1924

En 1924, Trotsky publie ce texte, qui tire les premiers enseignements d'Octobre. Sa publication est évidemment liée au combat qui s'est engagé en Russie face à la montée de la bureaucratie. Ces "leçons" seront d'ailleurs à l'origine de la première campagne anti-trotskyste menée en URSS.


Les leçons d'Octobre

Léon Trotsky

Autour de la révolution d'Octobre

Il ne fut pas besoin de réunir un Congrès extraordinaire. La pression de Lénine assura le déplacement nécessaire des forces vers la gauche dans le Comité Central ainsi que dans la fraction du pré-Parlement, dont les bolcheviks sortirent le 10 octobre.

A Petrograd, le conflit du soviet avec le gouvernement se dé­roule sur la question de l'envoi au front des unités de la garnison sympathisant au bolchevisme. Le 16 octobre est créé le Comité Militaire Révolutionnaire, organe soviétiste légal de l'in­surrection. La droite du Parti s'efforce de freiner le cours des événements. La lutte des tendances dans le Parti et des classes dans le pays entre dans une phase décisive. C'est dans la lettre Sur le moment présent, signée de Kamenev et de Zinoviev, que la position de la droite est le plus complètement mise en lumière et motivée. Ecrite le 11 octobre, c'est-à-dire deux semaines avant le coup de force, et envoyée aux principales organisations du Parti, cette lettre s'élève catégoriquement contre la décision du Comité Central concernant l'insurrection armée. Mettant en garde le Parti contre la sous-estimation des forces de l'ennemi, en réalité sous-estimant monstrueusement les forces de la révolution et niant même l'existence de l'état d'esprit combatif parmi masses (deux semaines avant le 25 octobre !), ses auteurs décla­rent : "Nous sommes profondément convaincus que proclamer en ce moment l'insurrection armée, c'est mettre en jeu non seulement le sort de notre Parti, mais aussi celui de la révolution russe et internationale". Mais, si l'on ne se décide pas à l'insurrection et à la prise du pouvoir, que faut-il donc faire ? La lettre répond assez clairement à cette question. : "Par l'intermédiaire de l'armée, par l'intermédiaire des ouvriers, nous tenons un revolver appuyé sur la tempe de la bourgeoisie”, qui, sous cette menace ne pourra pas empêcher la convocation de l'Assemblée Constituante. "Notre Parti a les plus grandes chances aux élec­tions à l'Assemblée Constituante... L'influence du bolchevisme augmente... Avec une tactique juste, nous pouvons obtenir au moins le tiers des mandats à l'Assemblée Constituante." Ainsi, d'après cette lettre, le Parti, doit jouer le rôle d'opposition "in­fluente" à l'Assemblée Constituante bourgeoise. Cette concep­tion social-démocrate est en quelque sorte voilée par les considérations suivantes : "Les soviets qui sont devenus un élément constitutif de notre vie ne pourront être abolis... Ce n'est que sur les soviets que pourra s'appuyer l'Assemblée Constituante dans son travail révolutionnaire. L'Assemblée Constituante et les soviets, voilà le type combiné d'institutions étatiques vers lequel nous marchons.” Fait curieux, caractérisant bien la ligne générale des droitiers : la théorie du pouvoir étatique "combiné” alliant l'Assemblée Constituante aux soviets fut, une année et demie ou deux années plus tard, reprise en Allemagne par Rudolf Hilferding qui, lui aussi, luttait contre la prise du pouvoir par le prolétariat. L'opportuniste austro-allemand ne se doutait pas alors qu'il commettait un plagiat.

