1904

« A bas le substitutionnisme politique ! »

Léon Trotsky

Nos tâches politiques

Chapitre IV: Jacobinisme et social-démocratie

1904

Non pas jacobin et social-démocrate mais jacobin ou social-démocrate

 

« Le jacobin lié indissolublement à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe, c'est justement le social-démocrate révolutionnaire. » (Un pas en avant, deux pas en arrière, p. [617].)

Cette formule doit sanctionner toutes les conquêtes politiques et théoriques de l'aile léniniste de notre Parti. C'est dans cette formule apparemment insignifiante que se cache la racine théorique des divergences au sujet du malheureux paragraphe 1 des statuts, comme au sujet de toutes les questions de tactique. Il est indispensable de s'arrêter sur elle.

Quand Lénine dans sa définition parle consciemment et sérieusement (et non pas pour l'effet de style) d'« organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe » , sa déclaration ne contient rien d'hérétique : elle se transforme en un simple pléonasme. Il va de soi que celui qui s'est lié au prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe est un social-démocrate. Mais alors dans la définition de Lénine au lieu du mot jacobin, on peut mettre : libéral, populiste, tolstoïen 1, mennonite, etc., et, en général, tout ce que l'on veut. Car, dès l'instant où le jacobin, le tolstoïen ou le mennonite se lient à « l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe », ils cessent d'être jacobin, tolstoïen, mennonite, pour devenir des sociaux-démocrates révolutionnaires.

Mais si Lénine par sa définition a voulu dire quelque chose de plus que cette pensée profonde : un social-démocrate est un social-démocrate, alors il faut comprendre cette définition dans le sens suivant : sans cesser d'être un jacobin par la méthodologie de sa pensée politique en général et ses conceptions organisationnelles en particulier, le jacobin devient un social-démocrate révolutionnaire dès qu'il « se lie »au prolétariat révolutionnaire, ou plus exactement peut-être, dès que l'histoire en fait cadeau au prolétariat révolutionnaire. Il est donc très important (non tant pour notre Parti, que pour l'évolution ultérieure de Lénine lui-même et de ses partisans) qu'il ait répondu à cette question en développant théoriquement sa définition du social-démocrate.

Dans la lutte qui oppose l'aile révolutionnaire et l'aile opportuniste du socialisme international, on a souvent recouru à l'analogie de la lutte entre la Montagne et la Gironde. Mais, naturellement, cette analogie n'instituait en aucune façon une identité entre jacobinisme et socialisme révolutionnaire ; elle n'instituait même pas une quelconque ressemblance interne entre les deux. Celui qui pense, non pas en utilisant des mots et des analogies extérieures, mais des concepts vivants, celui-là, bien sûr, comprend que la social-démocratie est au moins aussi éloignée du jacobinisme qu'elle l'est du réformisme. Robespierre est, au moins, aussi éloigné de Bebel 2 que l'est Jaurès.

En quel sens pouvons-nous être des jacobins ? Par nos convictions ? Par notre doctrine ? Par notre méthode de lutte politique ? Par les méthodes de notre politique interne ? Par notre phraséologie ?

Le jacobinisme, ce n'est pas une catégorie « révolutionnaire » supra-sociale, c'est un produit historique. Le jacobinisme, c'est l'apogée dans la tension de l'énergie révolutionnaire à l'époque de l'auto-émancipation de la société bourgeoise. C'est le maximum de radicalisme que pouvait produire la société bourgeoise, non pas par le développement de ses contradictions internes, mais par leur refoulement et leur étouffement ; en théorie, l'appel au droit de l'homme abstrait et du citoyen abstrait, en pratique, la guillotine. L'histoire devait s'arrêter pour que les jacobins puissent garder le pouvoir, car tout mouvement en avant devait opposer les uns aux autres les éléments divers qui, activement ou passivement, soutenaient les jacobins et devait ainsi, par leurs frictions internes, affaiblir la volonté révolutionnaire à la tête de laquelle se trouvait la Montagne. Les jacobins ne croyaient pas et ne pouvaient pas croire que leur vérité (« la Vérité * ») s'emparerait toujours davantage des âmes à mesure que le temps avancerait. Les faits leur montraient le contraire : de partout, de toutes les fissures de la société, sortaient des intrigants, des hypocrites, des « aristocrates » et des « modérés ». Ceux qui, hier encore, étaient de vrais patriotes, d'authentiques jacobins, se montraient aujourd'hui hésitants. Tout amenuisement des distances, non seulement principielles, mais personnelles, entre les jacobins et le reste du monde, signifiait la libération des forces centrifuges pour un travail de désorganisation. Vouloir maintenir l'apogée de l'élan révolutionnaire en instituant « l'état de siège », et déterminer les lignes de démarcation par le tranchant des guillotines, telle était la tactique que dictait aux jacobins leur instinct de conservation politique.

Les jacobins étaient des utopistes. Ils se fixaient comme tâche de « fonder une république sur les bases de la raison et de l'égalité » *. Ils voulaient une république égalitaire sur la base de la propriété privée ; ils voulaient une république de la raison et de la vertu, dans le cadre de l'exploitation d'une classe par une autre. Les méthodes de leur lutte ne faisaient que découler de leur utopisme révolutionnaire. Ils étaient sur le tranchant d'une gigantesque contradiction, et ils appelaient à leur aide le tranchant de la guillotine.

Les jacobins étaient de purs idéalistes. Comme tous les idéalistes, avant et après eux, ils reconnurent « les premiers » les « principes de la morale universelle » *. Ils croyaient en la force absolue de l'Idée, de la « Vérité » *. Et ils considéraient qu'aucune hécatombe humaine ne serait de trop pour construire le piédestal de cette vérité. Tout ce qui s'écartait des principes, proclamés par eux, de la morale universelle n'était qu'engeance du vice et de l'hypocrisie. « Je ne connais que deux partis   disait Maximilien Robespierre dans un de ses derniers grands discours, le célèbre discours du 8 thermidor   celui des bons et celui des mauvais citoyens » 3.

À une foi absolue dans l'idée métaphysique correspondait une méfiance absolue à l'égard des hommes réels. La « suspicion » était la méthode inévitable pour servir « la Vérité » et le devoir civique suprême du « véritable patriote ». Aucune compréhension de la lutte de classes, de ce mécanisme social qui détermine le heurt des « opinions et des idées », et par là aucune perspective historique, aucune certitude que certaines contradictions dans le domaine des « opinions et des idées » s'approfondiraient inévitablement, tandis que d'autres iraient s'atténuant de plus en plus, à mesure que se développerait la lutte des forces libérées par la révolution.

L'histoire devait s'arrêter pour que les jacobins puissent garder plus longtemps leur position ; mais elle ne s'est pas arrêtée. Il ne restait plus qu'à se battre impitoyablement contre le mouvement naturel jusqu'à total épuisement. Toute pause, toute concession, si minime fût-elle, signifiait la mort.

