1924

A la mort de Lénine, L. Trotsky publie ses souvenirs. Ce recueil devait servir de matériau à un livre plus fouillé qui ne sera pas publié.


Lénine

Léon Trotsky

Deuxième Partie :
AUTOUR D'OCTOBRE

III: Brest-Litovsk

Nous avions abordé les pourparlers de paix avec l'espoir d'ébranler les masses ouvrières d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie aussi bien que celles des pays de l'Entente. Pour atteindre ce but, il fallait faire durer les pourparlers le plus possible, afin de donner aux ouvriers européens le temps de comprendre convenablement le fait même de la révolution soviétique et, en particulier, sa politique de paix.

Après la première suspension des pourparlers, Lénine me proposa de me rendre à Brest-Litovsk. La perspective de traiter avec le baron Kühlmann et le général Hoffmann n'avait en elle-même rien de séduisant ; mais, “ pour faire traîner les pourparlers, il fallait un traîneur ”, comme le disait Lénine. Nous eûmes, à l'Institut Smolny, un bref échange de vues au sujet de la ligne générale des pourparlers. La question de signer ou de ne pas signer fut, pour l'instant, laissée de côté : on ne pouvait savoir quelle serait la marche des conférences, quel effet elles produiraient en Europe, quelle nouvelle situation allait en résulter. Et nous ne renoncions pas, bien entendu, à l'espoir d'un rapide développement révolutionnaire.

Nous ne pouvions pas continuer la guerre, c'était pour moi absolument évident. Quand je passai la ligne des tranchées, pour la première fois, sur le chemin de Brest-Litovsk, nos camarades, malgré tous les avertissements et les exhortations qui leur avaient été adressés, ne réussirent pas à organiser une manifestation plus ou moins significative pour protester contre les exigences excessives de l'Allemagne : les tranchées étaient presque vides, personne n'osa dire un mot, même sous une forme conditionnelle, au sujet d'une prolongation de la guerre. La paix, la paix coûte que coûte !...

Plus tard, lorsque je revins à Brest-Litovsk, je tâchai de déterminer le représentant du groupe militaire au Comité exécutif panrusse à soutenir notre délégation par un discours “ patriotique ”.

– Impossible, répondit-il, absolument impossible ; nous ne pourrions plus revenir dans les tranchées ; on ne nous comprendrait pas ; nous perdrions toute influence...

Ainsi, sur l'impossibilité d'une guerre révolutionnaire, il n'y eut pas l'ombre d'un désaccord entre Vladimir Ilitch et moi.

Mais une autre question se posait : les Allemands pourraient-ils continuer la guerre, pourraient-ils mener une offensive contre la révolution, qui déclarait mettre fin aux hostilités ? Comment pouvions-nous connaître, tâter l'opinion de la masse des soldats allemands ? Quelle impression la Révolution de Février et celle d'Octobre avaient-elles produite sur cette masse ? La grève de janvier, en Allemagne, semblait indiquer un certain ébranlement. Quelle en était la profondeur ? Ne fallait-il pas essayer de soumettre la classe ouvrière et l'armée allemandes à une épreuve : d'une part, la révolution ouvrière déclarant la guerre terminée ; d'autre part, le gouvernement des Hohenzollern donnant l'ordre d'engager une offensive contre cette révolution ?

– Certainement, c'est très séduisant, répliquait Lénine, et sans aucun doute il resterait quelque chose d'une pareille épreuve. Mais c'est risqué, très risqué. Et si le militarisme allemand, ce qui est très probable, se trouve assez fort pour déclencher l'attaque contre nous, qu'arrivera-t-il ? Impossible de risquer : actuellement il n'y a rien au monde de plus important que notre révolution.

La dissolution de l'Assemblée Constituante, au début, gâta beaucoup notre situation internationale. Cependant, les Allemands avaient pu craindre d'abord qu'une entente entre nous et “ les patriotes ” de l'Assemblée Constituante n'amenât une tentative de continuation de la guerre. Une pareille aberration aurait définitivement perdu la révolution et le pays ; mais on ne s'en serait aperçu que plus tard et, en attendant, les Allemands auraient dû fournir un nouvel effort. Or, la dissolution de l'Assemblée Constituante montrait aux Allemands que nous étions vraiment disposés à terminer la guerre à quelque prix que ce fût. Le ton de Kühlmann devint aussitôt plus insolent.