 

La lettre Sur le moment présent conteste que nous ayons déjà pour nous la majorité du peuple en Russie. Elle ne tient compte que de la majorité purement parlementaire. "En Russie - dit-elle - nous avons pour nous la majorité des ouvriers et une partie importante des soldats. Mais tout le reste est douteux. Nous som­mes persuadés par exemple que, si les élections à l'Assemblée Constituante ont lieu, les paysans voteront en majorité pour les s.-r. Est-ce là un phénomène fortuit ?" Cette façon de poser la question comporte une erreur radicale : on ne comprend pas que la paysannerie peut avoir des intérêts révolutionnaires puissants et un désir intense de les satisfaire, mais qu'elle ne peut pas avoir une position politique indépendante elle doit, ou bien vo­ter, en somme, pour la bourgeoisie en donnant ses voix aux s.-r., ou bien se rallier activement au prolétariat. Or, c'est de notre politique que dépendait la réalisation de l'une ou de l'autre de ces deux éventualités. Si nous allions au pré-Parlement pour jouer le rôle d'opposition dans l'Assemblée Constituante, nous mettions par là même presque mécaniquement la paysannerie dans une situation où elle devait rechercher la satisfaction de ses intérêts au moyen de l'Assemblée Constituante, partant, au moyen de sa majorité et non au moyen de l'opposition. Au con­traire, la prise du pouvoir par le prolétariat créait immédiatement un cadre révolutionnaire pour la lutte des paysans contre les grands propriétaires fonciers et les fonctionnaires. Pour employer nos expressions courantes, je dirai que, dans cette lettre, il y a, la fois une sous-estimation et une sur-estimation de la paysan­nerie; une sous-estimation de ses possibilités révolutionnaires (sous la direction du prolétariat), et une sur-estimation de son indépendance politique. Cette double faute découle à son tour d'une sous-estimation de la force du prolétariat et de son Parti, c'est-à-dire d'une conception social-démocrate du prolétariat. Il n'y a là rien de surprenant. Toutes les nuances de l'opportunisme se fondent en dernière analyse dans une appréciation irrationnelle des forces révolutionnaires et des possibilités du prolétariat.

 

Combattant l'idée de la prise du pouvoir les auteurs de la lettre cherchent à effrayer le parti par les perspectives de la guerre révolutionnaire. “La masse des soldats nous soutient non pas pour le mot d'ordre de la guerre, mais pour le mot d'ordre de la paix... Si, après avoir pris le pouvoir seuls, nous en venons, étant donné la situation mondiale, à la nécessité de mener une guerre révolutionnaire, la masse des soldats s'éloignera de nous. Certes, l'élite des jeunes soldats restera avec nous, mais la masse nous abandonnera.” Cette argumentation est au plus haut point instructive. On y trouve les raisons fondamentales qui militèrent plus tard en faveur de la conclusion de la paix de Brest-Litovsk, mais qui, en l'occurrence, étaient dirigées contre la prise du pouvoir. Il est clair que la position adoptée dans cette lettre favorisait singulièrement à ses auteurs et à leurs partisans l'ac­ceptation de la paix de Brest. Il nous reste ici à répéter ce que nous avons dit ailleurs là-dessus : ce n'est pas la capitulation temporaire de Brest prise en elle-même qui caractérise le génie politique de Lénine, mais l'alliance d'octobre et de Brest. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier.

 

La classe ouvrière lutte et grandit avec la conscience que son adversaire est plus fort qu'elle. C'est ce que l'on observe cons­tamment dans la vie courante. L'adversaire a la richesse, le pou­voir, tous les moyens de pression idéologique, tous les instru­ments de répression. L'accoutumance à la pensée que l'ennemi nous est supérieur en force est partie constitutive de la vie et du travail d'un parti révolutionnaire à l'époque de préparation. D'ail­leurs, les conséquences des actes imprudents ou prématurés aux­quels le Parti peut se laisser aller lui rappellent brutalement cha­que fois la force de son ennemi. Mais il vient un moment où cette habitude de considérer l'adversaire comme plus puissant devient le principal obstacle à la victoire. La faiblesse d'aujourd'hui de la bourgeoisie se dissimule en quelque sorte à l'ombre de sa force d'hier. "Vous sous-estimez les forces de l'ennemi !" C'est là le point de ralliement de tous les éléments hostiles à l'insurrec­tion armée.“ Tous ceux qui ne veulent pas simplement disserter sur l'insurrection - écrivaient les droitiers deux semaines avant la victoire - doivent en peser froidement les chances. Et nous considérons comme un devoir de dire qu'au moment présent surtout, il serait des plus nuisibles de sous-estimer les forces de l'adversaire et de sur-estimer ses propres forces. Les forces de l'ennemi sont plus grandes qu'il ne le semble. C'est Petrograd qui décidera de l'issue de la lutte; or, à Petrograd, les ennemis du parti prolétarien ont accumulé des forces considérables : cinq mille junkers très bien armés, parfaitement organisés, désirant ardemment et sachant se battre; ensuite l'état-major, les détache­ments de choc, les cosaques, une fraction considérable de la gar­nison, puis une très grande partie de l'artillerie, disposée en éventail autour de Petrograd. En outre, avec l'aide du Comité Central Exécutif, nos adversaires tenteront presque certainement d'amener des troupes du front.” (Sur le moment présent.)

 

Evidemment, dans la guerre civile, quand il ne s'agit pas sim­plement de compter les bataillons mais d'évaluer leur degré de conscience, il n'est jamais possible d'arriver à une exactitude parfaite. Lénine lui-même estimait que l'ennemi avait des forces importantes à Petrograd et proposait de commencer l'insurrection à Moscou où, selon lui, elle devait se réaliser sans effusion de sang. Des fautes partielles de ce genre dans le domaine de la pré­vision sont inévitables, même dans les conditions les plus favo­rables, et il est toujours plus rationnel d'envisager l'hypothèse la moins favorable. Mais ce qui nous intéresse en l'occurrence, c'est le fait de la formidable surestimation des forces de l'ennemi, la déformation complète de toutes les proportions, alors que l'ennemi n'avait en réalité aucune force armée.

Cette question, comme l'a montré l'expérience de l'Allema­gne, a une immense importance. Tant que le mot d'ordre de l'insurrection était principalement, sinon exclusivement un moyen d'agitation pour les dirigeants du Parti Communiste Allemand, ces derniers ne songeaient pas aux forces armées de l'ennemi (Reichswehr, détachements fascistes, police). Il leur semblait que le flux révolutionnaire sans cesse montant résoudrait de lui-même la question militaire. Mais quand ils se trouvèrent placés directement en face du problème, ces mêmes camarades qui avaient considéré en quelque sorte la force armée de l'ennemi comme inexistante tombèrent du coup dans une autre extrémité : ils se mirent à accepter de confiance tous les chiffres qu'on leur fournissait sur les forces armées de la bourgeoisie, les additionnèrent soigneuse­ment aux forces de la Reichswehr et de la police, puis arrondirent la somme (jusqu'à un demi-million et plus) et ainsi ils eurent de­vant eux une masse compacte, armée jusqu'aux dents, suffisante pour paralyser leurs efforts. Il est incontestable que les forces de la contre-révolution allemande étaient plus considérables, en tout cas mieux organisées et mieux préparées que celles de nos korniloviens et demi-korniloviens, mais les forces actives de la révolution allemande sont également différentes des nôtres. Le prolétariat représente la majorité écrasante de la population de l'Allemagne. Chez nous, tout au moins dans le premier stade, la question était décidée par Petrograd et Moscou. En Allemagne, l'insurrection aurait eu du coup une dizaine de puissants foyers prolétariens. Si les dirigeants du P.C.A. avaient songé à cela, les forces armées de l'ennemi leur auraient paru bien moins importantes que dans leurs évaluations statistiques démesurément enflées. En tout cas, il faut rejeter catégoriquement les évaluations tendan­cieuses que l'on a fait et que l'on continue de faire après l'échec d'octobre en Allemagne afin de justifier la politique qui a amené cet échec. Notre exemple russe a, en l'occurrence, une impor­tance exceptionnelle : deux semaines avant notre victoire sans effusion de sang à Petrograd - victoire que nous pouvions rem­porter aussi bien deux semaines auparavant - des politiciens expérimentés du Parti voyaient se dresser contre nous une multi­tude d'ennemis : les junkers désirant et sachant se battre, les troupes de choc, les cosaques, une partie considérable de la gar­nison, l'artillerie disposée en éventail autour de Petrograd, les troupes amenées du front. Or, en réalité, il n'y avait rien, abso­lument rien. Supposons maintenant pour un instant que les adver­saires de l'insurrection aient eu le dessus dans le Parti et au Comité Central. La révolution alors eût été vouée à la ruine si Lénine n'en avait pas appelé au Parti contre le Comité Central, ce qu'il se disposait à faire et ce qu'il aurait certainement fait avec succès. Mais, tous les partis n'auront pas un Lénine à leur disposition quand ils seront en face de la même situation. Il n'est pas difficile de se représenter la façon dont on aurait écrit l'his­toire si la tendance à se dérober à la bataille avait triomphé dans le Comité Central. Les historiens officiels, à n'en pas douter, auraient représenté la situation de façon à montrer que l'insur­rection eût été une véritable folie en octobre 1917; ils auraient servi au lecteur des statistiques fantastiques sur le nombre des junkers, des cosaques, des détachements de choc, de l'artillerie "disposée en éventail" et des corps d'armée venant du front. Non vérifiées dans l'insurrection, ces forces eussent apparu beau­coup plus menaçantes qu'elles ne l'étaient en réalité. Voilà la leçon qu'il faut incruster profondément dans la conscience de chaque révolutionnaire.

 

La pression instante, continue, inlassable de Lénine sur le Comité Central pendant les mois de septembre et d'octobre était motivée par la crainte que nous ne laissions passer le moment. Bagatelle ! répondaient les droitiers, notre influence ne fera qu'augmenter. Qui avait raison ? Et que signifie laisser passer le moment ? Nous abordons ici la question où l'appréciation bolchevique active, stratégique des voies et des méthodes de la révolution se heurte le plus nettement à l'appréciation social-démocrate, menchevique, imprégnée de fatalisme. Que signifie laisser passer le moment ? La situation est évidemment la plus favorable pour l'insurrection quand la corrélation des forces est le plus en notre faveur. Il s'agit ici, il va de soi, de la corrélation des forces dans le domaine de la conscience, c'est-à-dire de la superstructure politique, et non de la base que l'on peut considé­rer comme plus ou moins constante pour toute l'époque de la révolution. Sur une seule et même base économique, avec la même différenciation de classe de la société, la corrélation des forces varie en fonction de I'état d'esprit des masses prolétarien­nes, de l'effondrement de leurs illusions, de l'accumulation de leur expérience politique, de l'ébranlement de la confiance des classes et groupes intermédiaires dans le pouvoir étatique, et enfin de l'affaiblissement de la confiance que ce dernier a en lui-même. En temps de révolution ces processus s'effectuent ra­pidement. Tout l'art de la tactique consiste à saisir le moment où la combinaison des conditions nous est le plus favorable. L'in­surrection de Kornilov avait définitivement préparé ces condi­tions. Les masses qui avaient perdu confiance dans les partis de la majorité soviétiste avaient vu de leurs propres yeux le danger de la contre-révolution. Elles considéraient que c'était maintenant au tour des bolcheviks de chercher une issue à la situation. Ni la désagrégation du pouvoir étatique ni l'afflux spontané de la confiance impatiente et exigeante des masses dans les bolche­viks ne pouvaient être de longue durée; la crise devait se résou­dre d'une façon ou de l'autre. Maintenant ou jamais, répétait Lénine.

A cela, les droitiers répliquaient : "C'est une erreur historique profonde que de poser la question du passage du pouvoir aux mains du parti prolétarien sous cette forme : ou tout de suite ou jamais. Non, le parti du prolétariat grandira, son programme de­viendra de plus en plus clair pour des masses de plus en plus nombreuses... Ce n'est qu'en prenant l'initiative de l'insurrec­tion dans les circonstances présentes qu'il pourrait interrompre le cours de ses succès... Nous mettons en garde contre cette po­litique funeste.” (Sur le moment présent.)

Cet optimisme fataliste exige une étude attentive. Il n'a rien de national, ni à plus forte raison d'individuel. Pas plus tard que l'année dernière, nous avons observé la même tendance en Allemagne. Au fond, c'est l'irrésolution et même l'incapacité d'action qui se dissimulent sous ce fatalisme expectatif, mais elles se masquent à la faveur d'un pronostic consolant : nous devenons soi-disant de plus en plus influents, notre force ne fera qu'augmenter avec le temps. Erreur grossière ! La force d'un parti révolutionnaire ne s'accroît que jusqu'à un certain moment, après quoi elle peut décliner devant la passivité du parti, les espoirs des masses font place à la désillusion et, pendant ce temps, l'ennemi se remet de sa panique et tire parti de cette désillusion. C'est à un revirement de ce genre que nous avons assisté en Allemagne en octobre 1923. Nous n'avons pas été non plus très loin d'un tel revirement en automne 1917, en Russie. Pour qu'il s'accomplît, il eût suffit peut-être de laisser passer encore quelques semaines. Lénine avait raison : mainte­nant ou jamais !

"Mais la question décisive - disent les adversaires de l'in­surrection, donnant ainsi leur dernier et plus fort argument - est la suivante : l'état d'esprit des ouvriers et des soldats de la capitale est-il véritablement tel que ces derniers ne voient plus de salut que dans la bataille de rue, qu'ils veulent à tout prix ? Non. Cet état d'esprit n'existe pas... L'existence, dans les mas­ses de la population pauvre de la capitale, d'un état d'esprit comba­tif qui les inciterait à descendre dans la rue serait une garantie que, si ces masses prenaient l'initiative de l'intervention, elles entraîneraient à leur suite les organisations les plus considérables et les plus importantes (syndicat des cheminots, des postes et té­légraphes, etc.) dans lesquelles l'influence de notre Parti est faible. Mais comme cet état d'esprit n'existe même pas dans les usines et les casernes, édifier des plans là-dessus serait un leurre.” (Sur le moment présent.)

Ces lignes, écrites le 11 octobre, acquièrent une importance d'actualité exceptionnelle si l'on se souvient que les camarades allemands qui dirigeaient le Parti ont, eux aussi, pour expliquer la retraite sans coup férir de l'année dernière, allégué la raison que les masses ne voulaient pas se battre. Mais il faut bien com­prendre que l'insurrection victorieuse est en général la mieux assurée quand les masses sont déjà assez expérimentées pour ne pas s'élancer déraisonnément à la bataille et attendent, exigent une direction combative, résolue et intelligente. En octobre 1917, instruites par l'intervention d'avril, les journées de juillet et l'émeute de Kornilov, les masses ouvrières, tout au moins l'élite, comprenaient parfaitement qu'il ne s'agissait plus de protestations spontanées partielles, ni de reconnaissances, mais de l'insurrec­tion décisive pour la prise du pouvoir. Par suite, leur état d'esprit était devenu plus concentré, plus critique, plus raisonné. Le passage de la spontanéité confiante, pleine d'illusions à une conscience plus critique engendre inévitablement une crise révolutionnaire. Cette crise progressive dans l'état d'esprit des masses ne peut être surmontée que par une politique appropriée du Parti, c'est-à-dire avant tout par son désir et sa capacité véritable de diriger l'insurrection du prolétariat. Au contraire, un parti qui a longtemps mené une agitation révolutionnaire en arrachant peu à peu le prolétariat à l'influence des conciliateurs, et qui, une fois porté au faîte des événements par la confiance des masses commence à hésiter, à chercher midi à quatorze heures, à tergiverser et à louvoyer, paralyse l'activité des masses, provoque chez elles la déception et la désorganisation, perd la révolution, mais par contre s'assure la possibilité d'alléguer, après l'échec, le manque d'activité des masses. C'est dans cette voie que la lettre Sur le moment présent poussait notre organisation. Par bonheur, le Parti, sous la direction de Lénine, liquida résolument cet état d'esprit dans les sphères dirigeantes, et, grâce à cela seulement, il réalisa victorieusement le coup d'Etat.


Maintenant que nous avons caractérisé l'essence des questions politiques liées à la préparation de la révolution d'Octobre, et que nous avons essayé de mettre en lumière le sens profond des divergences de vues dans notre Parti, il nous reste à examiner brièvement les moments les plus importants de la lutte qui se produisit dans le Parti au cours des dernières semaines, au cours des semaines décisives.

La décision d'entreprendre l'insurrection armée fut adoptée par le C.C. le 10 octobre. Le 11, la lettre Sur le moment présent fut envoyée aux principales organisations du Parti. Le 18, c'est-à-dire une semaine avant la révolution, Kamenev publia une lettre dans la Novaïa Jizn. "Non seulement Zinoviev et moi - dit-il - mais une série de camarades trouvent que prendre l'initiative de l'insurrection armée au moment présent, avec la corrélation actuelle des forces, indépendamment du Congrès des soviets et quelques jours avant sa convocation, serait un acte inadmissible, funeste pour le prolétariat et la révolution." (Novaïa Jizn, 18 octobre 1917). Le 25 octobre, le pouvoir était pris et le gouver­nement soviétiste constitué à Saint-Pétersbourg. Le 4 novembre, plusieurs militants éminents donnèrent leur démission du C. C. et du Conseil des Commissaires du peuple, en exigeant la créa­tion d'un gouvernement de coalition recruté parmi les partis des Soviets. "Sinon - écrivaient-ils - il faudra se résigner au maintien d'un gouvernement purement bolchevik par l'exercice de la terreur politique." Et, dans un autre document, au même moment  "Nous ne pouvons assumer la responsabilité de la politique funeste menée par le C.C. contrairement à la volonté d'une immense partie du prolétariat et des soldats qui désirent la cessation la plus rapide possible de l'effusion de sang entre les différentes fractions de la démocratie. C'est pourquoi nous donnons notre démission de membres du C. C. pour avoir le droit de dire sincèrement notre opinion à la masse des ouvriers et des soldats et de l'exhorter à soutenir notre devise : "Vive un gouvernement des partis soviétistes ! Accord immédiat sur cette base !” (Le Coup de force d'Octobre, Archives de la Révo­lution 1917.)

Ainsi, ceux qui avaient combattu l'insurrection armée et la prise du pouvoir comme une aventure intervinrent après la vic­toire de l'insurrection pour faire restituer le pouvoir aux partis auxquels le prolétariat l'avait enlevé. Pour quelle raison le parti bolchevik victorieux devait-il rendre le pouvoir - car il s'agis­sait bien d'une restitution du pouvoir - aux mencheviks et aux s.-r. ? Les membres de l'opposition répondaient :

"Nous considérons que la création d'un tel gouverne­ment est nécessaire pour prévenir toute effusion de sang ultérieure, la famine menaçante, l'écrasement de la révo­lution par les partisans de Kalédine, pour assurer la convo­cation de l'Assemblée constituante à la date fixée et la réalisation effective du programme de paix adopté par le Congrès panrusse des soviets des députés ouvriers et sol­dats.”

En d'autres termes, il s'agissait de trouver par la porte sovié­tiste la voie menant au parlementarisme bourgeois. Si la révolu­tion s'était refusée à passer par le pré-Parlement et s'était creusé son lit par Octobre, la tâche, selon l'opposition, consistait à sau­ver la révolution de la dictature en la canalisant dans le régime bourgeois avec le concours des mencheviks et des s.-r. Il ne s'agissait ni plus ni moins que de la liquidation d'Octobre. Il ne pouvait évidemment être question d'un accord à de telles conditions.

Le lendemain, 5 novembre, parut encore une lettre où se reflétait la même tendance :

"Je ne puis, au nom de la discipline du Parti, me taire quand des marxistes, contrairement au bon sens et en dépit de la situation, ne veulent pas tenir compte des conditions effectives qui nous dictent impérieusement l'accord avec tous les partis socialistes... Je ne puis, au nom de la dis­cipline du Parti, m'adonner au culte de la personnalité, faire dépendre de la participation antérieure de telle ou telle personne au ministère un accord politique avec tous les partis socialistes, accord consolidant nos revendications fondamentales, et prolonger ainsi, ne serait-ce qu'un instant, l'effusion du sang." (Gazette ouvrière, 5 novem­bre 1917).

L'auteur de cette lettre, Lozovsky, conclut en proclamant la nécessité de lutter pour le Congrès du Parti, afin de décider “Si le P.O.S.D.R. des bolcheviks restera le parti marxiste de la classe ouvrière ou s'il s'engagera définitivement dans une voie n'ayant rien de commun avec le marxisme révolutionnaire".

La situation, en effet, paraissait désespérée. Non seulement la bourgeoisie et les propriétaires fonciers, non seulement la "démocratie révolutionnaire" aux mains de laquelle se trou­vaient encore de nombreuses organisations (Comité panrusse des cheminots, Cornités d'armée, Fonctionnaires, etc.), mais aussi les militants les plus influents de notre propre parti, des membres du C.C. et du Conseil des Commissaires du peuple, condam­naient publiquement la tentative du Parti de rester au pouvoir pour réaliser son programme. A un examen superficiel, la situation pouvait sembler désespérée. Accepter les revendica­tions de l'opposition, c'était liquider Octobre. Mais alors, ce n'était pas la peine d'avoir accompli la révolution. Il ne restait qu'une chose à faire : aller de l'avant en comptant sur la volonté révolutionnaire des masses. Le 7 octobre, la Pravda publia une déclaration catégorique du C.C. écrite par Lénine, respirant l'enthousiasme révolutionnaire et renfermant des formules claires, simples, indiscutables, destinées à la masse du Parti. Cet appel dissipa définitivement tous les doutes sur la politique ultérieure du Parti et de son Comité Central.

"Honte à tous les hommes de peu de foi, à tous ceux qui hésitent, à tous ceux qui doutent, à tous ceux qui se sont laissé effrayer par la bourgeoisie ou par les clameurs de ces auxiliaires directs ou indirects ! Il n'y a pas l'ombre d'hésitation dans les masses des ouvriers et des soldats pétersbourgeois, moscovites et autres. Notre Parti, comme un seul homme, monte la garde autour du pouvoir soviétiste, veille aux intérêts de tous les travailleurs et, en premier lieu, des ouvriers et des paysans pauvres." (Pravda, 20 novembre 1917.)

La crise la plus aiguë dans le Parti était surmontée. Néanmoins la lutte intérieure ne cessait pas encore. Elle continuait de se dérouler sur la même ligne. Mais son importance politique dimi­nuait de plus en plus. Nous trouvons un témoignage extrêmement intéressant dans un rapport fait par Ouritsky, cité à la séance du Comité de Petrograd de notre Parti, le 12 décembre, au sujet de la convocation de l'Assemblée Constituante :

" Les divergences de vues dans notre Parti ne sont pas nouvelles. Elles suivent le même courant que, pré­cédemment, dans la question de l'insurrection. Mainte­nant, certains camarades considèrent l'Assemblée Consti­tuante comme le couronnement de la révolution. Ils raison­nent en petits bourgeois, ils demandent que nous ne com­mettions pas de manque de tact, etc., ils ne veulent pas que les bolcheviks membres de l'Assemblé Constituante en contrôlent la convocation, le rapport des forces, etc. Ils considèrent les choses d'un point de vue purement formel, ils ne comprennent pas que les données de ce contrôle nous permettent de voir ce qui se passe autour de l'Assemblée Constituante et, par suite, de déterminer notre attitude envers cette dernière... Nous luttons maintenant pour les intérêts du prolétariat et des paysans pauvres; or quelques camarades considèrent que nous faisons une révolution bourgeoise qui doit se terminer par l'Assemblée Consti­tuante. "

La dissolution de l'Assemblée Constituante marqua la fin d'une étape importante dans l'histoire de la Russie et de notre parti. Après avoir surmonté les résistances intérieures, le Parti du prolétariat non seulement s'était emparé du pouvoir, mais l'avait conservé.


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