1924

A la mort de Lénine, L. Trotsky publie ses souvenirs. Ce recueil devait servir de matériau à un livre plus fouillé qui ne sera pas publié.


Lénine

Léon Trotsky

Discours et message

III: Lénine malade

Extrait d'un discours à la VII° Conférence du Parti de l'Ukraine, le 5 avril 1923.

Camarades, en ce qui concerne la clarté de la pensée et la fermeté de notre Parti, nous avons subi, cette année, de nouvelles épreuves apportées par l'expérience. Cette vérification a été pénible, parce qu'elle a été la conséquence d'un fait dont se ressent rudement en sa conscience tout notre Parti, d'un fait douloureux pour les grandes masses de la population laborieuse et, serait-il plus juste de dire, pour tous les travailleurs de notre pays, pour un nombre considérable de travailleurs dans le monde : je parle de la maladie de Vladimir Ilitch.

Lorsque son état s'aggrava, au début de mars, le Bureau politique se réunit pour délibérer sur les communications à faire à ce sujet au Parti, au pays   j'imagine, camarades, que vous comprenez dans quel état d'esprit eut lieu cette séance : nous devions révéler la triste, l'inquiétante nouvelle par un premier bulletin.

Bien entendu, à cette minute, nous restions avant tout des hommes politiques. Personne ne nous en fera le reproche. Nous ne pensions pas seulement à la santé du camarade Lénine ; certes, à ce moment, nous nous inquiétions avant tout des difficultés physiques dans lesquelles il se débattait, des pulsations de son cœur, du degré de sa température ; mais nous nous demandions aussi quelle impression le bulletin médical allait produire sur la vie politique, sur les pulsations du cœur de la classe ouvrière et de notre Parti.

Anxieusement et pourtant avec une foi profonde dans les forces du Parti, nous nous dîmes qu'il fallait, dès l'apparition du danger, en informer nos camarades et tout le pays.

Cela ne faisait aucun doute pour nous : nos ennemis essaieraient d'utiliser cette nouvelle pour jeter le trouble dans la population, surtout parmi les paysans, pour lancer des nouvelles alarmantes, etc. ; mais aucun de nous ne douta non plus de la nécessité de faire connaître au Parti l'état des choses : dire ce qui était, c'était faire appel plus hautement à la responsabilité de chacun des membres du Parti.

Notre organisation se compose d'un demi-million d'hommes ; c'est une vaste collectivité qui a une grande expérience, mais dans cette imposante armée, Lénine occupe une place qui ne peut se comparer à aucune autre.

Il n'y a pas, il n'y eut jamais dans l'histoire d'homme qui influât comme Lénine sur le sort non seulement d'un pays, mais de l'humanité entière ; il n'y a pas de commune grandeur qui nous donne la proportion historique de Vladimir Ilitch. Et voilà pourquoi son éloignement prolongé du travail, son état grave devaient nécessairement nous jeter dans une profonde inquiétude, en tant qu'hommes politiques. Sans doute, sans doute, nous savons que la classe ouvrière vaincra par elle-même. Il est dit, dans un de nos hymnes : “ Il n'est pas de sauveur suprême ”, pas de “ héros ” suprême... Et c'est juste, mais cela n'est juste que dans le compte définitif de l'histoire : finalement, la classe ouvrière vaincra, et elle serait victorieuse même s'il n'avait jamais existé de Karl Marx, même s'il n'y avait pas eu d'Oulianov-Lénine. La classe ouvrière aurait su élaborer par elle-même les idées dont elle a besoin, les méthodes qui lui sont indispensables ; mais ce travail aurait été plus lent.

La classe ouvrière, en deux points culminants de son évolution, a vu se dresser deux figures, Marx et Lénine : c'est là un avantage formidable pour la révolution.

Marx est le prophète qui apporte les tables de la loi ; Lénine est le grand exécuteur des commandements ; il n'adresse pas comme Marx son enseignement à une aristocratie prolétarienne, mais il parle aux masses, aux peuples, il leur donne une expérience dans les circonstances les plus difficiles, il agit, il manœuvre, il remporte la victoire.

Notre travail pratique de cette année n'a pu bénéficier que d'une participation réduite de Vladimir Ilitch. Dans le domaine des idées, nous avons reçu de lui récemment certains avertissements, certaines indications qui nous guideront pour plusieurs années   sur la question paysanne, sur l'appareil de l'Etat, sur la question nationale...

