1919

Première publication le 14 septembre 1919, parution française à Paris en avril 1920, dans le Bulletin Communiste éditions de l'Internationale Communiste.


Œuvres - Septembre 1919

Léon Trotsky

La Révolution d'Octobre


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A propos du second anniversaire de la Révolution d’octobre, qui sera fêté prochainement, il me semble utile de mettre en relief l’un des traits distinctifs de cette révolution, qui n’a pas été souligné comme il conviendrait dans les souvenirs et les articles qui lui ont été consacrés. L’insurrection d’octobre a été, pour ainsi dire, fixée à l’avance, à une date précise, au 25 octobre ; elle a été fixée de la sorte, non par une réunion secrète, mais ouvertement, publiquement, et cette insurrection victorieuse a eu lieu le jour du 25 octobre 1917, comme il avait été décidé.

L’histoire mondiale connaît un grand nombre de révolutions et d’insurrections. Mais c’est en vain que l’on chercherait dans l’histoire une autre insurrection de la classe opprimée qui ait été fixée d’avance et publiquement, à une date précise, et accomplie au jour fixé et victorieusement. A ce point de vue comme à beaucoup d’autres d’ailleurs, la révolution d’octobre est unique et incomparable.

La prise du pouvoir à Pétrograd avait été fixée au jour de la réunion du second Congrès des Soviets. Cette «coïncidence» n’était pas le fait de conspirateurs prudents, mais résultait de l’ensemble du cours antérieur de la révolution et, en particulier, de l’œuvre tout entière d’agitation et d’organisation de notre parti. Nous réclamions la remise du pouvoirs aux Soviets. Autour de ce mot d’ordre, nous avions groupé, sous l’étendard de notre parti, une majorité dans tous les Soviets les plus importants. Il arriva donc ultérieurement qu’il ne nous fut plus possible de nous borner à «réclamer» la remise du pouvoir aux Soviets ; en notre qualité de parti dirigeant des Soviets, nous devions prendre ce pouvoir. Nous ne doutions pas que le Second Congrès des Soviets nous donnerait la majorité. Nos ennemis non plus ne pouvaient pas s’y tromper. Ces derniers s’étaient opposés d’ailleurs de toutes leurs forces à la convocation du second Congrès. Aussi à la réunion de la section soviétiste de la «Conférence démocratique», le menchévik Dan s’était-il efforcé par tous les moyens de faire échouer la convocation d’un second Congrès des Soviets. Et, lorsqu’il lui eût été impossible d’y parvenir, il avait essayé d’en retarder la convocation. Les menchéviks et les socialistes révolutionnaires avaient motivé leur opposition à la convocation du Congrès des Soviets en soutenant que ce Congrès pouvait servir d’arène à une tentative des bolcheviks pour prendre le pouvoir. En ce qui nous concerne, nous avions insisté sur la convocation urgente du Congrès, sans cacher qu’il était, à notre avis, nécessaire , précisément pour arracher le pouvoir des mains du gouvernement de Kérensky. Finalement, au scrutin, à la soviétiste de la Conférence démocratique, Dan avait réussi à retarder la date de la convocation du Congrès, du 15 au 25 octobre. De la sorte, le politicien «réaliste» du menchévisme avait marchandé à l’histoire un délai exactement égal à dix jours.

A toutes les réunions d’ouvriers et de soldats, qui avaient lieu à Pétrograd, nous posions la question de la manière suivante : le 25 octobre doit se réunir le deuxième Congrès des Soviets ; le prolétariat et la garnison de Pétrograd exigeront du Congrès qu’il mette avant tout à l’ordre du jour la question du pouvoir et qu’il la résolve dans le sens que désormais le pouvoir appartienne au congrès général des Soviets ; si le gouvernement de Kerensky essaie de disperser le Congrès — ce sont les termes mêmes des innombrables résolutions votées à ce sujet — la garnison de Pétrograd dira le dernier mot.

La propagande était menée quotidiennement sur ce terrain. En fixant le Congrès au 25 octobre et en faisant porter la première et, au fond, l’unique «question» inscrite à l’ordre du jour sur la réalisation (non la condamnation, mais la réalisation) de la remise du pouvoir aux Soviets, c’est-à-dire, en d’autres termes, en fixant le coup d’Etat au 25 octobre, nous préparions ouvertement, aux yeux de la «société» et de son «gouvernement», une force armée pour accomplir la révolution.

