1932

Allemagne, 1932 : la situation du prolétariat, trahi par ses dirigeants est quasi-désespérée. Trotsky analyse la situation et en déduit les tâches de l'avant garde dans une étude magistrale.


Œuvres - janvier 1932

Léon Trotsky

La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne

Préface

Du fait de son retard extrême, le capitalisme russe s'est avéré être le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste. Le capitalisme allemand apparaît dans la crise actuelle comme le maillon le plus faible pour la raison opposée : c'est le capitalisme le plus avancé dans une Europe qui se trouve dans une situation sans issue. Plus s'affirme le caractère dynamique des forces productives en Allemagne, plus ces dernières étouffent dans le système étatique de l'Europe, semblable au "système" de cages d'une minable ménagerie provinciale. Chaque tournant de la conjoncture place le capitalisme allemand devant les tâches qu'il s'était efforcé de résoudre au moyen de la guerre. Au moyen du gouvernement des Hohenzollern, la bourgeoisie allemande s'apprêtât à "organiser l'Europe". Au moyen du gouvernement Brüning-Curtius elle a tenté de réaliser... l'union douanière avec l'Autriche. Quelle effrayante réduction des tâches, des possibilités, des perspectives ! Mais il fallut renoncer aussi à cette union. Le système européen a des pieds d'argile. Si quelques millions d'Autrichiens s'unissent à l'Allemagne, la grande hégémonie salvatrice de la France peut s'écrouler.

L'Europe et surtout l'Allemagne ne peuvent progresser dans la voie capitaliste. Si la crise actuelle était surmontée temporairement grâce au jeu automatique des forces du capitalisme lui-même - sur le dos des ouvriers - cela impliquerait la renaissance à brève échéance de toutes les contradictions sous une forme encore plus concentrée.

Le poids de l'Europe dans l'économie mondiale ne peut que diminuer. Les étiquettes américaines : plan Dawes, plan Young, moratoire Hoover adhèrent solidement au front de l'Europe. L'Europe est mise à la ration américaine.

Le pourrissement du capitalisme implique le pourrissement social et culturel. La voie de la différenciation systématique des nations, de la croissance du prolétariat au prix d'une diminution des classes moyennes, est barrée. Un freinage ultérieur de la crise sociale ne peut signifier qu'une paupérisation de la petite bourgeoisie et une dégénérescence de couches toujours plus grandes du prolétariat en lumpen. Ce danger, qui est le plus grave, prend à la gorge l'avant-garde allemande.

La bureaucratie sociale-démocrate est la partie la plus pourrie de l'Europe capitaliste pourrissante. Elle a commencé son chemin historique sous le drapeau de Marx et Engels. Elle s'était fixé comme objectif le renversement de la domination de la bourgeoisie. La puissante montée du capitalisme l'a aspirée et l'a entraînée à sa suite. Au nom de la réforme, elle a renoncé à la révolution, d'abord dans les faits puis en paroles. Kautsky, évidemment, a défendu encore pendant longtemps la phraséologie révolutionnaire, en l'adaptant aux besoins du réformisme. Bernstein au contraire a exigé que l'on renonce à la révolution : le capitalisme entre dans une période de prospérité pacifique, sans crise ni guerre. Prédiction exemplaire. Il peut sembler qu'entre Kautsky et Bernstein, il y ait une contradiction irréductible. En fait, ils se complétaient l'un l'autre symétriquement, comme la botte gauche et la botte droite du réformisme.

La guerre éclata. La social-démocratie soutint la guerre au nom de la prospérité future. Au lieu de la prospérité, ce fut le déclin. Aujourd'hui il ne s'agit déjà plus de faire découler la nécessité de la révolution de la faillite du capitalisme ; ni de réconcilier les ouvriers avec le capitalisme au moyen de réformes. La nouvelle politique de la social-démocratie consiste à sauver la société bourgeoise en renonçant aux réformes.