Cette tragédie historique, ce sentiment de l'irréparable animent le discours que prononça Robespierre le 8 thermidor à la Convention et qu'il reprit le soir même au Club des jacobins : « Dans la carrière où nous sommes, s'arrêter avant le terme, c'est périr, et nous avons honteusement rétrogradé. Vous avez ordonné la punition de quelques scélérats, auteurs de tous les maux ; ils osent résister à la justice nationale, et on leur sacrifice les destinées de la patrie et de l'humanité : attendons-nous donc à tous les fléaux que peuvent entraîner les factions qui s'agitent impunément (...) Laissez flotter un moment les rênes de la révolution, vous verrez le despotisme militaire s'en emparer et les chefs des factions renverser la représentation nationale civile ; un siècle de guerres civiles et de calamités désolera notre patrie, et nous périrons pour n'avoir pas voulu saisir un moment marqué dans l'histoire des hommes pour fonder la liberté ; nous livrons notre patrie à un siècle de calamités, et les malédictions du peuple s'attacheront à notre mémoire qui devait être chère au genre humain ! » (Ibid., t. VI, p. 278).

Oh ! combien est différente de cette carrière historique la carrière de la social-démocratie, Parti aux perspectives les plus optimistes : l'avenir lui garantit l'accroissement des partisans de sa « vérité » ; car cette « vérité » n'est pas une « révélation » révolutionnaire soudaine, mais simplement l'expression théorique de la lutte de classe toujours plus large et plus profonde du prolétariat. Le social-démocrate révolutionnaire est persuadé, non seulement de la croissance inévitable du Parti politique du prolétariat, mais aussi de la victoire inévitable des idées du socialisme révolutionnaire à l'intérieur de ce Parti. La première certitude repose sur le fait que le développement de la société bourgeoise amène spontanément le prolétariat à se démarquer politiquement ; la seconde sur le fait que les tendances objectives et les tâches tactiques de cette démarcation se révèlent le mieux, le plus pleinement et le plus profondément, dans le socialisme révolutionnaire, c'est-à-dire marxiste.

Nous pouvons définir les frontières formelles du Parti de façon plus étroite ou plus large, plus « molle » ou plus « dure », cela dépend de toute une série de causes objectives, de considérations de tact et de rationalité politique. Mais quelles que soient les dimensions que nous lui fixions, il est clair que notre Parti représentera toujours, en allant du centre vers la périphérie, toute une série de cercles concentriques qui augmentent en nombre mais diminuent en niveau de conscience.

Les éléments les plus conscients et, par là, les plus révolutionnaires seront toujours « en minorité » dans notre Parti. Et si nous « admet­tons » cette situation (et nous nous y faisons), cela ne peut être expliqué que par notre foi dans la « destinée » sociale-révolutionnaire de la classe ouvrière, autrement dit par notre foi dans la « réception » inévitable des idées révolutionnaires, comme celles qui « conviennent » le plus au mouvement historique du prolétariat. Nous croyons que la pratique de classe élèvera   grâce à la lumière du marxisme   le niveau des éléments moins conscients, et attirera dans son orbite les éléments hier encore totalement inconscients. Voilà ce qui nous différencie radicalement des jacobins. Notre attitude vis-à-vis des forces sociales élémentaires, et donc de l'avenir, est la confiance révolutionnaire. Pour les jacobins, ces forces étaient, à juste raison, suspectes, car   les amenant à se différencier et à se décomposer   elles engendraient aussi les tendances à la constitution du prolétariat en classe et à son unification politique.

Deux mondes, deux doctrines, deux tactiques, deux mentalités, séparés par un abîme ....

En quel sens sommes-nous des jacobins ?

Ils étaient utopistes ; nous voulons être les représentants de tendances objectives. Ils étaient idéalistes des pieds à la tête ; nous sommes matérialistes de la tête aux pieds. Ils étaient rationalistes ; nous sommes dialecticiens. Ils croyaient en la force salvatrice de la Vérité, située au-dessus des classes, devant laquelle tous devaient s'incliner. Nous ne croyons qu'en la force de classe du prolétariat révolutionnaire. Leur idéalisme théorique, intrinsèquement contradictoire, les poussait sur le chemin de la méfiance politique et de la suspicion impitoyable. Notre matérialisme théorique nous arme d'une confiance inébranlable dans la « volonté » historique du prolétariat. Leur méthode était de guillotiner les moindres déviations, la nôtre est de dépasser théoriquement et politiquement les divergences. Ils coupaient les têtes, nous y insufflons la conscience de classe.

En quel sens sommes-nous donc des jacobins ?

Il est vrai qu'ils étaient intransigeants, et que nous le sommes aussi. Les jacobins connaissaient une accusation terrible : le modérantisme. Nous connaissons l'accusation d'opportunisme. Mais nos « intransi­geances » sont qualitativement différentes.

Le coin que nous enfonçons entre nous et l'opportunisme est l'armature de la conscience de classe du prolétariat, et chaque coup conforme aux principes que lui assène la lutte de classes l'enfonce toujours plus profondément.

C'est ainsi que nous nous « purifions » de l'opportunisme ; et les opportunistes ou bien nous quittent pour rejoindre le camp politique de l'autre classe, ou bien se soumettent à la logique révolutionnaire (et nullement opportuniste) du mouvement de classe du prolétariat. Toute « épuration » de cette sorte nous renforce et augmente souvent immédiatement notre nombre.

Les jacobins enfonçaient entre eux et le modérantisme le couperet de la guillotine. La logique du mouvement de classe allait contre eux, et ils s'efforçaient de la décapiter. Folie : cette hydre avait toujours plus de têtes ; et les têtes dévouées aux idéaux de vertu et de vérité se faisaient tous les jours plus rares. Les jacobins se « purifiaient » en s'affaiblissant. La guillotine n'était que l'instrument mécanique de leur suicide politique, mais le suicide lui-même était l'issue fatale de leur situation historique sans espoir, situation dans laquelle se trouvaient les porte-parole de l'égalité sur la base de la propriété privée, les prophètes de la morale universelle dans le cadre de l'exploitation de classe.

« De grandes crises sont nécessaires pour purifier un corps gangrené ; il faut couper les membres pour sauver le corps. Tant que nous aurons de mauvais chefs de file, nous pourrons être égarés ; mais lorsque nous saurons quels sont les vrais jacobins, ils seront nos guides, nous nous rallierons à Danton, à Robespierre, et nous sauverons l'État. » (Ibid., t. IV, p. 372). Un an et demi plus tard, au moment où Danton et beaucoup d'autres parmi les « authentiques jacobins » avaient été guillotinés, comme membres atteints par la gangrène, dans le même club, en employant presque les mêmes mots, un autre jacobin parlait et reparlait toujours d’« épuration » : « Si nous nous purgeons, c'est pour avoir droit de purger la France. Nous ne laisserons aucun corps hétérogène dans la République : les ennemis de la liberté doivent trembler, car la masse est levée ; ce sera la Convention qui la lancera. Nos ennemis ne sont pas aussi nombreux qu'on veut le faire croire ; bientôt ils seront mis en évidence, et ils paraîtront sur le théâtre de la guillotine. On dit que nous voulons élaguer de ce grand arbre les branches mortes. Les grandes mesures que nous prenons ressemblent à des coups de vent qui font tomber les fruits véreux et laissent à l'arbre les bons fruits ; après cela vous pourrez cueillir ceux qui resteront ; ils seront mûrs et pleins de saveur ; ils porteront la vie dans la République. Que m'importe que les branches soient nombreuses si elles sont cariées ? Il vaut mieux qu'il en reste un plus petit nombre, pourvu qu'elles soient vertes et vigoureuses. » (Ibid., I., t. VI, p. 47).

