1924

A la mort de Lénine, L. Trotsky publie ses souvenirs. Ce recueil devait servir de matériau à un livre plus fouillé qui ne sera pas publié.


Lénine

Léon Trotsky

Deuxième Partie :
AUTOUR D'OCTOBRE

IX : Du vrai et du faux sur Lénine
A propos du portrait de Lénine par Gorki  [1]

“ Il est difficile de tracer son portrait ”, déclare Gorki, parlant de Lénine. C'est juste. Ce que Gorki a écrit de Lénine est très faible. Le tissu de sa description semble fait des éléments les plus divers. Parfois, on distingue un fil plus brillant que les autres, on discerne de la pénétration artistique. Mais les fils d'une banale analyse psychologique sont beaucoup plus nombreux, et l'on aperçoit constamment le moraliste de toute petite bourgeoisie. Dans l'ensemble, le tissu n'est pas bien beau. Mais comme le tisserand est Gorki, on examinera son œuvre longtemps encore. Voilà pourquoi il faut en parler. Peut-être y trouverons-nous l'occasion de mieux mettre en valeur ou d'observer certains traits, grands ou petits, de la figure de Lénine.

Gorki a raison de dire que Lénine “ est une incarnation de la volonté tendue vers le but, d'une stupéfiante perfection ”. La tension vers le but de Lénine, c'est là son trait essentiel ; nous en avons déjà parlé et nous en parlerons encore ; mais lorsque Gorki, un peu plus loin, met Lénine au nombre des “ justes ”, etc., cela sonne faux et c'est de mauvais goût. Cette expression de “ juste ”, empruntée à l'Eglise, au langage des sectaires religieux, sentant son carême et l'huile des lampes sacrées, ne convient pas du tout à Lénine. C'était un grand homme, un géant magnifique, et rien d'humain ne lui était étranger. Dans un Congrès des Soviets, on vit monter à la tribune un représentant assez connu d'une secte religieuse, un communiste chrétien (ou quelque chose dans ce genre), très débrouillard et madré, qui, aussitôt, entonna une antienne en l'honneur de Lénine, le disant “ paternel ” et “ nourricier ”.

Je me rappelle que Vladimir Ilitch, qui était assis à la table du Bureau, releva la tête, presque effrayé, puis se tourna légèrement et nous dit à mi-voix, d'un ton furieux, à nous, ses plus proches voisins :

– Qu'est-ce que c'est encore que ces malpropretés ?

Le mot “ malpropretés ” lui échappa d'une façon tout à fait inattendue, comme malgré lui, mais il n'en était que plus juste. Un rire intérieur me secouait, je me délectais de cette incomparable appréciation de Lénine, tellement spontanée, sur les louanges de l'orateur très chrétien. Eh bien, le “ juste ” de Gorki a quelque chose de commun avec le “ père nourricier ” de l'homme d'Eglise. C'est, si vous le permettez, dans une très légère mesure, “ une malpropreté ”.

Ce qui suit est encore plus mauvais :

“ Pour moi, Lénine est un héros de légende, un homme qui a arraché de sa poitrine son cœur brûlant pour l'élever comme un flambeau et éclairer le chemin des hommes... ”

Brr... Que c'est mauvais ! Cela rappelle tout à fait la vieille Izerghil (c'est ainsi, ce me semble, que s'appelait cette sorcière qui intéressa notre jeunesse), c'est dans le genre de son histoire sur le Tzigane Danko. Je crois ne pas me tromper dans mes souvenirs : on voit aussi, dans ce conte, un cœur qui se transforme en flambeau. Mais cela, c'est une autre chanson, c'est de l'opéra... Je dis bien : de l'opéra, avec des décors empruntés aux paysages du Midi, avec un éclairage de feux de Bengale, avec un orchestre de Tziganes.

Or, dans la personne, dans la figure de Lénine, il n'y a rien qui rappelle un opéra, et encore moins le romantisme des Bohémiens nomades. Lénine est un homme de Simbirsk, de “ Piter ”, de Moscou, du monde entier – un rude réaliste, un révolutionnaire professionnel, un destructeur du romantisme, de tout le faux théâtral, de la bohème révolutionnaire ; il ne peut avoir aucune parenté avec Danko, ce héros de la fable. Ceux qui ont besoin de modèles d'esprit révolutionnaire empruntés aux romances des Tziganes doivent les chercher dans l'histoire du parti des socialistes-révolutionnaires !

Et Gorki dit encore, trois lignes plus loin :

“ Lénine était simple et droit comme tout ce qu'il disait. ”

S'il en était ainsi, pourquoi se l'imaginer arrachant de sa poitrine son cœur enflammé ? Il n'y aurait dans ce geste aucune simplicité, aucune franchise... Mais ces deux mots “ simple et droit ” ne sont pas très heureusement choisis ; c'est vraiment trop de naïveté et trop de sincérité. On dit cela d'un honnête garçon, d'un brave soldat, qui déclare bonnement la vérité telle qu'elle est. Ce sont là des termes qui ne conviennent pas à Lénine, de quelque façon qu'on les prenne.

Certes, il était d'une simplicité géniale dans ses décisions, dans ses conclusions, dans ses méthodes, dans ses actes : il savait rejeter, repousser, mettre à l'arrière-plan tout ce qui n'avait pas une importance réelle, tout ce qui n'était que de l'accessoire ou du clinquant ; il savait dépouiller une question, la réduire à ses justes termes, en sonder le fond.