Or, il nous fallait annoncer que son état s'était aggravé. Nous nous demandions avec une inquiétude bien naturelle quelles déductions allait en tirer la masse des sans-parti, la masse paysanne, celle de l'Armée Rouge ; dans notre appareil gouvernemental, c'est Lénine, tout le premier, qui a la confiance du paysan. Indépendamment de toutes les autres considérations, Ilitch est notre grand capital moral dans les rapports établis entre la classe ouvrière et la paysannerie. Le paysan ne penserait-il pas   se demandaient certains d'entre nous  , que, Lénine étant éloigné pour longtemps du travail, sa politique allait être modifiée ? Comment allait réagir le Parti ? Quelle serait l'attitude de la masse ouvrière, du pays ?

Dès que parurent les premiers bulletins qui donnaient l'alarme, le Parti, dans son ensemble, se ramassa, se resserra, se redressa moralement.

Certes, camarades, le Parti est composé d'hommes vivants qui ont leurs défauts, leurs insuffisances ; chez les communistes, il y a beaucoup “ d'humain, de trop humain ”, comme disent les Allemands ; il y a des heurts entre groupes, entre personnes, certains désaccords sérieux, d'autres insignifiants ; il y en aura encore, car un grand parti ne peut vivre autrement. Mais la force morale, le poids spécifique du Parti, se détermine par ce qui monte à la surface dans un bouleversement si tragique : volonté d'unité, discipline, ou bien manifestations d'ordre secondaire, personnelles, humaines, trop humaines.

Or, camarades, je pense qu'à présent nous pouvons déjà tirer notre conclusion en toute certitude : ayant senti qu'il perdait pour longtemps la direction de Lénine, notre Parti s'est resserré, a repoussé tout ce qui pouvait menacer la clarté de sa pensée, l'unité de sa volonté, sa capacité combative...

Avant de monter en wagon pour venir ici, à Kharkov, je causais avec notre commandant de Moscou, Nicolas Ivanovitch Mouralov, que beaucoup d'entre vous connaissent comme un vieux membre du Parti. Je lui demandais quelle était l'attitude du soldat de l'Armée Rouge, depuis que l'on avait appris la maladie de Lénine. Mouralov me dit : “ Au premier instant, la nouvelle a produit l'effet d'un coup de tonnerre ; il y a eu comme un recul instinctif ; ensuite, tous se sont mis à réfléchir profondément sur la valeur de Lénine... ”

Oui, camarades, l'homme sans parti de l'Armée Rouge s'est mis à réfléchir à sa manière, mais très profondément, sur le rôle de l'individu dans l'histoire ; il examine une question que nous autres, les aînés, lorsque nous étions de petits lycéens, de petits étudiants ou de jeunes ouvriers, nous avons étudiée dans les livres, et aussi dans les prisons, au bagne, dans la déportation ; nous discutions alors sur les rapports du “ héros ” et de la “ foule ”, sur le “ facteur subjectif ” et les “ conditions objectives ”...

Et voici qu'en 1923, notre jeune soldat de l'Armée Rouge s'est mis à réfléchir sur ces grandes questions ; des centaines, des milliers d'hommes se recueillent ; dans toute la Russie, dans toute l'Ukraine, partout, des millions de paysans se demandent quel a été le rôle personnel de Lénine dans l'histoire. Et que répondent nos instructeurs politiques, nos commissaires, nos secrétaires de groupes ?

Ils répondent que Lénine est un génie, que le génie n'apparaît qu'une fois dans un siècle, et que, pour les génies conducteurs de la classe ouvrière, nous n'en avons encore que deux dans l'histoire mondiale : Marx et Lénine.

On ne peut créer le génie, même par décision d'un parti tout puissant et bien discipliné ; mais on peut s'efforcer, dans la mesure du possible, de le remplacer, on peut suppléer à son absence en redoublant les efforts collectifs. Voilà la théorie de la personnalité et de la classe que nos instructeurs politiques exposent, en termes simplifiés, devant le soldat sans parti de l'Armée Rouge. Et cette théorie est juste : Lénine, en ce moment, ne peut travailler ; nous devons redoubler d'efforts, tous ensemble ; nous devons considérer le danger avec une attention accrue ; nous devons protéger la révolution avec une persévérance deux fois plus grande ; nous devons utiliser les possibilités de construction avec une opiniâtreté plus acharnée. Et c'est ce que nous ferons tous : depuis les membres du Comité Central jusqu'au soldat sans parti de l'Armée Rouge...

