1940

Publié dans le tome 23 des Oeuvres de Trotsky, édition ILT. Traduction de l’anglais du vol. 12 supplément des Writings. Une copie de notes inachevées rédigées en russe a été retrouvée par les éditeurs des Writings dans les archives de Cannon à la Bibliothèque d’histoire sociale de New York. Les notes ont été traduites du russe par Ron Allen et le texte reconstitué à partir de feuillets non numérotés. Il s’agissait de la préface d’un livre qui devait être intitulé Guerre et Paix. Il devait comprendre les articles suivants : « La démocratie parlementaire prendra-t-elle la place des soviets ? » (25 février 1929) ; « Le désarmement et les Etats-Unis d’Europe » (4 octobre ; 1929) — que Trotsky devait finalement décider de retirer du recueil ; « Qu’est-ce que le national-socialisme ?» (10 juin 1933) ; « Devant une nouvelle guerre mondiale » (15 juillet 1937) ; « Le défaitiste totalitaire du Kremlin » (12 septembre 1938) ; « Seule la révolution peut terminer la guerre » (18 mars 1939) ; « L’énigme de l’U.R.S.S. » (21 juin 1939) ; « Le Kremlin dans la politique mondiale » (1er juillet 1939) ; « Les Etats-Unis participeront à la guerre » ; (1er octobre 1939) ; « Les Etoiles jumelles, Hitler-Staline » (4 décembre 1939). (Informations données par George Breitman)
Repris dans le n° 39 des Cahiers du Mouvement Ouvrier, à partir de "C'est devenu maintenant une habitude...". Les CMO signalent que le lecteur ne peut vraiment saisir les allusions faites à cette série d'articles au début de la préface.

Trotsky

Léon Trotsky

Toute l’histoire ne serait-elle donc que faute et échec ?

mai 1940

[1] Je reproduis pour commencer un article publié pour la première fois en mai 1929, c’est-à-dire quelques semaines après ma déportation en Turquie [2]. Il servira dans une certaine mesure d’introduction à plusieurs des autres articles en donnant une perspective du développement d’ensemble. Onze années d’épreuve sérieuse se sont écoulées depuis. Cet article a été imprimé dans la revue américaine The New Republic avant que ses rédacteurs n’aient reçu la révélation de la « bonne parole » du Kremlin. Les éditeurs avaient accompagné mon article de leurs propres commentaires qui revêtent maintenant, onze ans après, un intérêt particulier. Ma principale faiblesse, selon la rédaction, consistait en un « marxisme rigide » qui m’empêchait de pénétrer ou de saisir la « vue réaliste de l’histoire ». Le signe le plus éclatant de mon absence d’une vue réaliste de l’histoire se manifestait dans mon appréciation de la démocratie formelle, c’est-à-dire du régime parlementaire qui, disais-je dans cet article, était pour la première fois entré en conflit avec le développement de la société et disparaîtrait nécessairement d’un pays après l’autre. Contre moi, la rédaction de New Republic soutenait que la démocratie n’avait été ruinée que dans les pays où elle n’avait été établie que sous la forme d’un « faible commencement » et dans ceux où « la révolution industrielle n’avait qu’à peine commencé ». La rédaction n’expliquait pas, ou ne paraissait pas gênée de l’impossibilité d’expliquer pourquoi de « faibles commencements » de la démocratie s’il s’agit d’une forme viable, n’avait pas mûri ultérieurement comme cela s’était produit dans les vieux pays capitalistes, mais au contraire avaient été balayés par divers systèmes de dictature. La seconde référence, à l’insuffisance du développement industriel, ou, plus exactement, du développement capitaliste, est relativement valable pour la Russie, l’Italie, les pays de l’Europe du Sud-Est, les Balkans et l’Espagne. Mais on ne peut guère parler de l’insuffisance du développement industriel en Autriche et en Allemagne. Mieux, dans ces deux pays, la démocratie a tenu pendant quinze ans environ avant de laisser la place à des dictatures fascistes. La rédaction de New Republic ne prévoyait pas cela, alors que mon propre « marxisme rigide » et mon manque d’une « vue réaliste de l’histoire » ne m’ont pas empêché de prévoir ces développements.