Deux mondes, deux doctrines, deux tactiques, deux mentalités, séparés par un abîme...

Il ne fait aucun doute que tout le mouvement international du prolétariat dans son ensemble serait accusé par le tribunal révolutionnaire de modérantisme, et la tête léonine de Marx serait la première à tomber sous le couteau de la guillotine. Et il ne fait aussi aucun doute que toute tentative pour introduire les méthodes jacobines dans le mouvement de classe du prolétariat est et sera toujours la manifestation du plus pur opportunisme, à savoir le sacrifice des intérêts historiques du prolétariat à la fiction d'un bénéfice passager. Cela signifierait simuler avec de tout petits moyens les grandioses conflits historiques. Par rapport à la lutte des classes, qui ne puise ses forces que dans son seul développement, la guillotine apparaît aussi ridicule que la coopérative de consommation, et le jacobinisme aussi opportuniste que le bernsteinisme.

Bien sûr, si l'on tente de transposer les méthodes de la pensée et de la tactique jacobines dans le domaine de la lutte de classe du prolétariat, on n'aboutit qu'à une pitoyable caricature du jacobinisme, mais pas à la social-démocratie : la social-démocratie n'est pas le jacobinisme et encore moins une caricature de ce dernier.

Il faut espérer que le « jacobin, lié à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe », finira par se détacher d'elle. Mais pour autant qu'il gardera un lien formel avec cette organisation et, en même temps, conservera sa mentalité jacobine de méfiance et de suspicion envers les forces inorganisées et l'avenir, il révélera son incapacité totale à évaluer l'évolution du Parti. « Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des mauvais citoyens » *. Les bons citoyens, ce sont ceux qui se révèlent aujourd'hui favorables à mon « plan » ; que leur conscience politique soit développée ou non, c'est égal. C'est cette conjoncture, tout à fait particulière et accidentelle, qu'il s'agit de consolider. Les mauvais citoyens, ce sont ceux dont la conscience politique se détourne aujourd'hui de tel ou tel détail de mon plan. Il faut les éduquer ? Non ! Il faut les opprimer, les affaiblir, les anéantir, les éliminer. Le Parti est conçu, non pas dans sa dynamique, mais dans sa statique. Le critère d'appréciation des divers éléments du Parti ne dépend pas du rôle que ces éléments jouent dans le mouvement politique de la classe ouvrière, mais de leur attitude actuelle envers tel ou tel « plan ». C'est pourquoi on aboutit au résultat stupéfiant que dans l'aile « arriérée » de notre Parti figurent, selon Lénine, le « Groupe de la Libération du Travail », la rédaction de l'Iskra 4, la Ligue, à l'étranger, le Comité d'organisation, et que l'aile « progressiste » est constituée par une masse encore indifférenciée de recrues sociales-démocrates qui, espérons-le, dans l'avenir produiront des sociaux-démocrates aussi bons que possible, mais dont, hélas ! la majeure partie sera perdue par notre Parti au cours de son cheminement long et difficile.

« Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des mauvais citoyens » *. Cet aphorisme politique est gravé dans le cœur de Maximilien Lénine et, sous une forme grossière, il résume la sagesse politique de l'ancienne Iskra.

La pratique du soupçon et de la méfiance constituait, sans aucun doute, le trait fondamental des collaborateurs de l'Iskra : le milieu dans lequel ils travaillaient était l'intelligentsia qui manifestait par diverses « déviations » sa nature antiprolétarienne. Si le travail de la social-démocratie ne consiste qu'à donner forme aux « forces élémentaires inorganisées » en poussant le prolétariat à l'union politique, le travail de l'ancienne Iskra consistait dans sa lutte contre le mouvement spontané qui pousse l'intelligentsia à refuser sa dissolution politique dans le prolétariat. Sa tâche ne consistait pas seulement à éclairer la conscience politique de l'intelligentsia, mais à la terroriser théoriquement. Pour les sociaux-démocrates éduqués à cette école, l' « orthodoxie » est quelque chose de très proche de cette « Vérité » absolue qui inspirait les jacobins. La Vérité orthodoxe prévoit tout, même les questions de cooptation. Celui qui conteste cela doit être exclu ; celui qui en doute est près d'être exclu ; celui qui questionne est bon pour le doute.

Le discours de Lénine au Congrès de la Ligue offre l'expression classique en son genre de ses vues « jacobines » en ce qui concerne les voies de développement du Parti. Lui, Lénine, sait la « Vérité » organisationnelle absolue, il possède le « plan » et s'efforce de le réaliser. Le Parti parviendrait à un état florissant si lui, Lénine, n'était pas entouré de tous côtés par les machinations, les intrigues et les pièges. Comme si tout s'était ligué contre lui et son « plan ». Il a contre lui, non seulement ses vieux ennemis, mais « des iskristes qui se battent contre l'Iskra et qui lui dressent divers obstacles pour freiner son activité ». Et si encore ils le combattaient ouvertement, directement ! « Mais non, ils agissent sous le manteau, sournoisement, sans se faire remarquer, en secret... L'impression générale (qui ressort non seulement de toute la période de travail écoulée du Comité d'organisation, mais du Congrès lui-même) est l'impression qu'il s'est mené chez nous une lutte sournoise et des intrigues. »

Et Lénine en arrive à cette conclusion énergique que, pour rendre le travail plus efficace, il est nécessaire d'éloigner les éléments perturbateurs et de les mettre hors d'état de nuire au Parti 5.

En d'autres termes, il s'est révélé nécessaire d'instituer, pour le bien du Parti, le régime de « l'état de siège » ; il fallut mettre à sa tête, selon la terminologie romaine, un dictator seditionis sedandae et rei gerundae causa 6. Mais le régime de la « terreur » se révéla dès les premiers jours de son existence totalement impuissant. Le dictator seditionis sedandae ne sut ni soumettre les « désorganisateurs » à son autorité, ni les expulser du Parti, ni les enfermer dans le carcan mortel de la discipline. Il ne sut pas intimider les « éléments arriérés » qui, avec assurance, continuèrent à s'emparer sans cesse de nouvelles positions. Et il ne restait plus à notre Robespierre découragé qu'à répéter les paroles pessimistes qu'avait prononcées celui qu'il copiait avec tant d'application inconsciente : « À quoi bon vivre dans cet ordre de choses où l'intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la justice est mensonge, où les passions les plus viles, où les appréhensions les plus ridicules occupent dans les cœurs la place des intérêts sacrés de l'humanité ?... » (Ibid., p. 271.)