Et quelle impression cette même dissolution de l'Assemblée Constituante pouvait-elle produire sur le prolétariat des Alliés ? A cela, il n'était pas difficile de répondre : la presse de l'Entente présentait le régime soviétique comme une simple agence des Hohenzollern. Et voici que les bolcheviks dispersaient l'Assemblée Constituante “ démocratique ” pour conclure avec les Hohenzollern une paix humiliante, asservissante, alors que la Belgique et le nord de la France étaient occupés par les armées allemandes. Il était clair que la bourgeoisie de l'Entente réussirait à répandre dans les masses ouvrières la plus grande perplexité. Et cela pouvait faciliter, d'autre part, une intervention militaire contre nous. On savait que, même en Allemagne, parmi l'opposition social-démocrate, circulaient avec insistance des légendes disant que les bolcheviks avaient été achetés par le gouvernement allemand et que ce qui se passait à Brest-Litovsk était tout simplement une comédie, dont les rôles avaient été distribués d'avance.

Cette version devait paraître encore plus acceptable en France et en Angleterre. J'estimais donc qu'avant de signer la paix, il était de toute nécessité de donner aux ouvriers de l'Europe une preuve éclatante de la haine mortelle qui nous séparait des dirigeants de l'Allemagne. C'est précisément sous l'influence de ces motifs que j'arrivai, étant à Brest-Litovsk, à l'idée d'une démonstration “ instructive ” qui se traduisait par la formule : nous terminons la guerre, mais nous ne signons pas la paix. Je pris conseil des autres membres de la délégation, lesquels me donnèrent leur assentiment, et j'en écrivis à Vladimir Ilitch.

Il répondit : “ Quand vous reviendrez, nous en parlerons. ” Peut-être même, dans cette réponse, entendait-il exprimer qu'il n'était pas d'accord avec ma proposition. Actuellement, je ne m'en souviens pas, je n'ai pas la lettre sous la main, et je ne suis pas sûr qu'elle ait été conservée. Lorsque je revins à Smolny, nous eûmes, Vladimir Ilitch et moi, de longs entretiens.

– Tout cela est fort séduisant, et même, on ne pourrait souhaiter rien de mieux si le général Hoffmann était incapable de faire avancer ses troupes contre nous. Mais il y a peu d'espoir qu'il en soit ainsi. Le général trouvera pour son offensive des régiments spécialement composés de paysans riches bavarois, et en faut-il tant que cela pour nous battre ? Vous dites vous-même que les tranchées sont vides. Et si les Allemands recommencent tout de même la guerre ?

– Alors, nous serons forcés de signer la paix, mais il sera clair pour tout le monde que nous n'avions pas d'autre issue. Cela suffira pour ruiner la légende qui montre une soi-disant liaison de coulisses entre nous et les Hohenzollern.

– Certes, il y a là des avantages. Mais c'est pourtant trop risqué. Actuellement, il n'y a rien au monde de plus important que notre révolution ; il faut la mettre hors de danger coûte que coûte.

Aux difficultés principales de la question s'ajoutèrent d'extrêmes complications à l'intérieur du parti. Dans les milieux du parti, ou du moins parmi les éléments dirigeants, l'opinion dominante, intransigeante, était qu'il fallait rejeter les conditions de Brest-Litovsk et refuser la signature de la paix. Les comptes rendus que publiaient nos journaux sur les pourparlers entretenaient et aggravaient cet état d'esprit qui trouva son expression la plus vive dans le groupe du communisme de gauche, celui-ci lançant le mot d'ordre de la guerre révolutionnaire. Cette circonstance, bien entendu, inquiétait fort Lénine.

– Si le Comité Central décide de souscrire aux conditions allemandes uniquement sous l'influence d'un ultimatum verbal, lui disais-je, nous risquons de provoquer une scission dans le parti. Il est indispensable de dévoiler le véritable état des choses à notre parti non moins qu'aux ouvriers d'Europe... Si nous rompons avec ceux de gauche, le parti donnera de la bande sur la droite : car, enfin, il est hors de doute que tous les camarades qui avaient pris nettement position contre le coup d'État d'Octobre et se prononçaient pour le bloc des partis socialistes se sont trouvés partisans sans réserves de la paix de Brest-Litovsk. Or, notre tâche ne consiste pas seulement à conclure la paix ; parmi les communistes de gauche, il y en a beaucoup qui ont joué un rôle de militants des plus actifs dans la période d'Octobre, etc.

– Tout cela est indiscutable, répondait Vladimir Ilitch. Mais ce qui se décide en ce moment, c'est le sort de la révolution. Nous rétablirons l'équilibre dans le parti. Avant tout, il faut sauver la révolution. On ne peut la sauver qu'en signant la paix. Mieux vaut une scission que le danger de voir la révolution écrasée par la force militaire. Les lubies passeront, et ensuite – si même ils vont jusqu'à provoquer une scission, ce qui n'est pas absolument inévitable –, ils reviendront au parti. Mais si les Allemands nous écrasent, personne ne nous ramènera... Enfin, mettons que votre plan soit accepté. Nous avons refusé de signer la paix. Et alors, les Allemands prennent l'offensive. Que faites-vous dans ce cas ?

– Nous signons la paix sous la contrainte des baïonnettes. Alors, le tableau se dessine clairement pour la classe ouvrière du monde entier.

– Et vous ne soutiendrez pas alors le mot d'ordre de la guerre révolutionnaire ?

– Jamais.

– Si l'affaire se présente ainsi, l'expérience peut être déjà beaucoup moins périlleuse. Nous risquons de perdre l'Estonie ou la Lettonie. Des camarades estoniens sont venus me voir et ils m'ont raconté comment ils avaient assez heureusement entrepris la construction socialiste dans les colonies agricoles. Il sera très regrettable de sacrifier l'Estonie socialiste – ajoutait Lénine d'un ton ironique –, mais il le faudra, il faudra, je pense, pour la bonne cause de la paix, en venir à ce compromis.

– Mais en supposant que la paix soit signée immédiatement, est-ce que cela supprime la possibilité d'une intervention militaire des Allemands en Estonie ou en Lettonie ?

– Admettons : mais c'est une simple possibilité, tandis que dans l'autre cas, c'est une quasi-certitude. Moi, en tout cas, je me prononcerai pour la signature immédiate : c'est plus sûr.

Lénine, devant mon plan, craignait surtout que, dans le cas où les Allemands reprendraient l'offensive, nous ne réussissions pas à signer la paix assez vite, c'est-à-dire que le militarisme allemand ne nous en laissât pas le temps : “ Cette Beste saute vivement ”, répéta plus d'une fois Vladimir Ilitch.

Dans les conférences où l'on délibéra sur la question de la paix, Lénine se prononça très résolument contre la gauche et avec beaucoup de circonspection et de calme contre ma proposition. Il l'accepta cependant à contrecœur, dans la mesure où le parti était évidemment opposé à la signature, dans la mesure où une résolution transitoire devait servir pour le parti de pont qui l'amènerait à signer le traité.

La conférence des bolcheviks les plus en vue -– c'est-à-dire des délégués au III° Congrès des Soviets montra sans laisser aucun doute que notre parti, qui sortait à peine du feu d'Octobre, avait besoin de vérifier par l'action la situation internationale. S'il n'y avait pas eu de formule transitoire, la majorité se serait prononcée pour la guerre révolutionnaire.

Il n'est peut-être pas sans intérêt de noter que les socialistes-révolutionnaires de gauche ne se prononcèrent pas du tout du premier coup contre la paix de Brest-Litovsk. Du moins Spiridonova était-elle, dans les premiers temps, résolument décidée pour la signature :

– Le moujik ne veut plus de guerre – disait-elle – et il acceptera n'importe quelle paix.

– Signez immédiatement la paix – me disait-elle à mon premier retour de Brest – et abolissez le monopole des blés.

