1904

« A bas le substitutionnisme politique ! »

Léon Trotsky

Nos tâches politiques

Avant-propos par Marguerite Bonnet

La publication de Nos tâches politiques faisait pour nous question. En effet, ce petit livre de Trotsky, paru à Genève en août 1904, contient une polémique, souvent d'une virulence extrême, contre les conceptions définies par Lénine dans son célèbre Que faire ?, suivi de Un pas en avant, deux pas en arrière, sur l'ensemble des problèmes, aussi bien théoriques que techniques, que pose la construction d'un parti révolutionnaire de combat. Le caractère de ce livre explique donc qu'en relation avec le mouvement de l'histoire, Trotsky lui-même ait été par la suite amené à le laisser dans l’ombre : brassant les hommes et les idées, la révolution de 1905 d'abord, celle de 1917 ensuite, avaient déplacé ou balayé les controverses anciennes ; après 1923, il était naturel que Trotsky, profondément persuadé que l'opposition de gauche représentait la continuité historique de la pensée de Lénine, ne cherchât pas à ranimer le souvenir des divergences passées. De fait, le livre ne fut jamais traduit en aucune langue.

Il nous a paru cependant que nous devions aujourd'hui faire connaître, dans son intégralité, ce texte dont, jusqu'à présent, des analyses et quelques fragments donnés par Boris Souvarine 1, Isaac Deutscher 2, Jean-Jacques Marie 3, avaient pu seuls parvenir au public français. Car ces pages, dont nous ne nous dissimulons pas la difficulté, au moins dans les premiers chapitres, soulèvent, au-delà des problèmes propres au mouvement social-démocrate russe du début du siècle et interférant nécessairement avec eux des questions générales essentielles qui transcendent le moment historique, comme celle des rapports entre l'activité spontanée du mouvement ouvrier et la conscience révolutionnaire ; en même temps, Trotsky y révèle déjà, à vingt-cinq ans, un don prodigieux d'intuition historique, on s'en apercevra dès la Préface. À tous ses lecteurs, il ne sera donc pas indifférent de pouvoir découvrir une de ses premières œuvres.

L'interrogation majeure que chacun ne manquera pas de se poser en suivant ces débats ardents et complexes est celle du rapport entre bolchevisme et stalinisme. Certains ne laisseront pas de trouver dans les attaques de Trotsky des arguments à l'appui d'une filiation directe de l'un à l'autre. Mais il faut ici souligner que Trotsky, pour sa part, a répondu clairement à la question. Dans son tout dernier livre, le Staline 4 auquel il travaillait encore en août 1940 au moment où il fut assassiné, il affirme de la façon la plus nette :

« Rien de plus tentant que de conclure (...) que le stalinisme futur était déjà contenu dans la centralisation bolcheviste ou, plus généralement, dans la hiérarchie clandestine des révolutionnaires professionnels. Mais, dès qu'on la soumet à l'analyse, cette conclusion s'avère renfermer un contenu historique fort pauvre. La sélection rigoureuse des éléments avancés, et leur rassemblement dans une organisation centralisée ont évidemment leurs dangers, mais il faut en rechercher les causes profondes, non dans le « principe » de la centralisation, mais dans l'hétérogénéité et la mentalité arriérée des travailleurs, c'est-à-dire dans les conditions sociales générales qui rendent précisément nécessaire une direction centralisée de la classe par son avant-garde. La clé du problème dynamique de la direction est dans les rapports réels entre l'appareil du parti et le parti, entre l'avant-garde et la classe, entre la centralisation et la démocratie. Ces rapports ne peuvent être ni invariables ni définis a priori. Ils dépendent de circonstances historiques concrètes... »

Néanmoins, il ne condamne pas aussi abruptement qu'il lui était arrivé parfois de le faire les idées qu'il avait soutenues dans Nos tâches politiques et il porte sur l'ouvrage un jugement nuancé qu'il convient de citer ici :

« Dans une brochure intitulée Nos tâches politiques, que j'écrivais en 1904 et dont les critiques dirigées contre Lénine manquaient souvent de maturité et de justesse, il y a cependant des pages qui donnent une idée tout à fait juste de la façon de penser des « comitards » de ce temps (...) La lutte que Lénine devait soutenir un an plus tard, au congrès [3e Congrès, avril 1905], contre les comitards hautains, confirma pleinement cette critique. »

Quelle que soit la conclusion à laquelle, sur les problèmes soulevés, en vienne chaque lecteur, la mise en garde que constitue ce livre, à elle seule, suffirait à lui assurer une place, tout autant que dans l'histoire passée, dans l'histoire présente.

MARGUERITE BONNET.

Notes

1 Staline, Plon, 1935.

2 Trotsky, I. Le Prophète armé, édit. française, Julliard, 1962.

3 Dans son édition du Que faire ? de Lénine, éd. Julliard, coll. « Politique », 1966.

4 TROTSKY : Staline, éd. française, Grasset, 1948.

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