1940

Réponse (T 4925) à des questions posées par des Américains.


Œuvres - août 1940

Léon Trotsky

Réponses à des questions concernant les États‑Unis 

7 août 1940


1. Que doit faire un révolutionnaire mobilisable aux États‑Unis aujourd'hui ?

Trotsky. — S'il est mobilisable, alors qu'il soit mobilisé. Je ne pense pas qu'il doive essayer de ne pas être mobilisé — il doit être avec sa génération et participer à sa vie. Le parti devrait‑il essayer de conserver ses cadres en leur épargnant l'armée ? Ce serait les conserver dans un sens très mauvais. Quand la meilleure partie de la population est mobilisée, nos cadres doivent être avec eux.

Le parti devrait‑il concentrer le gros de ses forces dans les organisations militaires ou dans les organisations industrielles ? Cela dépend de l'étendue de la militarisation et de la mobilisation. Si la majorité de la population est militarisée, alors la majorité de notre parti devrait être à l'armée aussi.

Quant aux femmes — dans la mesure où les femmes vont remplacer les hommes dans de nombreuses branches de l'industrie et le travail social, nos camarades joueront aussi le rôle de leur génération.

Il nous faut comprendre que la vie de la société, de la politique, tout va être basé sur la guerre et qu'en conséquence le programme révolutionnaire doit aussi être basé sur la guerre. Nous ne pouvons nous opposer au fait de la guerre avec de la bonne volonté, un pacifisme pieux. Il faut nous placer dans l'arène créée par cette société. Cette arène est terrible — c'est la guerre — mais dans la mesure où nous sommes faibles et incapables de prendre en main le sort de la société, dans la mesure où la classe dirigeante est assez forte pour nous imposer cette guerre, nous sommes obligés d'accepter cette base pour notre activité.

J'ai lu un compte rendu d'une discussion que Shachtman a eue avec un professeur du Michigan, et Shachtman formulait cette idée : “ Ayons un programme pour la paix, pas pour la guerre ; pour les masses, pas pour le meurtre ” etc. Qu'est‑ce que cela veut dire ? Si nous n'avons pas la paix, nous ne pouvons pas avoir un programme de paix. Si nous avons la guerre, il nous faut un programme de guerre et la bourgeoisie ne peut pas ne pas organiser la guerre. Ni Roosevelt ni Wilkie ne sont libres de décider, ils doivent préparer la guerre, et, après l'avoir préparée, ils la feront. Ils diront qu'ils ne peuvent pas faire autrement, parce que le danger de Hitler, etc., le danger du Japon, etc. Il n'existe qu'une façon d'éviter la guerre, c'est de renverser cette société. Cependant, si nous sommes trop faibles pour cette tâche, la guerre est inévitable. La question pour nous n'est donc pas celle qui se pose dans un salon bourgeois : “ Écrivons un article sur la paix, etc. ”, qui convient à des publications comme Nation. Nos camarades doivent la prendre au sérieux ; nous devons dire “ La guerre est inévitable, ayons donc un programme des ouvriers organisés pour la guerre. ” La mobilisation des jeunes fait partie de la guerre et entre dans notre programme.

On peut discuter pour savoir si cette fois les États‑Unis enverront un corps expéditionnaire. J'ai l'impression qu'ils ne sont pas disposés à envoyer une armée en Europe ou ailleurs pendant deux ans parce qu'on ne peut pas du jour au lendemain créer une armée dans un pays où il n'y a aucune tradition militaire, comparable, par exemple à celle de l'Allemagne où il y a eu pendant des siècles une tradition de militarisme prussien.

Les capitalistes veulent maintenant créer cette puissante armée de millions d'hommes, faire des officiers, créer un nouvel état d'esprit militaire et commencent avec succès à modifier l'attitude de l'opinion publique de la nation à l'égard du militarisme. À l'époque où Roosevelt prononçait son discours pour la campagne [1], il y avait dans l'opinion publique une explosion d'isolationnisme, mais maintenant tout ce sentiment appartient au passé — à l'enfance de la nation — en dépit du fait que cela ne s'est déroulé qu'il y a quelques mois.