Mais cela ne veut pas dire qu'il était tout uniment “ simple et droit ”. Encore moins cela devrait-il signifier que sa pensée allait “ en ligne droite ”, comme l'affirme ailleurs Gorki : expression des plus regrettables, digne en tout point d'un petit-bourgeois et d'un menchevik.

A ce sujet, je me rappelle soudain la définition du jeune écrivain Babel : “ La courbe complexe décrite par la ligne droite de Lénine. ”

Cela, c'est une vraie explication, malgré les apparences, malgré l'antinomie et la subtilité quelque peu recherchée des termes assemblés. Cela vaut en tout cas beaucoup mieux que “ la ligne droite ” si sommaire de Gorki.

L'homme tout uniment “ simple et droit ” marche tout droit vers son but. Lénine marchait et conduisait vers un but toujours le même par une route pleine de complications, par des voies quelquefois très détournées.

Enfin, ce rapprochement de termes “ simple et droit ” n'exprime pas du tout l'incomparable malice de Lénine, sa prompte et étincelante ingéniosité, la passion de virtuose qu'il éprouvait à faire tomber l'adversaire par un croc-en-jambe ou à l'attirer dans son piège.

Nous avons parlé de la tension de Lénine vers le but : il convient d'insister là-dessus. Un critique a cru découvrir une vue profonde en m'expliquant que Lénine ne se distinguait pas seulement par sa tension vers le but, mais aussi par son habileté à la manœuvre ; ce critique me reprochait d'avoir donné, dans le portrait que j'ai fait de Lénine, une rigidité de pierre à ce grand homme, aux dépens de la souplesse.

Celui qui a voulu me faire ainsi la leçon, tout en s'y prenant autrement que Gorki, n'a pas compris la valeur relative des termes employés.

On devrait en effet se mettre bien dans la tête que “ la tension vers le but ” n'indique pas nécessairement une conduite “ en ligne droite ”.

Et quel prix pourrait avoir la souplesse de Lénine sans cette tension qui ne se relâche pas une minute ?

On trouvera dans le monde autant que l'on voudra de souplesse politique : le parlementarisme bourgeois est une excellente école où les politiciens s'entraînent constamment à plier l'épine dorsale. Si Lénine a fréquemment raillé “ la ligne droite des doctrinaires ”, il n'a pas moins souvent exprimé son mépris pour les gens trop souples, qui s'inclinent non point toujours et nécessairement devant un maître bourgeois, non point toujours dans un but intéressé – mais disons : devant l'opinion publique, devant une situation difficile –, cherchant la ligne de moindre résistance.

Tout le fond de Lénine, toute sa valeur intime, consiste en ceci qu'il a inlassablement poursuivi un but unique, dont l'importance le pénétrait à tel point qu'il semblait incarner lui-même cette fin dernière et ne pas la distinguer de lui-même. Il ne considérait et ne pouvait considérer les gens, les livres, les événements qu'en fonction de cet unique but de son existence.

Il est bien difficile de définir un homme d'un seul mot ; dire qu'il fut “ grand ” ou qu'il fut “ génial ”, ce n'est encore rien dire. Mais si l'on était obligé d'expliquer Lénine très brièvement, je voudrais marquer qu'il fut avant tout tendu vers son but.

Gorki note le charme séducteur du rire de Lénine. “ Rire d'un homme qui, discernant admirablement la lourdeur de la sottise humaine et les manèges acrobatiques de la raison, savait aussi faire ses délices de la naïveté puérile des simples de cœur. ”

Bien qu'elle soit exprimée avec une certaine recherche, la remarque est juste dans son essence.

Lénine aimait à rire des imbéciles et des malins qui cherchaient à faire de l'esprit ; et il riait avec une indulgence que justifiait assez sa formidable supériorité. Dans l'intimité de Lénine, on riait quelquefois avec lui sans rire pour le même motif... Mais le rire des masses s'accordait toujours avec le sien. Il aimait aussi les simples de cœur, si l'on se sert de la parole évangélique. Gorki nous raconte comment, à Capri, Lénine, en compagnie des pêcheurs italiens, apprenait à se servir de la ligne de mer (tenue au doigt) ; les braves gens lui expliquèrent qu'il devrait “ ferrer ” dès que la ligne ferait “ drine-drine ” ; aussitôt que Lénine eut attrapé son premier poisson et qu'il le sentit venir, accroché à l'hameçon, il s'écria avec une joie d'enfant, avec un enthousiasme de véritable amateur :

– Ah ! ah ! “ drine-drine ! ”

Voilà qui est bien ! Voilà vraiment une parcelle toute vive de Lénine. Cette passion, cet entrain, cette tension de tout l'homme pour atteindre son but, pour “ ferrer ”, pour saisir la proie – ah ! ah ! drine-drine ! vous y voilà, la belle ! – tout cela diffère bien de ce “ juste ” de carême, de ce “ père nourricier ” dont on nous avait parlé ; c'est Lénine en personne, dans une partie de lui-même. Lorsque Lénine, attrapant un poisson, crie son enthousiasme, nous devinons le vif amour qu'il portait à la nature, comme à tout ce qui est proche de la nature, comme aux enfants, aux animaux, à la musique. Cette puissante machine pensante était toute proche de ce qui reste en dehors de la pensée, en dehors d'une recherche consciente ; elle était toute proche de l'élément primitif et indicible. Ce merveilleux indicible s'exprime par le “ drine-drine ”. En raison de ce petit détail significatif, il est permis, je crois, de pardonner à Gorki un bon quart des banalités qu'il a répandues dans tout son article. Plus loin, nous verrons pourquoi l'on ne peut lui en pardonner davantage...

