1931

Brochure rééditée dans les "Ecrits" de Trotsky, tome III, Supplément à la revue "4ème Internationale", 1959


Contre le national-communisme

Léon Trotsky

(les leçons du plébiscite "rouge")

25 août 1931


Comment devraient réfléchir les marxistes


Le référendum rouge n'est pas tombé du ciel ; il est né de la dégénérescence idéologique du Parti qui est très avancée. Mais il ne cesse pas pour cela d'être la plus honteuse aventure qu'on n'ait jamais vue. Le référendum n'est nullement devenu un point de départ pour la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. Il est resté entièrement dans les cadres d'une manœuvre parlementaire auxiliaire. Le Parti s'est ingénié à s'infliger, à l'aide du référendum, une défaite combinée. En renforçant la social-démocratie et, par conséquent, le gouvernement Brüning, en couvrant la défaite des fascistes, en repoussant les ouvriers sociaux-démocrates et une partie considérable de ses propres électeurs, le Parti est devenu, au lendemain du référendum, considérablement plus faible qu'il ne l'était la veille. On ne pouvait pas rendre un meilleur service au capitalisme allemand et mondial.

La société capitaliste s'est trouvée, surtout en Allemagne pendant ces quinze dernières années plusieurs fois à la veille de son écroulement, mais elle s'est sauvée chaque fois de la catastrophe. Les seules prémisses économiques et sociales sont insuffisantes pour la révolution. Il faut encore des prémisses politiques, c'est-à-dire un rapport de forces tel que, s'il n'assure pas la victoire par avance – de telles situations n'existent pas dans l'histoire – il la rende possible et probable. Le calcul stratégique, l'audace, l'esprit de décision font ensuite du possible une réalité. Mais aucune stratégie ne peut transformer l'impossible en une possibilité.

Au lieu de faire des phrases générales sur l'aggravation de la crise et sur le " changement de la situation ", le Comité central devrait indiquer précisément quel est actuellement le rapport des forces dans le prolétariat allemand, dans les syndicats, dans les comités d'usines, quelles sont les liaisons du Parti avec les ouvriers agricoles, etc. Ces données permettraient une vérification précise et ne laisseraient rien dans l'ombre. Si Thaelmann avait le courage d'énumérer et de peser tous les éléments de la situation politique, il devrait arriver à cette conclusion : malgré la crise monstrueuse du système capitaliste et malgré la croissance importante du communisme pendant ces derniers temps, le Parti est encore trop faible pour vouloir forcer le dénouement révolutionnaire. Ce sont, au contraire, les fascistes qui tendent vers ce but. Tous les partis bourgeois, ainsi que la social-démocratie, sont prêts à l'y aider. Parce qu'ils craignent tous beaucoup plus les communistes que les fascistes. A l'aide du plébiscite prussien les nationaux-socialistes voulaient provoquer l'écroulement de l'équilibre étatique archi-instable, pour forcer les couches hésitantes de la bourgeoisie à les appuyer dans leur œuvre de destruction sanglante du prolétariat. Aider en cela les fascistes, serait de notre part une ineptie monstrueuse. Voilà pourquoi nous sommes contre le plébiscite fasciste. – Ainsi Thaelmann devrait-il conclure son rapport s'il avait conservé un reste de conscience marxiste.

Après cela on devrait ouvrir une discussion, la plus large et la plus ouverte possible, car messieurs les chefs, même aussi infaillibles que Heinz Neumann et Remmele, doivent écouter attentivement, à tous les tournants, la voix des masses. Il faut écouter non seulement les paroles officielles que dit parfois le communiste, mais encore les pensées beaucoup plus profondes qui se cachent derrière ces paroles. Il faut non pas commander Ies ouvriers, nais savoir s'instruire auprès d'eux.

Si on avait ouvert la discussion, l'un des participants aurait tenu à peu près ce langage : Thaelmann a raison quand il démontre que malgré les changements incontestables de la situation, nous ne devons pas, étant donné le rapport des forces, essayer de forcer le dénouement révolutionnaire. Mais c'est précisément pour cela que nos ennemis extrêmes les plus décidés poussent, comme on le voit, vers le dénouement révolutionnaire. Pourrons-nous dans ce cas gagner le temps nécessaire pour réaliser un changement préalable dans le rapport des forces, c'est-à-dire arracher le gros de la masse prolétarienne à l'influence de la social-démocratie et obliger ainsi les masses de la petite bourgeoisie à tourner la face vers le prolétariat et le dos au fascisme ?

C'est bien, si cela réussit. Mais, que se passera-t-il si  les fascistes aboutissent quand même, contre notre volonté, au dénouement à brève échéance ? Alors la révolution prolétarienne subira-t-elle de nouveau une lourde défaite ?

A cela, Thaelmann, s'il était marxiste, répondrait à peu près comme suit : Il est évident que le choix du moment pour la lutte décisive dépend non seulement de nous, mais aussi de nos ennemis. Nous sommes tous d'accord que la tâche de notre stratégie actuellement doit consister à rendre difficile et non pas à faciliter à nos ennemis de forcer le dénouement. Si nos ennemis nous imposent la lutte quand même, nous l'accepterons, bien entendu, car il n'y a pas et il ne peut y avoir de défaite plus lourde, plus funeste, plus humiliante et plus démoralisante, que l'abandon sans combat de grandes positions historiques. Si ce sont les fascistes qui prennent l'initiative du dénouement – et cela au vu des masses populaires – ils pousseront, dans les conditions actuelles, de larges couches de travailleurs vers nous. Nous aurons dans ce cas, d'autant plus de chances de remporter la victoire que nous démontrerons aujourd'hui clairement aux milliers d'ouvriers que nous ne voulons nullement renverser le régime sans eux et contre eux. C'est pourquoi, nous devons dire ouvertement aux ouvriers sociaux-démocrates, chrétiens et sans-parti : les fascistes qui sont une petite minorité veulent renverser le gouvernement actuel pour s'emparer du pouvoir ; nous communistes, nous considérons le gouvernement actuel comme un ennemi du prolétariat ; mais ce gouvernement s'appuie sur votre confiance et sur vos voix ; nous voulons renverser ce gouvernement par une alliance avec vous et non par une alliance avec les fascistes contre vous. Si les fascistes essaient de faire une insurrection, nous, communistes, nous allons lutter contre eux,jusqu'à la dernière goutte de sang – non pas pour défendre le gouvernement Braun-Brüning, mais pour préserver de l'étranglement et de la destruction l'élite du prolétariat, les organisations ouvrières, la presse ouvrière, non seulement les nôtres, les organisations communistes, mais aussi les vôtres, sociaux-démocrates. Nous sommes prêts à défendre avec vous n'importe quelle maison ouvrière, n'importe quelle imprimerie d'un journal ouvrier, contre les attaques des fascistes. Et nous vous demandons de vous engager à nous venir en aide au cas où nos organisations seraient menacées. Nous vous proposons le front unique de la classe ouvrière contre les fascistes. – Plus résolument et plus fermement nous appliquerons cette politique dans toutes les questions, et plus il sera difficile aux fascistes de nous prendre au dépourvu, et moins ils auront de chances de nous écraser dans une lutte ouverte.

Ainsi répondrait notre Thaelmann imaginaire.

Mais à cet endroit, un orateur profondément inspiré des hautes idées de Heinz Neumann, prend la parole. - Une telle politique, dira-t-il, ne donnera rien, quoi qu'on fasse. Les chefs sociaux-démocrates diront aux ouvriers : ne croyez pas les communistes, ils ne sont nullement soucieux de défendre les organisations ouvrières, mais ils veulent tout simplement s'emparer du pouvoir, ils nous considèrent comme des sociaux-fascistes et ne font aucune distinction entre nous et les nationalistes. Voilà pourquoi la politique que propose Thaelmann ne fera que nous ridiculiser aux yeux des ouvriers sociaux-démocrates.

A cela Thaelmann aurait dû répondre ainsi : traiter les sociaux-démocrates de fascistes, c'est évidemment une stupidité qui, à chaque moment critique, nous embrouille nous-mêmes et nous empêche de trouver la voie vers les ouvriers sociaux-démocrates. Renoncer à cette stupidité, c'est la meilleure des choses que nous puissions faire. Quant à l'accusation que, sous le camouflage de la défense de la classe ouvrière et de ses organisations, nous ne cherchons qu'à nous emparer du pouvoir, nous dirons à ce sujet aux ouvriers sociaux-démocrates : oui, nous voulons conquérir le pouvoir, mais pour cela il est indispensable que nous ayons la majorité de la classe ouvrière. La tentative de nous emparer du pouvoir en nous appuyant sur une minorité, serait de l'aventurisme honteux avec lequel nous n'avons rien de commun. Nous ne pouvons pas obliger la majorité des ouvriers à nous suivre, nous ne pouvons que les persuader. Si les fascistes écrasent la classe ouvrière, il ne pourrait plus être question de la conquête du pouvoir par les communistes. Préserver la classe ouvrière et ses organisations contre les fascistes, signifie pour nous s'assurer une possibilité de convaincre la classe ouvrière et de l'amener vers nous. C'est pourquoi, nous ne pouvons arriver au pouvoir autrement qu'en défendant, les armes à la main s'il le faut, tous les éléments de la démocratie ouvrière dans l'Etat capitaliste.

A cela, Thaelmann pourrait encore ajouter : pour conquérir la confiance solide et inébranlable de la majorité des ouvriers, nous devons nous garder surtout de leur jeter de la poudre aux yeux, d'exagérer nos forces, de fermer les yeux sur les faits ou, pis encore, de les déformer. Il faut dire ce qui est. Nous n'arriverons pas à tromper nos ennemis : ils possèdent mille moyens de vérification. Mais en trompant les ouvriers, nous nous trompons nous-mêmes. En faisant semblant d'être plus forts, nous ne faisons que nous affaiblir. Il n'y a là, cher camarade, aucun "manque de confiance ", aucun "pessimisme ". Pouvons-nous être pessimistes, nous qui avons devant nous des possibilités gigantesques ? Nous avons un avenir immense. Le sort de l'Allemagne, le sort de l'Europe, le sort de tout l'univers dépend de nous. Or, c'est précisément celui qui croit fermement dans l'avenir révolutionnaire qui n'a besoin d'aucune illusion.

Le réalisme marxiste est la prémisse de l'optimisme révolutionnaire.

Ainsi aurait répondu Thaelmann s'il était marxiste. Malheureusement, il ne l'est pas.


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