1924

En 1924, Trotsky publie ce texte, qui tire les premiers enseignements d'Octobre. Sa publication est évidemment liée au combat qui s'est engagé en Russie face à la montée de la bureaucratie. Ces "leçons" seront d'ailleurs à l'origine de la première campagne anti-trotskyste menée en URSS.


Les leçons d'Octobre

Léon Trotsky

Les journées de juillet, l'émeute de Kornilov, la conférence démocratique et le pré-Parlement

Les décisions de la conférence d'avril donnèrent au parti une ligne juste, mais ne liquidèrent pas les divergences au sommet de la direction. Au contraire, ces divergences devaient au cours des évènements revêtir des formes encore plus concrètes et atteindre leur plus grande acuité au moment le plus grave de la révo­lution aux journées d'octobre.

La tentative d'organiser une démonstration le 10 juin, tenta­tive suggérée par Lénine, fut condamnée comme une aventure par ceux des bolcheviks qui avaient désapprouvé le caractère de la manifestation d'avril. La démonstration du 10 juin n'eut pas lieu, car elle fut interdite par le Congrès des soviets. Mais, le 18 juin, le Parti eut sa revanche : la démonstration générale de Petrograd organisée sur l'initiative, d'ailleurs assez imprudente, des conciliateurs s'effectua presque entièrement sous les mots bolcheviques. Néanmoins le gouvernement tenta d'avoir le dessus : il entreprit une offensive stupide sur le front. Le moment était décisif. Lénine met le Parti en garde contre les imprudences : le 21 juin, il écrit dans la Pravda "Camarades, à l'heure actuelle, une intervention ne serait pas rationnelle. Il nous faut franchir maintenant une nouvelle étape dans notre ré­volution".

Vinrent les journées de juillet qui marquèrent un moment im­portant dans la voie de la révolution et le développement des di­vergences de vues à l'intérieur du Parti. Dans ces journées, la pression spontanée des masses petersbourgeoises joua un rôle décisif. Mais il est indubitable que Lénine se demandait alors si le temps n'était pas déjà venu, si l'état d'esprit des masses n'avait pas dépassé la superstructure soviétiste, si, hypnotisés par la légalité soviétiste, nous ne risquions pas de retarder sur les masses et de nous détacher d'elles. Il est très vraisemblable que certaines opérations purement militaires pendant les journées de juillet eurent lieu sur l'initiative de camarades sincèrement persuadés qu'ils n'étaient pas en désaccord avec l'appréciation de la situation par Lénine. Plus tard, Lénine disait : "En juillet, nous avons commis assez de bêtises.” En réalité, cette fois aussi, l'affaire se réduisit à une reconnaissance mais de plus vaste envergure et une étape plus avancée du mouvement Nous dûmes battre en retraite. Se préparant à l'insurrection et a la prise du pouvoir, Lénine et le Parti ne virent dans l'intervention de juillet qu'un épisode où nous avions payé assez cher la reconnaissance profonde effectuée parmi les forces ennemies, mais qui ne pouvait faire dévier la ligne générale de notre action Au contraire, les camarades hostiles à la politique de la prise du pouvoir devaient voir dans l'épisode de juillet une aventure nui­sible. Les éléments de droite renforcèrent leur mobilisation; leur critique devint plus catégorique, par suite, le ton de la riposte changea. Lénine écrivait : “Toutes ces lamentations, toutes ces réflexions tendant à prouver qu'il n'aurait pas faIlu participer ou bien proviennent de renégats, si elles émanent des bolcheviks, ou bien sont des manifestations de l'effroi et de la confusion habituels aux petits-bourgeois.” Ce mot de renégat prononcé à un tel moment éclairait d'une lueur tragique les diver­gences de vues dans le Parti. Dans la suite, il revient de plus en plus fréquemment.

 

L'attitude opportuniste dans la question du pouvoir et de la guerre prédéterminait évidemment une attitude analogue envers l'Internationale. Les droitiers tentèrent de faire participer le Parti à la conférence de Stockholm des social-patriotes. Lénine écrivait le 16 août : "Le discours de Kamenev au Conseil Cen­tral Exécutif le 6 août, au sujet de la conférence de Stockholm ne peut pas ne pas être réprouvé par les bolcheviks fidèles à leur Parti et à leurs principes." Plus loin, au sujet d'une phrase dans laquelle on disait que le drapeau révolutionnaire commen­çait à flotter sur Stockholm, Lénine écrivait : "C'est une déclaration creuse dans l'esprit de Tchernov et de Tsérételli. C'est un mensonge révoltant. Ce n'est pas le drapeau révolutionnaire, mais le drapeau des transactions, des accords, de l'amnistie des social-impérialistes, des négociations des banquiers pour le par­tage des territoires annexés qui commence à flotter sur Stoc­kholm.”

La voie menant à Stockholm menait en réalité à la II° Interna­tionale, de même que la participation au pré-Parlement menait à la république bourgeoise. Lénine fut pour le boycottage de la conférence de Stockholm, comme il fut plus tard pour le boycot­tage du pré-Parlement. Au fort de la lutte il n'oublia pas un instant la tâche de la création d'une nouvelle Internationale, d'une Internationale communiste.

Le 10 avril déjà, Lénine intervient pour demander le change­ment du nom du Parti. Il apprécie ainsi les objections qui lui sont faites : "Ce sont là les arguments de la routine, de la torpeur, de la passivité." Il insiste : "Il est temps d'enlever notre chemise sale, il est temps de mettre du linge propre." Néanmoins, la résistance dans les sphères dirigeantes fut si forte qu'il fallut attendre une année pour que le Parti se décidât à changer son nom, à revenir aux traditions de Marx et d'Engels. Cet épisode est caractéristique du rôle de Lénine pendant toute l'année 1917 : au tournant le plus brusque de l'histoire, il ne cesse de mener dans le Parti une lutte acharnée contre hier, pour demain. Et la résistance d'hier qui se manifeste sous le drapeau de la tradition atteint par moment une acuité extrême.

L'émeute de Kornilov, qui amena un revirement sensible en notre faveur, atténua temporairement, mais ne fit pas disparaître les désaccords. A un moment, il se manifesta parmi la droite une tendance au rapprochement du Parti et de la majorité soviétiste sur le terrain de la défense de la révolution et, en partie, de la patrie. Lénine réagit au début de septembre, dans sa lettre au Comité Central : "Admettre le point de vue de la défense nationale, ou (comme certains bolcheviks) aller jusqu 'à faire bloc avec les s.-r., jusqu'à soutenir le Gouvernement Provisoire, c' est, j'en ai la conviction profonde, l'erreur la plus grossière en même temps que faire preuve d'un manque absolu de principes. Nous ne deviendrons des défensistes qu'après la prise du pouvoir par le prolétariat..." Puis, plus loin : "Même maintenant, nous ne devons pas soutenir le gouvernement Kerensky. Ce serait man­quer aux principes. Comment, nous dira-t-on, il ne faut pas com­battre Kornilov ? Certes, si. Mais, entre combattre Kornilov et soutenir Kerensky, il y a une différence, il y a là une limite, et cette limite, certains bolcheviks la franchissent en tombant dans un "conciliationnisme", en se laissant entraîner par le torrent des événements."

 

La Conférence Démocratique (14-22 septembre) et le pré-Parlement ­auquel elle donna naissance marquèrent une nouvelle étape dans le développement des divergences de vues. Menche­viks et s.-r. cherchaient à lier les bolcheviks par la légalité par­lementaire bourgeoise. La droite bolchevique sympathisait à cette tactique. Nous avons vu plus haut comment les droitiers se représentaient le développement de la révolution : les soviets remettaient progressivement leurs fonctions aux institutions qua­lifiées : municipalités, zemstvos, syndicats et, finalement, Assemblée Constituante, et par là même descendaient de la scène politique. La voie du pré-Parlement devait acheminer la pensée politique des masses vers l'Assemblée Constituante, couronne­ment de la révolution démocratique. Or, les bolcheviks avaient déjà la majorité dans les soviets de Petrograd et de Moscou; no­tre influence dans l'armée croissait chaque jour. Il ne s'agissait plus de prognose ni de perspectives, il s'agissait du choix de la voie dans laquelle il allait falloir s'engager immédiatement.

La conduite des partis conciliateurs à la Conférence Démocrati­que fut d'une bassesse lamentable. Cependant, notre proposition de quitter ostensiblement cette conférence où nous risquions de nous enliser se heurtait à une résistance catégorique des élé­ments de droite, qui disposaient encore d'une grande influence dans la direction de notre Parti. Les collisions sur cette question furent une introduction à la lutte sur la question du boycottage du pré-Parlement. Le 24 septembre, c'est-à-dire après la Confé­rence Démocratique, Lénine écrivait : "Les bolcheviks devaient s'en aller en signe de protestation et afin de ne pas tomber dans le piège de la Conférence qui cherche à détourner l'attention populaire sur les questions sérieuses.”

Les débats dans la fraction bolchevique de la Conférence Dé­mocratique sur la question du boycottage du pré-Parlement eurent, malgré leur champ restreint, une importance exceptionnelle. En réalité, c'était la tentative la plus large des droitiers d'aiguiller le Parti dans la voie du "parachèvement de la révolution démo­cratique”. Le compte rendu sténographique de ces débats ne fut probablement pas fait; en tout cas, autant que je le sache on n'a pas retrouvé jusqu a présent, une seule note du secrétaire. La rédaction de ce recueil a découvert dans mes papiers quelques matériaux extrêmement restreints sur ce sujet. Kamenev déve­loppa l'argumentation qui, plus tard, sous une forme plus vio­lente et plus nette, fut exposée dans la lettre de Kamenev et Zinoviev aux organisations du Parti (11 octobre). Ce fut Noguine qui posa le plus logiquement la question. Le boycottage du pré-Parlement en substance, disait-il, est un appel à l'insurrection, c'est-à-dire à la répétition des journées de juillet. Personne n'oserait boycotter la même institution, uniquement parce qu'elle porte le nom de pré-Parlement.

La conception essentielle des droitiers était que la révolution menait inévitablement des soviets au parlementarisme bourgeois, que le pré-Parlement représentait une étape naturelle dans cette voie, qu'il n'y avait pas de raison de nous refuser à y participer du moment que nous nous disposions à siéger aux bancs de gauche au parlement. Il fallait, soi-disant, parachever la révolution dé­mocratique et se "préparer" à la révolution socialiste. Mais comment s'y préparer ? Par l'école du parlementarisme bour­geois; en effet, les pays avancés sont pour les pays retardataires l'image de leur développement. Le renversement du tsarisme était conçu révolutionnairement, comme il s'était en réalité produit; mais la conquête du pouvoir par le prolétariat était conçue parlementairement, sur les bases de la démocratie ache­vée. Entre la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne, il devait y avoir de longues années de régime démocratique. La lutte pour la participation au pré-Parlement était une lutte pour l'"européisation” du mouvement ouvrier, pour sa canalisation la plus rapide possible dans le lit de la "lutte" démocratique "pour le pouvoir", c'est-à-dire dans le lit de la social-démocra­tie. Notre fraction à la Conférence Démocratique comptait plus de cent membres et ne se distinguait en rien, surtout à cette époque, d'un Congrès du Parti. La bonne moitié de cette frac­tion se prononça pour la participation au pré-Parlement. A lui seul, ce fait était déjà de nature à susciter de sérieuses inquiétu­des et, en effet, Lénine, à partir de ce moment, ne cesse de sonner l'alarme.

 

Aux jours de la Conférence Démocratique, Lénine écrivait "Ce serait, de notre part, une lourde faute, une manifestation de crétinisme parlementaire sans exemple, que de nous compor­ter envers la Conférence Démocratique comme envers un parle­ment, car, même si elle se proclamait parlement souverain de la révolution, elle ne déciderait rien : la décision est en dehors d'elle, dans les quartiers ouvriers de Petrograd et de Moscou." Quelle était l'opinion de Lénine sur la participation au pré-Par­lement, c'est ce que montrent ses nombreuses déclarations et, en particulier, sa lettre du 29 septembre au Comité Central, où il parle de "fautes révoltantes des bolcheviks comme la honteuse décision de participer au pré-Parlement". Pour lui, cette décision était la manifestation des illusions démocratiques et des errements petits-bourgeois dans la lutte qu'il n'avait cessé de combattre. Il n'est pas vrai que la révolution bourgeoise doive être séparée de la révolution prolétarienne par de longues années. Il n'est pas vrai que l'école du parlementarisme soit la seule école ou l'école principale de préparation à la conquête du pouvoir. Il n'est pas vrai que la voie menant au pouvoir passe nécessairement par la démocratie bourgeoise. Ce sont là des abstractions inconsis­tantes, des schémas doctrinaires dont le résultat est uniquement d'enchaîner l'avant-garde, d'en faire, par l'intermédiaire du mé­canisme étatique "démocratique" l'opposition, l'ombre politi­que de la bourgeoisie; ce sont là des manifestations de la social-démocratie. Il faut diriger la politique du prolétariat non pas se­lon des schémas scolaires, mais dans le courant réel de la lutte de classe. Il ne faut pas aller au pré-Parlement, mais organiser l'insurrection et arracher le pouvoir à l'adversaire. Le reste vien­dra par surcroît. Lénine proposait même de convoquer un Congrès extraordinaire du Parti dont la plate-forme aurait été le boycottage du pré-Parlement. A partir de ce moment, tous ses articles et lettres développent exclusivement cette pensée : il ne faut pas passer par le pré-Parlement et se mettre à la remorque des conciliateurs, il faut descendre dans la rue, afin d'engager la lutte pour le pouvoir.


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin