondamental et nécessaire de notre travail ? Ou bien est-ce que cette tâche est « sous-entendue » par le soi-disant plan d'organisation de Lénine ? Ou bien, enfin, n'est-elle pas « sous-entendue » subjectivement par chaque social-démocrate ?

C'est cette dernière hypothèse que l'on peut vérifier le plus facilement : il suffit qu'une grêle de reproches et d'accusations vienne réveiller cette « évidence » qui sommeille péniblement. Mais cela est insuffisant ! Il est indispensable que cette tâche « qui va de soi » soit envisagée comme un but clairement conçu et que les problèmes qu'elle pose soient résolus pratiquement dans le travail du Parti. Jusqu'ici rien ou moins que rien n'a été fait dans ce sens. Bien plus : le fétichisme de l'organisation, qui règne actuellement dans le Parti, pousse beaucoup de camarades à résister directement à toute tentative de poser correctement ce « problème qui va de soi ». Et cela c'est compréhensible.

La pensée qui érige le principe technique de la division du travail en principe de l'organisation sociale-démocrate, est amenée   consciemment ou non  à cette conséquence inévitable : séparer l'activité consciente de l'activité exécutive, la pensée sociale-démocrate des fonctions techniques au moyen desquelles elle doit nécessairement se réaliser. L' « organisation de révolutionnaires professionnels », plus exactement son sommet, apparaît alors comme le Centre de la conscience sociale-démocrate, et, en dessous, il n'y a que les exécutants disciplinés des fonctions techniques.

C'est le camarade Lénine qui fournit l'expression classique de l'idéal d'organisation : « Pour grouper toutes ces menues fractions en un tout, pour ne pas fragmenter en même temps que les fonctions du mouvement, le mouvement lui-même, pour inspirer [notez-le bien, T.] à l'exécuteur de menues fonctions la foi dans la nécessité et dans l'importance de son travail, foi sans laquelle il ne fera jamais rien, pour tout cela il faut justement avoir une forte organisation de révolutionnaires éprouvés. » (Que faire ? [p. 187-188].)

Le camarade Lénine ne se pose pas   car cela ne lui vient même pas à l'esprit   le problème qui « va de soi » : comment compenser les aspects négatifs de la division du travail, comment faire participer chaque militant au travail total du Parti ? Non, il oppose à l'armée des « exécutants » parcellaires, l'état-major central, lequel monopolise personnellement la conscience, la perspicacité, l'initiative, la persévérance et la fermeté, infuse à toutes ces « menues fractions » la foi en leur nécessité dans l'œuvre commune. Qu'est-ce donc ? Un Parti ou une manufacture « social-démocrate » ?

Comparez : « Les connaissances, l'intelligence et la volonté que le paysan et l'artisan indépendants déploient sur une petite échelle [et, ajoutons-le, notre « artisan » qui accomplit lui-même toutes les fonctions de son travail primitif « économiste »] ne sont désormais requises que pour l'ensemble de l'atelier [du Parti   T.]. Les forces de production intellectuelles se développent d'un seul côté parce qu'elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d'eux dans le capital [« le Centre »   T.]. La division manufacturière du travail oppose aux ouvriers [« les exécutants des petites fonctions »   T.] les forces intellectuelles qui dirigent le processus de la production matérielle, en tant que propriété d'autrui [« en tant que fonction centralisatrice »   T.] et comme pouvoir qui les domine » (Le Capital, Livre X, tome 2, p. 50).

Ce plan idéal, construit au moyen d'une méthode quasi géométrique, le plan qui est exposé dans la Lettre à un camarade de Pétersbourg ne pose pas du tout la question : mais où donc seront éduqués les militants sociaux-démocrates, les futurs « révolutionnaires professionnels » ? D'après le plan, les métallos, les typos, les aides-responsables,... « les popes, les généraux, les femmes, les masses, les oiseaux, les abeilles, tout cela constitue une coopération puissante 3 » dirigée par les révolutionnaires professionnels sociaux-démocrates. Mais comment se renouvellera cette caste de militants éphémères ? Où est donc le « réservoir » ?... L'apprenti d'un artisan devient presque toujours maître-artisan ; mais le travailleur parcellaire ne devient presque jamais le patron de la manufacture. On se demande où est le pont qui permettra au « militant parcellaire » non seulement de passer dans la catégorie des militants politiques et, en cette qualité, de ne pas se contenter d'exécuter sa fonction parcellaire avec la « foi » que le révolutionnaire professionnel est là, qui veille sur le rôle qu'on lui fait tenir, mais aussi de se diriger tout seul dans la vie politique, de trouver un mot d'ordre, de proposer une initiative ?...

Dans toute une série de comités s'est instaurée la pratique des « discussions », c'est-à-dire de réunions au cours desquelles le trésorier, le diffuseur et le typographe se rencontrent, non pas en tant que trésorier, diffuseur ou typographe, mais comme membres du Parti, débattant des affaires du Parti ainsi que de problèmes politiques plus généraux. Naturellement, il ne s'agit là que d'une compensation partielle aux infirmités qu'entraîne la division du travail dans les conditions où l'utilise actuellement notre technique. Sous cet angle, on ne peut que souligner le caractère médiocre et limité des « discussions ». Cependant, c'est seulement par là que peut commencer l'éducation des membres du Parti. Dans l'état actuel du travail, elles sont la seule réalisation capable d'assurer le pont fragile par lequel les « menus fragments » passent dans la caste des « premiers (de catégorie) » (parmi lesquels de très nombreux zéros se font passer, par malentendu, pour des « premiers »).

Or, que voyons-nous ? Le camarade Lénine dans son « plan » supprime les « discussions » au nom d'une logique enviable : elles ne correspondent pas aux exigences conspiratives et dérangent l'unité et l'harmonie du plan ! Et puis, à quoi servent ces « discussions » ? Le résultat auquel tendent les « discussions » peut être atteint par un moyen beaucoup moins coûteux : il suffit simplement « que tous les participants au travail, tous les cercles, sans exception, aient le droit de faire parvenir leurs décisions, leurs désirs, leurs questions, à la connaissance aussi bien du comité local que de l'Organe central et du Comité central. Un tel procédé permettra de consulter suffisamment tous les militants, sans avoir à créer d'institutions aussi encombrantes et non conspiratives que les « discussions » (Lettre... p. 9). Avec quel mépris Lénine fait ensuite allusion aux comités « dilet­tantes », aux cercles ouvriers et étudiants, composés de membres « non spécialisés », qui perdent leur temps en « discussions interminables au sujet de tout », au lieu d'élaborer l' « expérience professionnelle » ! (Lettre... p. 21). Penser et délibérer « sur tout », cela doit être l'apanage du « Centre » ; et les cercles, les groupes, les agents isolés doivent penser et délibérer selon leur état et par atelier. La conscience du Parti est centralisée   il ne reste plus qu'à faire de l'expérience parcellaire du militant parcellaire le patrimoine du Centre (« porter à la connaissance du Centre ») ; cela seul suffira à enrichir la pratique de tous les militants parcellaires qui s'imprégneront de la conscience du Centre   conscient, lui, par profession.

Les praticiens, qui ont adopté ce schéma comme dogme, devaient finir par se demander où trouver des sociaux-démocrates, quand tout autour il n'y a que des « menus fragments », « croyant » dans le Centre. Et à quelles conclusions incroyables, tragiques en vérité, aboutissent certains de ces militants, c'est ce que montre une lettre du camarade Sévérianine (militant très en vue dans le Parti) publiée dans le n° 51 de l'Iskra (du temps où les rédacteurs du journal étaient Lénine et Plekhanov). « Avez-vous remarqué [écrit Sévérianine] que maintenant les camarades expérimentés et capables abandonnent souvent le travail du comité et s'adonnent à des fonctions spécialisées. C'est un mauvais symptôme. Il faut créer une organisation particulière, spécialisée dans la préparation des novices au travail social-démocrate. Elle se trouvera sous la direction directe du Comité central, parce que dans leur travail les comités ne touchent pas toujours aux points importants pour une école révolutionnaire ; la répartition des forces doit naturellement se trouver dans les mains du Comité central ; il est indispensable de faire la séparation la plus nette entre l'activité militante des comités et le travail préparatoire de la nouvelle organisation ».

Voilà la situation. Il n'y a plus de militants sociaux-démocrates, tous s'en vont occuper des fonctions parcellaires, et comme le travail du Parti ne résout pas le problème « qui va de soi » de l'éducation de sociaux-démocrates actifs et capables d'initiative, il ne reste plus qu'à construire, en dehors du travail du Parti, une école de formation sociale-démocrate, placée « sous la direction directe du Comité central ». Le Parti social-démocrate, dans le processus même de sa pratique politique, ne produit ni n'éduque de sociaux-démocrates. Il faut les fabriquer à côté. Le travail « militant » se coupe du travail formateur, ce qui veut dire, plus exactement, que l'activité révolutionnaire se sépare de l'activité socialiste. Peut-on représenter de manière plus éclatante la banqueroute des idéaux « manufacturiers » en matière d'organisation ?

Le « démocratisme »

 

Les comités, en lutte contre les vieilles formes d'organisation lourdaudes et quasi démocratiques, ont tendu de plus en plus à réduire la signification du centralisme : il s'est agi finalement de s'émanciper de toutes obligations envers le monde dépendant des comités. Les trois ou cinq membres du comité représentent à eux seuls « l'unité et la volonté de l'organisme social des ouvriers » . Ils prennent les décisions, ils « font » la nouvelle orientation du Parti, ils rangent l'« écono­misme » au musée, ils mettent en branle le « centralisme », ils reconnaissent l'Iskra, ou bien la condamnent, bref, ils accomplissent toute la politique interne du Parti. Et sous eux s'étend le monde des « militants parcellaires » qui impriment les proclamations, qui collectent l'argent, qui diffusent les brochures, seulement dans la mesure, évidemment, où le comité, qui « fait » l'orientation, est capable de leur en fournir. Pendant ces trois ou quatre dernières années, avec les divergences d'opinions intenses à l'intérieur du Parti, au sein d'un grand nombre de comités ont eu lieu une série de « coups d'État » *, dans le genre de nos révolutions de palais au XVIIIe siècle. Quelque part au sommet, tout en haut, on ne sait qui proscrit on ne sait qui, l'envoie on ne sait où, le remplace, l'étouffe ; on ne sait qui s'attribue on ne sait quel titre ; et, au bout du compte, on voit flotter sur le beffroi du comité un étendard triomphant où l'on peut lire : « orthodoxie, centralisme, lutte politique »...

Nous nous permettons de douter qu'il y ait un seul comité qui, avant de « reconnaître » l'Iskra comme organe dirigeant, ou, plus tard, de le « rejeter » comme tel, se soit cru obligé de faire passer sa résolution devant tous les groupes de « participants parcellaires » qui lui sont subordonnés   non pas de la faire passer pour la forme, à toute allure, mais de la faire passer réellement dans la conscience des diffuseurs, trésoriers, organisateurs, propagandistes, agitateurs, et autres variétés de « rouages » et de « ressorts ». Un tel processus « démo­cratique » compliqué a été remplacé par un seul décret « centraliste ». Et si les groupes placés aux ordres des comités se rebiffent et refusent d'accepter la nouvelle « orientation » donnée par le mufti ? Eh bien, on les dissout et bien souvent, avec eux, on dissout tout le mouvement ouvrier local.