Lénine et ses partisans ne comprendront pas les causes de leur échec, tant qu'ils ne seront pas pénétrés de l'idée qu'on ne peut prescrire, ni à la société dans son ensemble, ni au Parti, ses voies de développement. On peut les dégager uniquement des conditions historiques données et les préparer au moyen d'un travail critique incessant. Les rationalistes politiques (et il y en a beaucoup dans notre Parti qui n'a pas encore eu le temps, comme nous le disions plus haut, d'accumuler assez de sagesse tactique et de discipliner la pensée des leaders par toute une série de déceptions), les rationalistes donc, et les métaphysiciens, estiment qu'il suffit de « penser » substitutivement le développement du Parti, de s'armer du fouet du pouvoir officiel, pour le faire avancer à partir du Centre. Et il marchera. Mais, dès que toutes les conditions du succès sont réunies, de nouveaux obstacles et de nouvelles résistances se dressent inopinément. La période des « intrigues » et des « machinations » commence. Il se trouve des gens pour ne pas comprendre et demander le « pourquoi ? ». Il s'en trouve d'autres pour s'obstiner ou indiquer une voie de développement meilleure à leurs yeux. Il s'en trouve d'autres encore pour faire entrer en ligne de compte l'incompréhension des premiers, l'obstination des seconds, et pour rechercher les méthodes tactiques permettant au Parti d'avancer. Entre ces trois catégories le métaphysicien politique est organiquement incapable de faire une quelconque distinction. Il n'analyse pas, ne fait pas de différence de détail, n'explique pas, ne se demande pas pourquoi ? ni dans quel but ?   il ne voit qu' « une seule masse réactionnaire », contrecarrant l'avance de la direction qu'il s'imagine avoir du Parti. Par la logique rationaliste de sa pensée, notre « jacobin » se détache de plus en plus de la logique historique du développement du Parti ; le reflet de ce développement dans sa conscience, c'est la croissance menaçante dans le Parti d'adversaires malveillants, des désorganisateurs, des aventuriers et des intrigants ; finalement notre pauvre « chef » en arrive à la conclusion que c'est le Parti en entier qui « intrigue » contre lui. L'ensemble des individualités, avec leurs différents niveaux de développement, avec les diverses nuances dans leur conception du monde, avec leurs tempéraments inégaux, bref, le corps matériel du Parti lui-même se révèle en fin de compte un frein pour son propre développement, construit rationnellement a priori. C'est là que se trouve le secret des échecs de Lénine et la cause de sa méfiance mesquine.

Cette méfiance chez Lénine, malveillante et moralement pénible, cette plate caricature qu'il offre de l'intolérance tragique du jacobinisme, n'est, il faut l'avouer, que l'héritage   et en même temps l'expression   de la tactique de l'ancienne Iskra. Mais ces méthodes et ces pratiques, qui eurent leur justification à une certaine époque historique, doivent être aujourd'hui liquidées coûte que coûte, sinon elles menacent notre Parti d'une décomposition complète : politique, morale et théorique.

Ce n'est pas un hasard, mais un fait caractéristique, si le chef de l'aile réactionnaire de notre Parti, le camarade Lénine, s'est cru psychologiquement obligé, en maintenant les méthodes tactiques d'un jacobinisme caricatural, de donner de la social-démocratie une définition qui n'est autre qu'un attentat théorique contre le caractère de classe de notre Parti. Oui, un attentat théorique, non moins dangereux que les idées « critiques » d'un quelconque Bernstein.

En effet : quelle sorte d'opération théorique a effectué Edouard Bernstein à propos du libéralisme et du socialisme ? Il s'est efforcé avant tout d'effacer leur caractère de classe tranché. Il s'est efforcé avant tout de les transformer en deux systèmes de pensée politique, situés au-dessus des classes et reliés l'un à l'autre par une logique interne. C'est la même opération que Jean Jaurès et son fidèle ami Alexandre Millerand sont en train de réaliser au sujet des principes de la démocratie et du socialisme. Il est inutile de rappeler qu'à cette « haute » spéculation théorique correspondent des spéculations tout à fait pratiques qui lorgnent en direction des fauteuils ministériels ; ou bien, d'une manière plus large, que la déduction du socialisme comme suite logique des principes libéraux et démocratiques, entraîne la pratique de la transformation du prolétariat en appendice politique de la démocratie bourgeoise.

Le même travail, uniquement théorique jusqu'ici, est effectué par les « critiques » idéalistes ex-marxistes. Ils envoient le socialisme à l'école du libéralisme, mais avec cette différence qu'ils le font passer d'abord par le purgatoire de la philosophie idéaliste. « Les idéaux (...) du démocratisme social ou socialisme   dit M. Boulgakov   découlent inévitablement des principes fondamentaux de l'idéalisme philosophique 7. » Parmi les principes idéalistes absolus, c'est-à-dire ne relevant pas d'une appréciation de classe, figurent le legs et les promesses politiques du libéralisme. C'est ce qu'explique M. Berdiaëv. « Le libéralisme, dans sa signification idéale, a pour but de développer la personnalité, de réaliser les droits naturels de liberté et d'égalité ; le socialisme par contre nous offre uniquement de nouveaux moyens d'actualiser de façon plus conséquente ces principes éternels 8. » Finalement, l'Osvobojdénié, dans lequel il faut toujours chercher la clef politique des hiéroglyphes philosophiques de notre florissante métaphysique idéaliste, résume les conquêtes théoriques de l'idéalisme dans cette thèse énergique : « On ne peut en aucune façon séparer l'un de l'autre le socialisme et le libéralisme, encore moins les opposer l'un à l'autre ; de par leur idéal fondamental ils sont identiques et inséparables 9. »

La tendance politique de la démocratie bourgeoise (consistant à mettre le prolétariat sous sa tutelle) exige que dans la sphère idéologique également le libéralisme et le socialisme apparaissent, non comme les principes de deux mondes irréconciliables   le capitalisme et le collectivisme, la bourgeoisie et le prolétariat   mais comme deux systèmes abstraits dont l'un (le libéralisme) recouvre l'autre (le socialisme) comme le tout la partie, ou plus exactement, comme la formule algébrique contient sa signification arithmétique particulière. À partir d'une telle position, le rude « jeu » de la musculature du corps bourgeois disparaît totalement, et les contours clairs des réalités sociales se dissolvent dans le royaume des jeux d'ombres idéologiques. Il ne fait aucun doute qu'aussi bien Bernstein, Jaurès et Millerand, et demain, dans la Russie libre, Messieurs Berdiaëv, Boulgakov et peut-être même Strouvé, tomberont d'accord pour se définir par la formule suivante : « Le social-démocrate c'est le libéral (ou le démocrate) lié à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe. »