La question de l’envoi hors de Pétrograd d’une partie considérable de la garnison se trouvait intimement liée à la préparation du Congrès. Kérensky craignait (avec raison d’ailleurs) les soldats de Pétrograd. Il proposa à Tchérémissof, qui commandait alors l’armée du Nord, d’appeler au front les régiments qui n’étaient pas sûrs. Tchérémissof, comme en témoigne la correspondance qui fut trouvée après le 25 octobre, s’y refusait estimant que la garnison de Pétrograd était trop atteinte par la propagande bolcheviste et, pat conséquent ne pouvait être d’aucune utilité dans la guerre impérialiste ; mais sur les insistances de Kérensky, que guidaient des motifs purement politiques, Tchérémissof finit par donner l’ordre exigé de lui.

Dès que l’ordre relatif au transfert des unités de la garnison eut été transmis «pour exécution» par l’état-major de l’arrondissement militaire au Comité Exécutif du Soviet de Pétrograd, il devint clair pour nous, représentants de l’opposition prolétarienne, que cette question pouvait acquérir, au cours de son développement ultérieur, une importance politique décisive. Dans l’attente anxieuse du coup d’Etat fixé au 25 octobre, Kérensky tentait de désarmer la capitale rebelle. Il ne nous restait plus alors qu’à opposer au gouvernement de Kérensky, sur ce terrain, non seulement les ouvriers, mais toute la garnison . Tout d’abord, nous décidâmes de créer sous forme de Comité Révolutionnaire de Guerre, un organe destiné à vérifier les raisons de guerre susceptibles de justifier l’ordre d’éloigner la garnison de Pétrograd. Au fond, c’est ainsi que fut créé, à côté de la représentation politique de la garnison (la section des soldats dans le Soviet), le quartier général révolutionnaire de cette garnison. De nouveau, les menchéviks et les socialistes révolutionnaires «comprirent» qu’il s’agissait de créer l’appareil d’une insurrection armée, et ils le déclarèrent ouvertement à la séance du Soviet. Tout en votant contre la formation du Comité Révolutionnaire de guerre, les menchéviks entrèrent dans sa composition — en qualité d’employés d’enregistrement ou de scribes — au moment même du coup d’Etat. C’est ainsi qu’après avoir marchandé préalablement dix jours d’existence politique de plus, ils s’assurèrent ensuite le droit d’assister, en qualité de spectateur honorifiques, à leur propre mort politique.

Le Congrès avait donc été fixé au 25 octobre. Le parti, sûr d’avoir la majorité, donna pour tâche au Congrès de s’emparer du pouvoir. La garnison, qui avait refusé de quitter Pétrograd, fut mobilisée pour la défense du Congrès attendu. Le Comité Révolutionnaire de guerre, opposé à l’état-major de l’arrondissement, fut transformé en état-major révolutionnaire du Soviet de Pétrograd. Tout cela se fit ouvertement, aux yeux de tout Pétrograd, du gouvernement de Kérensky et du monde entier. Le fait est unique dans son genre.

Pendant ce temps, la question de l’insurrection armée faisait ouvertement l’objet de débats, aussi bien dans le parti que dans la presse. Les discussions s’écartèrent sensiblement du cours des événements en ne rattachant l’insurrection ni au Congrès, ni à l’éloignement de la garnison, mais en envisageant le coup d’Etat comme un complot préparé conspirativement. En réalité, l’insurrection armée ne fut pas seulement «acceptée» par nous, mais elle fut préparée pour une date précise, fixée d’avance, et son caractère même fut déterminé préalablement — tout au moins en ce qui concerne Pétrograd — par l’état de la garnison et l’attitude de celle-ci envers le Congrès des Soviets.

Certains camarades accueillaient avec scepticisme l’idée que la révolution pût ainsi être fixée à une date précise. Il leur paraissait plus sûr de la faire d’une manière strictement conspirative et de profiter de l’avantage considérable que nous ne pouvions manquer d’avoir en agissant à l’improviste. Effectivement, Kérensky, attendant l’insurrection pour le 25 octobre, pouvait s’y préparer en faisant venir des forces fraîches, en «épurant» la garnison, etc.

Mais c’est précisément la question de la modification de la composition de la garnison de Pétrograd qui devint le centre même du coup d’Etat fixé au 25 octobre. La tentative faite par Kérensky pour modifier la composition des régiments de Pétrograd fut considérée — à juste titre d’ailleurs — comme la suite de l’attentat de Korniloff. En outre, l’insurrection «légalisée» hypnotisait en quelque sorte l’ennemi. En ne faisant pas exécuter à la lettre l’ordre qu’il avait donné d’envoyer la garnison au front, Kérensky accrut considérablement la confiance des soldats en eux-mêmes et contribua, de la sorte, à assurer le succès du coup d’Etat.