Voici par exemple comment un militant de la période passée décrit la victoire idéologique de l'Iskra dans ses lettres adressées à l'étranger : « 6 novembre 1902... Voici ce qui est arrivé au comité d'ici : on lui avait proposé une résolution, exprimant une solidarité complète avec l'Iskra et la déclarant organe souhaitable du Parti. Le comité adopta la résolution (...) mais avec une petite réserve, blâmant la vigueur des polémiques. Naturellement ceux qui avaient présenté cette résolution voulurent alors la retirer ; c'est alors seulement que la résolution fut adoptée sans amendement... Mais ensuite l'histoire de Pitèr 4 s'est répétée presque mot pour mot : les mécontents excitèrent les éléments les plus ambitieux contre « l'intelligentsia despotique ». Il s'avéra [sic ! ! !] que l'agitation et la propagande avaient été menées jusqu'ici presque exclusivement par ces mécontents : grâce à quoi leur influence se révéla finalement très forte. Maintenant la lutte faisait rage. Finalement on renvoya [où ?] presque tous les anciens agitateurs. Pour les remplacer il y a peu de gens qui conviennent, et c'est pour cela que cela ne va pas très bien [je vous crois !] ; mais la victoire doit être de notre côté. »

Un mois plus tard, le même combattant intrépide écrit : « 4 décembre 1902. Les choses ici se présentent ainsi : les « rabotchéïé­diélistes » portent sur nous, visiblement, une attention redoublée. Dimanche, 24 novembre, le comité a adopté dans l'enthousiasme la proposition du Comité d'organisation 5 et lui a promis toute sa collaboration. Mais le jour suivant cinq gaillards, partisans du Rabotchéié Dièlo, ont profité de l'absence de quelques camarades pour réaliser dans ce même Comité un véritable coup d'État. Il fut proposé d'exclure les absents et d'envoyer une lettre à l'Iskra pour qu'elle n'imprime pas la circulaire qui la déclare organe du Parti. Vous l'avez sûrement reçue, mais on m'a chargé de vous dire qu'il faut de toute façon imprimer cette feuille. Cela servira de signal pour l'empoignade décisive avec les ganaches d'ici. Tout cela s'est passé d'une façon plutôt inattendue pour tout le monde, bien qu'il soit apparu qu'ils avaient eu le temps de troubler les esprits de beaucoup d'ouvriers et par-dessus le marché, des plus influents. À l'heure actuelle se prépare une lutte serrée. Les choses iront finalement jusqu'à la rupture, pour le moins : cette idée gagne ici de plus en plus d'adeptes. Les affaires, en général, vont mal. Partout il s'avère [!!!] finalement que le travail local est mené surtout par les « économistes » , et c'est cela qui explique tous ces Rückschläge *, absolument partout : ici, à Pitèr, et, comme je l'ai entendu dire, à Kharkov. »

C'est clair : on ne peut qualifier cet activiste de « khvostiste » 6 traînant derrière les masses et s'inclinant devant leur pratique spontanée. Il ne marche pas à la queue, mais, hélas, il n'entraîne aucune queue derrière lui ! Il gesticule dans un espace vide. Sûrement, ce camarade   qui a joué par la suite un rôle éminent dans la pratique de l' « état de siège »   est au-dessus de la moyenne, mais il ne fait que mener jusqu'à l'absurde, jusqu'à la caricature, ce qui constitue le trait caractéristique de toute la période, ce qui, comme nous le voyons par ces mêmes lettres, avait lieu « absolument partout » : « ici, à Pitèr, et, à ce qu'on dit, à Karkhov ». Ce trait caractéristique   c'est l'émancipation des « révolutionnaires professionnels » de toutes obligations, non seulement morales (« philistinisme ! ») mais aussi politiques (« khvostisme ! »), envers les éléments conscients de la classe au service de laquelle nous avons décidé de consacrer notre vie. Les comités ont perdu le besoin de s'appuyer sur les ouvriers dans la mesure où ils ont trouvé appui sur les « principes » du centralisme.

Il n'y a qu'à voir : la nouvelle orientation est déjà acquise, la quatrième période est déjà proclamée « triomphalement », l'Iskra est déjà appelée à diriger, lorsque, tout à coup, il se révèle, d'« une façon plutôt inattendue pour tout le monde », que l'agitation et la propagande sont menées « presque exclusivement » par les éléments mécontents de l'Iskra, qu'il n'y a personne pour les remplacer, qu'ils ont monté contre l'Iskra les ouvriers particulièrement « ambitieux », qui sont aussi, par un curieux effet du hasard, les plus influents. Et la morale de cette histoire : il est bien difficile de s'occuper de haute politique, quand la liberté de ses mouvements est gênée par des « ganaches » 7.

Mais comment s'expliquer que la méthode de la pensée « substi­tutive »   à la place de celle du prolétariat   pratiquée sous les formes les plus variées (des plus barbares jusqu'à celles qui seraient acceptables dans un parlement) pendant toute la période de 1'Iskra, n'ait pas (ou presque pas) suscité d'autocritique dans les sangs des « iskristes » eux-mêmes ?

L'explication de ce fait, le lecteur l'a déjà trouvée dans les pages précédentes : sur tout le travail de l'Iskra a pesé la tâche de se battre pour le prolétariat, pour ses principes, pour son but final   dans le milieu de l'intelligentsia révolutionnaire.

Ce travail, qui a déposé dans la conscience des « iskristes » les fondements psychologiques du substitutionnisme politique, fut, comme nous l'avons déjà expliqué plusieurs fois, historiquement inévitable. Mais ce travail était cependant limité pour des raisons historiques, car il ne s'agissait que d'un processus secondaire dans le développement général du mouvement de classe prolétarien qui n'en était qu'à ses débuts. Mais chaque processus partiel dans la lutte de classe générale du prolétariat   y compris lorsque celle-ci est plus évoluée que chez nous   développe ses propres tendances immanentes : ses propres méthodes de pensée et de tactique, ses propres mots d'ordre et sa propre psychologie spécifique. Chaque processus partiel tend à dépasser ses limites (définies par sa nature) et à imprimer sa tactique, sa pensée, ses mots d'ordre et sa morale, au mouvement historique entier déclenché par lui. Le moyen se retourne contre la fin, la forme contre le contenu.

Ces méthodes-là du « substitutionnisme », dont nous avons vu plus haut le modèle des exemples dans le domaine de la « politique extérieure » et dont des échantillons aveuglants dans la sphère de la « politique intérieure » nous sont donnés par les lettres déjà citées de l'iskriste belliqueux, constituent un phénomène général de toute une période. Sous une forme ou sous une autre, ouverte ou masquée, ces méthodes étaient inévitables pour autant qu'il fallait faire la chasse à l'intelligentsia sociale-démocrate en train de se disperser, et qu'il n'était surtout pas question de prendre des gants avec les « ganaches » du moment ; autrement dit : dans la mesure où l'unification de l'intelligentsia révolutionnaire autour des principes politiques de la social-démocratie s'accomplissait à une vitesse incomparablement plus grande que la mobilisation du prolétariat révolutionnaire autour des mots d'ordre de la politique de classe. Mais imposer au mouvement entier l'infirmité du « substitutionnisme », soi-disant dans l'intérêt de sa pureté principielle et de son « orthodoxie », c'est évidemment faire un travail de sape contre le mouvement en tant que tel.

Notre tâche est d'assurer autant que possible le Parti contre toute surprise. Et il est évident que la surprise la plus tragique de toutes serait qu'au moment décisif les « ganaches » (le prolétariat), « d'une manière plutôt inattendue pour tout le monde », nous tournent le dos. Il est indispensable, pour éviter qu'une perspective aussi tragique en vérité ne s'accomplisse, de renforcer coûte que coûte nos liens politiques, moraux et organisationnels avec les éléments conscients de la classe ouvrière. Il est indispensable que chacune de nos décisions principielles soit leur décision.

Dans Que faire ? les « économistes » sont sévèrement condamnés pour s'être efforcés de construire l'organisation locale sur des principes stipulant qu' « il faut que les décisions des comités aient passé par tous les cercles avant de devenir des décisions valables » (p. [202]). Nous ne sommes pas du tout pour le rite légaliste de référendums de comité. Ce n'est pas une affaire de fictions « démocratiques ». Mais les comités doivent se rappeler que leurs décisions ne deviendront « valables » que lorsqu'elles formuleront la volonté consciente de tous les groupes et cercles dépendant d'eux. C'est à cela que l'on doit tendre sans cesse   non pas au nom de tel ou tel préjugé « démocratique », mais au nom de la stabilité et de la vitalité de notre Parti.

Nous ne nous étendrons pas sur l'aspect technique de la question : nous renvoyons à cet effet le lecteur à la brochure de Tchérévanine, La question de l'organisation, dont l'essentiel, à notre avis, n'est pas cons­titué par tel ou tel « plan » organisationnel, ni par le principe de l' « autonomie », très conditionnelle, des comités, mais seulement par cette pensée simple, presque banale, mais « liquidée » de manière beaucoup plus énergique chez nous : il faut développer et raffermir les liens très étroits de la pensée collective, seuls capables d'unir réellement l'organisation dirigeante et le personnel « parcellaire » de l'appareil technique. Car   répétons ici ce que nous avons déjà dit ailleurs   « il faut chercher la garantie de la stabilité du Parti dans sa base, dans le prolétariat actif et agissant de façon autonome, et non dans son sommet organisationnel que la révolution peut, de façon inattendue, balayer de son aile comme un malentendu historique, sans que le prolétariat s'en aperçoive ». (Iskra, n° 62).

Das war also der langen Rede kurzer Sinn * ? La « minorité » rétorque-t-on, ne condamne peut-être pas la « division du travail », mais en la considérant comme un mal, elle veut le soigner par un autre mal, bien pire encore. La « minorité » retourne tout simplement au « démocratisme », même s'il est masqué : elle exige que les décisions des comités passent par tous leurs groupes inférieurs, elle met les « révolutionnaires professionnels » sous la dépendance des éléments les moins conscients du mouvement, elle empêche ainsi l'initiative et l'élan du travail des comités, elle ouvre en conséquence les portes toutes grandes à l' « économisme » , au trade-unionisme, au suivisme, à l'opportunisme, et en fin de compte, livre le prolétariat à la démocratie bourgeoise !... »

J'avoue que j'ai eu une certaine aversion à répéter ce fatras de paroles. Il faut bien s'y habituer ! Nous ne serions nullement étonnés, par les temps qui courent, si le camarade Lénine, dans sa prochaine « œuvre »   qu'il est peut-être déjà en train d'écrire   se donnait comme but de prouver que la « minorité » tend au socialisme de la chaire (universitaire) 8. Vous croyez que c'est difficile ? Pas du tout !

