1929

Lettre du camarade Trotsky à la Fraction, du 25 septembre 1929.
Source : Bulletin d’Information de la Fraction de Gauche italienne N°1 - Août 1931


Œuvres – septembre 1929

Léon Trotsky

Lettre aux communistes de gauche italiens (Aux partisans du cam. Bordiga)

25 septembre 1929


Constantinople, le 25 septembre 1929

Chers Camarades,

J’ai pris connaissance de la brochure "Plateforme de gauche" que vous avez publiée en 1926, mais qui vient seulement de parvenir jusqu’à moi. De même, j’ai lu la lettre que vous m’adressez dans le N°20 de Prometeo, ainsi que quelques articles-leaders du journal, ce qui m’a donné la possibilité de rafraîchir mes connaissances plus que modestes d’italien. Ces documents, de même que la lecture d’articles et de discours du camarade Bordiga, outre que je le connais personnellement, me permettent, dans une certaine mesure, de juger de vos idées essentielles et du degré de solidarité qui nous unit. Bien que pour répondre à cette dernière question, non seulement les thèses de principe mais aussi leur application politique aux événements du jour (le conflit sino-soviétique nous l’a rappelé de nouveau très nettement) soit d’une importance décisive, je crois, néanmoins, que notre solidarité, du moins dans les questions essentielles, va suffisamment loin. Si je ne m’exprime pas aujourd’hui d’une façon plus catégorique, c’est uniquement parce que je veux laisser au temps et aux événements la possibilité de vérifier notre contiguïté idéologique et notre compréhension mutuelle. J’espère qu’elles s’avèreront complètes et durables.

La "plateforme de gauche" (1926) m’a produit une grande impression. Je crois qu’elle est un des meilleurs documents émanés de l’opposition internationale, et que sous beaucoup de rapports, elle garde aujourd’hui encore toute son importance.

C’est une chose très importante, surtout pour la France, que la plateforme mette au premier plan de la politique révolutionnaire du prolétariat la question de la nature du parti, les principes essentiels de sa stratégie et de sa tactique. Dans ces dernières années nous avons vu en France comment, pour plusieurs révolutionnaires en vue, l’opposition a servi simplement d’étape dans l’évolution du marxisme au syndicalisme, au trade-unionisme ou tout bonnement au scepticisme. Presque tous ont trébuché sur la question du parti.

Vous connaissez évidemment la brochure de Loriot où celui-ci fait preuve d’une incompréhension absolue de la nature du parti et de sa fonction historique sous le rapport de classe et glisse à la théorie de la passivité trade-unioniste qui n’a rien de commun avec les idées de la révolution prolétarienne. Malheureusement, sa brochure, qui représente une réaction très nette dans le mouvement ouvrier, est encore aujourd’hui l’objet de la propagande du groupe de la Révolution Prolétarienne.

L’abaissement du niveau idéologique du mouvement révolutionnaire dans ces dernières cinq ou six années n’a pas été sans laisser de traces dans le groupe Monatte. Arrivé de 1917 à 1923 au seuil du marxisme et du bolchevisme, ce groupe a fait, depuis, plusieurs pas en arrière, dans le sens du syndicalisme. Mais ce n’est déjà plus le syndicalisme combatif du début du siècle, lequel constituait un pas en avant dans le mouvement ouvrier français. C’est un syndicalisme relativement expectant, passif et négatif qui verse la plupart du temps dans un trade-unionisme certain. Et ce n’est pas étonnant. Tout ce qu’il y avait dans le syndicalisme d’avant-guerre d’élément de progrès, s’est fondu dans le communisme. Le défaut principal de Monatte est l’attitude fausse qu’il adopte à l’égard du parti, et, en connexion avec cela, un fétichisme des syndicats pris comme une chose en soi, indépendamment de leurs idées directrices. Cependant, si les deux Confédérations générales du travail réalisaient aujourd’hui leur unité et si demain elles englobaient dans leurs rangs toute la classe ouvrière française, cela ne ferait pas un instant disparaître la question des idées directrices de la lutte syndicale, de ses méthodes, du lien qui relie les tâches particulières aux tâches générales, c’est-à-dire la question du parti.