Après la révolution du 25 octobre, les menchéviks, surtout Martof, ont beaucoup parlé de la prise du pouvoir par une poignée de conspirateurs, qui auraient agi, selon eux, à l’insu du Soviet et de la classe ouvrière. Il est difficile d’imaginer une offense plus caractérisée à la vérité telle qu’elle découle des faits eux-mêmes ; il est difficile aussi de se donner un plus éclatant démenti. Lorsque, à la réunion de la section soviétiste de la Conférence démocratique, nous fixâmes, à la majorité des voix, le Congrès des Soviets au 25 octobre, les menchéviks déclarèrent : «vous fixez la date du Coup d’Etat». Lorsque, en la personne de l’immense majorité du Soviet de Pétrograd nous refusâmes de faire sortir les régiments de la capitale, les menchéviks affirmèrent : «C’est le début de l’insurrection armée». Lorsque au Soviet de Pétrograd, nous formâmes le Comité Révolutionnaire de guerre, les menchéviks constatèrent : «C’est l’appareil de l’insurrection armée». Et lorsque, au jour fixé, avec l’aide de l’appareil préalablement «révélé», l’insurrection qui avait été prédite eut réellement lieu, le jour annoncé ; ces mêmes menchéviks se mirent à crier «qu’une poignée de conspirateurs avait fait un coup d’Etat à l’insu de la classe ouvrière». En réalité, la seule accusation que l’on pouvait porter contre nous sur ce terrain, c’était d’avoir, au Comité Révolutionnaire de guerre, préparé certains détails techniques «à l’insu» des membres menchéviks.

Il est hors de doute qu’une tentative de complot militaire faite indépendamment du deuxième Congrès des Soviets et du Comité Révolutionnaire de guerre n’aurait abouti à cette époque qu’à jeter le trouble dans la marche même des événements, et n’aurait même pu faire échouer momentanément le mouvement insurrectionnel. La garnison, à laquelle appartenaient des régiments sans formation politique, aurait accueilli la prise du pouvoir par notre parti, par voie de complot, comme un événement étranger pour elle et même comme une mesure hostile à certains régiments. Au contraire, ces régiments considérèrent comme tout à fait naturel, facile à comprendre, et même nécessaire, le refus de quitter Pétrograd, afin d’assumer la protection du Congrès des Soviets, qui était destiné à devenir le pouvoir du pays. Les camarades qui qualifiaient d’utopie la fixation de l’insurrection au 25 octobre ne faisaient au fond que méconnaître notre force et la puissance de notre situation politique à Pétrograd, en face du gouvernement de Kérensky.

Le Comité Révolutionnaire de guerre, qui existait légalement, envoya des commissaires dans toutes les unités de la garnison de Pétrograd et devint ainsi dans le sens le plus vrai, le maître de la situation. Nous avions sous les yeux, en quelque sorte, la carte politique de la garnison.

Nous pouvions à tout moment opérer le groupement de forces nécessaires et nous assurer de tous les points stratégiques. Il restait à supprimer les frottements et la résistance éventuelle des unités les plus arriérées politiquement, surtout des unités de cavalerie. Ce travail fut accompli par nous dans des conditions on ne peut plus favorables. Dans les meetings organisés dans les régiments, notre mot d’ordre : «Ne pas quitter Pétrograd et assurer par la force armée la prise du pouvoir par les Soviets», fut adopté par tous, à peu d’exceptions près. Dans le régiment Semenof, le plus conservateur, Skobelef et Gotz — qui apportaient justement aux soldats le clou de la saison, sous la forme d’un projet de voyage diplomatique que Skobelef eût fait à Paris dans le but d’éclairer Lloyd George et Clémenceau, non seulement ne provoquèrent aucun enthousiasme mais, au contraire, subirent un échec complet. La majorité des soldats votèrent pour notre résolution.

Au Cirque Moderne, à la réunion des cyclistes militaires qui étaient considérés comme les soutiens de Kérensky, notre résolution obtint l’immense majorité des voix. Le quartier — maître général Poradélof prononça un discours insinuant pour faire appel à la conciliation, mais ses amendements évasifs furent repoussés.

Le coup de grâce fut porté à l’ennemi au cœur même de Pétrograd, à la forteresse Pierre-et-Paul. Voyant l’état d’esprit de la garnison de la forteresse, qui assistait tout entière à notre meeting dans la cour de la forteresse, le commandant adjoint de l’arrondissement militaire proposa, sous la forme la plus aimable, de «s’entendre et de mettre fin aux malentendus».

Nous promîmes, de notre côté, de prendre les mesures nécessaires pour en finir entièrement avec les malentendus. Et, en effet, deux ou trois jours plus tard, c’en était fini avec le gouvernement Kérensky, le plus grand malentendu de la révolution russe.

L’histoire tourna la page et ouvrit le chapître des Soviets.

14 septembre 1919, Balachov-Sérébriakovo.


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