« La “minorité”   pardonnez-moi si pour un instant je prends en main le balai polémique du cher camarade Lénine   ne passe-t-elle pas ses jours et ses nuits à pleurnicher que le principe de la division du travail, proclamé par moi, Lénine, mutile les membres du Parti, les transforme en rouages et en ressorts 9, que le système créé par moi prive le révolutionnaire d’“auto-activité” et d'“indépendance”, qualités nécessaires aux pauvres intellectuels que j'ai flanqués à la porte des organes centraux ? Les pauvres petits ! On peut voir à l'œil nu qu'ils se gavent du professeur allemand Schmoller, qui, lui aussi, dans un de ses derniers articles   tout à fait comme les candidats malchanceux de la “ minorité ”  , pleure sur la division du travail, qui de plus en plus fractionne l'homme et n'offre à beaucoup d'entre eux [ça veut dire : « à beaucoup de membres du Parti »   selon la formule opportuniste du camarade Martov] qu'une activité spécialisée, vide, sans âme (geistlose oede Spezialtätigkeit), dans laquelle dépérissent et l'âme et l'entendement et le corps, etc. Développez, développez vos principes, messieurs de la “minorité” et vous tomberez bientôt dans les bras du professeur Schmoller ! »

Il manque malheureusement au camarade Lénine une souplesse d'esprit suffisante ; autrement, avec sa méthode, il pourrait, en utilisant la richesse et la variété de la littérature mondiale contemporaine, « prouver » des choses bien plus curieuses encore.

Bien entendu, nous ne serions pas demeurés en reste devant le camarade Lénine. Nous n'avons qu'à ouvrir sa dernière brochure à n'importe quelle page : page [643], par exemple : il s'agit de la pratique anarchiste de la « minorité », considération à laquelle on ajoute entre parenthèses cette autre : « la pratique est toujours [N.B.] en avance sur la théorie ». « Toujours ? » clamons-nous, sans épargner l'italique. Vraiment, toujours, camarade Lénine ? Et nous qui pensions que la théorie, qui représente la généralisation de l'expérience des siècles passés, est capable aussi d'anticiper sur la pratique du lendemain et même de décennies entières. Mais, selon la « théorie » du camarade Lénine, théorie qui reflète, il faut bien le supposer, sa propre pratique, la théorie se traîne toujours [toujours ! ! !] à la queue de l'histoire. N'est-ce pas là une apologie quasi marxiste du « queuisme » théorique ?

Pouvons-nous penser que, pour un début, ce n'est pas si mal ?

Discipline et centralisme

 

La « discipline de parti », c'est un des slogans les plus martiaux de la « majorité ». Il est vraiment regrettable pour l'humanité en général qu'aient disparu sans espoir de retour toutes les considérations sur la discipline avec lesquelles on nous a rebattu les oreilles, à nous, membres de la « minorité », avant que la question ne sorte de la clandestinité. Maintenant, c'est à peine si l'on peut rencontrer dans les fins fonds de l'Oural ou de la taïga sibérienne les représentants de la race noble, mais en voie d'extinction, des « iskristes durs » de première qualité, des « jacobins purs comme des rayons de soleil » *. Évidemment, l'esprit dissolvant de la critique et du doute parvient même jusqu'à eux. Mais ils se battent vaillamment contre lui, s'efforçant de le rejeter en deçà de l'Oural, et de sauver ainsi l'Asie sociale-démocrate dirigée par l'Union Sibérienne 10 qui m'est proche. Bien entendu, tous ces efforts sont condamnés à l'avance par l'histoire ; mais les vaillants ouraliens inspirent involontairement le respect par leur cohérence et leur courage. C'est pour ces qualités que l'historien futur du Parti les sauvera de l'oubli : il consacrera quelques lignes à leur « Manifeste » qui formule audacieusement et honnêtement la position de la « majorité ». Il nous faudra avoir affaire plus loin avec ce Credo des purs léninistes. En attendant, nous ne nous étendrons que sur les passages de ce « Manifeste » qui ont un rapport direct avec la question de la « discipline ».

« Prévoir (?) la lutte politique prolétarienne   disent les représentants des trois comités ouraliens 11  , se préparer à marcher à la tête des masses, cela ne peut être le fait que d'une organisation pan-russe centralisée de révolutionnaires professionnels, les comités locaux se trouvant entièrement sous ses ordres (...) Les comités ainsi que les membres isolés du Parti peuvent recevoir des pouvoirs très larges, mais cela doit être décidé par le Comité central. Inversement le Comité central peut   s'il juge cela nécessaire et utile   dissoudre, en usant de son pouvoir, un comité ou toute autre organisation, il peut priver tel ou tel membre du Parti de ses droits. Autrement, il est impossible d'organiser profitablement l'œuvre de la lutte prolétarienne ». (Supplément au n° 63 de l'Iskra, souligné par moi.)

Jusqu'au IIe Congrès, des comités isolés, tout à fait indépendants, existaient en tant qu'entités réelles et formelles ; c'est autour d'eux que se constituait et se développait toute la vie du Parti. Le IIe Congrès transforma radicalement la physionomie du Parti. Par suite d'actions aussi simples que la levée de mains et la remise dans l'urne de bulletins de vote, il se révèle qu'il existe déjà dans le Parti une « orga­nisation centralisée », et que « les comités locaux sont à son entière disposition ». Le « centralisme » n'est pas conçu, semble-t-il, comme une tâche complexe de politique organisationnelle et technique, mais comme une simple antithèse du fameux « dilettantisme artisanal ». On pense tourner le problème réel (développer, dans et par un travail accompli en commun, le sentiment de responsabilité morale et politique chez tous les membres du Parti) en donnant au Comité central le droit de dissoudre tout ce qui se trouve en travers de son chemin. Il est donc indispensable pour réaliser les idéaux du « centralisme » que tous les éléments réels du Parti, que rien ni personne n'a encore disciplinés, n'opposent aucune résistance au Comité central dans sa tentative de les désorganiser. « Autrement [selon les camarades ouraliens], il est impossible d'organiser la cause du combat prolétarien. » Il ne reste plus qu'à se demander si, dans ce cas, la « cause du combat prolétarien » peut être vraiment organisée. On est forcé de répondre par la négative.

En effet ! Les auteurs du document cité supposent, sans aucun doute, que ne peuvent se mettre en travers du travail organisé par le Comité central que des « économistes », des « opportunistes », et, en général, pour employer leur expression, des « représentants des autres classes de la population ». Admettons que les courants en lutte se désigneront toujours ainsi. Mais où trouver une tendance assez sotte, même si elle est « opportuniste », pour se laisser « dissoudre », pour admettre que ses partisans soient « privés de leurs droits », sans opposer auparavant toute la résistance dont elle soit capable ? Est-il vraiment si difficile de comprendre que toute tendance sérieuse et importante (car cela ne vaut même pas la peine de lutter contre une tendance qui n'est pas sérieuse et importante) placée devant l'alternative : se dissoudre elle-même (sans piper mot) par esprit de discipline ou combattre pour l'existence, sans tenir compte d'aucune discipline   choisira à coup sûr la seconde éventualité ? Car la discipline n'a un sens que lorsqu'elle assure la possibilité de se battre pour ce que l'on croit juste ; et c'est au nom de cela que l'on s'impose la discipline. Mais quand une tendance donnée se trouve devant la perspective d'être « privée de ses droits » (c'est-à-dire de ne plus avoir la possibilité de lutter pour l'influence idéologique), la question de son existence se transforme de Rechtsfrage en Machtfrage *, c'est-à-dire qu'elle ne se pose plus en termes de droit, mais en termes de rapport de forces.

D'après la situation et le degré de la crise, les représentants du courant dissident, ou bien scissionnent, mettant la discipline réelle envers leurs principes plus haut que les « principes » de la discipline formelle, ou bien restent dans le Parti et s'efforcent, par leur propre pression, de réduire au minimum les limitations que leur impose la discipline de parti, afin de s'assurer le maximum de liberté d'action (et de résistance envers les tendances perturbatrices). Le choix dépend de l'acuité des contradictions qui les opposent au reste du Parti. C'est dans la mesure où ils agiront consciemment pour se libérer des contraintes du Parti   au nom des intérêts du Parti tels qu'ils les conçoivent   et où leur influence leur permettra de le faire, que toute tentative de la partie adverse pour les retenir en répétant le mot « discipline » s'avérera lamentablement illusoire. Rien ne saurait imposer moins de respect que la figure d'un « chef » politique, recourant au moment décisif à de telles objurgations ! Il faut se le mettre dans la tête une fois pour toutes.

Bien entendu, une situation interne telle que la discipline n'est qu'un fardeau pesant aux yeux des uns, et qu'une menace dans la bouche des autres, ne peut être considérée comme normale. Bien au contraire, cela témoigne d'une profonde crise dans le Parti. Mais il est impossible de dépasser une crise « en forçant sa voix », même s'il y a pour cela des gens prêts à crier jusqu'à l'enrouement.

Que faire donc ? Il faut quitter la sphère de la discipline en décomposition, et découvrir les exigences et les besoins réels du mouvement qui sont communs à tous et qui, par les soins qu'ils demandent, sont susceptibles de regrouper les éléments les plus valeureux et les plus influents du Parti. Au fur et à mesure que se réalisera l'unification de ces forces autour des mots d'ordre vivants du mouvement, les blessures infligées des deux côtés à l'unité du Parti se guériront ; on cessera de parler de discipline, parce qu'on aura cessé de la violer. Celui qui essaye d'envisager sous cet angle le travail des deux tendances au sein de notre Parti n'aura pas de peine à répondre à la question : lequel des deux courants conduit le Parti vers une unification réelle ?

Si, sur le chemin qui mène à ce but, la « minorité » a dû toucher à ce que la « majorité » appelle la discipline, il ne reste qu'à tirer la conclusion : que périsse cette « discipline » qui écrase les intérêts vitaux du mouvement ! De toute façon, l'« histoire » s'en chargera. Car, à la différence du Comité d'Ekaterinoslav, elle ne s'en tient pas au principe idéaliste : « Périsse le monde   pourvu que vive la discipline ! » Au contraire, en bonne dialecticienne, elle finit toujours, en cas de conflits internes dans le Parti, par donner raison à celui du côté duquel se trouve la victoire   parce que la victoire se trouve toujours, en fin de compte, du côté de celui qui comprend le mieux, le plus totalement et le plus profondément les tâches de la cause révolutionnaire.

C'est pourquoi nous regardons l'avenir avec confiance...

Or, nous pouvons dès maintenant observer un phénomène très intéressant : déjà un nombre de plus en plus grand de nos métaphysiciens et mystiques du centralisme trouvent que, par exemple, le conflit avec la Ligue a été une erreur, une maladresse, une négligence, ou au mieux, un manque de tact de la part du représentant du Comité central et de son mentor 12. Mais évidemment ce n'est pas le système qui est responsable de ce manque de tact, ce même système qui ne connaît pas d'autres méthodes pour « organiser la lutte du prolétariat » que la « privation des droits » et la « dissolution » ! Les conséquences, qui découlent le plus légitimement du monde des prémisses, semblent des fautes accidentelles, des gaffes faites par des personnes isolées, et c'est par ce moyen que la routine de la pensée humaine s'achète le droit de garder sa foi dans les « prémisses ». Voilà la voie par laquelle passe la ruine de certains systèmes de pensée   en grand comme dans le détail. Ce sont les conclusions qui commencent par s'effondrer, car elles sont soumises directement aux coups de l'expérience. La conscience rejette ces conclusions, construites de façon conséquente, mais absurdes dans la réalité, et, en recourant à des sophismes, elle tire des conclusions justes de prémisses dénuées de sens. Mais la méthode sophistique même est déjà un signe de décadence. La pensée s'embrouille dans ses propres contradictions et finalement en devient prisonnière. C'est justement dans une phase de la lutte entre les conclusions et les prémisses que se trouve la pensée de notre « majorité ». Et nous ne serions pas étonnés si les camarades ouraliens se trouvaient aujourd'hui prêts à reconnaître que la croisade contre la Ligue a été un regrettable « malentendu », bien qu'au fond, « il soit impossible [à leur avis] de réussir à organiser autrement la cause du combat prolétarien ».