Qu'en dira le camarade Lénine ? Il dira qu'elle est logiquement absurde et que politiquement elle exprime la tendance évidente de plaquer sur le prolétariat une idéologie, une tactique, et finalement une mentalité politique étrangère et hostile à ses intérêts de classe, n'est-ce pas ? Mais que fait le camarade Lénine lui-même ? Il s'efforce d'effectuer une opération tout à fait similaire à celle que réalisent les Bernstein, les Jaurès et nos « idéalistes » ; avec cette différence que, conformément à sa position révolutionnaire, il choisit à la place du libéralisme son rejeton révolutionnaire le plus extrême, chair de sa chair et sang de son sang, le jacobinisme. Le camarade Lénine déclare, en le soulignant hardiment : « Le jacobin lié à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe, c'est justement le social-démocrate révolutionnaire. » Mais dans ce cas le camarade Lénine doit adopter aussi l'autre formule, celle de l'Osvobajdénié, en y remplaçant le libéralisme par son aile gauche, le jacobinisme. On aura alors : « On ne peut en aucune façon séparer l'un de l'autre le jacobinisme et le social-démocratisme, encore moins les opposer l'un à l'autre ; de par leur idéal fondamental ils sont identiques et inséparables » ; et non seulement de par leur « idéal fondamental », mais par leurs méthodes de tactique révolutionnaire et par le contenu de leur mentalité politique. Alors il ne reste plus qu'à dresser le bilan : le jacobinisme est une variante particulière du libéralisme ; le social-démocratisme est une variante particulière du jacobinisme.

Si le camarade Lénine ne veut pas faire « deux pas en arrière » par rapport au seul « mot d'ordre » de principe   principe sans peur (sinon sans reproche)  qu'il ait donné il sera forcé de faire « un pas en avant » au-delà de sa définition, en acceptant toutes les conclusions qui en découlent, et d'envoyer sa nouvelle carte de visite aux camarades du Parti.

Entweder   oder ! *

Ou bien, vous finissez d'élever votre « pont » théorique entre la démocratie révolutionnaire-bourgeoise (jacobine) et la démocratie prolétarienne, comme ces libéraux qui, ayant quitté le marxisme, élèvent un « pont » entre le libéralisme bourgeois et le socialisme prolétarien, ou bien, vous renoncez à la pratique qui vous pousse à un tel attentat théorique.

Ou bien jacobinisme, ou bien socialisme prolétarien !

Ou bien vous abandonnez la seule position de principe que vous ayez réellement prise en luttant contre la « minorité », ou bien vous abandonnez le terrain du marxisme que vous avez défendu apparemment contre la « minorité ».

Entweder   oder, camarade Lénine !

« Pourquoi cette gamine espiègle qu'est l'histoire [dit le camarade Axelrod] ne donnerait-elle pas à la démocratie bourgeoise révolutionnaire un chef formé à l'école du marxisme révolutionnaire orthodoxe ?... Le marxisme légal ou demi-marxisme n'a-t-il pas donné un chef littéraire à nos libéraux ? 10 »

Comment donc ?...

Seul un jacobin peut devenir le chef de la démocratie révolutionnaire bourgeoise. Il rassemblera son armée (elle ne sera pas grande et pas bien terrible, cette armée) autour des slogans clinquants de « dictature » rigoureuse, de « discipline » de fer, d' « appel à l'insurrection ». Le marxisme peut apparaître comme l'enveloppe idéologique que se donne l'intelligentsia révolutionnaire réconciliée avec son rôle limité, bourgeois-révolutionnaire (jacobin) ; bien entendu, (il ne s'agit plus du contenu de classe socialiste, mais seulement du cadre formel, cassé à un point tel que l'on peut lier ce « marxisme orthodoxe » au jacobinisme pour obtenir une « social-démocratie révolutionnaire ».

Le camarade Axelrod, selon l'assertion de Lénine, « n'a rien su trouver, mais vraiment rien du tout, pour montrer et démontrer l'existence de tendances déterminées [tendances révolutionnaires-bourgeoises, c'est-à-dire jacobines   Trotsky] chez tels ou tels représentants de l'aile orthodoxe [du Parti] qu'il déteste » [sic] (Un pas, etc., p. [615], souligné par l'auteur.) Axelrod « n'a rien démontré », ni aux « économistes » qu'il a été le premier à attaquer, ni à nos chefs de bureau jacobins, lorsqu'il les a caractérisés politiquement et, par là, coincés dans sa Résolution historique au Congrès de la Ligue. Axelrod « n'a rien démontré » . Il n'a pas dessiné de diagrammes savants, il n'a pas relié des indices bancals, et c'est pour cela qu' « il n'a rien

démontré » . Il a fait autre chose : il a formulé une tendance qui s'est dessinée dans le Parti. Pour exécuter le premier travail il faut être un statisticien agile et un avocat léger. Pour faire le second, il faut être un marxiste et un politicien perspicace. Quant aux preuves « docu­mentaires », d'autres se sont occupés de les assembler. De ces « preuves » importantes pour Lénine, y en a trop dans la pratique de parti de nos jacobins   « conseillers d'État » en tout genre...   il y en a trop clans les résolutions de nos comités, dans le fameux « Mani­feste » ouralien en particulier. Et tous ces « attentats « artisanaux » contre le marxisme, acquirent un poids spécial après que Lénine « lui-même » les eut « centralisés » dans m brochure couronnée par la « formule » immortelle du social-démocrate-jacobin !

La dictature sur le prolétariat

 

Ô puissante logique de la vie ! « Qu'elle pose un grain de sable sur la route et voilà le grand malin par terre ». Un fait aussi « minime » que dans un certain Parti social-démocrate le groupe qui a élaboré un certain plan organisationnel ait été mis en situation inconfortable, ce « simple » fait est devenu la source d'énormes luttes internes. Il a bien fallu se dire : ce plan organisationnel a manifestement un petit défaut, la pensée qui a accouché d'un tel plan souffre apparemment d'une infirmité quelconque...

L'auteur du « plan », qui applique dans la politique interne du Parti des méthodes étrangères à l'esprit même de la social-démocratie, s'est trouvé contraint, de par sa position même, d' « élargir » le concept de social-démocrate et de le lier à celui de jacobin. La vie développe la puissance logique et force les petits personnages inconséquents et éclectiques à en arriver à la conclusion logique d'une façon ou d'une autre. Le plus vite sera le mieux...