“ Il caressait les enfants avec douceur – nous dit Gorki –, avec des gestes d'une légèreté, d'une délicatesse toutes particulières. ”

Cela aussi est bien dit ; cela nous montre cette tendresse d'homme qui respecte la personne physique et morale de l'enfant ; – de même pourrait-on parler de la poignée de main de Lénine : elle était forte et douce.

Sur l'intérêt qu'éveillaient les bêtes en Lénine, je me rappelle l'épisode suivant : nous nous étions réunis à Zimmerwald en commission pour élaborer un manifeste. Nous tenions séance en plein air, autour d'une table ronde de jardin, dans un village de la montagne. Non loin de nous se trouvait, sous un robinet, une grande cuve pleine d'eau. Peu de temps avant la réunion (qui eut lieu de bonne heure, le matin), plusieurs délégués étaient venus se laver à ce robinet. J'avais vu Fritz Platten plonger sa tête et son corps jusqu'à la ceinture dans l'eau, comme s'il voulait se noyer, au grand ébahissement des membres de la conférence.

Les travaux de la commission avaient pris une allure pénible. Il y avait des frottements en diverses directions, mais surtout entre Lénine et la majorité. Survinrent alors deux beaux chiens : de quelle race, je ne saurais le dire ; à cette époque, je ne m'y connaissais pas du tout. Ils appartenaient sans doute au propriétaire de l'habitation, car ils se mirent à jouer tranquillement sur le sable, sous le soleil matinal. Vladimir Ilitch, brusquement, quitta sa chaise, mit un genou en terre et se mit à chatouiller, en riant, l'un et l'autre chien le long du ventre, avec des gestes légers, délicatement attentifs, selon l'expression de Gorki. Ce mouvement avait été tout spontané de sa part ; on aurait presque envie de dire qu'il agissait en gamin, et son rire était insouciant, puéril. Il jeta un regard du côté de la commission, comme s'il voulait inviter les camarades à prendre part à cette belle récréation. Il me semble qu'on le regardait avec un certain étonnement : chacun était encore préoccupé par la discussion sérieuse. Lénine cajola encore les bêtes, mais avec plus de calme, puis revint vers la table et déclara qu'il ne signerait pas un pareil manifeste. La querelle reprit avec une nouvelle violence. Il est très possible, me dis-je à présent, que cette “ diversion ” lui ait été nécessaire pour résumer en sa pensée les motifs d'acceptation et de refus et prendre une décision. Mais il n'avait pas agi par calcul : le subconscient travaillait en lui en pleine harmonie avec le conscient.

Gorki admirait en Lénine “ cette fougue juvénile qu'il infusait à tout ce qu'il faisait ”. Cette fougue était disciplinée, dominée par une volonté de fer, de même qu'un torrent impétueux est maîtrisé par le granit de la montagne ; Gorki ne nous le dit pas ; mais sa définition n'en reste pas moins juste : il y avait précisément en Lénine une fougue juvénile. Et l'on y reconnaissait en effet “ cet exceptionnel entrain spirituel qui n'est propre qu'à un homme inébranlablement convaincu de sa vocation ”.

Voilà qui est encore juste et pénétrant. Mais ce langage vieillot, débile, que l'on nous tenait tout à l'heure, cet état de sainteté dont on nous parlait, ou bien encore cet “ ascétisme ” (!), cet “ héroïsme monacal ” (! !) dont il est question ailleurs ne s'accordent guère avec la fougue juvénile : l'un et l'autre s'opposent comme le feu et l'eau. “ L'état de sainteté ”, “ l'ascétisme ” se manifestent quand un homme se met au service d'un “ principe supérieur ”, domptant ses penchants, ses passions personnelles. L'ascète est intéressé ; il calcule, il espère une récompense. Lénine, dans son œuvre historique, se réalisait lui-même, tout entier et jusqu'au bout.

“ Les yeux d'omniscient du grand malin ” – cela n'est pas mal, bien que grossièrement formulé. Mais, comment concilier ce regard d'omniscient avec la “ simplicité ” et “ la franchise ”, et surtout avec “ la sainteté ” ?

“ Il aimait les choses drôles – raconte Gorki et il riait de tout son corps, véritablement “ inondé ” de gaieté, parfois jusqu'aux larmes. ”

C'est vrai, et tous ceux qui ont eu des entretiens avec lui s'en sont aperçus. Dans certaines réunions où l'on se trouvait en petit nombre, il lui arrivait d'être pris de fou rire, et cela non seulement aux époques où les choses marchaient bien, mais même en des périodes extrêmement pénibles. Il essayait de se retenir le plus longtemps possible, mais, en fin de compte, il pouffait et son rire était contagieux ; lui, tâchait de ne pas attirer l'attention, de ne pas faire de bruit, se cachant presque sous la table pour éviter le désordre.

Cette folle hilarité s'emparait de lui surtout quand il était fatigué. D'un geste habituel, la main battant l'air du haut en bas, il semblait repousser loin de lui la tentation. Mais en vain. Et il ne reprenait possession de lui-même qu'en regardant fixement sa montre, toutes ses forces intérieures tendues, se détournant par prudence de tous les regards, affectant un air de sévérité, rétablissant avec une roideur forcée l'ordre que doit maintenir un président.