Le troisième argument de la rédaction de The New Republic de l’époque est plus frappant encore. Kerensky, avec sa faiblesse et son indécision, était, voyez-vous, « un accident historique que Trotsky ne pouvait admettre parce qu’il n’avait pas sa place dans son schéma mécaniste pour ce genre de choses ». La faiblesse de caractère de Kerensky en tant qu’individu était à coup sûr un accident du point de vue du développement historique. Mais le fait qu’une démocratie historiquement attardée, condamnée dès son début même, ne pouvait trouver d’autre dirigeant que le faible et hésitant Kerensky n’est pas un accident.

Des démocrates et diverses nuances ont gouverné pendant nombre d’années en Allemagne et en Autriche. Tous se sont laissés chasser de la scène politique sans résistance. On peut bien entendu dire que la faiblesse de Scheidemann, Ebert [3] et autres était un « accident historique ». Mais pourquoi a-t-on laissé ces gens prendre le rôle de chefs de la démocratie? Ne sommes-nous pas autorisés à conclure qu’une démocratie historiquement attardée, déchirée par des contradictions internes et condamnée à la mort historique, ne peut trouver pour la diriger que des gens dénués d’idées claires et de volonté ferme ? Ou, sinon, ne sommes-nous pas justifiés d’affirmer qu’indépendamment de leurs traits personnels de caractère, les dirigeants de la démocratie formelle dans les temps de crise perdent leur sang-froid sous la pression des contradictions historiques et abandonnent leurs positions sans combattre ? Si ce type d’accident historique se répète à plusieurs reprises dans des états de niveau de développement varié, nous avons alors le droit de conclure que ce ne sont pas des exceptions historiques que nous avons sous les yeux, mais des exemples d’une loi historique générale.

La vérification la plus récente de cette loi a été le destin de la république espagnole.

On peut bien entendu dire que les caractères individuels de Zamora, Azana, Caballero [4] et autres constituaient leur malheureux lot personnel et, en ce sens, « un accident historique ». Mais ce n’était pas un accident que c’étaient précisément ces gens qui assumaient la direction de cette démocratie tardive décadente et que, bien qu’ils se soient battus cette fois, ils ont rendu toutes leurs positions à une clique sans valeur de généraux. Je me permettrai donc de penser qu’un « schéma mécanique » n’est pas si mauvais, s’il permet de prévoir de grands événements.

C'est devenu maintenant une habitude dans la presse bourgeoise du monde de décrire la situation actuelle comme le produit de la néfaste volonté d’un seul homme. L’initiative de ce concept revient à la France. "Ce n’est pas réellement par la volonté d’un seul homme, d’un seul fou, que l’Europe et l’humanité tout entière vont être à nouveau plongées dans le gouffre de la guerre ?" Puis l’idée a traversé jusqu’en Angleterre et aux Etats-Unis. L’histoire, c’est que le monde entier vit généralement dans le cadre florissant de rapports fraternels et pacifiques. Mais il apparaît quelque part un dictateur et ce seul homme est capable de plonger le monde entier, avec ses millions d’habitants, dans la guerre.

C’est la même idée que The New Republic a élaborée sur Kerenski et la révolution d’Octobre. Là, l’ennui était qu’une personne faible a assumé la direction de la démocratie et n’a pas su comment empêcher des hommes forts de renverser la démocratie et de la remplacer par une dictature.

Maintenant, le malheur est qu’il y a en Allemagne au pouvoir un homme fort qui bouleverse la paix que chérissent les démocraties plus puissantes.

Ce qui est arrivé n’est pas, et de loin, ce qui était prévu dans ces articles. Et ce qu’ils prévoyaient est loin de s’être réalisé. C’est le destin de tout pronostic politique. La réalité est infiniment plus riche en ressources, variantes et combinaisons que n’importe quelle imagination. Que la guerre commencerait par un partage de la Pologne entre l’Allemagne et l’URSS, nous ne l’avions pas prédit. Peut-être qu’une analyse plus attentive et plus détaillée nous aurait suggéré aussi cette variante, Mais quand tout est fait et dit, le partage de la Pologne n’est qu’un épisode.

Un pronostic est valable, non pas dans la mesure où il exprime ou trouve une confirmation photographique exacte des développements ultérieurs, mais plutôt s’il nous aide, en projetant devant nous les facteurs historiques, à nous orienter dans le cours réel des événements. Il nous semble de ce point de vue que les articles réunis dans ce volume ont victorieusement subi l’épreuve. L’auteur se sent le droit d’ajouter qu’ils peuvent (encore être utiles) même aujourd’hui en éclairant le présent à la lumière du passé.

Les événements se déroulent à un rythme tel que certaines prédictions sont réalisées ou confirmées bien plus vite qu’on ne pouvait le supposer. Ainsi, quand nous parlions dans une interview (avec le St-Louis Post Dispatch, 14 février 1940) de l’inévitabilité de l’intervention des Etats-Unis dans la guerre, ce fut considéré comme une hérésie qui fut refusée par tous les partis et toutes les nuances d’opinion de parti aux Etats-Unis. Il n’y a qu’un mois de cela, et aujourd’hui, au moment où nous écrivons ces lignes, la presse américaine, commentant l'invasion de la Scandinavie par les Allemands, dit qu’une intervention des Etats-Unis est parfaitement possible dans l’année qui vient.

Le 9 mars 1939, M. Chamberlain a assuré aux correspondants étrangers que la situation internationale s’était améliorée. qu’il y avait un dégel dans les rapports anglo-allemands et que le désarmement pourrait être mis à l’ordre du jour. Six jours plus tard, l'armée allemande occupait la Tchécoslovaquie.

En 1937, M. Roosevelt proclama la neutralité ; sans prévoir le moins du monde que cette doctrine était incompatible avec la position globale des Etats-Unis.

On pourrait indéfiniment citer semblables exemples. On peut presque dire que c’est une loi que les postes de direction dans les démocraties contemporaines ne sont occupés que par des hommes qui ont pendant des années fait la démonstration qu’ils ne peuvent pas s’orienter dans la situation actuelle et qu’ils ne peuvent rien prévoir.

En juin 1939, j’ai eu une conversation avec un groupe de touristes américains sur des questions de politique mondiale. La conversation a abordé la Foire internationale de New York. Cette exposition est sans aucun doute un magnifique triomphe du génie humain. Mais quand on rappelait “le monde de demain”, on lui donnait là un nom unilatéral — unilatéral au moins. Le monde de demain apparaîtra différemment. Pour donner une image véritable du monde de demain, il faudrait des bombardiers survolant tout et lâchant leurs charges à des centaines de kilomètres alentour. La présence du génie humain côte à côte avec une barbarie terrifiante — c’est l’image du monde de demain. Là aussi, notre “schéma rigide” s’est révélé juste.

Ce qui est important dans la pensée scientifique, surtout dans les questions complexes de politique et d’histoire, c’est de distinguer le fondamental du secondaire, l’essentiel de l’accidentel, de prévoir le mouvement des facteurs essentiels du développement. Pour les gens dont la pensée ne va que du jour au lendemain, qui cherchent à se rassurer avec toutes sortes d’événements épisodiques sans les relier ensemble dans un tableau global, la pensée scientifique qui part de facteurs fondamentaux semble dogmatique : en politique, on rencontre ce paradoxe à tout moment.

Si l’auteur a justement prédit un cer­tain nombre de choses, cela n’est pas à mettre à son crédit personnel, mais à celui de la méthode qu’il a appliquée. Dans tous les autres domaines, les gens — ou au moins ceux qui sont spécialement formés — considèrent comme essentielle l’application d’une méthode définie. Il en va autrement en politique. Là domine la sorcellerie. Des gens d’une éducation supérieure croient que, pour une opération politique, les capacités d’observation, le coup d’œil, une certaine dose de finesse et le sens commun suffisent.

L’illusion de la libre volonté engendre l’arbitraire subjectif. En Amérique, on trouve beaucoup la conception de l’homme politique comme un “ingénieur” qui prend des matières premières et construit en fonction de ses plans. Il n’y a rien de plus naïf et vide que cette conception. Pourtant, comme dans toute philosophie, y compris la philosophie de l’histoire, il existe une façon juste de concevoir les rapports réciproques entre subjectif et objectif. En dernière analyse, les facteurs objectifs remportent toujours sur le subjectif. C’est pourquoi une politique juste commence toujours par une analyse du monde réel et une analyse des tendances qui le traversent. C’est seulement ainsi qu’on peut parvenir à une prédiction scientifique correcte et à une intervention correcte dans un processus sur la base de cette prédiction. Toute autre approche relèverait de la sorcellerie.

Des gens à la tournure d’esprit vulgaire pourraient maintenant faire allusion à la défaite du courant politique auquel appartenait et appartient toujours l’auteur de ce livre. Comment est-il possible que l’empiriste Staline ait vaincu la fraction qui suivait une méthode scientifique ? Cela ne veut-il pas dire que le sens commun est supérieur au doctrinarisme ?

Tout sorcier a un certain pourcentage de malades qui guérissent. Et tout docteur un certain pourcentage de malades qui meurent. A partir de là, certains tendent à préférer la sorcellerie à la médecine. Mais en fait, la science peut démontrer que dans un cas le malade a guéri en dépit de l’intervention du sorcier et que dans l'autre il est mort parce que la science médicale, au moins dans sa phase actuelle, ne pouvait effectivement surmonter les forces de destruction de l’organisme ; dans les deux cas, on peut déterminer correctement le rapport entre l'objectif et le subjectif.

En politique, la méthode scientifique ne peut assurer la victoire dans tous les cas. Mais, par ailleurs, la sorcellerie donne dans certains cas une victoire quand celle- ci repose sur des alignements objectifs et les tendances générales du développement.

II y a des gens qui se considèrent comme des gens instruits, mais qui se permettent d’émettre des jugements sommaires comme celui selon lequel “la révolution d'Octobre a été un échec”. Qu’en est-il de la Révolution française ? Elle s’est terminée par la restauration, bien qu’épisodique, des Bourbons. Et la guerre civile aux Etats-Unis ? Elle a conduit au règne des Soixante Familles. Et toute l’histoire humaine en général ? Jusqu’à présent, elle a conduit à la seconde guerre impérialiste, qui menace notre civilisation entière. Il est dans ces conditions impossible de ne pas dire que toute l’histoire n’a été que faute et échec. Finalement, qu’en est-il des êtres humains eux-mêmes — pas un petit facteur dans l’histoire ? Ne faut-il pas dire que ce produit d’une évolution biologique prolongée est un échec ? Bien entendu, il n’est interdit à personne de faire semblables observations générales. Mais elles découlent de l’expérience individuelle de petits boutiquiers, ou de la théosophie, et ne s’appliquent pas au processus historique dans son ensemble ou à toutes ses étapes, ses chapitres principaux ou ses épisodes.

Notes

[1] Le titre est de la rédaction des Cahiers du Mouvement Ouvrier.

[2] L’article du 25 février 1929 avait été publié dans The New Republic du 22 mai 1929 sous le titre « Which way, Russia ? »

[3] Philipp Scheidemann (1865-1939), social-démocrate « majoritaire », social-chauvin pendant la guerre, avait été chef du gouvernement allemand après l’élection à la Présidence de la République de Friedrich Ebert (1871-1925), secrétaire du parti et patron de son appareil, qui avait dirigé la répression contre les révolutionnaires allemands, en alliance avec l'état-major, en 1918-1919.

[4] Les trois personnalités citées ici incarnent des courants politiques d’Espagne. Niceto Alcalâ Zamora y Torres (1877-1949), un grand propriétaire, monarchiste modéré, s’était rallié à la République et avait été élu président en 1931 ; il avait été déchu par les Cortes à majorité Frente popular en 1936. Il avait alors été remplacé par Manuel Azana y Dfaz (1880-1940), avocat, dirigeant républicain qui avait été le chef des gouvernements de « gauche » dans les débuts de la République. Francisco Largo Caballero (1869-1946), dirigeant du P.S.O.E. et de l’U.G.T., ancien modéré devenu le chef de file de la « gauche socialiste » et surnommé « le Lénine espagnol », avait dirigé le gouvernement de Front populaire pendant la guerre civile de septembre 1936 à juin 1937 et avait été écarté sous la pression de Moscou.