Au moment même où Lénine créait sa « formule » du social-démocrate-jacobin, ses amis politiques de l'Oural élaboraient une nouvelle « formule » de la dictature du prolétariat. Subjectivement les jacobins de l'Oural, comme Lénine, restent dans le cadre marxiste. Mais la vie politique recèle une quantité suffisante de coups les plus divers pour les contraindre à « élargir » ce cadre, ou à l'abandonner totalement quand il se révélera trop gênant. Et il faut s'attendre à ce que cela arrive tôt ou tard. « Si la Commune de Paris en 1871 a échoué   disent les marxistes ouraliens  c'est qu'en elle étaient représentées diverses tendances, qu'il y avait en elle les représentants d'intérêts différents, souvent opposés et contradictoires. Chacun tirait la couverture de son côté, et cela aboutit au fait qu'il y eut beaucoup de disputes et peu d'action (...) Il faut dire, non seulement de la Russie, mais du prolétariat mondial, que celui-ci doit être préparé et se préparer à recevoir [!!!] une organisation forte et puissante (...) La préparation du prolétariat à la dictature est une tâche organisationnelle [!] si importante, que toutes les autres doivent lui être subordonnées. Cette préparation consiste, entre autres, à créer un état d'esprit [!] en faveur d'une organisation prolétarienne forte et puissante, à expliquer toute sa signification. On peut objecter que des dictateurs [!!!] sont apparus et apparaissent tout seuls. Mais il n'en a pas été toujours ainsi, et tout spontanéisme, tout opportunisme est à rejeter du parti prolétarien.

« C'est là que doivent s'unir un degré supérieur de conscience et une obéissance absolue   l'un doit appeler l'autre (la conscience de la nécessité est la liberté de la volonté). » Chez nous, en Russie, compte tenu de la centralisation autocratique, il est particulièrement important de répondre « à la question de l'organisation, de (promouvoir l'idée) d'un parti rigoureusement centralisé, conspirateur, capable d'avancer et de réaliser sa tâche propre   qui d'ailleurs coïncide avec la tâche finale ».

Voilà donc la philosophie sociale-révolutionnaire de trois Comités : ceux d'Oufa, de l'Oural central et de Perm (cf. le supplément au n° 63 de l'Iskra, c'est moi qui ai souligné).

Cette philosophie peut se résumer en trois thèses :

1. La préparation du prolétariat à la dictature est un problème d'organisation : cela consiste à préparer le prolétariat à recevoir une organisation puissante, couronnée par un dictateur.

2. Dans l'intérêt de la dictature du prolétariat, il est indispensable de préparer consciemment l'apparition de ce dictateur sur le prolétariat.

3. Toute déviation de ce programme est une manifestation d'opportunisme.

En tout cas, les auteurs de ce document ont le courage d'affirmer tout haut que la dictature du prolétariat leur apparaît sous les traits de la dictature sur le prolétariat : ce n'est pas la classe ouvrière qui, par son action autonome, a pris dans ses mains le destin de la société, mais une « organisation forte et puissante » qui, régnant sur le prolétariat et à travers lui sur la société, assure le passage au socialisme.

Pour préparer la classe ouvrière à la domination politique, il est indispensable de développer et de cultiver son auto-activité, l'habitude de contrôler activement, en permanence, tout le personnel exécutif de la Révolution. Voilà la grande tâche politique que s'est fixée la social-démocratie internationale. Mais pour les « jacobins sociaux-démocrates », pour les intrépides représentants du substitutionnisme politique, l'énorme tâche sociale et politique qu'est la préparation d'une classe au pouvoir d'État, est remplacée par une tâche organisationnelle-tactique : la fabrication d'un appareil de pouvoir.

La première problématique met l'accent sur les méthodes d'éducation et de rééducation politique de couches toujours plus larges du prolétariat, en les faisant participer au travail politique actif. La seconde réduit tout à la sélection d'exécutants disciplinés aux divers échelons de « l'organisation forte et puissante », sélection qui, dans l'intérêt d'un allégement du travail, ne peut manquer de se produire par l'élimination mécanique des inadaptés : par la « dissolution » et la « privation des droits ».

Répétons-le : les camarades de l'Oural sont parfaitement conséquents avec eux-mêmes lorsqu'ils remplacent la dictature du prolétariat par la dictature sur le prolétariat, la domination politique de la classe par la domination organisationnelle sur la classe. Mais c'est une cohérence, non de marxistes, mais de jacobins, ou de leur « transpo­sition » en langage socialiste : de blanquistes, avec, bien sûr, l'arôme original de la culture ouralienne.

Ainsi nous avons accusé nos camarades ouraliens de blanquisme. Cela nous rappelle que c'est justement de blanquisme que Bernstein accuse les sociaux-démocrates révolutionnaires. Voilà une raison tout à fait suffisante pour ranger les Ouraliens parmi les sociaux-démocrates révolutionnaires, et pour nous traiter, nous, de bernsteiniens 11.

Voilà pourquoi nous considérons comme extrêmement utile de citer l'opinion d'Engels sur l'idée que les blanquistes se faisaient de leur propre rôle au moment de la révolution socialiste.

« Élevés à l'école de la conspiration, liés par la stricte discipline qui lui est propre, ils partaient de cette idée qu'un nombre relativement petit d'hommes résolus et bien organisés était capable, le moment venu, non seulement de s'emparer du pouvoir, mais aussi, en déployant une grande énergie et de l'audace, de s'y maintenir assez longtemps pour réussir à entraîner la masse du peuple dans la révolution et à la rassembler autour du petit groupe de meneurs. Pour cela il fallait avant tout une centralisation dictatoriale, extrêmement rigoureuse, du pouvoir entre les mains du gouvernement révolutionnaire. » (Préf. d'Engels à la 3e édition allemande de : la Guerre civile en France de Marx. [Éditions Sociales, p. 299]).

Comme on le sait, les blanquistes n'agirent point selon les exigences logiques de leur doctrine, mais selon les exigences des intérêts révolutionnaires du prolétariat parvenu au pouvoir. Au lieu de convier le prolétariat à la soumission « consciente » au dictateur (ce par quoi doit s'exprimer   selon nos dialecticiens de l'Oural  la « libre volonté » de la classe ouvrière), la Commune comprit avant tout que, si le prolétariat « ne veut pas être privé du pouvoir qu'il vient de conquérir, il doit (...) s'assurer contre ses propres serviteurs et ses propres délégués ; ceux-ci pouvaient être à chaque moment et tous sans exception révoqués de leur poste » (Ibid., p. 300).

Rien qu'avec ces deux citations il apparaît assez clairement qu'on peut être contre le jacobinisme sans être bernsteinien. Et, inversement, ajoutons-le ici même, on peut être anti-bernsteinien de la tête aux pieds tout en se situant à mille lieues du marxisme. Plekhanov écrivait un jour que nos « économistes » ressemblaient comme deux gouttes d'eau aux caricatures que Mikhaïlovsky, Krivenko 12 et consorts donnent des marxistes. Nos « substitutionnistes » centralisateurs ressemblent comme deux gouttes d'eau à ces caricatures de sociaux-démocrates révolutionnaires que sont les théoriciens de « l'écono­misme » russes et les « bernsteiniens » européens. Il est tout à fait insuffisant de mettre les signes « + et - » là où les opportunistes mettent « - et + » pour s'emparer de tous les secrets de la politique révolutionnaire socialiste.

Être adversaire de l'opportunisme ne signifie encore nullement être social-démocrate révolutionnaire.

Cela ressort mieux et plus clairement au sujet justement de la dictature du prolétariat, question qui divise tout le monde socialiste européen.