Rien ne saurait être plus lamentable, avons-nous dit plus haut, que la figure d'un « chef » qui s'efforce par la répétition suggestive du mot discipline de faire de représentants d'opinions différentes des adversaires à demeure. Lénine a visiblement senti l'embarras de la situation et s'est efforcé de fonder « philosophiquement » ses incantations.

Et voilà ce que cela donne : l'intellectuel individualiste, velléitaire et variant nerveusement, fuit la discipline rigoureuse comme la peste. « L'organisation du Parti lui semble comme une monstrueuse fabrique, la soumission de la partie au tout et de la minorité à la majorité lui semble un asservissement (cf. les feuilletons d'Axelrod 13 ). La division du travail sous la direction d'un centre, lui fait pousser des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes en rouages et ressorts ». (Un pas, etc., p. [627]). D'où la morale : « Voilà où le prolétaire qui a été à l'école de la « fabrique » peut et doit donner une leçon à l'individualisme anarchique. » (Ibid., pp. [630-631].)

Selon la nouvelle philosophie de Lénine, qui a eu à peine le temps d'éculer une paire de souliers depuis Que faire ?, il suffit au prolétaire d'être passé par l' « école de la fabrique » pour donner à l'intelligentsia, qui a joué jusqu'alors dans son Parti le rôle dirigeant, des leçons de discipline politique ! D'après cette nouvelle philosophie, celui qui ne voit pas dans le Parti une « immense fabrique », qui trouve cette idée « monstrueuse », qui ne croit pas en la force immédiatement éducative (politiquement) de la machine, celui-là « trahit du coup la psychologie de l'intellectuel bourgeois » incapable par nature de distinguer le côté négatif de la fabrique (« discipline basée sur la crainte de mourir de faim ») et son côté positif (« discipline basée sur le travail en commun résultant d'une technique hautement développée »). (Un pas etc., p. [627].)

Sans craindre de trahir notre « psychologie d'intellectuel bourgeois », nous affirmons avant tout que les conditions qui poussent le prolétariat à des méthodes de lutte concertées et collectives ne se trouvent pas dans l'usine, mais dans les conditions sociales générales de son existence ; de plus nous affirmons qu'entre ces conditions objectives et la discipline consciente de l'action politique, s'étend un long chemin de luttes, d'erreurs, d'éducation   non pas « l'école de la fabrique », mais l'école de la vie politique, dans laquelle le prolétariat russe ne pénètre que sous la direction   bonne ou mauvaise   de l'intelligentsia sociale-démocrate ; nous réaffirmons que le prolétariat russe, dans lequel nous n'avons qu'à peine commencé à développer l'auto-activité politique, n'est pas encore capable   malheureusement pour lui et heureusement pour messieurs les candidats à la « dictature »   de donner des leçons de discipline à son « intelligentsia », quel que soit l'entraînement que la fabrique lui donne au « travail en commun résultant d'une technique hautement développée ». Sans la moindre crainte de trahir notre « psychologie d'intellectuel bourgeois », nous nous déclarons même complètement solidaire avec l'idée que la « soumission technique de l'ouvrier à la marche uniforme de l'instrument de travail (= « discipline basée sur le travail en commun résultant d'une technique hautement développée ») et la composition particulière du travailleur collectif en individus des deux sexes et de tous âges, crée une discipline de caserne [de caserne, et non pas une discipline consciemment politique !], parfaitement élaborée dans le régime de fabrique ». (Le Capital, Édit. Soc., Livre I, tome 2, p. 105.)

Si Lénine croit en la discipline du prolétariat russe comme en une entité réelle, il confond en fait, pour employer sa propre formulation, une question d'ordre « philosophique » avec une question d'ordre politique. Naturellement, la « production techniquement très développée » crée les conditions matérielles du développement et de l'esprit de discipline politiques du prolétariat comme, en général, le capitalisme crée les prémisses du socialisme. Mais la discipline de fabrique est aussi peu identique à la discipline politique et révolutionnaire du prolétariat que le capitalisme est identique au socialisme.

La tâche de la social-démocratie consiste justement aussi à dresser le prolétariat contre cette discipline, qui remplace le travail de la pensée humaine par le rythme de mouvements physiques ; elle consiste à l'unir contre cette discipline abrutissante et mortelle en une seule armée liée   pied contre pied et épaule contre épaule   par la communauté de la conscience politique et de l'enthousiasme révolutionnaire. Une telle discipline n'existe pas encore dans le prolétariat russe ; la fabrique et la machine lui communiquent cette propriété bien moins spontanément que des maladies professionnelles.

Le régime de caserne ne saurait être le régime de notre Parti, comme l'usine ne saurait être son modèle ! Le pauvre camarade « Praticien » qui a avoué cette pensée « ne soupçonne même pas que le mot terrible qu'il lance [la fabrique] trahit du coup la psychologie de l'intellectuel bourgeois » (Un pas etc., pp. [626-627]). Pauvre camarade Lénine ! Le sort a décidé de le mettre dans une situation particulièrement ridicule : il « ne soupçonne même pas que le camarade « Praticien » n'est pas un « intellectuel bourgeois », mais un prolétaire passé par l'école salvatrice de la fabrique...

Le prolétariat russe, le même auquel les partisans de Lénine cachent si souvent les problèmes de la crise interne du Parti, devra demain, sur l'ordre de Lénine, donner une sévère leçon à « l'individua­lisme anarchique »...

On ne saurait décrire l'indignation qui vous saisit quand vous lisez ces lignes déplaisantes et d'une démagogie débridée ! Le prolétariat, ce même prolétariat dont on vous disait hier qu'il « tend spontanément au trade-unionisme », est convié dès aujourd'hui à donner des leçons de discipline politique ! Et à qui ? À cette même intelligentsia à qui, selon le schéma d'hier, était imparti le rôle d'apporter de l'extérieur au prolétariat la conscience politique prolétarienne ! Hier le prolétariat rampait dans la poussière ; aujourd'hui le voilà élevé à des sommets inattendus ! Hier encore l'intelligentsia était porteuse de la conscience socialiste, aujourd'hui on veut la faire passer par les verges de la discipline de fabrique !

Et cela c'est du marxisme et de la pensée sociale-démocrate ! En vérité, on ne peut manifester plus de cynisme à l'égard du meilleur patrimoine idéologique du prolétariat que ne le fait le camarade Lénine ! Pour lui le marxisme n'est pas une méthode d'analyse scientifique, une méthode qui impose d'énormes responsabilités théoriques ; non, c'est une serpillière, qu'on peut piétiner si besoin est ; un écran blanc pour y projeter sa grandeur et un mètre pliant quand il s'agit de faire état de sa conscience de parti !...

La « minorité » serait contre le centralisme ? Dans le monde entier les « opportunistes » de la social-démocratie s'élèvent contre le centralisme ; par conséquent la « minorité » est opportuniste ! Le syllogisme   même faux d'un point de vue formel   constitue l'idée guerrière principale du dernier livre de Lénine, si on le libère du fatras des constructions accusatrices, basées sur le système des preuves indirectes. Lénine reprend son syllogisme sur tous les tons, s'efforçant d'hypnotiser le lecteur par des « passes n centralistes. Axelrod à Zurich est contre le centralisme. Heine 14 à Berlin est contre le centralisme. Jaurès à Paris est contre le centralisme. Heine et Jaurès sont opportunistes. Donc Axelrod est en communauté avec des « opportunistes ». Il est évident qu'il est aussi opportuniste, il est plus qu'évident que la « minorité » est, elle aussi, opportuniste. D'autre part, Kautsky à Berlin est pour le centralisme, un certain membre du Comité central, Vassiliev 15, voulait dissoudre la Ligue au nom du centralisme, le camarade Lénine fut le grand inspirateur de cette campagne à la gloire du centralisme, donc... etc.

Ayant « dissous », par ce procédé typiquement « ouralien », la social-démocratie internationale (il est étonnant que le camarade Lénine ne nous ait pas présenté de diagramme à ce sujet), l'auteur escompte qu'il a donné à son auditoire tout ce qu'il lui faut : le duper par un syllogisme qui compromet l'adversaire.

Nous pensons que Lénine a de ses partisans une opinion plus mauvaise qu'ils ne le méritent. Nous espérons que même les camarades de Lénine les moins exigeants ne peuvent pas ne pas se demander pourquoi, dans le monde entier, ceux qui se déclarent à l'heure actuelle contre le centralisme, sont les représentants de la social-démocratie qui ont un point de vue opportuniste dans leur conception sociale et politique du monde : la collaboration des classes au lieu de la lutte des classes, la réforme sociale au lieu de la révolution sociale ?

Et, rendus songeurs par cette question, ils finiront par trouver la réponse suivante : si l'on admet que le centralisme organisationnel est un instrument puissant de la lutte de classe du prolétariat   et cela ne fait pour nous aucun doute  , il devient clair que Heine et Jaurès se heurtent au centralisme en tant que système de rapports organisationnels, système qu'ils ressentent comme leur ennemi. Le centralisme organisationnel dans le mouvement socialiste actuel va de pair avec l'hégémonie dans le Parti du courant qui met les intérêts généraux du mouvement au-dessus des intérêts particuliers, et qui s'efforce de donner aux premiers le contrôle sur les seconds. Le centralisme est la forme organisationnelle qui permet au Parti de contrôler tous ses éléments. L'opportunisme au contraire construit son action non pas sur la lutte pour les intérêts généraux du mouvement, c'est-à-dire pour les intérêts de classe du prolétariat, conçus dans leur dimension pleinement historique, mais pour des tâches temporaires et particulières, de caractère syndical, municipal et d'électoralisme local. Ainsi le centralisme est hostile à la position politique ou programmatique-tactique de l'opportunisme.

Le camarade Lénine   malgré toute sa fougue   ne va pas quand même jusqu'à soutenir que les conceptions programmatiques et tactiques de la « minorité » ont été opportunistes. Pourquoi alors la « minorité » est-elle contre le « centralisme » ? Et contre quel centralisme ? Et pourquoi les camarades Kautsky, Parvus et Luxemburg, adversaires irréconciliables de Heine et de Jaurès, se sont-ils prononcés contre le « centralisme » du camarade Lénine ? Répéter des milliers de fois le même syllogisme, misant avant tout sur l'effet lancinant, cela ne permet pas évidemment de donner une réponse quelconque à ces questions.