En de pareils cas, les camarades se faisaient comme un point d'honneur de surprendre à la dérobée le regard du “ speaker ” et de provoquer par un bon mot une récidive de gaieté. Si la tentative réussissait, le président se fâchait tout à la fois contre le fauteur de désordre et contre lui-même.

Bien entendu, de pareilles diversions ne se produisaient pas très souvent : elles avaient lieu principalement en fin de séance, après quatre ou cinq heures de travail assidu, quand tout le monde était épuisé. En général, Ilitch conduisait les délibérations avec une stricte rigueur : méthode qui seule permettait de régler en une séance d'innombrables affaires.

“ Il avait une manière à lui de dire : “ hum ! hum ! ” – continue Gorki –, et il savait proférer cette interjection expressive suivant une gamme infinie de nuances qui s'étendait de l'ironie sardonique au doute circonspect ; et souvent, dans ce “ hum ! hum ! ” se traduisait un piquant humour dont la malice n'était sensible qu'à un homme très perspicace et connaissant bien les diaboliques insanités de l'existence. ”

C'est vrai, c'est juste. Le “ hum ! hum ! ” jouait en effet un rôle important dans les conversations intimes de Lénine, aussi bien d'ailleurs que dans ses écrits de polémiste. Ilitch prononçait son “ hum ! hum ! ” très nettement et, comme le note Gorki, avec une infinie variété de nuances. Il avait en cela une sorte de code de signaux qu'il employait pour exprimer les états d'âme les plus divers. Sur le papier, “ hum ! hum ! ” n'a l'air de rien ; dans la causerie, cela était haut en couleur, cela valait par le timbre de la voix, par l'inclination de la tête, par le jeu des sourcils, par le geste des mains éloquentes.

Gorki nous décrit aussi la pose favorite de Lénine : “ Il renversait la tête en arrière, puis la penchant sur l'épaule glissait les doigts aux entournures de son gilet, sous les aisselles. Il y avait dans cette attitude quelque chose d'étonnamment drôle et charmant, on aurait dit d'un coq vainqueur et, à ces moments-là, il était tout radieux. ”

Tout cela est parfaitement dit, si l'on en excepte le “ coq vainqueur ” qui ne convient pas du tout à l'image de Lénine. Mais la pose est bien dépeinte. Hélas ! lisons un peu plus loin :

“ Grand enfant de ce monde maudit, homme excellent qui avait besoin de s'offrir en victime à l'hostilité et à la haine pour réaliser une œuvre d'amour et de beauté... ”

Pitié, pitié, Alexis Maximovitch !

“ Enfant d'un monde maudit !... ” cela pue le tartuffe à plein nez ! Oui, Lénine affectait une pose étonnamment avenante, un peu malicieuse peut-être par instant, mais il n'y avait en cela aucune tartuferie. “ S'offrir en victime ”, l'expression est fausse, insupportable, comme le grincement d'un clou frotté sur du verre ! Lénine ne se sacrifiait nullement, mais vivait d'une vie pleine, jaillissante, il développait complètement sa personnalité au service du but qu'il s'était lui-même librement assigné. Et son œuvre n'était point “ d'amour et de beauté ” : voilà des termes d'une généralité bien trop commune, d'une redondance déplacée ; il n'y manque vraiment que les majuscules : Amour et Beauté ! La tâche que s'était donnée Lénine était de réveiller et d'unir les opprimés pour abattre le joug de l'oppression ; c'était la cause des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l'humanité.

Gorki nous parle des attentions que Lénine avait pour ses camarades, du souci qu'il prenait de leur santé... Et il ajoute : “ Dans ce sentiment, je n'ai jamais pu surprendre la préoccupation intéressée que manifeste un patron intelligent à l'égard d'ouvriers honnêtes et habiles. ”

Eh bien ! Gorki se trompe tout à fait ; il a précisément laissé échapper un des traits essentiels de Lénine. Les attentions personnelles d'Ilitch vis-à-vis des camarades n'allaient jamais sans la préoccupation du bon patron, soucieux du travail à faire. Sans doute est-il impossible de parler ici d'un sentiment “ intéressé ”, l'œuvre elle-même n'étant pas uniquement personnelle ; mais il est indiscutable que Lénine subordonnait sa sollicitude pour ses camarades aux intérêts de la cause – de cette cause qui justement groupait autour de lui des compagnons. Cette alliance de préoccupations d'ordre général et d'ordre individuel ne diminuait en rien l'humanité des sentiments de Lénine, mais la tension de tout son être vers le but politique n'en était que plus forte, plus pleine.

Gorki, qui ne s'est pas aperçu de cela, n'a certainement pas compris le sort qui échut à un grand nombre de ses requêtes en faveur des personnes qui “ avaient souffert ” de la révolution, requêtes qu'il adressait directement à Lénine.

Les victimes de la révolution ont été nombreuses, on le sait, et les démarches de Gorki n'ont pas été rares non plus : certaines même furent tout à fait absurdes. Il suffit de se rappeler l'intervention prodigieusement emphatique de l'écrivain en faveur des socialistes-révolutionnaires, à l'époque du fameux procès de Moscou. Gorki nous dit :

“ Je ne me rappelle pas de cas où Ilitch ait repoussé une de mes demandes. S'il est arrivé parfois que les décisions de Lénine n'aient pas été mises à exécution, cela n'était pas de sa faute : cela s'expliquait probablement par ces maudits “ défauts du mécanisme ” qui ont toujours été nombreux à profusion dans notre lourde machine gouvernementale. On peut admettre aussi qu'il y eut parfois de la malveillance de la part de je ne sais qui quand il s'agissait d'alléger le sort de certaines personnes, de leur sauver la vie... ”

Avouons-le, ces lignes nous ont choqué plus que tout le reste.

Qu'en faut-il conclure en effet ? Ceci : comme chef du Parti et de l'Etat, Lénine poursuivait impitoyablement les ennemis de la révolution ; mais il suffisait à Gorki d'intercéder, et il n'y aurait pas eu de cas où Ilitch aurait repoussé la demande de l'écrivain ? Il faudrait donc admettre que le sort des gens se décidait, pour Lénine, d'après des interventions amicales. Cette affirmation serait tout à fait incompréhensible si Gorki n'y mettait lui-même une réserve : il n'a pas reçu satisfaction dans toutes ces démarches. Mais alors il en accuse les défauts du mécanisme soviétique...

En est-il vraiment ainsi ? Lénine était-il véritablement impuissant à surmonter les défectuosités du mécanisme dans une question aussi simple que l'élargissement d'un prisonnier ou la grâce d'un condamné ? C'est bien douteux. N'est-il pas plus naturel d'admettre que Lénine, après avoir jeté sur la requête et le requérant “ le regard omniscient du grand malin ”, évitait de débattre l'affaire avec Gorki, mais ensuite laissait au mécanisme soviétique, avec tous ses défauts prétendus et réels, la tâche d'exécuter ce qu'exigeaient les intérêts de la révolution ? En effet, Lénine n'était pas si “ simple ” et si “ droit ” que cela quand il était obligé d'éconduire la sentimentalité petite-bourgeoise. Les attentions de Lénine pour la personnalité humaine étaient infinies, mais elles étaient entièrement subordonnées aux attentions qu'il devait, en tout premier lieu, à l'humanité entière, dont le sort à notre époque se confond avec celui du prolétariat. Si Lénine n'avait pas été capable de subordonner le particulier au général, il aurait peut-être été “ un juste ” qui “ s'offre en victime au nom de l'amour et de la beauté ”, mais il n'aurait certainement pas été le Lénine que nous avons connu, le chef du Parti bolchevique, l'auteur de la Révolution d'Octobre.

A ce qui précède, il faut entièrement rattacher le récit que nous fait Gorki de “ l'extraordinaire entêtement ” dont fit preuve Lénine, lorsque, durant plus d'un an, il exhorta l'écrivain à aller suivre un traitement à l'étranger.

“ En Europe, dans un bon sanatorium, vous pourrez vous soigner et vous travaillerez trois fois davantage. Hé ! Hé !... Partez, guérissez-vous... Ne vous obstinez pas à rester ici, je vous en supplie. ”

L'ardente sympathie que Lénine éprouvait pour Gorki, pour l'homme aussi bien que pour l'écrivain, est connue de tout le monde et indiscutable. La santé de Gorki donnait du souci à Ilitch, sans aucun doute. Pourtant, dans “ l'extraordinaire entêtement ” avec lequel Lénine voulait expédier Gorki à l'étranger, il y avait aussi un calcul politique : en Russie, en ces difficiles années, l'écrivain s'égarait déplorablement et risquait de se fourvoyer définitivement ; à l'étranger, se trouvant en face de la civilisation capitaliste, il pouvait se redresser. En lui pouvait se réveiller l'état d'âme qui, jadis, l'avait forcé à “ cracher au visage ” de la France bourgeoise.

Certes, il n'était pas indispensable pour Gorki de répéter ce “ geste ” en lui-même peu persuasif ; mais la disposition d'esprit qui l'avait inspiré promettait d'être beaucoup plus féconde que de pieuses démarches en faveur de travailleurs intellectuels dont tout le malheur venait de ce qu'ils n'avaient pas réussi, les pauvres, à jeter en temps voulu un nœud coulant sur le prolétariat révolutionnaire.

Oui, Lénine prenait soin de Gorki, il désirait sincèrement voir sa santé s'améliorer et l'écrivain travailler ; mais il avait besoin d'un Gorki redressé, et c'est pourquoi il mettait tant d'insistance à l'envoyer à l'étranger ; c'est pour cela qu'il l'exhortait à aller renifler un peu les odeurs de la civilisation capitaliste. Même quand on ne s'est pas trouvé dans la coulisse de cette affaire, on peut, d'après le seul récit de Gorki, deviner les motifs de Lénine : il agissait précisément comme un grand patron qui, jamais et dans aucune circonstance, n'oublie les intérêts de la cause qui lui a été confiée par l'histoire.

Ce n'est pas en révolutionnaire, c'est en petit-bourgeois moralisateur que Gorki nous a retracé l'image de Lénine ; et voilà comment cette figure, toute d'un bloc, d'une unité si exceptionnelle, se trouve désagrégée dans le récit.

Mais cela va encore plus mal lorsque Gorki passe à la politique proprement dite. Ce ne sont ici que malentendus ou erreurs déplorables.

“ Homme d'une volonté extraordinairement forte, il était dans tout le reste le type même de l'intellectuel russe. ”

Lénine – type d'intellectuel ! N'est-ce pas curieux à entendre ? N'est-ce pas une raillerie, et d'une inconvenance monstrueuse ? Lénine – type de l'intellectuel !

Mais cela ne suffit pas à Gorki. D'après lui, en effet, nous apprenons que Lénine “ possédait au plus haut degré une qualité qui est propre à l'élite de l'intelligence russe – le renoncement souvent poussé jusqu'au tourment, jusqu'à la mutilation de soi-même... ”.

Voyez-vous cela ! Et allez-donc ! Un peu plus haut, Gorki développait tant qu'il pouvait cette pensée que l'héroïsme de Lénine, “ c'est le modeste ascétisme, assez fréquent en Russie de l'honnête intellectuel révolutionnaire qui croit sincèrement à la possibilité de la justice sur terre ”, etc. Il est physiquement impossible de transcrire ce passage tant il est faux et navrant... “ L'honnête intellectuel qui croit à la possibilité de la justice sur terre ! ” Tout bonnement, un petit fonctionnaire provincial, un radical, qui a lu les Lettres historiques de Lavrov ou bien la contrefaçon qu'en donna plus tard Tchernov...

Je me rappelle à ce propos qu'un des vieux traducteurs marxistes du temps jadis avait appelé Karl Marx “ le grand pleureur de l'affliction populaire ”.

Il y a vingt-cinq ans, dans le bourg de Nijné-Ilinsk, je m'amusais de bon cœur avec ce Karl Marx provincial. Mais aujourd'hui, il a bien fallu le constater, Lénine lui-même n'a pas échappé à son sort : un Gorki, un homme qui a Ilitch, qui le connaissait bien, qui comptait parmi ses proches, quia parfois collaboré avec lui, nous représente cet athlète de la pensée révolutionnaire, non seulement comme un piteux ascèse, mais, bien pis, comme le type de l'intellectuel russe.

Cela, c'est une calomnie et d'autant plus maligne qu'elle est faite en toute bonne foi, en toute bienveillance, et presque avec un transport d'enthousiasme.

Lénine, certainement s'était imprégné de la tradition du radicalisme intellectuel révolutionnaire ; mais il l'avait surmontée et dépassée, et ce n'est qu'à partir de ce moment qu'il devint Lénine.

L'intellectuel russe “ typique ” est effroyablement borné ; or Lénine est précisément l'homme qui dépasse toutes le bornes et surtout celles des intellectuels.

S'il est juste de dire que Lénine s'était imprégné de la tradition séculaire des intellectuels révolutionnaires, il est encore plus juste d'affirmer qu'il concentre en lui-même la poussée multiséculaire de l'élément paysan : en lui vit le moujik russe, avec sa haine de la classe seigneuriale, avec son esprit calculateur, sa vive intelligence de maître de maison. Mais ce qu'il y a de limité, de borné dans la moujik est surmonté, dépassé en Lénine par un immense essor de la pensée et par l'emprise de la volonté.

En Lénine enfin – et c'est ce qu'il y a de plus solide, de plus vigoureux en lui – s'incarne l'esprit du jeune prolétariat russe. Ne pas apercevoir cela, ne voir que l'intellectuel, c'est ne rien voir du tout. Ce qui rend géniale l'œuvre de Lénine, c'est qu'à travers lui le jeune prolétariat russe s'émancipe, sort de sa situation extrêmement bornée et s'élève à l'universalité historique. Et c'est pourquoi la nature de Lénine, profondément attachée au sol, se développe organiquement, s'épanouit en créations, devient invinciblement internationale. Son génie consiste, avant tout, à dépasser toutes les bornes.

Le trait essentiel du caractère d'Ilitch est assez justement défini par Gorki, quand celui-ci l'appelle “ un optimisme combatif ”.

Mais il ajoute : “ Ce côté-là chez lui n'avait rien de russe... ”

Allons, bon ! Mais, voyons, ce typique intellectuel, cet ascète de province, n'est-il pas tout ce qu'il y a de plus russe, de plus local ? N'est-ce pas un bonhomme de Tambov ? Comment donc Lénine, avec des traits essentiels de caractère qui “ ne sont pas russes ”, avec une volonté de fer et un optimisme combatif, se trouve-t-il être en même temps le type de l'intellectuel russe ? Et n'y a-t-il pas là quelque grosse calomnie contre l'homme russe en général ? Le talent de conduire les poux en laisse est, à vrai dire, indiscutablement russe ; mais, grâce à la dialectique, cela ne durera pas toujours, cela changera. La politique socialiste-révolutionnaire que couronne le régime de Kérenski fut la plus haute expression de ce vieil art national qui consiste à conduire des poux en laisse. Mais Octobre, sachez-le bien, Alexis Maximovitch, aurait été impossible si, longtemps avant Octobre, dans l'homme russe, ne s'était allumée une nouvelle flamme, si son caractère n'avait pas été transfiguré.

Lénine intervient, non seulement à l'époque où l'histoire de Russie change de direction, mais au moment où “ l'esprit ” national se transforme par une crise. Les traits essentiels de Lénine ne sont pas “ russes ”, prétendez-vous... Mais vous nous permettrez de vous demander si le Parti bolchevique est un phénomène russe de caractère – ou bien, disons : hollandais ? Que direz-vous donc de ces prolétaires de l'action clandestine, de ces combattants, de ces Ouraliens durs comme la roche, de ces francs-tireurs, de ces commissaires de l'Armée Rouge qui, jour et nuit, ont le doigt sur la détente d'un browning, et aujourd'hui de ces directeurs de fabriques, de ces organisateurs de trusts qui, demain, seraient prêts à risquer leur tête pour l'émancipation du coolie chinois ? Voilà une race, voilà un peuple, voilà l'un des grands “ ordres ” de l'humanité ! Et ne sont-ils pas de la pâte qui se fait en Russie ? Vous nous permettrez de vous contredire.

Et que dirons-nous encore de toute la Russie du XX° siècle (et d'auparavant) : ce n'est plus le vieux pays provincial des époques lointaines ; c'est une Russie nouvelle et internationale, qui a du métal dans le caractère. Le Parti bolchevique est une sélection de cette nouvelle Russie, et Lénine en est le plus grand formateur et éducateur.

Mais ici nous entrons dans le domaine de l'absolue confusion. Gorki, non sans un retour de coquetterie, se déclare “ douteux marxiste ”, qui ne croit guère à la raison dans les masses en général, ni à la raison dans les masses paysannes en particulier. Il estime que les masses ont besoin d'être gouvernées du dehors.

“ Je sais – écrit-il –, qu'en exprimant de pareilles idées, je m'expose encore une fois aux railleries des politiciens. Je sais également que les plus intelligents et les plus honnêtes d'entre eux se moqueront de moi sans conviction, et, pour ainsi dire, par devoir de fonctionnaires. ”

Je ne sais quels sont ces politiciens “ intelligents et honnêtes ” qui partagent le scepticisme de Gorki au sujet des masses. Mais ce scepticisme nous paraît bien plat. Que les masses aient besoin d'être dirigées (“ du dehors ”), Lénine l'avait, croyons-nous, deviné. Peut-être Gorki a-t-il entendu dire que, précisément pour mener les masses, Lénine a employé toute sa vie consciente à créer une organisation spéciale : le Parti bolchevique. Lénine n'encourageait guère la foi aveugle en la raison des masses. Pourtant, il méprisait encore davantage la morgue de ces intellectuels qui reprochent à la masse de n'être pas faite à leur image et ressemblance. Lénine savait que la raison des masses doit s'adapter à la marche objective des choses. Le Parti devait faciliter cette adaptation, et, comme en témoigne l'histoire, il a accompli sa tâche non sans succès.

Gorki est en désaccord, comme il l'écrit, avec les communistes au sujet du rôle des intellectuels. Il estime que les meilleurs des anciens bolcheviks ont éduqué des centaines d'ouvriers précisément “ dans l'esprit de l'héroïsme social et d'une haute intellectualité ” (!!). Plus simplement, plus exactement, Gorki n'accepte les bolcheviks qu'à l'époque où le bolchevisme en était encore à ses essais de laboratoire, préparant ses premiers cadres intellectuels et ouvriers. Il se sent tout proche du bolchevik de 1903-1905. Mais celui d'Octobre, mûri, formé, celui qui, d'une main inflexible, exécute ce que l'on commençait à peine à entrevoir il y a quinze ans, celui-là est étranger et antipathique à Gorki

L'écrivain lui-même, avec sa constante orientation vers une plus haute culture, une plus complète intellectualité, a pourtant trouvé le moyen de s'arrêter à mi-chemin. Ce n'est ni un laïc, ni un pope : c'est le chantre de la culture.

De là son attitude hautaine, son dédain de la raison des masses, et en même temps du marxisme, bien que celui-ci, comme on l'a déjà dit, bien différent du subjectivisme, s'appuie non sur la foi en la raison des masses, mais sur la logique du processus matériel qui, en fin de compte, soumet à sa loi “ la raison des masses ”.

La voie qui mène de ce côté n'est pas toute simple, il est vrai, et l'on y casse pas mal de vaisselle ; on y brise même quelques ustensiles de la “ culture ”. Voilà ce que Gorki ne peut tolérer ! Selon lui, l'on devrait se contenter d'admirer cette belle vaisselle ; il ne faudrait jamais la briser.

Pour rapprocher Lénine de lui-même, pour se consoler, Gorki nous affirme qu'Ilitch “ a dû sans doute, plus d'une fois, retenir son âme par les ailes ”, en d'autres termes se faire violence : implacable quand il fallait écraser une résistance, Lénine était ainsi sujet à des luttes intérieures, il devait vaincre son amour de l'homme, son amour de la culture ; c'était en lui un véritable drame. En un mot, Gorki inflige à Lénine ce dédoublement qui caractérise les intellectuels, cette “ conscience maladive ” que l'on estimait si fort autrefois, ce précieux abcès du vieux radicalisme intellectuel.

Mais tout cela est faux. Lénine était fait d'un seul bloc. Morceau de haute qualité, de structure complexe, mais tenant bien par toutes ses parties, et dans lequel tous les éléments s'adaptaient les uns aux autres admirablement.

La vérité est que Lénine évitait assez souvent de causer avec des solliciteurs, défenseurs et gens de cette sorte.

“ Qu'un tel le reçoive, disait-il avec un petit rire évasif, sans quoi je serais encore trop bon. ”

Oui, il avait souvent peur d'être “ trop bon ”, car il connaissait la perfidie des ennemis et la béate niaiserie des intermédiaires, et il considérait en somme comme insuffisante n'importe quelle mesure de sévère prudence. Il préférait viser un ennemi invisible, au lieu de laisser distraire son attention par des contingences et d'être “ trop bon ”. Mais en cela se manifestait encore le calcul politique, et non pas cette “ conscience maladive ” qui accompagne nécessairement les caractères dépourvus de volonté, pleurnicheurs – l'humide nature du “ typique intellectuel de Russie ”.

Ce n'est pas encore tout. Gorki – nous l'apprenons de lui-même –, reprochait à Lénine de “ comprendre d'une façon trop simplifiée le drame de l'existence ” (hum ! hum !) et lui disait que cette compréhension simplifiée “ menaçait de mort la culture ” (hum ! hum !).

Durant les jours critiques de la fin de 1917 et du début de 1918, quand à Moscou l'on tirait sur le Kremlin, quand des matelots (la chose a dû se produire, mais pas aussi souvent que la calomnie bourgeoise l'a prétendu) éteignaient leurs cigarettes en les écrasant sur des Gobelins, quand les soldats – affirmait-on –, se taillaient des culottes – fort incommodes et peu pratiques ! – dans des toiles de Rembrandt (c'étaient là les sujets de plainte qu'apportaient à Gorki les représentants éplorés “ d'une haute intellectualité ”) –, durant cette période, Gorki fut tout à fait désorienté et chanta des requiem désespérés sur notre civilisation. Epouvante et barbarie ! Les bolcheviks allaient briser tous les vases historiques, vases à fleurs, vases de cuisine, vases de nuit !

Et Lénine lui répondait : “ Nous en casserons autant qu'il faudra, et si nous en cassons trop, la faute en retombera sur les intellectuels qui continuent à défendre des positions intenables. ” – N'était-ce pas d'un esprit étroit ? Ne voyait-on pas là – pitié, pitié, Seigneur ! – que Lénine simplifiait trop “ le drame de l'existence ” ?

Je ne sais, mais l'esprit répugne à ergoter sur de semblables considérations. L'intérêt de la vie de Lénine n'était pas de gémir sur la complexité de l'existence, mais de la reconstruire autrement. Pour cela, il fallait considérer l'existence dans son ensemble dans ses principaux éléments, discerner les tendances essentielles de son développement et subordonner à celles-ci tout le reste.

C'est précisément parce qu'il était passé maître dans la conception créatrice de ces vastes ensembles qu'il considérait le “ drame de l'existence ” en patron : nous casserons ceci, nous démolirons cela, et provisoirement nous étayerons ceci encore.

Lénine distinguait tout ce qui était honnête, tout ce qui était individuel, il remarquait toutes les particularités, tous les détails. Et s'il “ simplifiait ”, c'est-à-dire s'il rejetait les éléments secondaires, ce n'était pas faute de les avoir remarqués, mais parce qu'il connaissait sûrement les proportions des choses...

En ce moment me revient à la mémoire un prolétaire de Pétersbourg, nommé Vorontsov, qui, dans la premiers temps après Octobre, se trouva attaché à la personne de Lénine, le gardant et l'aidant.

Comme nous nous préparions à évacuer Pétrograd, Vorontsov me dit d'une voix sombre :

– Si, par malheur, ils prenaient la ville, ils y trouveraient bien des choses. Il faudrait flanquer de la dynamite sous Pétrograd et faire tout sauter.

– Et vous ne regretteriez pas Pétrograd, camarade Vorontsov ? demandai-je, admirant la hardiesse de ce prolétaire.

– Quoi regretter ? Quand nous reviendrons, nous rebâtirons quelque chose de mieux.

Je n'ai pas inventé ce bref dialogue et ne l'ai pas stylisé. Il est resté tel quel, gravé dans ma mémoire. Eh bien, c'est la bonne manière de considérer la culturel. Il n'y a pas là trace de pleurnicherie et ce n'est pas un requiem. La culture est l'œuvre des mains humaines. Elle n'est véritablement pas dans les pots décorés que nous garde l'histoire, mais dans une bonne organisation du travail des têtes et des mains. Si, sur la voie de cette bonneorganisation, s'élèvent des obstacles, il faut les balayer. Et si l'on est alors obligé de détruire des valeurs du passé, détruisons-les sans larmes sentimentales ; nous reviendrons ensuite pour en édifier, pour en créer de nouvelles, infiniment plus belles que les anciennes. Voilà comment, reflétant la pensée et le sentiment de millions d'hommes, Lénine considérait les choses. Son opinion était bonne et juste, et il y a là beaucoup à apprendre pour les révolutionnaires de tous les pays.

Kislovodsk, 28 septembre 1924.


Notes

[1]. L'article de GORKI sur Lénine que Trotsky critique dans ce texte se trouve dans le tome 17 des Œuvres complètes de l'écrivain (Sobranie socinenij, t. 17, Moskva, 1952).
Le texte de 1952 diffère de celui qui fut publié en français en 1925 ; à cette date, Gorki fait dire à Lénine à propos de Trotsky : “ Qu'on me montre un autre homme capable d'organiser en un an une armée presque exemplaire et de conquérir au surplus l'estime des spécialistes militaires. Nous avons cet homme. Nous avons tout. Et nous ferons aussi des prodiges ! ” (Clarté, n° 71, 1° février 1925). En 1952, ce passage devient : “ ... Il a su former les spécialistes militaires. – Après un silence, il ajouta tout bas et tristement : – Et pourtant, il n'est pas des nôtres, avec nous, mais pas des nôtres ; ambitieux, il y a en lui quelque chose de mauvais, de lassalien. ”. Ces remaniements parlent d'eux-mêmes et rendent inutile qu'on épilogue sur les falsifications staliniennes des textes et de l'histoire. [Note de M. Bonnet]


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