Chez nous dans le Parti prédomine l'opinion que, sur cette question, comme sur toutes les autres questions du socialisme, il n'existe, en dehors de la position marxiste (« orthodoxe »), que la position réformiste, opportuniste (la bernsteinienne y compris). C'est faux. Il existe encore une troisième position : celle de l'opportunisme blanquiste. Cette hérésie, nos « orthodoxes » ne la soupçonnent et ne l'appréhendent d'aucune façon. Et cependant cette position nous est beaucoup plus proche, à bien des points de vue, que le bernsteinisme.

Les deux espèces d'opportunisme : le réformisme et le blanquisme, sont déterminées par les éléments spécifiques qu'apporte avec elle l'intelligentsia démocratique dans le mouvement ouvrier. Cette dernière tend à la prise conspirative du pouvoir tant qu'elle respire les vapeurs enivrantes de la révolution bourgeoise ; mais elle incline de plus en plus vers le réformisme anti-révolutionnaire à mesure que les traditions bourgeoises-révolutionnaires s'éloignent dans le passé. Voilà pourquoi l'opportunisme jacobin en matière de théorie et de pratique socialistes correspond à la position politique et à la mentalité politique de l'actuelle intelligentsia révolutionnaire russe, dans la même mesure où l'opportunisme réformiste correspond aux inclinations politiques de l'actuelle intelligentsia française.

Pour le socialisme européen, les tendances jacobines sont ein überwundener Standpunk*, un stade achevé depuis longtemps. Là, jacobinisme et blanquisme ne figurent plus que comme épouvantails dans la bouche des révisionnistes et des bernsteiniens. Inversement, chez nous, révisionnisme et bernsteinisme sont en train de se transformer visiblement en épouvantails dans la bouche et sous la plume d' « orthodoxes » qui tendent de plus en plus au jacobinisme et au blanquisme.

Par conséquent, pour nous, révolutionnaires russes, il n'y a pas de quoi être fiers si, de par notre arriération politique générale, nous nous trouvons, dans la période pré-révolutionnaire actuelle, plus réceptifs au jacobinisme qu'au réformisme. Ils sont également étrangers l'un et l'autre à la grande cause du prolétariat !...

Si nous imaginons quelque peu les tâches colossales (non pas les tâches d'organisation, les problèmes de conspiration, mais les tâches socio-économiques et socio-politiques) que met en avant la dictature du prolétariat, ouvrant une nouvelle époque historique ; si, en d'autres termes, la dictature du prolétariat n'est pas pour nous une phrase creuse, qui couronne notre « orthodoxie » formelle dans les luttes à l'intérieur du Parti, mais une notion vivante, qui découle de l'analyse de la lutte sociale toujours plus large et plus aiguë du prolétariat contre la bourgeoisie, alors nous ne tirons pas comme les Ouraliens la conclusion stupide que la Commune a échoué faute de dictateur, alors nous ne l'accusons pas d'avoir comporté « trop de disputes et trop peu d'action », et nous ne lui recommandons pas, a posteriori, d'éliminer les « disputailleurs » (les intrigants, les désorganisateurs, les adversaires malveillants) par la « dissolution » et la « privation des droits ». Les tâches du nouveau régime sont si complexes qu'elles ne pourront être résolues que par la compétition entre différentes méthodes de construction économique et politique, que par de longues « discus­sions » , que par la lutte systématique, lutte non seulement du monde socialiste avec le monde capitaliste, mais aussi lutte des divers courants et des diverses tendances à l'intérieur du socialisme : courants qui ne manqueront pas d'apparaître inévitablement dès que la dictature du prolétariat posera, par dizaines, par centaines, de nouveaux problèmes, insolubles à l'avance. Et aucune « organisation forte et puissante » ne pourra, pour accélérer et simplifier le processus, écraser ces tendances et ces divergences : il est bien trop clair qu'un prolétariat capable d'exercer sa dictature sur la société ne souffrira aucune dictature sur lui-même.

La classe ouvrière, s'étant emparée du gouvernail de 1'État, contiendra sans aucun doute dans ses rangs beaucoup d'invalides politiques et traînera à sa suite beaucoup de lest idéologique. Il lui faudra absolument à l'époque de la dictature   comme il le faut maintenant   nettoyer sa conscience des fausses théories, des modes de pensée bourgeois, et expulser de ses rangs les phraseurs politiques et tous ceux dont les catégories de pensée sont surannées. Mais on ne peut pas opérer une substitution de cette tâche complexe en mettant au-dessus du prolétariat un groupe bien sélectionné de personnes, ou mieux, une seule personne nantie du droit de dissoudre et de dégrader.

Marx, en quelques lignes, a désigné les « ennemis intérieurs » de la Commune, les gens qui ont freiné l'œuvre du prolétariat révolutionnaire. Mais Marx savait qu'on ne peut se débarrasser de tels éléments par un décret d'en haut. « Ils sont un mal inévitable ; se libérer d'eux   dit Marx   on ne le peut qu'avec le temps, mais le temps, on ne l'a pas donné à la Commune. » On ne peut se libérer d'eux qu'en approfondissant la conscience de classe du prolétariat, et en le rendant, ainsi, de plus en plus indépendant de telle ou telle erreur, des fautes de tel ou tel « chef » 13.

Marx qui, deux jours après la chute de la Commune donnait d'elle une appréciation mémorable, ne se doutait pas que des gens, se proclamant ses disciples, se mettraient trente-trois ans plus tard à ressasser les préjugés du jacobinisme doctrinaire à l'égard de la Commune.

La Commune justement a montré combien stupide et impuissant se révèle tout doctrinarisme de la conspiration face à la logique du mouvement de classe du prolétariat ; elle a montré que la seule base pour une politique socialiste non aventuriste ne peut être que le prolétariat autonome, et non une classe à laquelle on insuffle un « état d'esprit » en faveur d'une organisation forte et puissante au-dessus d'elle.

Il faut comprendre, messieurs, que le développement de toute une classe s'accomplit constamment, mais lentement. Il faut comprendre que nous n'avons pas et que nous ne pouvons acquérir d'autre base pour nos succès politiques que le niveau de conscience du prolétariat. Il faut une fois pour toutes renoncer aux méthodes « d'accélération » du substitutionnisme politique. Celui qui ne supporte pas cela, celui qui cherche d'autres garanties, non pas dans la base de classe mais dans un sommet organisationnel-conspirateur, celui-là peut nous quitter aujourd'hui, car il sera de toute façon écarté du prolétariat ; et il sera chassé vers où ? Vers les anarchistes ou les réformistes ? Qui peut le prédire ?

Nous n'en doutons pas : disons que la réduction de la question de la dictature du prolétariat à une question d'organisation et la réduction de celle-ci à celle de la préparation en temps voulu d'un dictateur n'est qu'une ineptie locale ouralienne.