Kautsky relie les conceptions organisationnelles de l'aile droite de la social-démocratie allemande   lutte contre le centralisme, contre la discipline, contre la « majorité compacte »   avec la mentalité politique de l'intelligentsia bourgeoise, quand bien même elle aurait adopté des conceptions marxistes. Cette analyse, exacte et précieuse, ne fait que compléter ce que disait Kautsky sur l'intelligentsia socialiste européenne et ses tendances « organiques » au réformisme et à l'opportunisme en matière de programme et de tactique. Il existe entre les conceptions organisationnelles et les conceptions sociales et politiques de l'intelligentsia un lien réciproque, interne et profond, dans la mesure où les unes et les autres découlent d'une seule et même mentalité de groupe, déterminée, à son tour, par les conditions d'existence sociales de l'intelligentsia. Mais il va de soi que le même canevas psychologique peut donner lieu à des broderies politiques très variées   et même dans certains cas totalement dissemblables   selon les conditions de temps et de lieu.

Dans notre cas, ce qu'il est absolument décisif de savoir, c'est si nous avons à faire à une intelligentsia pré  ou post-révolutionnaire. Instituer une analogie entre les conceptions organisationnelles des « intelligentsias » socialistes allemande et française d'un côté, russe de l'autre, c'est-à-dire ignorer le « Rubicon » de la Révolution française qui les sépare, c'est tomber dans le formalisme le plus incurable et prêter à des comparaisons superficielles l'apparence d'une analyse matérialiste. Telles ou telles conceptions organisationnelles ne représentent pas du tout un moment fondamental, ni partant spécifique, inhérent à la conception du monde de l'intelligentsia en tant que telle ; elles ne sont pas du tout données une fois pour toutes ; au contraire, elles découlent, par toute une série de médiations complexes, de la mentalité politique, laquelle réagit   d'une manière qui change   à un milieu politique changeant. L'intellectuel « jacobin » d'aujourd'hui peut continuer à correspondre, dans sa politique et dans ses méthodes de pensée, à l'intellectuel réformiste d'hier. Ce qui sépare le jacobin du réformiste, c'est la conquête d'un minimum de garanties démocratiques.

Si donc le même milieu socio-psychologique donne lieu à des « réfractions » politiques aussi opposées, que dire alors de ses capacités de moduler à l'infini la sphère partielle des formes organisationnelles ! L'intelligentsia peut être fédéraliste ou centraliste, peut tendre à l'autonomie ou à l'autocratie, à la démocratie ou à la dictature, sans en rien transformer son essence, ni la nature de ses intérêts politiques.

Le camarade Lénine se serait facilement abstenu de faire des analogies mécaniques s'il avait fait attention à la chose suivante : selon sa propre formule (dont nous reparlerons plus tard), le social-démocrate révolutionnaire, c'est le « jacobin, lié indissolublement à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe » (Un pas, etc., p. [617]). Soit. Or le jacobin classique (dont le camarade Lénine veut être la traduction en langage marxiste) est entre autres précisément un intellectuel révolutionnaire. Lénine ne pourra nier cela, je l'espère, en ce qui concerne la Révolution française et, mutatis mutandis, notre Narodnaïa Volia. Le « centralisme » aussi bien que la « discipline » qui en imposent tant au camarade Lénine chez les jacobins n'ont pas été empruntés par ces intellectuels révolutionnaires « individualistes-bourgeois » au prolétariat discipliné par l'école de l'usine, mais se sont développés immédiatement « à partir d'eux-mêmes ». Ensuite, dans le cadre de la démocratie, tous ces mêmes éléments sociaux, appartenant à la nouvelle « classe moyenne », se sont mis à refléter toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, de l'anarchisme au millerandisme 16. La nature de l'intelligentsia est si plastique et si souple que personne ne pourra l'enfermer une fois pour toutes dans les cases tout apprêtées d'un diagramme !

Les mêmes « qualités »   il est nécessaire que nous nous souvenions bien de cela   poussent l'intelligentsia pré-révolutionnaire au jacobinisme, vers des organisations centralisées et conspiratives, armées avec de la dynamite   ou avec un « plan n d'insurrection populaire  , et poussent l'intelligentsia post-révolutionnaire au réformisme, à émousser les contours nets de la lutte des classes. Telle est la dialectique de l'évolution sociale.

Mais la dialectique et le camarade Lénine sont deux.

Il manie les « thèses » marxistes comme des articles inflexibles du Code pénal. Il s'efforce d'abord de trouver l'article « qui convient », ensuite il farfouille dans les matériaux de l'acte d'accusation et en extrait les indices du crime qui correspondent formellement au contenu de l'article respectif.

La dialectique et le camarade Lénine sont deux. Il sait pertinemment que « l'opportunisme conduit, non par hasard, mais de par sa nature même, non pas uniquement en Russie mais dans le monde entier [!], aux « vues » d'organisation à la Martov et Axelrod ». (Un pas, etc., p. [599].)

Il le sait pertinemment, mais comme notre intrépide polémiste ne se décide quand même pas à mettre Axelrod et Martov dans la catégorie des opportunistes en général (ce serait si attirant du point de vue de la clarté et de la simplicité !), il crée pour eux la rubrique « opportu­nisme en matière d'organisation ». Le concept d'opportunisme est privé alors de tout contenu politique. Cela devient le « croque mitaine », avec lequel on fait peur aux petits enfants.

Dégrader la dialectique au rang de la sophistique, vider de leur contenu toutes les idées vivantes de l'édifice théorique marxiste, transformer des « types » socio-historiques en normes immuables supra-historiques, servant à mesurer l'étendue des péchés terrestres : voilà le prix auquel on paye la lutte contre la « minorité » ! Opportunisme en matière d'organisation ! Girondisme dans la question de la cooptation par les deux tiers en l'absence d'un vote motivé ! Jaurésisme en matière du droit du Comité central de fixer le lieu de l'administration de la Ligue !...

Il pourrait sembler que l'on ne puisse aller plus loin. Mais le camarade Lénine continue d'avancer.

Après avoir écrit tout un livre pour dire que les méthodes révolutionnaires (l' « insurrection » et le « renversement ») n'étaient admissibles que pendant la période des cercles ; que dans un Parti « un et indivisible » doit régner la discipline ; que les éléments qui brisent la discipline dans le Parti du prolétariat démontrent par cela seul leur opportunisme petit-bourgeois, le camarade Lénine, qui en cent cinquante pages a réussi, sinon à convaincre, du moins à épuiser le lecteur par toute cette philosophie, lui assène tout à coup l'obscur aphorisme suivant : « L'insurrection est une chose excellente quand les éléments avancés se dressent contre les éléments réactionnaires. Lorsque l'aile révolutionnaire se dresse contre l'aile opportuniste, cela est bien. Lorsque l'aile opportuniste se dresse contre l'aile révolutionnaire, cela est mal » (Un pas, etc., p. [640]).

Il serait utile pour tous les lecteurs du camarade Lénine de s'arrêter sur son « argumentation » . La « minorité » ne veut pas s'accommoder à la discipline du Parti. Par là même (notez bien : par là même !) elle démasque son « anarchisme » et son « jaurésisme ». Par conséquent, la « minorité » est l'aile opportuniste de notre Parti. C'est le théorème direct. Maintenant il faut prouver la réciproque.

L'insurrection de la « minorité » est une chose très mauvaise, puisque la « minorité » est l'aile opportuniste de notre Parti.. C'est autre chose si c'est la « majorité » qui en vient à « se dresser », car le révolutionnarisme de la « majorité » est démontré par le fait que la « minorité » opportuniste se bat contre elle... La « minorité », elle, comme on l'a montré dans le théorème direct, est opportuniste parce qu'elle brise la discipline. Conclusion des deux théorèmes : le camarade Lénine a les coudées franches des deux côtés à la fois.

Quod erat demonstrandum.

Il suffit de faire un effort minimum pour résoudre le problème : comment Lénine a-t-il pu se décider dans les quelques lignes que nous venons de citer, à fouler aux pieds avec une telle franchise toute sa brochure ? La situation l'y oblige ! L'armée de notre généralissime fond, et la « discipline » menace de se retourner contre lui. Et comme Lénine, contrairement aux intellectuels anarchistes de la « minorité » représente (nous nous servons de la citation qu'il fait d'un article de Kautsky) « le modèle idéal de l'intellectuel, qui s'est entièrement pénétré de l'état d'esprit prolétarien (...) qui sans rechigner marche dans le rang, travaille à chaque poste qu'on lui donne » ; comme Lénine, suivant l'exemple de Marx « ne se faufile jamais à la première place 17 et se soumet à la discipline du Parti d'une manière exemplaire » ; comme le camarade Lénine possède toutes ces qualités absolument inestimables de membre discipliné du Parti, qui n'a pas peur de rester en « minorité », il juge indispensable de « glisser » au préalable dans son ouvrage la justification philosophique de la scission dans le Parti entreprise pour retenir les restes de son armée. Et il le fait avec un sans-gêne qui n'est que le revers de son mépris profond envers ses propres partisans.

Quand on s'insurge contre moi, c'est très mal. Quand je m'insurge, alors c'est bien.

Voilà la morale courte et joyeuse d'un livre long et ennuyeux, aux abondantes citations, aux parallèles « internationaux », aux diagrammes artificieux, et qui contient tous les autres moyens de l'anesthésie psychique.

Quelques conclusions

sous forme d'extraits de lettres

 

I

..., mars 1904

« (...) Hier il y a eu une réunion des propagandistes (onze membres) avec l'organisateur. Le but de la réunion était de faire connaissance avec le plan organisationnel en général, et le nôtre en particulier. Avant d'exposer le plan, l'organisateur a dit quelques mots sur la « minorité » et la « majorité ». Il appartient à la « majorité », il reconnaît le plan d'organisation proposé par Lénine et adopté au Congrès [sic !]. « La minorité, a dit l'organisateur, reproche à la majorité son formalisme, son bureaucratisme. Comme vous le verrez, c'est un reproche tout à fait injustifié. Et puis, la minorité ne propose aucun plan pour remplacer celui de Lénine. » Il a déclaré après qu'une survivance de « l'Union 18 (le « démocratisme ») se fait sentir dans la « minorité ». Il a regretté l'insouciance avec laquelle on a accueilli la question du plan d'organisation quand ce plan a été proposé par Lénine dans la Lettre à un camarade et dans Que faire ? À ce propos il a rappelé que Trotsky et Zassoulitch ont approuvé le plan, tel qu'il était dans la Lettre [?!]. Ensuite, il est passé à la description du plan. « Un cercle n'est pas l'organisation, pas même sa cellule de base. Cette cellule c'est le comité d'usine (qui n'existe encore nulle part). C'est une nécessité vitale de créer cette cellule. Il y a chez nous un manque total d'information sur la vie des entreprises et des fabriques, qui cependant offre des matériaux très riches en faits. Les agitateurs parlent souvent sans avoir rien sous leurs pieds. Donc   le comité d'usine. À sa tête un organisateur ouvrier. Dans le comité d'usine il y a cinq, six organisateurs excellents, influents (dans la mesure où notre travail manque de continuité il est impossible d'en trouver de tels). Les fonctions du comité d'usine : diffuser les publications, constituer des caisses, mettre en route des cours, récolter des informations, diffuser des tracts... »

« On nous a exposé en détail l'organisation des groupes pour la diffusion des tracts, qui n'a pas encore été réalisée jusqu'à aujourd'hui. Ensuite : l'organisation des réunions d'agitation, l'organisation des cercles de propagande. Les membres du comité d'usine, à savoir : un organisateur, un technicien, un trésorier, un bibliothécaire, un publiciste. La ville est divisée en sept rayons, auxquels s'ajoute le travail dans l'intelligentsia. L'organisation du rayon : un organisateur de rayon, un propagandiste de rayon, un bibliothécaire, un publiciste, un trésorier. Le comité local est composé : d'un membre du collectif (on n'en avait pas parlé jusqu'ici), d'un technicien, d'un propagandiste responsable, d'un organisateur, d'un rédacteur, d'un secrétaire. (Excusez-moi pour la rapidité et la confusion de l'exposé : je n'ai pas eu le temps. Si c'est nécessaire, j'écrirai de façon plus circonstanciée.)

