1939

Une préface à la traduction américaine de l'abrégé du Capital de Karl Marx, composé par Otto Rühle.


Œuvres - avril 1939

Léon Trotsky

Le Marxisme et notre époque

18 avril 1939
3


Le déclin du capitalisme

Si le contrôle de la production par le marché a coûté cher à la société, il n'en est pas moins vrai que l'humanité, jusqu'à une certaine époque, approximativement jusqu'à la guerre mondiale, s'est élevée, s'est enrichie, s'est développée à travers des crises par­tielles et générales. La propriété privée des moyens de production était encore, à cette époque, un facteur relativement progressif. Mais aujour­d'hui, le contrôle aveugle par la loi de la valeur refuse de servir davan­tage. Le progrès humain est dans une impasse. En dépit des derniers triomphes du génie de la technique, les forces productives matérielles ont cessé de croître. Le symptôme le plus clair de ce déclin est la stagnation mondiale qui règne dans l'industrie du bâtiment, par suite de l'arrêt des investissements dans les principales branches de l'écono­mie. Les capitalistes ne sont plus en état de croire à l'avenir de leur propre système. L'aide gouvernementale à la construction signifie une augmentation des impôts et une contraction du revenu national dispo­nible, surtout depuis que la plus grande partie des investissements gou­vernementaux est affectée directement à des fins de guerre.

Le marasme a pris un caractère particulièrement dégradant dans la sphère la plus ancienne de l'activité humaine, celle qui est le plus étroitement liée aux besoins vitaux de l'homme : dans l'agriculture. Non contents des obstacles que la propriété privée, sous sa forme la plus réactionnaire, celle de la petite propriété rurale, place devant le déve­loppement de l'agriculture, les gouvernements capitalistes se voient fréquemment appelés eux-mêmes à limiter artificiellement la production, au moyen de réglementations et de mesures administratives qui eussent effrayé les artisans des corporations à l'époque de leur déclin.

L'histoire rapportera que le gouvernement du pays capitaliste le plus puissant a donné des primes aux fermiers pour qu'ils arrachent ce qu'ils ont semé, c'est-à-dire pour diminuer artificiellement le revenu national déjà en baisse. Les résultats parlent d'eux-mêmes : en dépit de grandioses possibilités de production, fruits de l'expérience et de la science, l'économie agricole ne sort pas d'une crise de putréfaction, tandis que le nombre des affamés, qui constituent la majeure partie de l'humanité, continue à croître plus vite que la population de notre planète. Les conservateurs considèrent comme une politique sensée, humanitaire, la défense d'un ordre social qui est tombé jusqu'à un tel degré de folie destructrice, et ils condamnent la lutte pour le socialisme, la lutte contre une telle folie, comme de l'utopisme destructeur.

Fascisme et New Deal

Deux méthodes rivalisent aujourd'hui sur l'arène mondiale pour sauver le capitalisme, historiquement condamné : le fascisme et le New Deal. Le fascisme base son programme sur la destruction des organisa­tions ouvrières, sur la liquidation des réformes sociales, et sur l'anéan­tissement complet des droits démocratiques, afin de prévenir une renais­sance de la lutte de classe du prolétariat. L'état fasciste légalise officiel­lement la dégradation des travailleurs et la paupérisation des classes moyennes au nom du salut de la "nation" et de la "race" mots pré­tentieux sous lesquels se cache le capitalisme décadent.

La politique du New Deal, qui s'efforce de sauver la démocratie impérialiste en octroyant des primes à l'aristocratie ouvrière et pay­sanne, n'est accessible, dans sa plus large extension, qu'aux nations très riches, et, dans ce sens, c'est une politique américaine par excellence. Le gouvernement américain a essayé de rejeter une partie des frais de cette politique sur les épaules des hommes des trusts, en les exhortant à élever les salaires et à abréger la journée de travail, pour accroître ainsi le pouvoir d'achat de la population et développer la production. Léon Blum prétendit adapter ce sermon pour l'école primaire française. En vain ! Le capitaliste français, comme le capitaliste américain, ne produit pas pour l'amour de la production, mais pour le profit. Il est toujours prêt à limiter la production, même à détruire des produits manufacturés, si sa propre part du revenu national doit en être accrue.

L'incohérence du programme du New Deal atteint son plus haut point lorsque le gouvernement prêche aux magnats du capital les avan­tages de l'abondance, cependant qu'il distribue des primes pour réduire la production. Peut-on imaginer une plus grande confusion ? Le gou­vernement confond ses critiques en leur lançant ce défi : pouvez-vous faire mieux ? Le sens de tout cela, c'est que, sur la base du capitalisme, la situation est désespérée.