Ensuite les socialistes-révolutionnaires de gauche se déchirèrent en faveur de la formule transitoire : cesser la guerre sans signer la paix ; mais ils la considéraient comme une étape vers la guerre révolutionnaire “ en cas de besoin ”.

On sait que la délégation allemande répondit à notre déclaration dans un sens tel que l'on pouvait croire que l'Allemagne n'avait pas l'intention de reprendre les hostilités. Nous en étions arrivés à cette déduction quand nous revînmes à Moscou.

– Mais ne nous tromperont-ils pas ? demandait Lénine.

D'un geste, nous donnions à comprendre que cela ne nous paraissait pas probable.

– Alors, ça va, dit Lénine. S'il en est ainsi, tant mieux : les apparences sont sauvées et nous voilà sortis de la guerre [1].

Cependant, deux jours avant la date qui nous était fixée comme dernier délai, nous reçûmes du général Samoïlo, qui était resté à Brest, un avis télégraphique disant que les Allemands, d'après la déclaration du général Hoffmann, se considéraient à partir du 18 février, midi, comme en état de guerre avec nous, et que par conséquent ils l'avaient invité, lui, Samoïlo, à quitter Brest-Litovsk. Ce télégramme fut directement remis à Vladimir Ilitch. Je me trouvais alors dans son cabinet. Nous étions en conversation avec Karéline et aussi avec je ne sais plus quel camarade des socialistes-révolutionnaires de gauche.

Après avoir pris connaissance du télégramme, Lénine me le passa sans dire un mot. Je me souviens de son regard, qui me fit aussitôt sentir que le télégramme apportait une grande et mauvaise nouvelle. Lénine se hâta de terminer la conversation avec les socialistes-révolutionnaires pour examiner la nouvelle situation.

– Ainsi, ils nous ont pourtant trompés. Ils ont gagné cinq jours... Cette Beste ne laisse rien perdre. Maintenant, donc, il ne reste plus qu'à signer d'après les anciennes conditions, si seulement les Allemands consentent à les maintenir.

Je répliquai en disant qu'il fallait donner à Hoffmann le temps d'engager effectivement son offensive.

– Mais alors, cela signifie que nous rendrons Dvinsk, que nous perdrons beaucoup d'artillerie, etc. ?

– Certainement, ce sont de nouveaux sacrifices à faire. Mais il faut que le soldat allemand entre effectivement, en combattant, sur le territoire soviétique. Il faut que la nouvelle soit connue de l'ouvrier allemand d'une part, des ouvriers anglais et français de l'autre.

– Non, répliqua Lénine. Il ne s'agit pas, bien entendu, de Dvinsk ; mais, en ce moment, il n'y a plus une heure à perdre. L'épreuve est faite. Hoffmann veut et peut faire la guerre. Impossible de différer : ils nous ont déjà pris cinq jours dont je comptais faire usage. Et cette Beste saute vivement.

Le Comité Central prit une décision, comportant l'envoi du télégramme où il était dit que nous consentions immédiatement à signer le traité de Brest-Litovsk. Le télégramme fut expédié.

– Il me semble, dis-je à Vladimir Ilitch dans un entretien privé, qu'au point de vue politique il serait conforme à la situation que je donne ma démission de commissaire du peuple aux affaires étrangères ?

– Pourquoi cela ? Ce sont des procédés parlementaires que nous n'avons pas à introduire chez nous.

– Mais ma démission marquera pour les Allemands un changement radical de notre politique et augmentera la confiance qu'ils doivent avoir en notre réelle intention de signer cette fois la paix et d'en observer les conditions.

– C'est possible, dit Lénine, d'un ton méditatif. C'est là un sérieux motif politique.

Je ne me rappelle pas à quel moment on reçut la nouvelle d'une descente de l'armée allemande en Finlande et des opérations entreprises pour écraser les ouvriers finnois. Je me souviens que je heurtai Lénine dans le corridor, non loin de son cabinet. Il était extrêmement ému. Je ne l'avais jamais vu et ne l'ai jamais trouvé depuis dans un pareil état.

– Oui, dit-il, nous serons probablement forcés de batailler, bien que nous n'en ayons pas les moyens. Cette fois, je crois qu'il n'y a pas d'autre issue...

Tel fut le premier mouvement de Lénine, après lecture du télégramme qui annonçait l'écrasement de la révolution en Finlande. Mais dix minutes ou un quart d'heure plus tard, lorsque j'entrai dans son cabinet, il me dit :

– Non, impossible de changer notre politique. Notre action ne sauverait pas la Finlande révolutionnaire et nous perdrait sûrement. Nous donnerons tout le secours possible aux ouvriers finlandais, mais sans quitter le terrain de la paix. Je ne sais si cela nous sauvera maintenant. Mais, en tout cas, c'est le seul chemin où le salut soit encore possible.

Et le salut se trouva en effet sur ce chemin.



La décision de ne pas signer la paix n'était pas motivée, comme on l'écrit parfois maintenant, par cette raison abstraite qu'il serait impossible de conclure une convention avec les impérialistes. Il suffit de consulter la brochure du camarade Ovsiannikov : on y verra les votes que Lénine réclama sur cette question ; ils sont des plus instructifs ; on constatera que les partisans de la formule d'essai par tâtonnements, “ ni guerre, ni paix ”, répondirent affirmativement quand on leur demanda si nous avions le droit, en tant que parti révolutionnaire, de signer dans certaines conditions une paix “ infâme ”. En réalité, nous disions : s'il y a seulement vingt-cinq chances sur cent que les Hohenzollern ne se décide pas à nous faire la guerre, ou ne le puisse pas, il faut risquer l'expérience.

Trois années plus tard, nous courions un autre risque – cette fois sur l'initiative de Lénine ; nous tâtions de la pointe de la baïonnette les bourgeois et hobereaux de Pologne. Nous fûmes repoussés. En quoi donc y avait-il là une différence avec ce que nous avions fait à Brest-Litovsk ? Dans le principe, aucune différence ; mais il y en avait une dans le degré du risque.

Il me souvient que le camarade Radek écrivit un jour que la puissance de la pensée tactique de Lénine apparut le plus brillamment dans la poussée accomplie après la signature de Brest, jusqu'à la marche sur Varsovie. Nous savons tous maintenant que cette marche sur Varsovie fut une erreur qui nous coûta extrêmement cher. Non seulement elle nous conduisit à la paix de Riga, qui devait nous séparer géographiquement de l'Allemagne, mais elle eut pour conséquence immédiate, entre autres résultats, d'aider considérablement à l'affermissement de l'Europe bourgeoise. La signification contre-révolutionnaire du traité de Riga pour le sort de l'Europe peut être comprise plus clairement si l'on se rappelle seulement les circonstances de 1923 et si l'on imagine que nous ayons eu alors une frontière commune avec l'Allemagne. Trop de choses disent que le développement des événements en Allemagne aurait été, dans ce cas, tout à fait différent. De plus, il est indubitable que, même en Pologne, le mouvement révolutionnaire aurait marché d'une façon beaucoup plus heureuse sans notre intervention militaire, qui fut suivie d’une défaite.

Lénine lui-même, autant que je le sache, donnait une formidable importance à “ l'erreur ” de Varsovie. Et néanmoins Radek, dans l'appréciation qu'il donne de l'envergure tactique de Lénine, a tout à fait raison. Certes, après la tentative qui fut faite pour “ éprouver ” les masses laborieuses de Pologne, tentative qui ne donna pas les résultats espérés ; après le recul qui nous fut infligé – et que l'on devait nécessairement nous infliger, car, étant donné le calme qui régnait alors en Pologne, notre marche sur Varsovie n'était qu'une incursion de partisans ; après la défaite qui nous força à signer la paix de Riga – il n'est pas difficile de conclure que les adversaires de la campagne voyaient juste et qu'il aurait mieux valu s'arrêter à temps et conserver la frontière avec l'Allemagne. Mais tout cela n'est devenu clair que plus tard. Ce qui est significatif pour Lénine dans l'idée de la marche sur Varsovie, c'est le courage de sa conception. Le risque était grand, mais l'importance du but l'emportait sur la grandeur du danger. L'échec possible ne constituait pas un péril pour l'existence même de la République des Soviets ; tout au plus entraînerait-il son affaiblissement.

On peut laisser à l'historien futur la charge d'apprécier s'il valait la peine de risquer une aggravation des conditions de la paix de Brest-Litovsk dans le seul but de faire une démonstration devant les ouvriers européens. Mais il est absolument évident que, cette démonstration ayant été faite, nous étions obligés de signer la paix qu'on nous imposait. Et ici, la netteté de la position de Lénine et sa puissante pression sauvèrent les choses.

– Et si les Allemands prennent pourtant l'offensive ? Et s'ils marchent sur Moscou ?

– Nous battrons en retraite vers l'Est, vers l'Oural, en déclarant que nous sommes prêts à signer la paix. Le bassin de Kouznetz est riche en charbon. Nous créerons une République de l'Oural-Kouznetz, en nous servant de l'industrie de la région, en utilisant le charbon de Kouznetz, en nous appuyant sur le prolétariat de l'Oural et sur ceux des ouvriers de Moscou et de Pétrograd que nous aurons pu emmener. Nous tiendrons. En cas de nécessité, nous nous retirerons encore plus loin à l'Est, au-delà de l'Oural. Nous reculerons jusqu'au Kamtchatka, mais nous tiendrons. Les circonstances internationales se modifieront encore des dizaines de fois et nous pourrons, depuis notre République de l'Oural-Kouznetz, revenir à Moscou et à Pétrograd. Mais si nous nous embourbons maintenant inutilement dans une guerre révolutionnaire, si nous laissons égorger l'élite de la classe ouvrière et de notre parti, il est clair qu'alors nous ne reviendrons jamais.

Durant cette période, la République de l'Oural-Kouznetz occupa une grande place dans l'argumentation de Lénine. Parfois il laissait les opposants véritablement interloqués en leur jetant cette question :

– Mais savez-vous que dans le bassin de Kouznetz, nous avons d'énormes gisements de charbon ? En les joignant au minerai de l'Oural et au blé de Sibérie, nous avons une base de réserve.

L'opposant, qui ne se représentait pas toujours bien nettement où se trouvait Kouznetz et quel rapport il pouvait y avoir entre ses richesses en charbon et, d'autre part, le bolchevisme conséquent et la guerre révolutionnaire, ouvrait de grands yeux ou bien éclatait de rire dans sa surprise, estimant qu'Ilitch plaisantait ou cherchait à ruser. En réalité, Lénine ne plaisantait pas du tout, mais, fidèle à lui-même, il sondait les données de la situation jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences, jusqu'à leurs pires résultats pratiques. Cette conception d'une République de l'Oural-Kouznetz lui était organiquement nécessaire pour s'affermir lui-même, et pour affermir les autres dans la conviction que rien n'était encore perdu, et qu'il n'y avait aucune raison de céder à la stratégie du désespoir.

On sait que nous ne fûmes pas réduits à la République de l'Oural-Kouznetz, et fort heureusement. Mais on peut affirmer que cette République qui n'a jamais existé a sauvé la République des Soviets.

En tout cas, pour comprendre et apprécier la tactique de Lénine à Brest-Litovsk, on est obligé de la rattacher à sa tactique d'Octobre. Etre l'adversaire d'Octobre et le partisan de Brest, ce serait exprimer, dans l'un et dans l'autre cas, des idées de capitulation. Le fond de l'affaire réside en ceci que Lénine, à l'occasion de la capitulation de Brest-Litovsk, déploya la même inépuisable énergie révolutionnaire que celle qui avait assuré au parti sa victoire d'Octobre. C'est précisément cette combinaison naturelle, organique, d'Octobre et de Brest, d'une gigantesque poussée avec une courageuse circonspection, de la vigueur avec la justesse de vue qui donne la mesure de la méthode et de la force de Lénine.


Notes

[1]. Les dialogues reproduits dans ce chapitre ne sont, bien entendu, qu'approximatifs ; mais je me rappelle mot à mot la phrase sur “ les apparences ”.


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