« Le rapporteur s'est étendu longuement sur les détails techniques de tout le travail ; sur la façon dont il doit être organisé pour qu'il soit conspiratif et productif. Au sujet des relations mutuelles entre tous ces groupes, de leurs rapports avec le comité local   sur tout cela rien n'a été dit. Seule la forme extérieure a été exposée. Finalement le rapporteur a posé la question : où y a-t-il dans ce plan du bureaucratisme, du formalisme ? Personne n'a rien trouvé à répondre, mais tous inclinent à penser qu'il n'y a aucun danger. Les propagandistes ne savent rien au sujet des divergences : il n'y a aucune publication. Maintenant on a organisé pour eux un « coin de lecture ». On y trouve les derniers numéros de l'Osvobojdénié, la première partie [ ? !] des procès-verbaux du IIe Congrès et la brochure de Pavlovitch. Il y a eu, depuis peu, une réunion de vingt-cinq personnes, étudiants en technologie. Eux aussi, on leur a fait part du plan d'organisation. Jusqu'ici on ne s'était jamais réuni avec eux : « Qu'est-ce qu'on a à faire avec vous ? Étudiez votre médecine. »

Je vous serre cordialement la main 19. »


Réponse

…, mars 1904

« Cher ami, votre dernière lettre est extrêmement intéressante et donne lieu à diverses réflexions et considérations, tellement même que j'ai de la peine à savoir par où commencer. La première chose que l'on puisse établir, c'est le fait indéniable que non seulement les travailleurs organisés de N., non seulement les propagandistes, mais même les membres du Comité de N., n'ont rien su jusqu'ici sur la signification des divergences qui déchirent le Parti. À l'heure actuelle on entend bien souvent déclarer qu' « à la base [!] de notre travail il doit y avoir l'idée [!] du centralisme « (cf. la Résolution du Comité de Batoum). On parle partout du centralisme : dans le Comité mingrélien 20 et dans celui de Pitèr, dans celui de Riga et celui de Tchita. Et l'on pense que le centralisme, c'est le Comité central. S'il y a Comité central, cela veut dire qu'il y a centralisme. Mais le fait qu'une organisation comme le comité de N. ne sache pas   par manque d'informations et par manque d'intérêt   ce que cherche à obtenir l'Organe central du Parti, ce que veut la « Ligue », ce que veulent les cinq ou six comités russes qui sont solidaires avec l'Organe central, ce fait n'amène pas les camarades de N. à penser qu'il n'y a chez nous aucun centralisme. Parce que « centralisme »   et c'est cela qu'il faut au moins comprendre  , cela ne signifie pas Comité central, Organe central ou Conseil, mais quelque chose de beaucoup plus grand : avant tout, cela suppose la participation active de tous les membres à la vie du Parti tout entier. Bien entendu, je parle du centralisme « à l'européenne » et non du « centralisme » autocrate-asiatique. Ce dernier ne suppose pas, mais exclut même une telle participation.

« Le « plan » organisationnel (que l'on a développé devant vous) est peut-être excellent « en soi »   j'en reparlerai plus bas   mais il faut bien voir que ce plan existe déjà depuis deux ans, qu'il s'est créé toute une génération qui « vit » (littéralement !) selon la Lettre de Lénine à un camarade : il semblait que le centralisme aurait dû s'épanouir magnifiquement. Or il se révèle que le Comité de N. (non pas celui de Poltava ou celui d'Oufa, mais bien celui de N.) se débarrasse par un haussement d'épaules des questions qui, depuis bientôt un an, divisent les militants les plus influents du Parti. Cela ne veut-il pas dire que le Comité de N. n'est rien d'autre qu'un petit groupe d' « artisans dilettantes », tout à fait comme il y a trois ans, rien de mieux, un groupe d'artisans qui, comme on peut s'en apercevoir d'après votre lettre, ne sont pas capables de venir à bout de la centième partie des tâches locales ; qui comme par le passé, sont totalement indifférents aux questions que se pose le Parti dans son ensemble, ou qui même nourrissent envers celles-ci le plus souverain mépris. Où est la différence ? Et en quoi se manifeste-t-elle ? En ceci que des gens ont renouvelé quelques termes du jargon révolutionnaire, ne peuvent plus dire trois mots sans jurer par le centralisme, dans le fait aussi que tous les espoirs sont passés de l' « accroissement spontané des tâches » à « l'idée du centralisme » ou au plan d'organisation, qui, un jour quelconque, sera mis par quelqu'un en action (si les désorganisateurs ne l'empêchent) ; après quoi « forêts et montagnes se mettront à danser »...

« Où est la différence ? Et en quoi ?... Le centralisme social-démocrate suppose obligatoirement la participation active de tous les adhérents à la vie du Parti. Pour cela il est avant tout nécessaire que chacun soit au courant. Mais vous, vous n'avez que la première partie des procès-verbaux du Congrès (qui donc a scindé en deux « parties » ces procès-verbaux ? et pourquoi ?) et la brochure de Pavlovitch. Mais vous n'avez pas les procès-verbaux du Congrès de la Ligue, ni la brochure de Martov, ni l'Iskra. Où sont donc les résultats bienfaisants de l'« idée du centralisme », mise à la base du travail du Parti ? N'est-il pas clair que le Comité central ne signifie pas du tout centralisme, même dans le sens le plus étroitement technique du terme ? Comment ne pas voir que le Comité de N., au lieu de vous exposer, à vous propagandistes, le « plan » d'organisation, proposé déjà par trois ou quatre générations de comitards « centralistes » à l'attention de trois ou quatre générations de propagandistes « centralistes », d'où il ne résulte d'ailleurs aucun accroissement du patrimoine du Parti   au lieu de répéter ce travail pour la quatrième et la cinquième fois et de se défiler quand il s'agit de la question des divergences   au lieu de tout cela, votre Comité aurait dû s'arrêter sur un point, pour regarder soigneusement de quoi il retourne : ce que, lui, il a été, ce qu'il est devenu, et de quoi il dispose. Le Comité se serait aperçu que, dans toutes ses rapides et merveilleuses métamorphoses, il n'a conservé qu'une seule caractéristique : la vieille auge brisée du dilettantisme artisanal...

« Il se serait alors demandé si vraiment tout se trouve dans le « plan » organisationnel. Ne faisons-nous pas de façon permanente du sur-place, quoique l' « idée du centralisme » soit fourrée dans toutes les têtes au point que l'on voit parfois saillir de certaines d'entre elles un bout de la Lettre de Lénine à un camarade ? Les raisons du marasme se trouvent peut-être plus profondément ici que dans la question de savoir combien il doit y avoir   et où   de trésoriers, de comptables et autres porteurs de « l'idée du centralisme ».

« Dès que le Comité se mettra à réfléchir dans cette direction   et c'est une direction très efficace   il perdra l'envie de demander à la « minorité » (comme le fait votre « chef ») : « Mais où est votre plan, en remplacement de celui de Lénine, que vous rejetez ? » car il comprendra que la « minorité » rejette, en qualité de remède-miracle, non pas un plan déterminé d'organisation se suffisant à lui-même, mais le plan même d'un tel plan qui se suffise à lui-même.

« Vous écriviez, dans une de vos lettres précédentes, que vous avez rarement des réunions de propagandistes : tous restent dans leur coin, chacun est livré à ses propres forces, l'activité conspirative rétrécit tout. Mais voilà que l'une de ces rares réunions a été convoquée. Un camarade dirigeant est apparu. Il vous a dit que dans la « minorité »   que d'ailleurs il ne connaît pas si l'on juge par ce qu'il en dit   se fait sentir une survivance de « démocratisme » ; ensuite il vous a exposé, à vous propagandistes, le « plan » d'organisation. Et après ? Quelles conclusions se dégagent de ce plan ? Quelles indications vous donne-t-il pour votre travail de propagande ? En quoi enrichit-il votre conscience ? Vous mettrez-vous, après la réunion, à appliquer ce plan dans la vie ? Et comment ? Sous quelle forme ? Par quel bout ? Ou bien alors ce travail sera-t-il accompli par quelqu'un d'autre, par exemple par l'organisateur qui vous a initié à tous les mystères du plan ? Vous a-t-il aussi dit comment il entend réaliser son « plan » ? Entend-il dissoudre tous les groupes et cellules existants et, sur un terrain ainsi déblayé, reconstruire un nouvel édifice organisationnel, à partir d'éléments épars, en suivant toutes les règles de l'architecture centralisée ? Ou bien entend-il éliminer progressivement les organes rudimentaires de l'organisation déjà existante ? Par quels moyens ? Par où pense-t-il commencer ? Par quoi doit se traduire pour vous, les propagandistes, votre collaboration organisationnelle ? Votre lettre montre qu'il n'a pas soufflé un seul mot de toutes ces « vétilles ». Mais dans ce cas, tout votre colloque n'a été que le plus stérile des passe-temps.

« Le cercle n'est pas l'organisation, pas même l'embryon d'une organisation   l'embryon, c'est le comité d'usine. » « Le plan est excellent. Il ne contient pas une ombre de bureaucratisme » Mais votre organisateur ne s'est même pas donné la peine de réfléchir au problème que pose le fait que d'un côté le plan existe en soi, tout seul, et que de l'autre la social-démocratie de N. vit de façon indépendante, pour elle-même. Votre organisation est si mauvaise que les proclamations circulent encore plus mal que du temps du « démocratisme. Et le plan, écrit à l'intention de la ville de N., édité en son temps par le Comité de N., étudié soigneusement, et jusque dans le dernier détail, par les camarades de N., « anciens » et « nouveaux », continue comme par le passé, à nourrir les enthousiasmes tout à fait désintéressés des « centra­listes » de N. Et ceci nonobstant le fait qu'après deux années de platonisme centraliste, la cellule fondamentale du « plan » de Lénine, le comité d'usine, n'existe encore nulle part. Mais le « cercle », qui selon le « plan » n'y figure que dans les coulisses, occupe toute l'avant-scène, contrairement au plan   et le cercle est en fait jusqu'à aujourd'hui la seule « cellule embryonnaire » dans laquelle notre organisateur a la possibilité d'exposer ses plans organisationnels.

« Et vous, propagandistes, après la réunion de votre cercle, vous vous en retournerez vers vos cercles et vous vous mettrez à discuter avec les ouvriers   peut-être sur le thème qu'un jour viendra, où toute la ville de N. sera couverte de comités d'usine ; dans chaque comité il y aura un organisateur, un technicien, un trésorier, un « publiciste » , et, au-dessus d'eux, il y aura des comités de rayon, et dans chacun d'eux un organisateur de rayon, un propagandiste de rayon, un trésorier et un « publiciste » de rayon, au-dessus d'eux, un comité local du Parti, et, au-dessus de tous ces comités, notre Comité des comités, le Comité central, qui en temps voulu rappellera à l'ordre tous les comités locaux, lesquels rappelleront à l'ordre les comités de rayon, idem ceux-ci quant aux comités d'usine, les comités d'usine idem aux ouvriers   et le prolétariat révolutionnaire pan-russe se mettra à correspondre par écrit... Il se mettra à correspondre, si seulement les « désorganisateurs » ne l'en empêchent !

« Je m'interroge encore une fois : pourquoi, dans quel but exactement, l'organisateur vous a-t-il exposé son « plan » ? J'essaye de m'expliquer psychologiquement son comportement. Je me remémore les temps de la propagande « primitive » de cercle. En ce temps-là, le propagandiste se fixait comme but de rendre clair à l'ouvrier de l'usine Pahl ou de l'usine Maxwell 21 sa place dans l'univers. On commençait par la cosmologie. On faisait descendre avec bonheur l'homme du singe. On franchissait, tant bien que mal, l'histoire de la civilisation, on parvenait (rarement !) jusqu'au capitalisme, au socialisme. À la source de ce travail se trouvait l'idée qu'il fallait transformer le prolétaire moyen en social-démocrate pourvu d'une conception matérialiste accomplie du monde. Actuellement un tel doctrinarisme respectable est passé, et bien oublié   pour réapparaître, comme cela se révèle aujourd'hui, sous la forme la plus sottement caricaturale.

« Les éléments de notre Parti qui ont été formés pendant la période de l'écroulement du « dilettantisme artisanal » en sont venus à l'idée étonnamment pauvre qu'à la base de notre travail doit se trouver l'idée du centralisme. L'idée de l'explication matérialiste du monde a été remplacée par l'idée du « plan » construit de façon centraliste. La tâche immense mais doctrinaire : expliquer au membre du cercle sa place dans le macrocosme divin, s'est transformée dans la courte idée bureaucratique : expliquer au membre de l'organisation sa place dans le microcosme léninien.

« Quoiqu'il ait dû arriver plutôt rarement qu'un des objets d'une telle propagande primitive ait réussi à survivre dans le cercle jusqu'à ce que l'on y décide la question : que représente-t-il exactement par lui-même, l'ouvrier de la fabrique Pahl ou Maxwell ? il y apprenait quand même que l'humanité était passée par une phase de polyandrie... Tout cela constitue une somme de connaissances justes et utiles pour comprendre ce qui est et ce qui a été. Mais le système de l'univers de N. qui repose sur 130 ouvriers-trésoriers, 130 comptables, 130 « publicistes »   il a dû être ratiociné simplement par Lénine dans une heure d'illumination bureaucratique. Il faut voir que cela n'existe pas, en aucune manière. Et quand vous expliquez à l'ouvrier sa place dans un tel système universel, vous ne faites que lui parler de « ce qui n'est pas, ce qui n'a jamais été »...

« N'est-il pas évident, cher ami, que les reproches que la « mino­rité » adresse à certains éléments du Parti   leur bureaucratisme, leur formalisme   « sont sans aucun fondement » ?

« Je vous serre cordialement la main... »

II

…, juillet 1904

« Estimé camarade... Est-il temps de s'occuper actuellement de l'examen détaillé de la question organisationnelle ? Les grands événements approchent imperceptiblement, et la Révolution peut arriver beaucoup plus vite que nous n'osons l'attendre. Et nous raisonnons sur le seul tiers des sociaux-démocrates qui soient susceptibles de faire du travail de comitard. Lorsque les masses, décidées et révolutionnaires, descendront dans la rue, comprendrons-nous alors que c'est cela la Révolution ? Les masses trouveront-elles les mots d'ordre qui leur sont nécessaires ? Et la troupe ? Car c'est de son attitude que dépendra l'issue de la bataille de rue... Entreprenons-nous quelque chose pour la rapprocher des masses révolutionnaires ? En vérité, il est grandement temps de se préparer à la Révolution, qui viendra « comme un voleur dans la nuit ». À mon avis, les choses se présentent ainsi : il faut que nous nous préparions comme si la Révolution devait commencer à la fin de l'été ; il faut que nous utilisions tout « délai » dans l'intérêt de notre Parti. Il est temps, il est grandement temps ! »


Réponse

..., août 1904

« Je suis d'accord avec vous, estimé camarade, que la Révolution est peut-être beaucoup plus près de nous qu'il ne semble, qu'il nous faut développer l'agitation politique la plus intensive et la plus extensive possible, qu'il est nécessaire de populariser les slogans immédiats du combat parmi les masses les plus larges, avec lesquels celles-ci pourraient descendre dans la rue. Je suis d'accord avec vous : maintenant il n'est plus temps d'éplucher en détail la question organisationnelle... Mais je ne serai pas d'accord si vous mettez en avant cette idée comme objection contre le travail qu'accomplit la « minorité ». Vous ne dites pas cela directement, mais c'est ainsi que l'on peut vous comprendre. Pour que la Révolution, qui de toute façon viendra « comme un voleur dans la nuit », ne nous trouve pas avec toutes lumières éteintes, il est indispensable de veiller politiquement. Malheureusement, notre Parti, lui, dort, politiquement parlant. Dans son sommeil il fait des rêves organisationnels fantastiques qui se changent par moments en pénibles cauchemars. Il est indispensable de réveiller le Parti, coûte que coûte. Autrement, son sommeil politique pourrait bien se transformer en sa mort politique .

« Lorsque vous dites : il faut se préparer à la Révolution, tout le Parti sera d'accord avec vous, mais les trois quarts comprendront que vous voulez parler de préparation technique, organisationnelle. Le Comité de Riga dira : « Il faut absolument construire une organisation de révolutionnaires professionnels rigoureusement centralisée ». Et une dizaine d'autres comités diront à peu près la même chose. Pour eux, se préparer à la Révolution, cela signifie, sinon distribuer les mots de passe et les mots d'ordre et fixer le jour et l'heure du prétendu « appel » à la prétendue « insurrection », du moins accomplir un travail de construction organisationnelle interne (que, d'ailleurs, on devrait plus exactement appeler un travail de « désorganisation », puisqu'il commence par la destruction des formes d'organisation déjà existantes). Cependant la tâche que nous avons à accomplir au moment présent décisif, qui n'attend pas et ne se répète pas, consiste à prendre tous les éléments organisationnels déjà existants et à les unifier dans un travail systématiquement centralisé, sans dispersion ni divergence. Le but de ce travail   maintenir, au moyen de méthodes tactiques adéquates, les masses dans un état de tension politique, qui doit monter toujours plus haut, pour finalement se décharger soit dans une période révolutionnaire, soit dans une période de réaction provisoire   ce qui est peu vraisemblable d'ailleurs.

« En sa totalité toute notre tâche est à l'heure actuelle du domaine de la tactique politique. Nous, la soi-disant « minorité », nous ne construisons pas de tâches organisationnelle indépendantes : nous pensons que les plus urgentes de ces tâches s'imposent d'évidence, dans le processus même de la lutte politique. Dans ce sens spécifique, nous sommes, effectivement, « opportunistes en matière d'organisation ». Il faut seulement avoir en vue que le rigorisme en matière d'organisation opposé à notre opportunisme n'est rien d'autre que le revers de la myopie politique.

« Tant que la pensée de la majorité des camarades   je ne fais que répéter ce que j'ai déjà dit ailleurs  continuera à s'agiter comme une souris prise dans la souricière sur les quelques centimètres carrés que constituent les vétilles et les bagatelles organisationnelles et statutaires, il sera impossible ne serait-ce que de poser les véritables tâches politiques. Le travail « polémique » de la « minorité » n'a, fondamentalement, rien de commun avec l'élaboration « détaillée » de la « question organisationnelle » ; il se réduit à détruire le fétichisme d'organisation, à déblayer le terrain pour que puissent être posées les questions de tactique politique : c'est de la solution pratique que l'on donnera à ces questions que dépend tout le sort de la social-démocratie russe, comme Parti de la Révolution et comme Parti du prolétariat. Sapienti sat ! *

« Le point de départ de la campagne que nous devons ouvrir sans tarder, en nous appuyant sur toutes les forces, individuelles aussi bien qu'organisées dont nous disposons, doit être bien sûr la guerre 22. Le mot d'ordre qu'elle nous donne est évident : Paix et Liberté. Ce mot d'ordre, que nous proposons, doit être non seulement la formulation de notre attitude de principe par rapport à la guerre, mais aussi la formulation du but que nous voulons atteindre sans tarder. Non seulement nous ne nous prononçons pas simplement en faveur de la paix, mais nous espérons obtenir effectivement la cessation de la guerre, ensemble avec la cessation » de l'autocratie. Nous devons compter sur cela   et il faut que cela se sente dans le contenu et dans le ton de notre agitation.

« Nous n'avons nullement appris à donner des mots d'ordre de combat aux masses. Au formalisme de notre sensée politique correspondent non pas des slogans efficaces, mais un certain nombre de poncifs valables toujours et partout, parce que, même à nos propres eux, ils n'ont souvent qu'une signification phraséologique.

« La proclamation du Comité de Riga « Sur la guerre » formule le mot d'ordre suivant : « Qu'à toutes les tentatives de la clique autocratique d'éveiller en nous la bête et de nous pousser contre nos frères japonais, notre réponse soit le cri : « À bas la bourgeoisie ! À bas la guerre ! Vive la paix et l'union fraternelle des peuples ! Vive le socialisme ! » Il est évident que cette proclamation ne donne aucun mot d'ordre militant, aucun slogan qui pousse à la lutte. On ne peut considérer comme un mot d'ordre l’« exclamation » : « À bas la bourgeoisie ! » en réponse à l'aventurisme de la « clique autocratique » ! Le sort de la guerre actuelle est relié dans cette proclamation au sort de la bourgeoisie. Le Comité d'Ekaterinoslav dit : « Nous sommes contre la guerre, parce que la guerre est contre la classe ouvrière. Nous ne pouvons pas actuellement empêcher la guerre, mais nous protestons vivement contre cette guerre inutile, dévastatrice, aventuriste ! » (souligné dans le texte).

« Ce point de vue peut affaiblir considérablement notre position révolutionnaire. C'est le sort du tsarisme qui est lié actuellement à la guerre, et c'est ce que nous devons comprendre ; s'il est vrai que nous entrons dans la période de l'effondrement définitif de l'autocratie, alors la conclusion que nous devons en tirer, c'est que nous n'avons pas seulement à protester contre la guerre, mais à exiger sa cessation immédiate.

« La paix à tout prix ! »

« C'est par ce slogan que commence et se termine chaque proclamation, chaque discours d'agitation. Il est indispensable d'évaluer tous les résultats de la guerre et de les faire passer dans la conscience des masses. Des proclamations simples, claires et, autant que possible, courtes, doivent couvrir toute la Russie ; elles doivent toutes, dans la période actuelle, être orientées dans le même sens. La paix à tout prix ! C'est à ce slogan qu'il faut « appeler tout le monde : que votre appel parvienne dans chaque atelier, dans chaque village, dans chaque chaumière. Que les travailleurs des villes communiquent à ceux des campagnes leur compréhension et leur formation supérieures ! Parlez, discutez partout, chaque jour, sans arrêt, inlassablement... Plus il y aura de millions de bouches pour répéter notre revendication, plus elle résonnera fort dans l'oreille de ceux à qui elle est adressée » (Lassalle : Réponse ouverte au Comité central).

« Il est nécessaire de susciter l'agitation la plus intense parmi les sans-travail, en s'appuyant sur le même slogan : à bas la guerre, qui n'apporte au peuple que misère, chômage et mort !

« À une certaine phase, il est nécessaire que l'agitation prenne un caractère plus compliqué ; l'objectif doit devenir : que les institutions sociales des classes dirigeantes révèlent leur attitude envers la guerre. Les ouvriers doivent exiger que les zemstvos, les doumas, les universités, les sociétés savantes et la presse élèvent leurs voix influentes contre la guerre. Le cours ultérieur de la campagne sera dans une grande mesure déterminé par la manière dont ces institutions réagiront aux exigences du prolétariat révolutionnaire.

« Aide de l'État aux paysans et aux chômeurs qui ont faim, aux victimes exsangues de la Guerre ! Ce deuxième mot d'ordre doit être mis en avant au moment opportun, avec toute l'énergie nécessaire. L'agitation sur cette base doit conduire à des manifestations du prolétariat, et surtout des sans-travail, contre les doumas et les zemstvos qui gaspillent l'argent du peuple pour les besoins de la guerre.

« Plus profond et plus large sera le mouvement contre la guerre et plus grand sera l'embarras de l'autocratie placée entre deux feux. Le mot d'ordre : Vive l'Assemblée constituante ! doit résonner dans toute la Russie, comme solution décisive pour sortir des difficultés. La liaison de ce mot d'ordre avec les deux précédents se comprend d'elle-même : l'Assemblée constituante doit liquider la guerre, comme en général la domination des Romanov.

« Un « appel » des représentants des zemstvos, des doumas et des universités ne doit pas nous prendre au dépourvu. Un tel appel semble susceptible d'engendrer dans l'esprit de beaucoup de camarades un sentiment de crainte : « nous sommes en retard ». (En retard, pourquoi ? Parce que nous n'avons pas appelé à l'insurrection avant les autres ?) Or telle ou telle réforme « constitutionnelle » octroyée d'en haut, n'exclut nullement le mouvement des masses, au contraire, elle peut servir de prologue à ce mouvement. Les réformes de Turgot ont été faites au seuil de la Révolution française.

« À l'appel « d'en haut », aux doumas et aux zemstvos, nous devons répondre par le slogan : Suffrage universel, direct, secret ! Pour que les masses soutiennent ce slogan, il est indispensable   comme je l'ai indiqué en deux mots plus haut   que, dans le processus de leur mobilisation autour de tous les autres mots d'ordre, nous les opposions, d'une manière ou d'une autre, aux zemstvos et aux doumas, institutions sociales fondées sur le cens (des fortunes et des considérations).

« Bien entendu, ce serait une ineptie que de s'efforcer de fixer tout de suite l'ordre dans lequel nous avancerons tel ou tel slogan ou les formes de la mobilisation des masses autour de ceux-ci. Je ne peux donner qu'un schéma à titre d'exemple du travail révolutionnaire qui nous attend. Mais quels que soient les changements que subissent les formes de notre tactique, quelles que soient les combinaisons dans lesquelles elles entrent, la méthode elle-même de notre tactique doit rester inchangée : opposer dans l'action politique le prolétariat à l'autocratie et à toutes les institutions sociales des classes dominantes, surtout à celles qui   comme les zemstvos et les doumas   seront peut-être « appelées » sous peu à décider du sort de la liberté en Russie.

« En poursuivant cette campagne pré-révolutionnaire complexe, nous devons nous rappeler la règle que Lassalle proposait en 1863 aux ouvriers allemands : « Tout le secret des succès pratiques réside dans l'art de concentrer toujours toutes ses forces sur un seul point, sur le point le plus important, sans regarder à côté. Ne perdez pas votre énergie en regardant à droite ou à gauche ; soyez sourds à tout ce qui n'est pas le suffrage universel et direct, ce qui n'est pas lié à lui ou ne peut mener à lui ! » (Réponse ouverte...)

« Quelle que soit l'étape de notre campagne où nous surprendra la révolution, le prolétariat, uni autour de mots d'ordre politiques précis, y dira toujours son mot. Et dans de telles conditions la révolution elle-même donnera un élan colossal à son unification politique ultérieure. Donc, mobilisation du prolétariat autour des mots d'ordre fondamentaux de la révolution ! Voilà le contenu de notre préparation immédiate aux événements décisifs qui se préparent. Si, par la volonté de l'histoire, ces événements sont remis pour un temps indéterminé, aucune parcelle de nos efforts ne sera perdue. Ceux-ci feront intégralement partie de notre immense tâche historique, celle qui consiste à développer la conscience de classe du prolétariat.

À l'heure actuelle, je ne connais d'autre préparation que celle-là. En revanche, cette préparation-, je la conçois dans toute sa complexité, dans toute sa difficulté, dans toute son immensité. Plus exactement : toute autre préparation devra s'ajouter à celle-ci. Da stehe ich, anders kann ich nicht *. Et c'est ce que dira, finalement, tout partisan conscient de la « minorité ». Qu'on aille jusqu'à le crucifier pour son « opportunisme » organisationnel, il ne se donnera pas pour battu. Même sur la croix il doit être prêt à s'écrier : « Aveugles ! vous voyez la paille dans l'œil du voisin et point la poutre dans le vôtre ! »

Notes

* * En français dans le texte.

* * En allemand dans le texte.

1 La résolution du Comité de Tver demandait l'immédiate convocation d'un IIIe Congrès   pour lutter contre la « minorité ».

2 Un pas en avant..., p. [571] et ss. (Note de Trotsky.)

* * Camarades du parti, en allemand dans le texte.

3 Extrait d'une lettre de Herzen à Bakounine. (Note de Trotsky).

* * En français dans le texte.

4 Pitèr, familier pour St-Pétersbourg.

5 Il s'agit du comité chargé de la préparation du IIe Congrès, composé presque uniquement de partisan de l'Iskra.

* Revers, en allemand dans le texte.

6 Littéralement « queuiste », c'est-à-dire qui est à la queue (= à la traîne) de l'histoire, des événements, suiveur, suiviste. Lénine traite (entre autres) ainsi ses adversaires mencheviks, par exemple dans Un pas, etc.

7 Il n'est pas étonnant que le Comité d'Odessa   qui se trouve sur cette base principielle   propose comme slogan dans une de ses proclamations : « Vive la social-démocratie libératrice [sic !] du peuple russe ! » Le Comité d'Odessa a rejeté, évidemment, comme vestige du « suivisme », cette petite idée que la libération du peuple ne peut être que l'œuvre du peuple lui-même. Vive le Comité d'Odessa « libérateur » du peuple, et qui a déjà libéré les travailleurs d'Odessa de la tâche de se libérer eux-mêmes ! Seulement on se demande en quoi le slogan du Comité d'Odessa est meilleur que les promesses de tel ou tel « héros populaire » et qu'est-ce qui nous obligerait à croire que l' « organisation de combat » acquerra vraiment la liberté pour le peuple. (Note de Trotsky.)

* C'est donc là tout le sens d'un si long discours ? en allemand dans le texte.

8 Ou « socialisme n académique   de l'allemand : Kathedersozialismus.   Il s'agit de professeurs de quelques universités allemandes s'intéressant à la question sociale. Schmoller en était le plus célèbre.

9 «  La division du travail sous la direction d'un centre lui fait pousser [à Axelrod] des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes en « rouages » et « ressorts » (Un pas, etc., p. [627]). (Note de Trotsky).

* En français dans le texte.

10 L'auteur était délégué de l'Union Sibérienne au IIe Congrès du Parti. La vérité nous oblige à dire que, depuis que ces lignes ont été écrites, l'Oural et la Sibérie ont eu le temps de se retrouver bien en arrière par rapport aux Comités d'Odessa et d'Ekaterinoslav. Ces derniers ont atteint dans la lutte interne un degré d'acharnement tel qu'il témoigne de l'agonie de leur propre « courant ».

Les camarades d'Ekaterinoslav ont maintenant transféré l'objet de leur ire de la « minorité » sur le courant conciliateur de la « majorité » elle-même. La dernière résolution du Comité d'Ekaterinoslav, qui condamne le Comité central comme trop conciliant, nous a rappelé de façon vivante un discours fait au Club des Jacobins : « Je reproche aux représentants du peuple   y disait un célèbre Jacobin   d'avoir fraternisé avec les rebelles, au moment où la seule manière d'agir envers eux, c'était la hache et la pique. » (Note de Trostky.)

11Le camarade Lénine revient souvent dans la brochure (Un pas, etc.) sur l'idée que critiquer les résolutions principielles des comités, c'est-à-dire des organisations du Parti qui dirigent tout le travail local, équivaut à faire de la « mendicité » au point de vue théorique ; mais dresser des diagrammes sur la base des votes des représentants isolés de ces comités au Congrès au sujet de savoir... à quel endroit de l'ordre du jour examiner la question de la position du Bund dans le Parti   c'est appliquer des méthodes authentiquement scientifiques d'analyse. Nous avons tenté, longuement mais en vain, de savoir en quoi l'opinion d'un comitard est plus importante que celle de son comité. À propos de la méthode authentiquement scientifique : le « diagramme » de Lénine opère sur 44 voix : les 20 voix de la « minorité », les 24 de la « majorité ». Parmi ces dernières, 3 voix sont passées à la « minorité » et la quatrième aux anarchistes (non pas à la Axelrod, mais à la Bakounine). Nous prions instamment le camarade Lénine, la prochaine fois qu'il perfectionnera son diagramme, d'introduire ces corrections indispensables. (Note de Trotsky.)

* En allemand dans le texte.

12 Le représentant du C.C. était alors Vassiliev (=Lengnik) et 1e mentor Lénine.

13 Mieux vaut ne pas « cf. », car, bien entendu, on ne trouvera rien de semblable dans les « feuilletons » d'Axelrod. (Note de Trotsky.)

14 Wolfgang Heine, un des plus célèbres partisans de Bernstein ; il fut rédacteur de leur revue théorique commune.

15 Voir la note 12 de ce chapitre.

16 Alexandre Millerand (1859-1943) fut le premier socialiste à être ministre en 1899 dans un gouvernement bourgeois. Sous le vocable de millerandisme on comprend ce courant qui en partant de la « révision » de Marx aboutissait à une collaboration ouverte avec l'ennemi de classe.

17 Nous pensons que le papier sur lequel Lénine copiait ces mots a rougi à sa place ! (Note de Trotsky.)

18 L'« Union » (des sociaux-démocrates russes à l'étranger) fut fondée en mars 1895 par les vétérans du groupe « Libération du Travail » (Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch) qui d'après les statuts devaient y avoir une influence décisive.

19 La lettre est raccourcie. Les passages soulignés le sont par moi. (Note de Trotsky.)

20 Le Comité mingrélien (la Mingrélie : une région dans le Caucase) ? était à l'époque bolchevique, ainsi d'ailleurs que les Comités de Riga et de Tchita (en Sibérie Centrale).

21 Deux grandes usines de Saint-Pétersbourg.

* Cela suffit à celui qui sait.

22 C'est-à-dire la guerre russo-japonaise.

* Je m'en tiens là, je ne puis autrement !   en allemand dans le texte.

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