Mais pourquoi donc, alors, cette ineptie est-elle si « naturelle » ? Comment se fait-il donc qu'elle justifie si bien les prévisions faites dans les publications de la « minorité » ? La délégation sibérienne 14 n'avait-elle pas écrit longtemps avant la parution du document ouralien que, de par la logique même de « l'état de siège », l'hégémonie de la social-démocratie dans la lutte libératrice signifie l'hégémonie d'une personne sur la social-démocratie elle-même ? Et encore ceci : Lénine ne sait-il pas pour qui, dans le système du boulangisme 15 social-démocrate ouralien, est préparé le rôle central ? Et proteste t il contre cette caricature de la social-démocratie érigée en théorie ? Il se tait. Bien plus il garde sur ces problèmes un silence si éloquent qu'il semble à tous se délecter à l'avance et se faire beau intérieurement.

Non, le Manifeste ouralien n'est pas une curiosité, mais le symptôme d'un danger beaucoup plus grave, menaçant notre Parti ; et nous devons une profonde reconnaissance politique à nos camarades ouraliens d'avoir vaincu la couardise intellectuelle qui distingue la majorité de leurs amis, et d'avoir tiré des conclusions qui font froid dans le dos même à ceux qui ne sont pas particulièrement peureux.

... Ils nous quitteront ; je parle de ceux pour lesquels ces conceptions esquissées sont déjà devenues une philosophie plus ou moins achevée, et non pas une simple maladie de croissance politique. Ils nous quitteront, car ce révolutionnarisme formel, ce révolutionnarisme qui repose sur la forme de l'organisation et non sur le contenu politique, porte en lui le gage de sa décomposition inévitable et, qui plus est, rapide.

Même si notre Parti   dans les conditions de l'autocratie   édifiait cette construction organisationnelle idéale (ce qui est tout de même peu vraisemblable) ; même s'il gardait intacte celle-ci à travers toutes les épreuves que nous prépare la période de liquidation de l'autocratie, pendant la lune de miel de la Russie bourgeoise libérée, durant les années de l'essor national, lorsque le capitalisme russe, enivré par les nouvelles sources de développement qui s'ouvriront à lui, détournera, peut-être, pour un moment le prolétariat de la dure lutte politique et le poussera sur le chemin de la moindre résistance, sur le chemin des organisations professionnelles et économiques, pourtant, alors même « l'organisation forte et puissante » restera suspendue sans vie au-dessus des luttes de classes vivantes, comme une voile que ne vient plus gonfler le vent...

Et alors tous ceux pour lesquels c'est « pur opportunisme » que de compter uniquement sur la « croissance lente mais constante de la conscience de classe », tous ceux auxquels la logique historique du mouvement de classe du prolétariat parle moins que la logique bureaucratique de tel ou tel « plan » organisationnel, tous ceux-là seront pris au dépourvu, et la vague de désenchantement politique emportera inévitablement hors de nos rangs beaucoup de ces mystiques de la forme organisationnelle. Car cette déconvenue touchera seulement la forme organisationnelle, non seulement l'idée du centralisme en tant que telle, mais l'idée du centralisme en tant que fondement de la conception révolutionnaire du monde. Le fiasco du fétichisme organisationnel signifiera inévitablement pour leur conscience politique la faillite du marxisme, la faillite l’« orthodoxie » ; car, pour eux, l'ensemble du marxisme s'est réduit à quelques formules organisationnelles primitives. Bien plus, ce sera la faillite de leur foi dans le prolétariat en tant que classe qui ne s'est pas laissé conduire à la dictature, bien qu'on lui ait posé pour cela des itinéraires si sûrs et si directs...

Désenchantés et déçus, ils nous quitteront ; les uns vers le réformisme, les autres vers l'anarchisme et, s’il nous arrive de les rencontrer un jour au croisement deux routes politiques, nous leur rappellerons cette prédiction.

Notes

1 Partisan des idées du vieux Tolstoï : non-violent et pour une espèce de christianisme social-mystique.

2 August Bebel (1840-1913), le leader de la social-démocratie allemande de l'avant-guerre ; porte-parole du « centre » (et de l'appareil du Parti).

* En français dans le texte.

* En français dans le texte.

* En français dans le texte.

* En français dans le texte.

3 La Société des Jacobins, recueil de documents pour l'histoire du club des Jacobins de Paris : par A. Aulard, Paris 1807, T. VI, p. 254.(Note de Trotsky)

* En français dans le texte.

4 C'est-à-dire la « nouvelle » Iskra (menchevique).

* En français dans le texte.

5 Rappelons au lecteur que la formule : « mettre dans l'impuissance de nuire » était un terme très employé par les jacobins à l'intention des « ennemis intérieurs » de la République. (Note de Trotsky.)

6 Un dictateur pour réprimer la sédition et gérer les affaires.

7 Du marxisme à l'idéalisme, p. VI. (Note de Trotsky.) Paru à Saint-Pétersbourg en 1903.

8 Les problèmes de l'idéalisme, p. 118, souligné par moi. Il s'agit d'un essai par N.A. Berdiaëv, paru dans une collection d'essais publiée à Moscou en 1902. (Note de Trotsky.)

9 Osvobojdérié, n° 33, [1903]. Contribution à la question agraire. (Note de Trotsky.)

* Ou bien..., ou bien ! en allemand dans le texte.

10 Axelrod suppute ici ironiquement l'évolution de Lénine et la compare à celle de Strouvé.

11 La majeure partie de ce chapitre était écrite avant la parution de : Un pas... etc., de Lénine. Il se trouve que nous ne nous trompions pas. À l'accusation portée contre lui de jacobinisme et de blanquisme, le camarade Lénine répond, comme nous l'avions supposé : « ... les Girondins de l'actuelle social-démocratie recourent toujours et partout aux termes de jacobinisme et de blanquisme, etc., pour caractériser leurs adversaires. » [P. 615]. Axelrod ne fait que « confirmer » l'accusation d'opportunisme portée contre lui « en reprenant la rengaine à la Bernstein sur le jacobinisme, le blanquisme, etc. ! » [p. 617] (Note de Trotsky.)

12 Publicistes russes de la fin du XIXe siècle, représentants de la tendance « légale » du populisme.

* Un point de vue dépassé, en allemand dans le texte.

13 C'est précisément cela qu'avait en vue l'Iskra lorsqu'elle écrivait qu' « en Allemagne aussi la question de la baguette du chef d'orchestre perd de sa signification à mesure que croît la conscience de classe du prolétariat. La conscience de soi du prolétariat comme classe fait son œuvre de façon inexorable bien que lente ». À ceci les camarades de l'Oural répondent : « C'est une position purement opportuniste [!!!]que l'Iskra considère comme un signe évident de la maturité du Parti dans son organisation. » Il apparaît donc que voir dans la croissance lente mais inexorable de la conscience de classe le seul « signe évident » des succès de sa cause et de la maturité de son Parti, signifie, ni plus ni moins, tomber dans l’« opportunisme pur ». (Note de Trotsky.)

14 C'est-à-dire Trotsky lui-même.

15 Les partenaires de Lénine sont ironiquement assimilés aux partisans de la dictature du général Boulanger (1837-1891).

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