L. Trotsky : Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? (1925)

1925

 



Léon Trotsky

Vers le capitalisme ou vers le socialisme ?

Août-septembre 1925


 

Chapitre Deux
Nous et le monde capitaliste

 

Dans les circonstances historiques données, le fait d'atteindre niveau d'avant-guerre, non seulement quant à la quantité, mais encore qualité, est un immense succès. notre premier chapitre a été consacré cette question. ce succès ne que nous amener au point de départ partir duquel commence véritable course économique avec capital mondial.

La fin du commentaire de la Commission pour le Plan d'Etat formule ainsi notre tâche générale : ... «maintenir les positions acquises et marcher vers le socialisme avec constance d'année en année partout où le travail économique le permet, ne serait-ce que pour avancer d'un pas.» Ces mots peuvent mener à de fausses conclusions si on les prend trop à la lettre. Les mots exprimant qu'il suffit de s'approcher chaque année du socialisme «ne serait-ce que pour avancer d'un pas» pourraient être interprétés comme si l'allure n'avait presque pas d'importance ; pourvu que la ligne (diagonale) des forces, pense-t-on, tende vers le socialisme, nous arriverons bien finalement au but. Une conclusion pareille serait foncièrement fausse et la Commission pour le Plan d'Etat n'a de tout évidence jamais voulu dire cela.

Car en réalité, dans ce cas, c'est justement l'allure qui décide ! Seule, l'avance qu'a pris le rythme de développement de l'industrie et du commerce d'Etat sur le capital privé a assuré, dans la période écoulée, une diagonale de force «socialiste». Il faut que le même rapport dans les allures soit conservé dans l'avenir. Mais ce qui plus important encore, c'est la proportion du temps de notre développement général par rapport à celui de l'économie mondiale. Dans le mémorandum de la Commission pour le Plan d'Etat, cette question n'est, pour l'instant, pas abordée. Il nous semble d'autant plus important de la traiter très à fond, que ce nouveau critérium servira à établir nos succès et nos défaites dans la période à venir, dans la même mesure que le critérium «niveau d'avant-guerre» a servi à établir les succès de notre période de reconstruction. [*].

Il est clair qu'avec notre rentrée dans le marché mondial, il n'y a pas que les bonnes perspectives qui augmentant, mais aussi les dangers. La raison profonde de ce phénomène est toujours la même : la forme atomisée de notre paysannerie, notre infériorité technique et l'énorme supériorité de production actuelle du capitalisme mondial par rapport à nous. Cette simple «expression de ce qui est» ne contient naturellement aucune contradiction avec le fait que le mode de production socialiste avec ses méthodes propres, ses tendances et ses possibilités, est incomparablement plus puissant que le mode capitaliste. Le lion est plus fort que le chien — mais un chien qui a atteint sa pleine croissance peut être plus fort qu'un lionceau. La meilleure sécurité pour le lionceau c'est de devenir viril, que ses dents et ses griffes deviennent fortes. Pour cela que faut-il ? Du temps.

En quoi consiste la supériorité essentielle — jusqu'à nouvel ordre — de l'ancien capitalisme sur le jeune socialisme ? Elle ne réside pas dans des valeurs matérielles, dans des caves remplies d'or, dans la masse de richesses accumulées et volées. Les valeurs accumulées du passé ont bien une grande importance, mais elles ne sont pas l'élément décisif. Une société vivante ne peut pas vivre longtemps sur ses anciennes provisions, elle satisfait ses besoins grâce aux productions du travail vivant. Malgré toutes ses richesses, l'ancienne Rome fut incapable de tenir tête aux «barbares» envahissants, lorsque ceux-ci montrèrent une capacité de production plus grande que celle du régime esclavagiste, corrompu.

La société bourgeoise réveillée par la grande révolution vola tout simplement les richesses des villes-états-italiennes, accumulées depuis le moyen-âge. Si en Amérique la capacité de production baissait au-dessous du niveau européen, les neuf milliards d'or qui sont là-bas en stock dans les sous-sols des banques ne lui seraient d'aucun secours. La supériorité économique fondamentale des Etats bourgeois consiste en ce que le capitalisme produit pour l'instant encore de la marchandise moins chère et en même temps meilleure que le socialisme. En d'autres termes : la capacité de production est pour l'instant encore beaucoup plus grande dans les pays vivant selon la loi de l'inertie de l'ancienne culture capitaliste que dans le pays qui ne fait que commencer à appliquer les méthodes socialistes avec un passé d'inculture héréditaire.

Nous connaissons la foi fondamentale de l'histoire : la victoire appartient en dernier ressort au régime qui assure à la société humaine un niveau économique plus élevé.

La question historique pour laquelle est tranchée — quoique ce ne soit pas d'un seul coup — par le coefficient de comparaison de la capacité de production.

La question qui se pose en ce moment est uniquement celle-ci : dans quel sens et avec quelle rapidité le rapport entre notre économie et l'économie capitaliste variera-t-il dans les prochaines années ?

On peut comparer notre économie avec l'économie capitaliste dans différents sens et de plusieurs manières. Car l'économie capitaliste elle-même est extrêmement hétérogène. La comparaison peut avoir un caractère statique, c'est-à-dire qu'elle peut se borner à l'état économique au moment présent, et elle peut être dynamique, c'est-à-dire être fondée sur une comparaison des vitesses de développement. On peut comparer le revenu national des pays capitalistes avec le nôtre. Mais on peut aussi comparer les coefficients de l'accroissement de la production. Toutes les comparaisons et vues de ce genre auront leur signification — plus ou moins importante ; il suffit de comprendre leur relation et leur dépendance réciproque. Citons quelques exemples, simplement pour illustrer notre pensée.

Aux Etats-Unis d'Amérique le procès capitaliste a atteint un point culminant. Pour établir la prédominance matérielle du capitalisme d'aujourd'hui sur le socialisme il est instructif de prendre cette prédominance là où il se montre de la manière la plus prononcée. Le «Conseil (council) du Comité d'industrie de l'Amérique du Nord» a publié récemment un compte-rendu qui nous révèle quelques chiffres. La population des Etats-Unis forme à peu près 6% de la population totale de la terre et produit 21% du blé, 32% des autres céréales, 53% des produits forestiers, 62% de la fonte, 60% de l'acier, 57% du papier, 60% du cuivre, 46% du plomb et 72% du pétrole, de la totalité de la production mondiale. Un tiers de la richesse mondiale appartient aux Etats-Unis. Ils possèdent 38% de la force hydraulique de la terre, 59% des lignes téléphoniques et télégraphiques, 40% de tous les chemins de fer et 90% des automobiles [1].

La force du courant électrique des stations de force motrice publiques de notre union sera l'année prochaine de 775.000 kilowatts ; aux Etats-Unis la force du courant électrique a atteint l'année dernière 15 millions de kilowatts. En ce qui concerne les forces motrices des usines, leur force de courant se montait au total d'après la statistique de 1920, à peu près d'un million de kilowatts ; aux Etats-Unis la consommation était à la même époque à peu près de 10 millions et demi de kilowatts.

La capacité de production se traduit par la somme du revenu national total dont le calcul comporte, comme on sait, de grandes difficultés. Selon les rapports de notre bureau central de statistique, le revenu national de l'Union soviétique se montait en 1923/24 en moyenne à peu près de 100 roubles par tête, celui des Etats-Unis par contre à environ 550 roubles par tête. D'autres statistiques étrangères indiquent que le chiffre du revenu national des Etats-Unis n'est pas de 550, mais même de 1.000 roubles. Ceci prouve que la capacité moyenne de production conditionnée par l'outillage, l'organisation, la mise en train du travail et autres choses, est, en Amérique du Nord, dix ou du moins six fois plus grande que chez nous.

Ces chiffres, aussi importants soient-ils, ne signifient nullement que notre défaite dans la lutte historique soit à priori certaine, et non seulement du fait que le monde capitaliste ne se borne pas uniquement à l'Amérique ; non seulement non plus parce que de puissantes forces politiques prennent part à la lutte historique, forces qui sont la résultante de tout le développement économique précédant ; mais aussi, et avant tout, parce que la courbe future du développement économique en Amérique du Nord représente elle-même une grande inconnue. Les forces productives des Etats-Unis ne sont pas pleinement employées, et la diminution de la possibilité de production signifie aussi diminution des forces productives. Les Etats-Unis ne sont pas suffisamment pourvus de marchés d'écoulement. Le problème des débouchés se pose pour eux avec une acuité toujours grandissante. Il n'est pas du tout impossible que dans la période à venir le coefficient de comparaison de la capacité de production, tende ; des deux côtés, vers une égalisation : par l'augmentation de la nôtre et la diminution de celle de l'Amérique. Ceci pourrait se produire à un bien plus haut degré pour l'Europe, dont le niveau de production se maintient déjà beaucoup plus bas que celui de l'Amérique.

Une chose est claire : la prépondérance de la technique et de l'économie capitalistes restent encore énormes pour le moment ; une ascension raide est à prévoir ; les devoirs et les difficultés sont véritablement immenses. On ne peut trouver un chemin sûr qu'en tenant fermement en main les instruments de mesure de l'économie mondiale.


notes éditeur

[*] — Formes du commerce socialisé en % du commerce total.

1923-24 1924-25 1925-26
Etat 31,0 35,5 34,5
Coopération 28,2 37,5 42,0

[1] — En 1926 et 1927, l'Amérique est en recul dans certaines de ces branches, surtout par suite de la production croissante de l'Europe (surtout de l'Allemagne) et des Dominions. C'est ainsi qu'elle produit actuellement 50% de l'acier, 50% de la fonte, 83% des automobiles.

 


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