La Ligue syndicaliste que dirige Monatte est en elle-même un embryon de parti : elle groupe ses membres non sous le signe syndical, mais sous le signe idéologique, sur la base d’une certaine plateforme et cherche du dehors à agir sur les syndicats ou, si l’on veut, à les "assujettir" à son influence idéologique. Ce sont là des indices d’un parti. Mais la Ligue syndicaliste est un parti dont la constitution n’est pas achevée, qui n’est pas entièrement formé, qui n’a pas de théorie ni de programme clairs, qui n’a pas pris conscience de lui-même, qui cache sa nature et qui se prive ainsi de toute possibilité de développement.

Souvarine, en luttant contre la bureaucratie et la déloyauté de l’appareil de l’Internationale Communiste, en est également venu à la négation de l’action politique du parti lui-même. Proclamant la mort de l’Internationale et de sa section française, Souvarine considère en même temps que l’existence de l’opposition est inutile attendu que, à l’en croire il n’y a pas, pour elle, les conditions politiques voulues. En d’autres termes, il nie la nécessité de l’existence du parti — toujours et sous quelques conditions que ce soit, en tant qu’expression des intérêts révolutionnaires du prolétariat.

Telles sont les raisons pour lesquelles j’attache autant d’importance à la solidarité qui existe entre nous dans la question du parti, de son rôle historique, de la continuité de son action, de sa lutte obligatoire pour faire prévaloir son influence dans tous les aspects, quels qu’ils soient du mouvement ouvrier. Dans cette question, un bolchevique, c’est-à-dire un révolutionnaire marxiste passé par l’école de Lénine, ne peut faire de concessions.


Pour plusieurs autres questions, la plateforme de 1926 donne d’excellentes définitions qui gardent encore aujourd’hui toute leur importance.

C’est ainsi qu’elle déclare avec une netteté absolue que les partis paysans dits "autonomes" tombent fatalement sous l’influence de la contre-révolution (p.36). On peut dire hardiment que dans l’époque actuelle il n’y a pas et il ne peut y avoir d’exception à cette règle. Là où la paysannerie ne marche pas derrière le prolétariat, elle marche derrière la bourgeoisie contre le prolétariat. Malgré l’expérience de la Russie et de la Chine, Radek, Smilga et Préobrajensky ne l’ont pas compris jusqu’ici et c’est précisément sur cette question qu’ils ont trébuché : Votre plateforme accuse Radek de "concessions manifestes aux nationalistes allemands". Il faudrait y ajouter maintenant des concessions tout à fait insoutenables aux nationalistes chinois, l’idéalisation du sun-yat-sénisme et la justification de l’entrée du parti communiste dans un parti bourgeois. Votre plateforme souligne avec juste raison (p.37) en connexion avec la lutte des peuples opprimés, la nécessité de l’indépendance absolue du parti communiste. L’oubli de cette règle essentielle aboutit aux conséquences les plus funestes, comme nous l’a montré l’expérience criminelle de la subordination du parti communiste chinois au Kuomintang.

La politique funeste du Comité anglo-russe qui a bénéficié, cela va sans dire, de l’appui complet de la direction actuelle du parti communiste italien, est issue du désir de passer au plus vite du parti communiste anglais dans les gigantesques trade-unions et de s’y installer. Zinoviev exprima ouvertement cette idée au Ve congrès de l’Internationale. Staline, Boukharine, Tomsky nourrirent la même illusion. Qu’en est-il résulté ? Ils ont renforcé les réformistes anglais et affaibli à l’extrême le parti communiste britannique. Voilà ce qu’il en coûte de jouer avec l’idée de parti ! Ce petit jeu ne reste jamais impuni.

Dans la République soviétique, nous constatons une autre forme d’affaiblissement et de destruction du parti communiste : afin de la dépouiller de sa propre physionomie et de son indépendance, on le dilue, par des moyens artificiels, dans la grande masse terne, terrorisée par l’appareil gouvernemental. C’est ce qui fait que l’opposition qui a rassemblé et éduqué de nouveaux cadres révolutionnaires se chiffrant par milliers, est, dans son rang, le parti bolchevique, tandis que la fraction Staline qui agit formellement au nom d’un parti de quinze cent mille membres et de Jeunesses communistes fortes de deux millions d’adhérents, sape et détruit en réalité le parti.

Je constate avec plaisir en me basant sur votre lettre publiée dans Prometeo que vous êtes complètement solidaires avec l’opposition russe dans la question relative à la définition de la nature sociale de l’Etat soviétique. Dans cette question, les ultra-gauchistes (voir L’ouvrier communiste n°1) découvrent d’une façon particulièrement nette leur rupture avec le fondement du marxisme. Pour résoudre la question du caractère de classe d’un régime social, ils se bornent à la question de sa structure politique, tout en la ramenant, à son tour, au degré de bureaucratie de l’administration et ainsi de suite. Pour eux, la question de la propriété des moyens de production n’existe pas. Dans l’Amérique démocratique, de même que dans l’Italie fasciste on emprisonne, on fusille ou l’on attache sur la chaise électrique ceux qui sont accusés de préparer l’expropriation des usines, des fabriques et des mines appartenant aux capitalistes. Dans la République soviétique, même aujourd’hui — sous la bureaucratie stalinienne ! — on fusille les ingénieurs qui tentent de préparer la restitution des fabriques, des usines et des mines à leurs anciens propriétaires. Comment peut-on ne pas voir cette différence fondamentale qui, en réalité, définit le caractère de classe d’un régime social ? Cependant, je ne m’arrêterai pas plus longuement sur cette question à laquelle est consacrée ma dernière brochure (La défense de la République soviétique et l’opposition), dirigée contre certains ultra-gauchistes français et allemands, qui, il est vrai, ne vont pas aussi loin que vos sectaires italiens, mais qui, à cause précisément de cela, peuvent être plus dangereux.


Au sujet de Thermidor, vous faites des réserves quant à la justesse de l’analogie entre la Révolution russe et la Révolution française. Je crois que cette remarque repose sur un malentendu. Pour juger de la justesse ou de la fausseté d’une analogie historique, il faut en déterminer clairement la substance et les limites. Ne pas recourir aux analogies avec les révolutions des siècles passés, ce serait tout bonnement faire abandon de l’expérience historique de l’humanité. La journée d’aujourd’hui se distingue toujours de la journée d’hier. Néanmoins, on ne peut s’instruire à la journée d’hier autrement qu’en procédant par analogie.

La remarquable brochure d’Engels sur la guerre paysanne est construite d’un bout à l’autre sur l’analogie entre la Réforme du XVIe siècle et la révolution de 1848. Pour forger la notion de la dictature du prolétariat, Marx a fait rougir son fer au feu de 1793. En 1909, Lénine a défini la social-démocratie comme un jacobin lié au mouvement ouvrier de masses. Je lui ai alors objecté d’une façon académique que le jacobinisme et le socialisme scientifique s’appuient sur des classes différentes et emploient des méthodes différentes. Considéré en soi, cela était évidemment juste. Mais Lénine non plus n’identifiait pas les plébéiens de Paris avec le prolétariat moderne et la théorie de Rousseau avec la théorie de Marx. Il ne prenait comme décisifs que les traits généraux des deux révolutions : les masses populaires les plus opprimées qui n’ont rien à perdre que leurs chaînes ; les organisations les plus révolutionnaires qui s’appuient sur ces masses et qui dans la lutte contre les forces de l’ancienne société instituent la dictature révolutionnaire. Cette analogie était-elle légitime ? Foncièrement. Historiquement, elle s’est avérée très féconde. Dans ces mêmes limites, l’analogie avec Thermidor est féconde et légitime.

En quoi a consisté le trait distinctif du Thermidor français ? En ce que Thermidor a été la première étape de la contre révolution victorieuse. Après Thermidor, les jacobins ne pouvaient déjà plus (s’ils l’avaient pu d’une façon générale) reprendre le pouvoir que par l’insurrection. De sorte que l’étape de Thermidor eût, dans un certain sens, un caractère décisif. Mais la contre-révolution n’était pas encore achevée, c’est-à-dire, les véritables maîtres de la situation ne s’étaient pas encore installés au pouvoir : pour cela, il fallut l’étape suivante : le 18 Brumaire. Enfin la victoire intégrale de la contre-révolution entraînant la restauration de la monarchie, l’indemnisation des propriétaires féodaux, etc... fut assurée grâce à l’intervention étrangère et à la victoire sur Napoléon.

En Hongrie, après une courte période soviétique, la contre-révolution vainquit par les armes d’un seul coup et à fond. Peut-on en conclure pour l’URSS un danger de ce genre ? Bien sûr que non. Mais tout le monde reconnaîtra une contre-révolution ouverte. Elle ne nécessitera pas de commentaires. Quand nous parlons de Thermidor nous avons en vue une contre-révolution rampante qui se prépare sous le manteau et qui s’accomplit en plusieurs étapes. La première étape que nous appelons conditionnellement Thermidor signifierait le passage du pouvoir dans les mains des nouveaux possédants "soviétiques" des fractions masquées du parti dirigeant, comme il en fut chez les jacobins. Le pouvoir des nouveaux possédants, surtout des petits possédants, ne pourrait résister longtemps. Soit que la révolution revienne sous des conditions internationales favorables, à la dictature du prolétariat, ce qui nécessiterait forcément l’emploi de la force révolutionnaire, soit que s’achève la victoire de la grande bourgeoisie, du capital financier, peut-être même de la monarchie, ce qui nécessiterait une révolution supplémentaire, voire même peut-être deux.

Telle est la substance de l’analogie avec Thermidor. Il va de soi que si l’on dépasse les limites permises par l’analogie, si l’on s’oriente d’après le mécanisme purement extérieur des événements, d’après des épisodes dramatiques, d’après le sort de certaines figures, on peut aisément s’égarer et égarer les autres. Mais si l’on prend le mécanisme des rapports de classe, l’analogie ne devient pas moins édifiante que, par exemple, l’analogie que fait Engels entre la Réforme et la révolution de 1848.


Ces jours-ci, j’ai lu le n°1 du journal que j’ai déjà mentionné, l’Ouvrier communiste, publié, visiblement, par un groupe d’ultra-gauchistes italiens qui se sont détachés de votre organisation. S’il n’y avait pas d’autres symptômes ce numéro serait à lui seul une preuve suffisante que nous vivons dans une époque de décadence et de désarroi idéologique, qui se produisent toujours après les grandes défaites révolutionnaires. Le groupe qui publie ce journal semble s’être assigné le but de réunir en un tout, toutes les fautes du syndicalisme périmé, de l’esprit d’aventure, de la phrase de gauche, de sectarisme, de confusionnisme théorique, en donnant à tout cela un caractère d’insouciance d’étudiants et de querelles tracassières. Deux colonnes de cette publication suffisent à faire comprendre pourquoi ce groupe a dû rompre avec votre organisation en tant qu’organisation marxiste, bien qu’il soit assez amusant de voir comment ce groupe s’efforce de se couvrir de Marx et d’Engels.

En ce qui concerne la direction officielle du parti italien, je n’ai eu la possibilité de l’observer qu’à l’Exécutif de l’Internationale, en la personne d’Ercoli. Doué d’un esprit relativement souple et d’une langue bien pendue, Ercoli convient on ne peut mieux pour les discours de procureur ou d’avocat sur un sujet de commande, et de façon générale pour exécuter les ordres. La casuistique stérile de ses discours, toujours tournée en définitive vers la défense de l’opportunisme, est l’opposé très net de la pensée révolutionnaire vivante, musclée, abondante d’Amédée Bordiga. A propos, n’est-ce pas Ercoli qui tenta d’adapter à l’Italie l’idée de la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" sous forme d’un mot d’ordre d’Assemblée Constituante italienne s’appuyant sur une "assemblée ouvrière-paysanne" ?

Dans les questions de l’URSS, de la révolution chinoise, ou de la lutte contre le fascisme italien, Ercoli, de même que les autres chefs de formation bureaucratique, adopta invariablement une position opportuniste pour ensuite, éventuellement la rectifier au moyen d’aventures ultra-gauchistes. Il semble, qu’actuellement, ce soit de nouveau la saison de celles-ci.

Ayant ainsi, sur un flanc, des centristes de type Ercoli, et sur l’autre flanc, les confusionnistes ultra-gauchistes, vous êtes appelés, camarades, à défendre, dans les dures conditions de la dictature fasciste, les intérêts historiques du prolétariat italien et du prolétariat internationale. De tout cœur, je vous souhaite bonne chance et succès.

Votre L. Trotsky


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