Notre travail, camarades, est très lent ; bien qu'il se fasse en de vastes cadres, il est encore très partiel ; nos méthodes sont nécessairement “ prosaïques ” : bilans et calculs, impôt en nature, exportation des blés... Nous faisons tout cela pas à pas, construisant l'édifice brique à brique... N'y a-t-il pas danger que notre Parti ne dégénère dans ces méticuleuses préoccupations ? Nous ne pourrions tolérer cette dégénérescence, pas plus que nous ne pourrions admettre, même au moindre degré, une rupture de l'unité effective ; car si la période actuelle doit être difficile et doit durer longtemps, elle ne durera pas toujours. Peut-être même pas si longtemps que cela.

Une explosion révolutionnaire de grande étendue, comme le serait le début d'une révolution européenne, peut venir beaucoup plus tôt qu'on ne le croit souvent parmi nous.

Si, des leçons stratégiques de Lénine, nous devons retenir particulièrement quelque chose, c'est bien ce qu'il appelle la politique des grands tournants : aujourd'hui sur les barricades, demain, dans l'étable de la III° Douma d'Etat ; aujourd'hui, l'on fait appel à la révolution mondiale, à un Octobre mondial ; demain, on accepte des pourparlers avec Kühlmann et Czernin, on signe l'infâme paix de Brest-Litovsk. Les circonstances ont changé, ou bien nous les avons autrement évaluées   nous marchons vers l'Ouest, sur Varsovie... Nous sommes obligés d'apprécier autrement la situation   et c'est la paix de Riga  , une paix que l'on peut aussi appeler infâme, vous le savez assez...

Ensuite, c'est le travail opiniâtre, brique à brique, c'est l'économie, c'est la réduction des postes de fonctionnaires, c'est une grande vérification : a-t-on besoin de cinq téléphonistes ou de trois ? Si trois suffisent, qu'on ne se permette pas d'en placer cinq, car cela coûterait au moujik quelques pouds de blé inutilement dépensés ! C'est le travail quotidien, minutieux, méticuleux...

Mais regardez là-bas, dans la Ruhr, n'est-ce pas une première flamme de révolution qui monte ? La révolution nous trouverait-elle transformés, dégénérés ?

Non, camarades, non ! Nous ne changeons point de nature ; nous modifions nos méthodes et nos procédés ; mais la conservation révolutionnaire du Parti continue à primer pour nous toutes les autres questions.

Nous apprenons à établir un bilan, mais en même temps, nous suivons d'un œil perspicace ce qui se fait en Occident et en Orient, et les événements ne nous prendront pas à l'improviste. Par l'épuration et l'élargissement de notre base prolétarienne, nous nous affermissons... Nous acceptons un compromis avec la paysannerie et la petite-bourgeoisie, nous tolérons les gens de la N.E.P., mais nous n'acceptons dans le Parti ni ceux de la N.E.P., ni les petits-bourgeois ; par l'acide sulfurique, par le fer chauffé à blanc, nous les éliminerions de notre Parti s'il le fallait. (Applaudissements.)

Et au XII° Congrès, le premier depuis Octobre qui se sera tenu sans la participation de Vladimir Ilitch, un des très rares Congrès dans l'histoire de notre Parti où il ne se sera pas trouvé, nous nous dirons les uns aux autres, nous graverons parmi les commandements inscrits dans notre conscience : ne t'immobilise pas dans la routine ; rappelle-toi l'art des brusques tournants ; manœuvre, mais sans te disperser ; conclus des accords avec des alliés temporaires ou durables, mais ne permets pas à ton allié de s'introduire subrepticement dans le Parti ; reste ce que tu étais, l'avant-garde de la révolution mondiale.

Et si le tocsin retentit en Occident   et il retentira  , nous pourrons être alors enfoncés jusqu'au cou dans nos calculs, dans nos bilans, dans la N.E.P., mais nous répondrons à l'appel sans hésitation et sans retard : nous sommes révolutionnaires de la tête aux pieds, nous l'avons été, nous le resterons jusqu'au bout. (Tempête d'applaudissements, toute l'assistance se lève pour acclamer ces paroles.)


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin