1938

Lettre à la conférence internationale (T4356), traduite du russe, avec la permission de la Houghton Library. Cette lettre a été rédigée par Trotsky mais a été adressée à Rivera, afin d'être signée ou reprise par le peintre. Le catalogue de Harvard présente ce document comme une « lettre de Trotsky à Rivera », et les éditions françaises de Littérature et Révolution comme une lettre de Trotsky dont on sait pourtant qu'il ne maniait pas le « pinceau » et ne se considérait pas comme « artiste de profession ». Ce texte prend place dans le courant de la discussion alors en cours entre Trotsky, André Breton et Diego Rivera.
Source : Œuvres - T. XVIII (EDI)

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Œuvres - Juin 1938

Léon Trotsky

1° juin 1938


L'art révolutionnaire et la IV° Internationale

Chers Camarades,

Je regrette profondément que les circonstances défavorables ne me permettent pas de prendre part à votre conférence. Les travailleurs d'avant‑garde du monde entier en attendent des réponses aux problèmes les plus brûlants de leur lutte libératrice.

Je suis pourtant assez au courant de la discussion qui s'est déroulée dans divers pays sur les problèmes fondamentaux du mouvement ouvrier, et des documents qui sont soumis à votre examen, pour avoir le droit d'affirmer ma complète solidarité avec le travail que vous êtes appelés à effectuer.

Le prolétariat, dans tout le cours de son histoire, n'a jamais encore été aussi complètement trompé et trahi par ses organisations qu'il l'est aujourd'hui, vingt‑cinq ans après le début de la première guerre mondiale et quelques années, peut‑être quelques mois seulement, avant le début de la seconde guerre mondiale.

L'Internationale social‑démocrate , comme le montre la dernière et toute récente expérience gouvernementale de Léon Blum en France [1] , est l'auxiliaire de l'appareil d'Etat bourgeois qui l'appelle à son secours aux heures les plus difficiles pour accomplir le travail le plus honteux, en particulier pour préparer une nouvelle guerre impérialiste.

Le rôle de la III° Internationale est ‑ si c'est possible - encore plus criminel et plus nuisible, parce qu'elle couvre les services qu'elle rend à l'impérialisme de l'autorité, volée, de la Révolution d'Octobre et du bolchevisme.

Sur le sol d'Espagne, le stalinisme a montré avec une netteté particulière que, vis‑à‑vis de la révolution prolétarienne, il prenait sur lui de jouer le rôle de gendarme international que le tsarisme avait joué vis‑à‑vis de la révolution bourgeoise.

L'anarchisme officiel a, par sa honteuse politique en Espagne, convaincu les masses ouvrières du monde entier qu'elles n'ont plus le droit de compter sur lui. Comme la bureaucratie des deux Internationales pseudo-­marxistes, la bureaucratie anarchiste a réussi à faire corps avec la société bourgeoise.

Pour que l'humanité ne fasse pas naufrage et ne se putréfie pas, le prolétariat a besoin d'une direction révolutionnaire perspicace, honnête et intrépide. Personne ne peut lui fournir cette direction, sauf la IV° Internationale, appuyée sur toute l'expérience des défaites et des victoires précédentes.

Permettez‑moi cependant de jeter un regard sur la mission historique de la IV° Internationale, non seulement avec les yeux d'un révolutionnaire prolétarien, mais avec les yeux de l'artiste que je suis par profession. Je n'ai jamais séparé ces deux sphères de mon activité. Mon pinceau ne m'a jamais servi de jouet pour ma distraction personnelle ou pour la distraction des classes possédantes. Je me suis toujours efforcé de peindre les souffrances, les espoirs et la lutte des classes travailleuses, car c'est ainsi que je m'approche de la vie, et donc de l'art, qui en est une partie inséparable. L'actuelle crise sans issue du capitalisme entraîne une crise de toute la culture humaine, et entre autres de l'art.

Toute la situation mondiale pousse, d'une certaine manière, les artistes doués et sensibles sur la voie de la création révolutionnaire. Mais cette voie est hélas encombrée par les cadavres pourrissants du réformisme et du stalinisme.

Si l'avant‑garde du prolétariat mondial trouve sa direction, l'art d'avant­-garde trouvera de nouvelles perspectives et de nouveaux espoirs. Entre temps, la soi‑disant Internationale communiste, qui n'apporte rien au prolétariat, sinon des défaites et des humiliations, continue à diriger la vie intellectuelle et l'activité artistique de l'aile gauche de l'intelligentsia internationale.

Les résultats de cette hégémonie sont particulièrement frappants en U.R.S.S., c'est‑à‑dire dans le pays où l'activité créatrice révolutionnaire aurait dû atteindre son développement le plus élevé. La dictature de la bureaucratie réactionnaire a étouffé ou prostitué l'activité intellectuelle de toute une génération. Il est impossible de regarder sans répulsion physique la reproduction des tableaux ou des sculptures soviétiques, dans lesquels des fonctionnaires armés de pinceaux et sous la surveillance de fonctionnaires armés de mausers, célèbrent les chefs « grands » et « géniaux », bien qu'ils soient en réalité privés de la moindre étincelle de génie et de grandeur. L'art de l'époque stalinienne entrera dans l'histoire comme l'expression la plus spectaculaire du déclin le plus profond qu'ait jamais subi la révolution prolétarienne.

Une nouvelle montée du mouvement révolutionnaire est seule capable d'enrichir l'art de nouvelles perspectives et de nouvelles possibilités. La IV° Internationale ne peut évidemment se fixer la tâche de diriger l'art, c'est­-à‑dire de lui donner des ordres ou de lui prescrire des méthodes. Une telle attitude envers l'art ne peut pénétrer que dans la tête d'une bureaucratie moscovite ivre de sa toute‑puissance. L'art et la science ne se cherchent pas de patrons : l'art, de par sa seule existence, les récuse. L'activité créatrice révolutionnaire a ses propres lois internes même lorsqu'elle sert complètement le développement social. L'art révolutionnaire est incompatible avec le mensonge, l'hypocrisie et l'esprit d'accommodement. Les poètes, les artistes, les sculpteurs, les musiciens, trouveront eux­-mêmes leurs voies et leurs méthodes si le mouvement révolutionnaire des masses dissipe les nuées du scepticisme et du pessimisme qui assombrissent aujourd'hui l'horizon de l'humanité. La nouvelle génération de créateurs doit se convaincre que le visage des vieilles Internationales reflète le passé de l'humanité et pas son avenir.


Notes

[1] Léon Blum (1872‑1950), d'une famille bourgeoise, écrivain de talent et haut fonctionnaire, était vraiment entré « en politique » socialiste pendant la guerre : à l'époque de la scission de Tours, il avait été l'âme de la « résistance » socialiste, et, après la scission, le maître à penser de la S.F.I.O. Il avait dirigé le premier gouvernement de Front populaire en France de juin 1936 à juin 1937. En mars 1938, il avait proposé la formation d'un gouvernement d'union nationale.


Archives L. Trotsky
Début Retour Sommaire Début de page Suite Fin
Archive des marxistes