Depuis 1933, c'est-à-dire pendant les six dernières années, le gou­vernement fédéral, les états fédérés et les municipalités ont distribué aux chômeurs près de 15 milliards de dollars de secours. C'est une somme tout à fait insuffisante en elle-même, et qui ne représente pas la moitié des salaires perdus, mais, en même temps, si l'on considère la diminution du revenu national, c'est une somme colossale. Pendant l'année 1938, qui fut, relativement parlant, une année de renaissance économique, la dette nationale des Etats-Unis dépassa 38 milliards de dollars, c'est-à-dire qu'elle dépassa de 12 milliards de dollars le plus haut point atteint à la fin de la guerre mondiale.

Au début de 1939, elle dépassa les 40 milliards. Et après ? L'accrois­sement de la dette nationale est évidemment un fardeau pour les générations futures. Mais le New Deal lui-même n'a été possible qu'en raison des richesses colossales accumulées par les générations précé­dentes. Seule une nation très riche pouvait se permettre une politique aussi extravagante. Bien plus, une telle nation ne peut pas continuer indéfiniment à vivre aux dépens des générations passées. La politique du New Deal, avec ses résultats fictifs et son accroissement réel de la dette nationale, doit inévitablement aboutir à une féroce réaction capi­taliste, et à une explosion dévastatrice d'impérialisme. En d'autres termes, elle conduit aux mêmes résultats que la politique du fascisme.

Anomalie ou norme ?

Le secrétaire à l'intérieur des Etats-Unis, Harold L. Ickes, considère comme une des plus étranges anomalies de l'histoire le fait que l'Amérique, démocratique dans la forme, est en réalité une ploutocratie : "L'Amérique, le pays où la majorité gouverne, a été contrôlée, du moins jusqu'en 1933 (!), par des monopoles qui, à leur tour, sont contrôlés par un nombre infime d'actionnaires." Le jugement est correct, excepté cette insinuation qu'avec l'arrivée de Roosevelt, le règne des monopoles a cessé ou s'est affaibli. Cependant, ce que Ickes appelle "une des plus étranges anomalies de l'histoire" est, en fait, la norme incontestable du capitalisme. La domination du faible par le fort, du plus grand nombre par quelques-uns, des travailleurs par les exploiteurs, est une loi fonda­mentale de la démocratie bourgeoise. Ce qui distingue les Etats-Unis des autres pays, c'est uniquement l'ampleur plus grande qu'y ont prise les contradictions capitalistes. Pas de passé féodal, d'immenses ressources naturelles, un peuple énergique et entreprenant, en un mot toutes les conditions requises pour augurer un développement démocratique inin­terrompu, ont engendré en fait une fantastique concentration de la richesse.

Nous promettant cette fois de mener jusqu'à la victoire la lutte contre les monopoles, Ickes prend à témoin, bien imprudemment, Thomas Jefferson, Andrew Jackson, Abraham Lincoln, Théodore Roosevelt et Woodrow Wilson comme les précurseurs de Franklin D. Roosevelt : "Pratiquement toutes nos grandes figures historiques, disait-il le 30 décembre 1938, sont célèbres pour la lutte qu'elles ont menée, avec opiniâtreté et courage, afin d'empêcher la super-concentration de la richesse et du pouvoir entre quelques mains. "   Mais il découle de ses propres paroles que le résultat de cette "lutte opiniâtre et courageuse" est la domination complète de la démocratie par la ploutocratie.

Pour une raison inexplicable, Ickes pense que, cette fois, la victoire est assurée, pourvu que le peuple comprenne que la « lutte ne se déroule pas entre le New Deal et la moyenne des hommes d'affaires avertis, mais entre le New Deal et les "Bourbons" des 60 familles, qui ont imposé la terreur de leur domination au reste des hommes d'affaires avertis, en dépit de la démocratie et des efforts des "plus grandes figures historiques" ». Les Rockfeller, les Morgan, les Mellon, les Vanderbilt, les Guggenheim, les Ford et Cie n'ont pas envahi les Etats-­Unis de l'extérieur, comme Cortez envahit le Mexique ; ils sont sortis organiquement du "peuple" ou, plus précisément, de la classe des "industriels et hommes d'affaires avertis", et représentent aujourd'hui, selon la prédiction de Marx, l'apogée naturelle du capitalisme. Si une jeune et forte démocratie n'a pas été capable, dans ses beaux jours, de faire échec à la concentration de la richesse, alors que ce processus était encore à son début, est-il possible de croire, même une minute, qu'une démocratie décadente soit capable d'affaiblir les antagonismes de classe qui ont atteint leur limite extrême ? En tout cas, l'expérience du New Deal ne peut nullement justifier un tel optimisme. Réfutant les accusations portées par l'industrie lourde contre le gouvernement, Robert H. Jackson, un homme haut placé dans les sphères administratives, a prouvé, chiffres à l'appui, que, sous la présidence de Roosevelt, les profits des magnats du capital ont atteint des hauteurs auxquelles ils avaient cessé de rêver pendant la dernière présidence de Hoover ; d'où il résulte, en tout cas, que la lutte de Roosevelt contre les monopoles n'a pas été couronnée d'un plus grand succès que celle de ses prédécesseurs.

Le retour au passé

On ne peut qu'être d'accord avec le professeur Lewis S. Douglas, l'ancien directeur du budget dans l'administration Roosevelt, lorsqu'il condamne le gouvernement parce qu'il "attaque" les monopoles dans un domaine et les encourage dans beaucoup d'autres. Cependant, dans la réalité, il ne peut en être autrement. Selon Marx, le gouvernement est le comité exécutif de la classe dirigeante. Aucun gouvernement n'est en mesure de lutter contre les monopoles en général, c'est-à-dire contre la classe par la volonté de laquelle il gouverne.

Lorsqu'il attaque certains monopoles, il est obligé de chercher des alliés chez d'autres monopoles. En s'alliant aux banques et à l'industrie légère, il peut, occasionnellement, porter un coup aux trusts de l'indus­trie lourde, qui ne cessent pas pour cela de faire des bénéfices fantastiques.

Lewis Douglas n'oppose pas au charlatanisme officiel la science, mais simplement une autre espèce de charlatanisme. Il voit la source des monopoles, non dans le capitalisme, mais dans le protectionnisme, et, en conclusion, il découvre le salut de la société, non dans l'abolition de la propriété privée des moyens de production, mais dans l'abaisse­ment des tarifs douaniers. "A moins que la liberté des marchés ne soit restaurée – prédit-il – il est douteux que la liberté de toutes les insti­tutions, des entreprises, de parole, d'éducation, de religion, puisse sur­vivre." En d'autres termes, si l'on ne rétablit pas la liberté du com­merce international, la démocratie, ou ce qu'il en reste, doit partout céder la place à une dictature révolutionnaire ou à une dictature fasciste. Mais la liberté du commerce international est inconcevable sans la liberté du commerce intérieur, c'est-à-dire sans compétition. Et la liberté de compétition est inconcevable sous le joug des monopoles. Malheureusement, M. Douglas, pas plus que M. Ickes, que M. Jackson, que M. Cummings et que M. Roosevelt lui-même, ne s'est donné la peine de nous indiquer ses propres remèdes contre le capitalisme de monopole, et, par suite, contre une révolution ou un régime totalitaire.

La liberté du commerce, comme la liberté de la concurrence, comme la prospérité des classes moyennes, appartient irrévocablement au passé. Nous ramener au passé, c'est aujourd'hui le seul remède des réformateurs démocratiques du capitalisme : rendre plus de "liberté" aux petits et moyens industriels et hommes d'affaires, transformer la monnaie et le système de crédit en leur faveur, libérer le marché de la domination des trusts, éliminer de la bourse les spéculateurs profession­nels, rétablir la liberté du commerce international, et ainsi de suite à l'infini. Les réformateurs rêvent même de limiter l'usage des machines et de jeter l'interdit sur la technique, qui trouble l'équilibre social et cause des perturbations sans nombre.

Les savants et le marxisme

Dans un discours pour la défense de la science prononcé le 7 décem­bre 1937, le docteur Robert A. Millikan, un des meilleurs physiciens d'Amérique, fit cette remarque : "Les statistiques des Etats-Unis montrent que le pourcentage de la population active n'a cessé d'augmenter pendant les cinquante dernières années, années durant lesquelles la science a eu le plus d'applications." Cette défense du capitalisme sous la forme d'une défense de la science ne peut être considérée comme très heureuse. C'est précisément pendant le dernier demi-siècle que "la chaîne du temps s'est rompue", et que les rapports entre l'économie et la technique se sont profondément altérés. La période dont parle Millikan comprend le commencement du déclin capitaliste aussi bien que l'apogée de la prospérité capitaliste. Voiler le commencement de ce déclin, qui est mondial, c'est se faire l'apologiste du capitalisme. Reje­tant le socialisme d'une manière désinvolte, avec des arguments à peine dignes de Henry Ford lui-même, le docteur Millikan nous dit qu'aucun système de distribution ne peut satisfaire les besoins de l'homme sans élever le niveau de la production. C'est indiscutable. Mais il est regret­table que le célèbre physicien n'ait pas expliqué aux millions de chô­meurs américains comment, en fait, ils pourraient participer à l'augmen­tation du revenu national. Les sermons sur la grâce miraculeuse de l'initiative individuelle et sur la haute productivité du travail ne procu­reront certainement pas d'emplois aux chômeurs, pas. plus qu'ils ne combleront le déficit du budget, ni ne sortiront l'économie nationale de l'impasse.

Ce qui distingue Marx, c'est l'universalité de son génie, son aptitude à comprendre les phénomènes et les processus appartenant à des domai­nes différents et les connexions qui leur sont inhérentes. Sans être un spécialiste des sciences naturelles, il fut un des premiers à apprécier la signification des grandes découvertes dans ce domaine : du darwi­nisme, par exemple. Ce qui lui assurait une telle prééminence, ce n'était pas tant la puissance de son esprit que celle de sa méthode. Les savants imprégnés d'idées bourgeoises peuvent se croire au-dessus du socialisme ; pourtant, le cas de Robert Millikan démontre une fois de plus que, dans le domaine de la sociologie, ils ne sont que des charlatans sans espoir.

Les possibilités de production et la propriété privée

Dans son message au Congrès du début de 1939, le président Roosevelt exprima son désir d'élever le revenu national à 90 ou 100 milliards de dollars, sans pourtant indiquer comment il y parviendrait. En lui-même, ce programme est extrêmement modeste. En 1929, lorsqu'il y avait environ 2 millions de chômeurs, le revenu national atteignait 81 milliards de dollars. La mise en action des forces productives actuelles suffirait, non seulement pour réaliser le programme de Roosevelt, mais même pour le dépasser considérablement. Machines, matières premières, main-d’œuvre, rien ne manque – pas même les besoins de la population. Si, malgré tout cela, le plan est irréalisable – et il l'est – la seule raison est l'antagonisme insupportable qui s'est développé entre la pro­priété capitaliste et le besoin social d'une production croissante. Le fameux Contrôle National de la capacité de production, que patronnait le gouvernement, arriva à la conclusion que le coût total de la production et des transports s'élevait en 1929 à presque 94 milliards de dollars, en calculant sur la base des prix de détail. Cependant, si toutes les possibi­lités de production réelles avaient été utilisées, ce chiffre se serait élevé à 135 milliards de dollars, ce qui aurait donné une moyenne de 4.370 dollars par an et par famille, somme suffisante pour assurer une vie décente et confortable. Il faut ajouter que lescalculs du Contrôle Natio­nal sont basés sur l'organisation actuelle, de la production aux Etats­-Unis, telle que l'histoire anarchique du capitalisme l'a faite. Si cette organisation était refondue sur la base d'un plan socialiste unifié, ce niveau de production pourrait être considérablement dépassé, et un haut standard de vie et de confort, sur la base d'une journée de travail extrêmement courte, pourrait être assuré à tout le monde.

Ainsi, pour sauver la société, il n'est nécessaire ni d'arrêter le développement de la technique, ni de fermer les usines, ni d'accorder des primes aux fermiers pour saboter l'agriculture, ni de transformer le tiers des travailleurs en mendiants, ni de faire appel à des fous comme dictateurs. Toutes ces mesures, contraires aux intérêts de la société, sont inutiles. Ce qui est indispensable et urgent, c'est de séparer les moyens de production de leurs propriétaires parasites actuels, et d'organiser la société d'après un plan rationnel. Après quoi, il serait enfin possible de guérir réellement la société de ses maux. Tous ceux qui savent travailler trouveraient du travail. La longueur de la journée de travail diminuerait graduellement. Les besoins de tous les membres de la société trouve­raient des possibilités de satisfaction de plus en plus grandes. Les mots "pauvreté", "crise", "exploitation", disparaîtraient de la circulation. Le genre humain franchirait enfin le seuil de la véritable humanité.


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin