1935

Extrait de la revue: "LES HUMBLES". Cahier nº 12- 20 série décembre 1935.
Avec l'introduction suivante : Nous sommes heureux de reproduire l'article ci-dessous d'après la Vérité. Comme dit un ami : "C'est dur, oui. C'est dur surtout parce que c'est élevé alors que les pages de Rolland ne l'étaient pas, et pas méchant alors que ces pages l'étaient. Dure leçon d'un grand révolutionnaire à quelqu'un qui parle de la révolution qu'il ignore, et sur un ton qui est déjà un oubli de soi. Hélas !" - Maurice Wullens


Œuvres – octobre 1935

Léon Trotsky

ROMAIN ROLLAND REMPLIT SA MISSION

31 octobre 1935


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Dans l'Humanité du 23 octobre est reproduite une lettre de M. Romain Rolland, qui a pour tâche de répondre à la critique d'un quelconque pasteur suisse contre l'Union Soviétique. Nous n'aurions pas le moindre intérêt de nous immiscer dans l'explication entre l'apologiste du gandhisme et le pacifiste protestant, si M. Rolland lui-même n'avait pas touché en passant - d'ailleurs sous une forme extrêmement déplacée - un certain nombre de questions brûlantes d'un caractère général aussi bien que personnel. Nous ne pouvons et ne voulons pas exiger de M. Rolland une analyse marxiste, de la clarté politique ou du flair révolutionnaire ; mais nous aurions, semble-t-il, le droit d'attendre de lui de la clairvoyance psychologique.

Dans la justification de la terreur, dirigée par Staline avant tout contre son propre parti, M. Rolland écrit que Kirov fut assassiné "par un fanatique qu'appuyaient en secret des hommes tels que Kaménev et Zinoviev". Quels droits M. Rolland a-t-il de faire une déclaration si pleine de responsabilité ? Ceux qui l'ont inspirée à R. Rolland ont simplememt menti . C'est précisément dans cette question, où la politique se rencontre avec la psychologie, qu'il n'aurait pas été difficile à R. Rolland de se retrouver, si l'excès de zèle ne l'avait pas aveuglé. L'auteur de ces lignes n'a pas la moindre raison de prendre sur lui la moindre responsabilité pour l'activité de Zinoviev et de Kaménev, qui n'ont pas peu collaboré à la dégénérescence bureaucratique du parti et des soviets. Il est cependant inconcevable qu'on puisse leur imputer une participation à un crime qui, sans avoir aucun sens politique, contredit en même temps les conceptions, les buts et tout le passé politique de Kaménev et de Zinoviev. Même s'ils étaient devenus inopinément des partisans de la terreur individuelle (une telle hypothèse est fantaisiste), ils n'auraient nullement pu choisir Kirov pour victime. Pour qui connait l'histoire du parti et sa composition personnelle, il est trop évident que Kirov, comparé à Kaménev et Zinoviev, était dans la bureaucratie une figure de troisième ordre ; son meurtre ne pouvait exercer aucune influence ni sur le régime ni sur la politique. Même au procès contre Zinoviev et Kaménev (un des procès les plus éhontés !) la version primitive de l'accusation ne fut pas maintenue. Quel droit, sinon celui de faire du zèle, M. Rolland a-t-il donc de parler de la participation de Kaménev et de Zinoviev à l'assassinat de Kirov ?

Rappelons que, dans l'intention des initiateurs, l'accusation devait s'étendre aussi à l'auteur de ces lignes. Nombreux, sans doute, sont ceux qui se souviennent encore du "consul letton", agent provocateur de la G.P.U., qui tenta de recevoir des terroristes une lettre "pour la transmettre à Trotsky". Un de ces stipendiés de l'Humanité (il se nomme, je crois, Duclos ) écrivit même dans son ardeur que la participation de Trotsky à l'assassinat de Kirov était "prouvée". Toutes les circonstances de cette affaire sont exposées dans ma brochure "la bureaucratie staliniste et l'assassinat de Kirov". Pourquoi Romain Rolland ne se hasarde-t-il donc pas à répéter cette grossière et impudente partie de l'amalgame thermidorien ? Uniquement parce que j'ai eu la possibilité de démasquer en son temps la provocation et ses organisateurs directs : Staline et Jagoda. Kaménev et Zinoviev n'ont pas eu cette possibilité : ils se trouvent en prison en vertu d'une accusation mensongère. On peut les calomnier impunément. Mais cela convient-il à R. Rolland ?


Soi-disant en liaison avec l'affaire Kirov, la bureaucratie anéantit des dizaines de gens, manifestement dévoués à la révolution, mais qui réprouvaient l'arbitraire et les privilèges de la caste dominante. Peut-être M. Rolland ira-t-il le nier ? Nous faisons la proposition d'une commission internationale, au-dessus de tout reproche par sa composition, pour enquêter sur les arrestations, procès, fusillades, déportations, etc., ne fût-ce qu'en liaison avec la seule affaire Kirov. Rappelons encore une fois que, lorsque nous avons jugé en 1922 les socialistes-révolutionnaires pour des actes terroristes, nous avons admis, au tribunal Vandervelde, Kurt Rosenfeld et autres adversaires les plus en vue du bolchévisme. Cependant la situation de la révolution était incomparablement plus difficile. M.Rolland acceptera-t-il notre proposition maintenant ? C'est douteux, car cette proposition n'a pas été acceptée - et ne pouvait être acceptée - par Staline. Les mesures de terreur, qui furent prises dans la première période "jacobine" pourrait-on dire, découlaient de la nécessité impérieuse de son auto-défense. De ces mesures nous pouvions
donner un compte rendu public à toute la classe ouvrière mondiale. La terreur de la période présente, période thermidorienne, sert à la défense de la bureaucratie non tant contre l'ennemi de classe que contre les éléments avancés du prolétariat lui-même. Romain Rolland apparaît ainsi comme l'avocat de la terreur thermidorienne.

Dans ces tout derniers jours, la presse soviétique a annoncé la decouverte d'un nouveau complot, dans lequel les "trotskistes" se retrouveraient avec des gardes-blancs et des criminels avec le but de ...détruire des chemins de fer soviétiques.  Pas un homme sérieux, en Union Soviétique ne croira cette nouvelle tromperie éhontée, qui jette une lumière terrible sur une série d'amalgames précédents. Cela n'empêche pas, pourtant, la clique staliniste de fusiller plusieurs jeunes bolchéviks, accusés de lèse-majesté. Et quelle est l'attitude de M. Rolland ? Peut-être se mettra-t-il à persuader les pasteurs sceptiques que les "trotskistes" détruisent véritablement les chemins de fer soviétiques ?

Dans le domaine des questions générales de la politique, les affirmations de M. Romain Rolland ne sont pas moins catégoriques ni moins sujettes à caution. Dans le but de défendre la politique actuelle des Soviets et de l'Internationale Communiste, R. Rolland, d'accord avec son ancien rituel, revient à l'expérience de Brest-Litovsk. Ecoutons-le ! "En 1918, à Brest-Litovsk - écrit-il -T rotsky disait à Lénine : nous devons mourir en gentilshommes. Lénine répondit : nous ne sommes pas des gentilshommes, nous voulons vivre et nous vivrons." Où M. Rolland a-t-il prit ces renseignements ? En réalité, Lénine ne fut jamais à Brest-Litovsk. Peut-être l'entretien eut-il lieu par fil ? Mais tous les documents de cette période sont imprimés et, bien entendu, ne renferment pas cette phrase, disons le carrément, assez stupide, qu'un des informateurs de R. Rolland lui a soufflée pour qu'il la répande par la suite. Comment malgré tout ne s'est-il donc pas trouvé chez le vieil écrivain assez de sens psychologique pour comprendre le caractère caricaturalement faux du dialogue rapporté par lui ?

Ce n'est pas le moment d'entrer avec R. Rolland dans des discussions tardives au sujet des pourparlers de Brest-Litovsk. Mais puisque R. Rolland met maintenant en Staline presque autant de confiance qu'il en mettait naguère en Gandhi, nous nous permettrons d'invoquer la déclaration que fit Staline le 1er février 1918, c'est à dire aux dernières heures des décisions de Brest-Litovsk : "une issue à la situation difficile nous fut donnée par une solution moyenne, la position de Trotsky. "Je cite non pas selon mes souvenirs ni après un entretien avec des interlocuteurs, fussent-ils haut placés, mais d'après les procès-verbaux officiels du comité central, publiés par les éditions d'État en 1920. La citation apportée (page 214) paraîtra à R. Rolland, sans doute, inattendue. Mais elle devrait le convaincre qu'il faut écrire avec quelque prudence sur des choses que l'on ne connaît pas.


