1931

Juin 1931 : la révolution espagnole s'avance, la crise de la section française de l'Opposition de Gauche, l'intervention en Allemagne. Le combat de Trotsky au jour le jour.


Œuvres - juin 1931

Léon Trotsky

Le discours au Landtag

30 juin 1931

Cher camarade Seipold,

Ci-joint quelques idées rapidement esquissées pour votre éventuelle intervention. Comme vous le constaterez, j'ai plutôt mis l'accent sur l'aspect international. Aujourd'hui, cela me semble être particulièrement important. Vous pouvez bien sûr ajouter quelques paragraphes concernant des questions de politique intérieure allemande. Mais il serait dangereux de vouloir entrer trop dans le détail car, en raison des interruptions auxquelles il faut s'attendre de la part des staliniens, vous coureriez le risque de ne pouvoir prononcer qu'un fragment de votre discours. C'est pourquoi il vaut mieux répondre très brièvement, de façon programmatique et propagandiste, aux questions les plus importantes.

Si vous parveniez vraiment à tenir un discours entier, même très court, ce serait d'une grande importance pour l'Opposition Internationale. Le discours sera bien sûr immédiatement reproduit et diffusé dans toutes les langues.

Je vous souhaite plein succès !


  1. C'est la première fois que Je parle du haut de cette tribune. D'un point de vue formel, je n'appartiens pas au Parti communiste, pour des raisons qu'il ne serait pas opportun de développer ici, mais qui sont en tous cas indépendantes de ma volonté. D'un point de vue politique révolutionnaire, j'appartiens tout à fait au Parti communiste, et je me situe à son aile gauche.
  2. L'attaque des fascistes contre le Landtag de Prusse n'est qu'une petite partie de leur offensive visant à anéantir la classe ouvrière. C'est pourquoi tous les ouvriers révolutionnaires honnêtes sont prêts à combattre, y compris sur cette barricade-là, contre les véritables mussoliniens nationaux d'Allemagne. Mais en dehors de cela, le prolétariat révolutionnaire n'a aucun intérêt au maintien du Landtag de Prusse, ni d'aucun autre Landtag dans le pays. Le misérable esprit de clocher nous a été légué en héritage, avec tous les autres détritus et scories du passé allemand. C'est la faute de la social-démocratie si la révolution de 1918, martyrisée, violée, trompée, n'a pas fait table rase de tout cela. La carte politique bariolée de l'Allemagne est de nature à offrir des refuges de tous ordres aux différentes fractions de la classe dominante, à leur permettre de se masquer et de se défendre. Nous sommes pour la République allemande unifiée, et nous avons la certitude que nos frères autrichiens se retrouveront eux aussi ensemble avec nous dans une république vraiment unitaire.
  3. Mais cela ne nous suffit pas. Notre pays est partie intégrante et inséparable de l'Europe, et les classes dominantes allemandes, ainsi que la social-démocratie allemande, sont tout aussi responsables de son épuisement, de sa saignée et de son humiliation que les classes dominantes qui ont imposé la paix honteuse de Versailles à tous les peuples d'Europe, y compris aux pays que l'on dit vainqueurs. Une Allemagne vraiment unifiée ne pourrait pas exister dans une Europe morcelée et dont les pays se déchireraient mutuellement.
  4. Cet élément éclaire particulièrement la situation misérable dans laquelle se trouve ce vieux continent si fier de son passé. Les classes dominantes d'Allemagne se prosternent devant Mr. Hoover, ce parfait représentant de l'impérialisme américain, des magnats des trusts, et de la morgue du dollar. Quand et comment Mr Hoover bougera le petit doigt, voilà ce qui, aujourd'hui, détermine si nous aurons quelques centaines de milliers de chômeurs en plus ou en moins, si Mr Brüning restera encore quelques mois ou partira immédiatement, ou même, ce qui est encore plus important, si la Banque d'Allemagne sera maintenue ou disparaîtra. N 'est-ce pas la vérité qu'aujourd'hui l'Amérique a réduit l'Allemagne à la portion congrue, mais regardez cette France victorieuse et fière, qui fait bruisser ses armes : sa situation n'est guère différente, et en tous cas pas meilleure. La bourgeoisie française elle aussi a reçu cette proposition amicale comme un coup inattendu sur la tête. Elle tente de s'y opposer et presque de protester, mais avec quelle lassitude, quelle passivité, quelle soumission ! La France, elle aussi, est réduite à la portion congrue par la grâce de Hoover. Et je ne parle même pas des autres pays d'Europe !
  5. On parle d'Europe unie et de désarmement. L'Europe unie est une tentative désemparée de la France pour masquer sa faiblesse et pour unir l'Europe, y compris l'Allemagne, sous l'égide des baïonnettes françaises contre l'Union Soviétique et sous cette marque de fabrique, contre les Etats-Unis d'Amérique. Aucune personne sensée, et Mr Briand moins que tout autre, ne croit vraiment au maintien de la paix en Europe sous la direction de la France militariste. Déjà la simple question, à vrai dire tout à fait secondaire, du report d'un an du paiement des dommages de guerre, n'a fait qu'intensifier les dissensions en Europe. Comment peut-on, dans ces conditions, surmonter toutes ces rivalités, ces appétits, ces antagonismes inconciliables, au moyen d'une formule vide et totalement hypocrite ?
  6. Puisque la bourgeoisie allemande, flanquée de sa social-démocratie, s'est montrée incapable d'unifier démocratiquement la nation allemande, elle est encore moins apte à contribuer activement à l'unification de l'Europe. La nation allemande sera unifiée par le prolétariat victorieux, et il en sera de même pour l'Europe. Une Allemagne soviétique dans une Europe soviétique, telle est pour nous la solution de cette question.
  7. Regardez l'Union Soviétique ! Nous n'avons nul besoin de dissimuler les faiblesses et les meurtrissures que représente le terrible héritage du passé. Nous n'avons nul besoin d'idéaliser la situation actuelle. C'est une situation transitoire, avec toutes ses contradictions et ses souffrances. Mais est-il possible de comparer, ne serait-ce qu'un instant, la situation misérable de l'Allemagne avec les perspectives grandioses que la révolution prolétarienne a ouvertes là-bas ? Imaginons un seul instant que ces méthodes de l'économie concentrée, planifiée, ne s'appuient pas -ou plutôt pas seulement - sur les forces productives arriérées de la Russie, mais également sur la technique allemande, l'économie allemande, les capacités des travailleurs et techniciens allemands; imaginons que ce système s'élargisse à toute l'Europe, quelles immenses perspectives et possibilités cela n'ouvrirait-il pas à l'humanité ! Si cela n'est pas réalisé, au moins en partie, ce sont avant tout eux, les social-démocrates, qui en sont les premiers responsables.
  8. Non, les peuples d'Europe ont vu à l'œuvre et éprouvé leurs classes dominantes dans toutes les situations et combinaisons possibles. Ce n'est pas de ce côté là que peut venir le salut. Seule la révolution prolétarienne ouvre la voie à une Allemagne unifiée et puissante, partie constituante d'une puissante fédération soviétique européenne.
  9. Les fascistes, qui veulent détruire le Landtag de Prusse parce qu'ils le considèrent comme un obstacle sur la voie de la sujétion, de la véritable mussolinisation nationale de l'Allemagne, parlent eux aussi de révolution; plus précisément, à l'inverse de nous autres, marxistes bolcheviks, ils parlent d'une révolution populaire qu'ils opposent à la révolution prolétarienne. Nous ne tombons pas dans ce piège ! Evidemment, il s'agit pour nous d'une révolution qui profitera au peuple dans sa totalité, à tous les peuples d'Europe, et en dernière analyse à tous les peuples du monde. Mais cette révolution ne peut être réalisée que par le prolétariat victorieux, qui fait de sa volonté la loi de l'Etat. Sous la formule ambiguë de révolution populaire, nous voyons des éléments purement chauvins, tels le lieutenant Scheringer, s'infiltrer dans les rangs de l'avant garde prolétarienne, pour troubler et dévoyer l'esprit internationaliste. Les gens de cet acabit parlent de libération nationale de l'Allemagne par la guerre contre les puissances occidentales, et pour atteindre ce buts sont prêts à utiliser les forces du prolétariat révolutionnaire comme chair à canon. Non, telle n'est pas notre position. Nous ne séparons pas les destinées de l'Allemagne de celles de la Russie soviétique, de l'Europe, du monde entier. Notre programme n'est pas la libération nationale de l'Allemagne par la guerre contre les puissances occidentales, mais bien le sauvetage de l'Europe par la révolution prolétarienne. Pour nous, il n'existe pas d'issue pour le peuple affamé, menacé par la crise, le chômage et la guerre, en dehors du socialisme; et nous ne concevons pas le socialisme à l'échelle nationale mais internationale. Les travailleurs d'Union soviétique nous ont montré un magnifique exemple et un superbe début d'édification socialiste. Mais cette tâche ne peut être achevée qu'en s'étendant sans cesse à de nouveaux Etats, et en premier lieu sur le continent européen. L'Union soviétique deviendra alors un pont naturel vers l'Asie qui s'éveille, ouvrant la voie à la fédération socialiste mondiale.
  10. A l'extrémité occidentale de l'Europe couve maintenant la flamme de la révolution. Les ouvriers révolutionnaires y élèvent le mot d'ordre des soviets. Ce mot d'ordre est inextinguible et impérissable comme le prolétariat lui-même. Nous n'en sommes actuellement qu'à la première étape du développement. Nos merveilleux frères espagnols, catalans et basques, avec leur tempérament et leur dévouement admirables, eux ne permettront pas que leur révolution s'enlise à l'étape Ebert-Zamora; ils la poursuivront en permanence, appuyés sur le peuple pauvre et exploité des campagnes, jusqu'à la victoire de la révolution prolétarienne. Ce n'est pas sans raison que les dirigeants français observent avec inquiétude ce qui se passe au delà des Pyrénées et nous sommes persuadés que dans un futur proche, la vieille formule historique "il n'y a plus de Pyrénées" va devenir une réalité révolutionnaire.
  11. Non, mille fois non ! Ce n'est pas en plaçant son espoir à Locarno, aux Chequers, à la Maison-Blanche de Washington, sur les hauteurs dorées de la cupidité et de l'intrigue sanglante que le prolétariat allemand, que les masses opprimées du peuple allemand et de toutes les autres nations peuvent obtenir la liberté, le salut, ni même la certitude du pain quotidien. La révolution est un remède rude et exige de nombreuses victimes. Mais il n'y a pas d'autre remède. Contre la misère permanente et l'entre-déchirement permanent des peuples, contre les intrigues et les mensonges permanents des dirigeants des nations capitalistes, et naturellement des nôtres, nous dressons le mot d'ordre de la révolution permanente du prolétariat. C'est sous ce signe que se place l'Opposition communiste de gauche, bolchevique-léniniste, qui constitue une fraction internationale du communisme mondial, à laquelle j'appartiens et au nom de laquelle je m'exprime à cette tribune.

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