Mais la déchéance de la social-démocratie ne s'arrêta pas là. La crise actuelle du capitalisme agonisant a contraint la social-démocratie à renoncer aux fruits d'une longue lutte économique et politique et à ramener les ouvriers allemands au niveau de vie de leurs pères, de leurs grands-pères et même de leurs arrière-grands-pères. Il n'y a pas de tableau historique plus tragique et en même temps plus repoussant que le pourrissement pernicieux du réformisme au milieu des débris de toutes ses conquêtes et de tous ses espoirs. Le théâtre est à la recherche du modernisme. Qu'il mette donc en scène plus souvent Les Tisserands de Hauptmann, la plus actuelle de toutes les pièces. Mais que le directeur du théâtre n'oublie pas de réserver les premiers rangs aux chefs de la social-démocratie.

D'ailleurs, ils n'ont rien à faire des spectacles : ils sont arrivés à la limite extrême de leur faculté d'adaptation. Il y a un seuil au-dessous duquel la classe ouvrière d'Allemagne ne peut accepter de descendre pour longtemps. Cependant le régime bourgeois qui se bat pour son existence ne veut pas reconnaître ce seuil. Les décrets d'exception de Brüning ne sont qu'un début pour tâter le terrain. Le régime de Brüning se maintient grâce au soutien lâche et perfide de la bureaucratie sociale-démocrate, qui, elle-même, s'appuie sur la confiance mitigée et maussade d'une partie du prolétariat. Le système des décrets bureaucratiques est instable, incertain et peu viable. Le capital a besoin d'une autre politique plus décisive. Le soutien de la social-démocratie qui ne peut oublier ses propres ouvriers, est non seulement insuffisant pour qu'il puisse réaliser ses objectifs, mais il commence même déjà à le gêner. La période des demi-mesures est passée. Pour essayer de trouver une issue, la bourgeoisie doit se libérer définitivement de la pression des organisations ouvrières, elle doit les balayer, les briser, les disperser.

Ici commence la mission historique du fascisme. Il remet en selle des classes qui se trouvent immédiatement au-dessus du prolétariat et craignent d'être précipitées dans ses rangs ; il les organise, les militarise grâce aux moyens du capital financier, sous la couverture de l'Etat officiel, et les envoie écraser les organisations prolétariennes, des plus révolutionnaires aux plus modérées.

Le fascisme n'est pas seulement un système de répression, de violence et de terreur policière. Le fascisme est un système d'Etat particulier qui est fondé sur l'extirpation de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du fascisme n'est pas seulement d'écraser l'avant-garde communiste, mais aussi de maintenir toute la classe dans une situation d'atomisation forcée. Pour cela, il ne suffit pas d'exterminer physiquement la couche la plus révolutionnaire des ouvriers. Il faut écraser toutes les organisations libres et indépendantes, détruire toutes les bases d'appui du prolétariat et anéantir les résultats de trois-quarts de siècle de travail de la social-démocratie et des syndicats. Car c'est sur ce travail qu'en dernière analyse s'appuie le Parti communiste.

La social-démocratie a préparé toutes les conditions pour la victoire du fascisme. Mais par là même elle a préparé les conditions de sa propre liquidation politique. Il est tout à fait juste de faire porter à la social-démocratie la responsabilité de la législation d'exception de Brüning ainsi que la menace de la barbarie fasciste. Mais il est absurde d'identifier la social-démocratie au fascisme.

Par sa politique pendant la Révolution de 1848 la bourgeoisie libérale a préparé le triomphe de la contre-révolution, qui, par la suite, réduisit le libéralisme à l'impuissance. Marx et Engels fustigèrent la bourgeoisie libérale allemande, tout aussi violemment que Lassalle et de façon plus approfondie que ce dernier. Mais lorsque les lassalliens mirent dans le "même sac réactionnaire" la contre-révolution féodale et la bourgeoisie libérale, Marx et Engels s'indignèrent à juste titre de cet ultra-gauchisme erroné. La position fausse des lassalliens les rendit, à certaines occasions, complices de la monarchie en dépit du caractère globalement progressiste de leur travail, infiniment plus important que le travail des libéraux.

La théorie du "social-fascisme" reproduit l'erreur fondamentale des lassalliens sur des bases historiques nouvelles. En collant aux nationaux-socialistes et aux sociaux-démocrates la même étiquette fasciste, la bureaucratie stalinienne est entraînée dans des actions comme le soutien au référendum d'Hitler : cela ne vaut pas mieux que les combinaisons des lassalliens avec Bismarck.

Dans leur lutte contre la social-démocratie, les communistes allemands doivent s'appuyer à l'étape actuelle sur deux positions distinctes :
a) la responsabilité politique de la social-démocratie en ce qui concerne la puissance du fascisme,
b) l'incompatibilité absolue qui existe entre le fascisme et les organisations ouvrières sur lesquelles s'appuie la social-démocratie.

Les contradictions du capitalisme allemand ont atteint aujourd'hui une tension telle qu'une explosion est inévitable. La capacité d'adaptation de la social-démocratie a atteint le seuil qui précède l'auto-liquidation. Les erreurs de la bureaucratie stalinienne ont atteint les limites de la catastrophe. Tels sont les trois termes de l'équation qui caractérise la situation en Allemagne. Tout tient sur le fil d'un rasoir.

Lorsqu'on suit la situation allemande dans les journaux qui arrivent avec un retard de presque une semaine, lorsqu'il faut à un manuscrit une nouvelle semaine pour franchir la distance séparant Constantinople de Berlin, et lorsqu'il faut encore des semaines pour qu'une brochure arrive jusqu'au lecteur, on se dit involontairement : est-ce qu'il ne sera pas trop tard ? Et on répond à chaque fois : non, les armées qui participent à ce combat sont trop gigantesques pour que l'on ait à craindre une décision simultanée et foudroyante. Les forces du prolétariat allemand ne sont pas épuisées. Elles ne se sont même pas encore mises en marche. La logique des faits parlera chaque jour de façon plus impérative. Cela justifie la tentative de l'auteur de faire entendre sa voix, même avec un retard de plusieurs semaines, c'est-à-dire de toute une période historique.

La bureaucratie stalinienne a décidé qu'elle accomplirait plus tranquillement son travail, si elle enfermait l'auteur de ces lignes à Prinkipo. Elle a obtenu du social-démocrate Hermann Müller qu'on refuse son visa à... un "menchevik" : le front unique fut à cette occasion réalisé sans hésitations ni atermoiements. Aujourd'hui les staliniens déclarent dans les journaux soviétiques officiels, que je "défends" le gouvernement de Brüning en accord avec la social-démocratie qui se démène pour qu'on m'accorde le droit d'entrer en Allemagne. Plutôt que de s'indigner de cette bassesse, il vaut mieux rire de cette stupidité. Mais ne rions pas trop longtemps, car nous avons peu de temps.

Il ne fait aucun doute que l'évolution de la situation démontrera la justesse de ce que nous affirmons. Mais par quelle voie l'Histoire administrera-t-elle cette preuve : par la faillite de la fraction stalinienne ou par la victoire de la politique marxiste ? Toute la question est là. Il s'agit du destin du peuple allemand, et pas seulement de lui.


Les questions qui sont examinées dans cette brochure ne datent pas d'hier. Voici déjà neuf ans que la direction de l'Internationale communiste s'occupe de réviser les valeurs et s'efforce de désorganiser l'avant-garde internationale du prolétariat, par des convulsions tactiques, dont la somme est ce qu'on appelle la "ligne générale". L'opposition de gauche russe (les bolcheviks-léninistes) s'est formée sur la base non seulement des problèmes russes, mais aussi des problèmes internationaux. Et les problèmes du développement révolutionnaire de l'Allemagne n'étaient pas la dernière de leur préoccupation. Des désaccords sérieux dans ce domaine apparurent dés 1923. L'auteur de ces pages s'est exprimé à plusieurs reprises sur les questions débattues. Une partie importante de ses ouvrages critiques est même éditée en allemand. La présente brochure se situe dans la lignée du travail théorique et politique de l'opposition de gauche. Beaucoup de ce qui n'est ici que mentionné au passage a fait en son temps l'objet d'une étude détaillée. Il me faut renvoyer le lecteur en particulier à mes livres : "La révolution internationale et l'Internationale communiste", "La révolution permanente", etc. Maintenant que les désaccords apparaissent à tous sous l'aspect d'un grand problème historique, on peut apprécier mieux et plus en profondeur leur origine. Pour un révolutionnaire sérieux, pour un marxiste authentique, cela est absolument nécessaire. Les éclectiques vivent de pensées épisodiques, d'improvisations qui surgissent sous la poussée des événements. Les cadres marxistes, capables de diriger la révolution prolétarienne, s'éduquent par une étude approfondie, permanente et suivie des tâches et des divergences.


Prinkipo, 27 janvier 1932.


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