M. Rolland nous apprend - à moi en particulier - que le gouvernement soviétique peut, en cas de nécessité, conclure des accords même avec des impérialistes. Pour faire de pareilles découvertes, est-il nécessaire d'aller à Moscou ? Chaque ouvrier français est contraint chaque jour de conclure des accords avec les capitalistes, tant qu'ils existent. A l'Etat ouvrier on ne peut pas refuser un droit, qui appartient à tout syndicat. Mais si, en concluant un contrat collectif, le dirigeant d'un syndicat déclarait "qu'il reconnaissait et approuvait" la propriété capitaliste, nous dirions d'un tel chef qu'il est un traître. Staline n'a pas simplement conclu un accord pratique ; mais, en plus de cela et indépendamment de cela, il a approuvé le renforcement du militarisme français. Chaque ouvrier français conscient sait que l'armée française existe avant tout pour constituer un rempart devant la propriété d'une poignée d'exploiteurs et pour maintenir la domination de la France bourgeoise sur 60 millions d'esclaves coloniaux. Si sous l'influence d'un mécontentement légitime, provoqué dans les rangs ouvriers par la déclaration de Staline, on fait maintenant des tentatives, y compris par l'entremise de R. Rolland, pour expliquer que "presque" tout reste comme auparavant, nous n'en croyons pas un iota. L'approbation volontaire et démonstrative faite par Staline du militarisme français n'était pas destinée, il faut croire, à éclairer la bourgeoisie française, qui n'avait nul besoin d'un stimulant et qui l'a accueillie tout à fait ironiquement. La déclaration de Staline pouvait avoir un seul but : en affaiblissant l'opposition du prolétariat français contre son propre impérialisme, acheter à ce prix la confiance de la bourgeoisie française dans la solidité de l'alliance avec Moscou. Cette politique, malgré toutes les réserves, est menée sans détour, même aujourd'hui. Les cris de l'Humanité contre Laval ne changent nullement le fait que l'Internationale Communiste est une. agence politique de la Société des Nations, où opère le même Laval, ou son compère Herriot, ou son partenaire britannique Baldwin, qui n'est nullement meilleur que Laval.


Avec une autorité peu fondée, Romain Rolland décrète que la nouvelle politique de l'Internationale Communiste continue à correspondre strictement à l'enseignement de Lénine. Ainsi la solidarité du Parti Communiste français avec la politique extérieure de Léon Blum, hier "social-fasciste", qui, en tout cas est resté fidèle à lui-même ; la reptation à plat ventre devant Edouard Herriot, qui n'est nullement disposé à trahir le capital français ; le soutien par le Parti Communiste de la Société des Nations, cet état-major général des complots impérialistes, - tout cela découle de l'enseignement de Lénine ? Non, M. Rolland ferait mieux de s'occuper de nouveau de l'enseignement de Gandhi.

L'avertissement très sage, plein de retenue et de justesse, de Marcel Martinet, par malheur, n'a servi de rien à R. Rolland. Au lieu de s'arrêter et de regarder de façon critique, il s'est définitivement placé dans les rangs des apologistes officiels de la bureaucratie thermidorienne. C'est à tort que ces messieurs se croient des "amis" de la révolution d'octobre ! La bureaucratie est une chose, la révolution en est une autre. Et pour le bourgeois conservateur Herriot, le commissaire du Peuple Litvinov est "mon ami". II ne s'ensuit pas que la révolution prolétarienne doive penser que Edouard Herriot est son ami.


Parler de l'avenir de la révolution, on ne peut le faire que dans une lutte implacable contre le régime de l'absolutisme bureaucratique, qui est devenu le pire frein du mouvement révolutionnaire. La responsabilité pour les tendances terroristes de la jeunesse soviétique retombe entièrement sur la bureaucratie, qui a étouffé sous une chape de plomb l'avant-garde de la classe ouvrière et qui ne réclame de la jeunesse que d'être aveuglément soumise et de chanter les louanges des chefs. La bureaucratie a concentré dans ses mains de grands moyens, dont elle ne rend compte à personne. Ces moyens incontrôlés lui donnent en particulier la possibilité d'accueillir et de combler royalement quelques "amis" utiles. Beaucoup d'entre eux, par leur système psychologique, se distinguent peu de ces académiciens et journalistes français, qui sont les amis professionnels de Mussolini. Nous ne voulons nullement assimiler Romain Rolland à ce type. Mais pourquoi donc efface-t-il si imprudemment la ligne de démarcation ? Pourquoi assume-t-il une mission qui ne lui convient pas ?

Le 31 octobre 1935
L. TROTSKY


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