Maintenant, le sentiment national est en faveur d'une armée, d'une flotte et d'une flotte aérienne énorme. C'est là l'atmosphère psychologique pour la création d'un appareil militaire et vous verrez qu'elle grandira jour après jour et semaine après semaine. Vous aurez des écoles militaires, etc. et il y aura une prussianisation des États‑Unis. Les fils des familles bourgeoises seront pénétrés de sentiments et d'idéaux prussiens et leurs parents seront fiers que leurs fils ressemblent à des lieutenants prussiens. Dans une certaine mesure, il en sera de même chez les ouvriers.

C'est pourquoi nous devons essayer de séparer les ouvriers des autres par un programme d'éducation, d'écoles pour ouvriers, d'officiers ouvriers, consacré au bien‑être dans l'armée etc. Nous ne pouvons pas échapper à la militarisation, mais, à l'intérieur de l'appareil, nous pouvons observer la ligne de classe. Les ouvriers américains ne veulent pas être soumis par Hitler, et, à ceux qui disent “ Ayons un programme de paix ”, l'ouvrier répondra “ Mais Hitler n'a pas un programme de paix. ” C'est pourquoi nous disons : “ Nous défendrons les États‑Unis avec une armée ouvrière, avec des officiers ouvriers, avec un gouvernement ouvrier, etc. ” Si nous ne sommes pas des pacifistes, qui attendons un avenir meilleur, et si nous sommes des révolutionnaires actifs, notre travail est de pénétrer dans tout l'appareil militaire. Bien entendu ils peuvent demain, dans cette armée, sélectionner un corps à envoyer sur quelque champ de bataille et il n'est pas douteux que ce corps sera anéanti, mais la guerre est une affaire risquée et nous ne pouvons inventer aucun remède contre ces risques.

Bien entendu, le parti peut faire quelques exceptions pour des hommes qui sont nécessaires pour un travail particulier, mais cela concerne seulement des exceptions individuelles et nous discutons ici la règle. En outre, nos camarades doivent être les meilleurs soldats et les meilleurs officiers et en même temps les meilleurs militants de classe. Ils devront provoquer chez les ouvriers la méfiance contre la tradition ancienne, les plans militaires et les officiers de la classe bourgeoise et insister sur la nécessité de former des officiers ouvriers qui seront parfaitement loyaux à l'égard du prolétariat. À cette époque, toute grande question, nationale ou internationale, sera résolue par les armes — pas par des moyens pacifiques. Cela ne dépend pas de ma volonté ou de la vôtre, mais est causé par les contradictions de la société qui nous a posé ce problème et à laquelle nous ne pouvons échapper. C'est pourquoi c'est le devoir de tout ouvrier et révolutionnaire d'apprendre à savoir parfaitement manier les armes.

Sur les pertes dans les syndicats, s'il y a une mobilisation importante, les syndicats vont immédiatement perdre leurs meilleurs éléments et il ne restera que les plus vieux. Il est peu probable qu'ils persévèrent. Par ailleurs, les jeunes générations, pour la première fois dans l'histoire, se verront armées — et par l'État lui‑même ! Il est parfaitement exact qu'il y aura dans la première période une explosion de patriotisme chauvin et que nous serons peut‑être même plus isolés encore que maintenant et que cette période d'activité sera forcément limitée par la répression, mais il faut nous adapter à cette situation. C'est pourquoi il serait doublement stupide de présenter maintenant une position pacifiste purement abstraite ; le sentiment qu'ont les masses, c'est qu'elles doivent se défendre. Il nous faut dire : “ Roosevelt (ou Wilkie) dit qu'il faut défendre le pays ; bien, mais seulement si c'est notre pays, pas celui des Soixante Familles et de leur Wall Street. Il faut que l'armée soit sous notre propre commandement ; il nous faut avoir nos propres officiers, qui nous seront loyaux. ” C'est de cette façon que nous pourrons aborder les masses, qu'on ne pourra pas les éloigner de nous et qu'on pourra ainsi préparer la seconde étape, plus révolutionnaire.

Il nous faut utiliser l'exemple de la France, jusqu'au bout. Il nous faut dire : “ Ouvriers, je vous avertis, ils vont vous trahir ! Voyez Pétain, qui est un ami de Hitler [2]. Allons‑nous avoir la même chose dans notre pays ? Il nous faut créer notre propre appareil, sous contrôle ouvrier. ” Nous devons être attentifs à ne pas nous identifier avec le chauvinisme ni avec les sentiments confus de l'instinct de conservation, mais nous devons comprendre ces sentiments et nous y adapter de façon critique, préparer les masses à une meilleure compréhension de la situation, autrement nous resterons une secte, de l'espèce pacifiste la plus misérable [3].

Il nous faut dire également que la guerre exprime une tentative en direction de la dictature prolétarienne. La guerre développe une centralisation et, pendant la guerre, la classe bourgeoise ne peut pas se permettre de faire de nouvelles concessions aux ouvriers. Les syndicats vont donc devenir une sorte de Croix‑rouge pour ouvriers, une sorte d'institution philanthropique. Les patrons eux‑mêmes seront sous contrôle de l'État, tout sera sacrifié à l'armée et l'influence syndicale réduite à zéro. Et nous devons dire de cela maintenant : “ Si vous ne vous situez pas sur une base militaire, avec les écoles ouvrières, des officiers ouvriers, etc. et si vous allez à la guerre sur la base militaire de l'ancien style, vous êtes perdus. ” Et cela, à sa manière, va préserver les syndicats eux‑mêmes.

Même si les États‑Unis envoient des armées à l'étranger, en Europe ou en Asie et si le taux de mortalité est prévu pour être élevé, nous ne pouvons faire d'exception pour nos camarades parce que, d'un autre côté, nous ne pouvons prévoir le rythme du développement révolutionnaire en Europe et en Asie, et peut‑être l'armée américaine va‑t‑elle entrer dans un de ces pays au début d'une révolution. En ce cas, même deux ou trois hommes seulement peuvent jouer un rôle considérable pendant une telle période. Ils peuvent utiliser cette armée américaine contre une telle révolution et, en ce cas, même un seul homme courageux peut retourner un régiment dans une autre direction. On ne peut pas prévoir — il y a trop d'inconnues — mais c'est pour cette raison que nous disons que nous devons tous accompagner notre classe.

Je ne crois pas qu'un révolutionnaire puisse rester à l'écart de la première période critique — disons une année environ — puis arriver avec son chapeau et sa canne et dire : “ Bien, camarades, maintenant nous allons commencer la révolution. ” Excusez‑moi de caricaturer. Mais s'il est dans l'armée et avertit les autres des dangers dans les institutions bourgeoises et leur conseille de faire un programme ouvrier pour la guerre en dépit de toutes les attaques chauvines contre lui, et même s'ils se détournent de lui, ils diront plus tard : “ Rappelez‑vous, il nous l'avait dit. ” Et il deviendra alors une autorité. Cela se répète dans chaque guerre, et pas seulement dans les guerres, mais dans les grèves et les mouvements syndicaux. Tout ce dont il fait qu'ils se souviennent, c'est “ Cet homme nous a avertis et nous l'avons rejeté. ” Alors il devient leur dirigeant, un héros.

Si les dirigeants ne songent qu'à se protéger eux-mêmes, ils deviennent des conserves, des conserves séchées. S'ils entrent dans le mouvement, ils donnent une impulsion à cinq, dix, vingt autres. Il est plus important de multiplier nos cadres que de les préserver et ils peuvent se multiplier par des centaines. Nos cadres ont besoin d'une éducation et d'une expérience dans le mouvement de masse et comment avoir cela en dehors de la vie du mouvement de masse ? Non, ce n'est pas possible de sauter hors de notre époque. En outre, il faudrait conclure des arrangements avec l'État‑major général et je suis certain qu'ils ne seraient pas d'accord pour notre évasion.

2. Comment l'arriération de la classe ouvrière des États-Unis va‑t‑elle accélérer ou retarder les progrès du fascisme ?  Quelles sont les possibilités qu'une dictature de temps de guerre devienne une véritable dictature fasciste ? 

Trotsky. ‑ L'arriération de la classe ouvrière des États-Unis n'est qu'une expression relative. A bien des égards, très importants, c'est la classe ouvrière la plus progressiste monde : techniquement et dans son niveau de vie.

On peut s'attendre maintenant à un changement de situation économique des États‑Unis ‑ un changement très brusque et, quand la guerre sera venue, à la misère qui va suivre. Même maintenant, sous le programme de militarisation, avec millions après millions jetés dans la machine de guerre, le rapide abaissement du niveau de vie de la classe ouvrière va produire un changement d'état d'esprit très rapide chez les ouvriers américains.

L'ouvrier américain est très combatif ‑ on l'a bien vu pendant les grèves. Ils ont fait les grèves les plus inspirées d'un état d'esprit de révolte du monde entier. Ce qui manque à l'ouvrier américain, c'est un esprit de généralisation, ou l’analyse de sa position de classe dans la société dans son ensemble. Cette absence de pensée sociale a son origine dans l'histoire de ce pays ‑ le Far West avec la perspective de possibilités illimitées de tout un chacun de s'enrichir, etc. Maintenant tout ça est fini, mais la mentalité du passé demeure. Les idéalistes pensent que la mentalité humaine est progressiste,  mais ils elle est en réalité l'élément le plus conservateur de la société Votre technique est progressiste mais la mentalité de l'ouvrier est loin derrière. Leur arriération consiste en leur incapacité à généraliser leur problème : ils considèrent tout d'un point de vue personnel.

Maintenant la guerre va enseigner la pensée sociale aux ouvriers américains. La crise économique a déjà commencé et nous voyons dans le C.I.O. la première réaction des ouvriers ‑ confuse, mais importante. Ils commencent à se ressentir comme une classe ; ils voient de dix à quinze millions de chômeurs, etc. Maintenant la guerre va continuer de leur enseigner la pensée sociale et cela signifie la pensée révolutionnaire.

Sur le fascisme. Dans tous les pays où le fascisme l'emporte, on a, avant la croissance du fascisme et sa victoire, une vague de  radicalisme dans les masses, des ouvriers comme des paysans pauvres et fermiers et de la classe petite‑bourgeoise. En Italie, après la guerre et avant 1922, on a eu une vague révolutionnaire d'une formidable dimension : l'Etat était paralysé, la police n'existait pas, les syndicats pouvaient faire tout ce qu'ils voulaient ‑ mais il n'existait pas de parti capable de prendre le pouvoir. Et le fascisme est arrivé en réaction.

En Allemagne de même. Il y avait en 1918 une situation révolutionnaire : la classe bourgeoise n'osait même pas demander à  participer au pouvoir. Les social‑démocrates paralysaient la révolution. Alors les ouvriers ont essayé de nouveau, en 1922, 1923, 1924 [4]. Ce fut l'époque de la faillite du parti communiste - de tout ce qu'on avait fait avant. Puis en 1929‑30‑31, les ouvriers  allemands commencent de nouveau une nouvelle vague révolutionnaire. Il y avait une puissance considérable chez les communistes et dans les syndicats, mais il est arrivé la fameuse politique du social‑fascisme, une politique inventée pour paralyser la classe ouvrière [5] . Ce n'est qu'après ces trois grandes vagues que le fascisme est devenu un grand mouvement. Il n’existe pas d'exception à cette règle ‑ le fascisme ne vient qu’après que la classe ouvrière ait manifesté son incapacité absolue à prendre entre ses mains le destin de la société.

Aux États‑Unis, on va avoir la même chose. Il existe déjà des éléments fascistes et ils ont bien sûr les exemples de l’Italie et de l'Allemagne. Ils vont donc travailler à un rythme plus rapide. Mais il y a aussi les exemples des autres pays. Les nouvelles vagues historiques aux États-Unis seront des vagues de radicalisme des masses, pas de fascisme. Bien entendu, la guerre peut pendant quelque temps faire obstacle à la radicalisation, mais cela donnera à la radicalisation un rythme et un élan plus considérable. La guerre ne peut pas changer organiquement les développements, mais seulement les retarder quelques temps ‑ et alors les pousser. La guerre, je l'ai déjà dit, n'est que la continuation de la politique par d'autres moyens. En ce sens, je suis sûr que vous aurez bien des possibilités de vous emparer du pouvoir aux États-Unis avant que les fascistes puissent devenir une force dominante.

Nous ne devons pas identifier la dictature de guerre – la dictature de l'appareil militaire, de l'état‑major, du capital financier ‑ avec la dictature fasciste. Pour cette dernière, il faut d'abord un sentiment de désespoir de larges masses du peuple. Quand les partis révolutionnaires les trahissent, quand l'avant‑garde ouvrière manifeste son incapacité à conduire le peuple à la victoire ‑ alors les fermiers, les petits entrepreneurs, les chômeurs, les soldats, etc. deviennent capables de soutenir un mouvement fasciste, mais alors seulement.

Une dictature militaire est une institution purement bureaucratique, renforcée par un appareil militaire et reposant sur la désorientation du peuple et sa soumission à cet appareil. Après quelque temps, ces sentiments peuvent changer et ils peuvent se rebeller contre la dictature militaire.

Oui, le sentiment contre le service militaire aux États‑Unis pourrait devenir un point de départ pour un tel état d'esprit de rébellion. C'est là que nous avons une chance d'expliquer aux ouvriers comment la classe bourgeoise résoud ses problèmes et nous pourrons dire : « Vous voyez, ils veulent maintenant vous imposer un militarisme prussien, avec son mépris pour les vies des ouvriers. » Nous pourrions exiger, peut-être, l'élection des officiers ‑ et ce pourrait devenir un excellent mot d'ordre. "Des officiers élus par les soldats eux‑mêmes".

3. Quelles sont les possibilités de bâtir une économie qui se suffise à elle-­même dans l'hémisphère occidental ?

Trotsky. ‑ Pas très bonnes, surtout pendant la guerre. Pendant la guerre, nous allons assister à une aggravation de la misère, en elle‑même dans tout l’hémisphère occidental. La guerre n'est que le commencement ‑ et les résultats vont rester pour des décennies. Même Hitler qui tient maintenant l'Europe et qui tiendra demain la Grande-­Bretagne, n'a que des gens affamés. Il lui faut les colonies et cela signifie les océans ‑ et cela signifie une lutte contre les États-Unis pour les dominions de la  Grande‑Bretagne. Ce serait un conflit de longue durée et après que les soldats et marins allemands auraient fait la guerre, ils devraient rentrer chez eux dans un pays de misère, de famine et de peste. Voilà ce qu'Hitler va gagner dans les années qui viennent.

Quand les États-Unis entreront en guerre, ils introduiront une économie de guerre. Cela signifie le sacrifice de tout pour l’armée et les buts de guerre ‑ et la misère pour la population. Comment les États-Unis pourraient‑ils avoir une économie se suffisant à elle‑même? En temps de paix, on a dix millions de chômeurs ‑ et ce dans une période de prospérité relative; pendant les crises on en a de treize à quatorze millions. En outre, il faut exporter. Et pour exporter, il faut importer. Quoi ? Des produits qui ruineront vos fermiers, lesquels, même maintenant sont artificiellement soutenus ? Non, il n'y a pas de possibilité. A la place, il faut organiser une sorte de fascisme ‑ un contrôle organisé de la misère, car qu'est‑ce que le fascisme, sinon l'organisation de la misère pour le peuple ? Le New Deal a essayé de le faire mieux, mais il n'a pas réussi parce que, dans cette période, vous êtes restés trop riches pour une misère fasciste. Cependant vous n'allez cesser de vous appauvrir et le résultat sera que le prochain New Deal aura une forme fasciste. L'unique solution porte le nom de socialisme.

La conférence pan‑américaine est probablement l'ultime forme de convulsion de la politique du bon voisinage rooseveltienne [6].

Les États-Unis ne peuvent pas entrer dans une guerre mondiale ou même faire pour elle des préparatifs sérieux sans s'assurer d'abord la pleine maîtrise des pays latino‑américains. Leur réelle assurance, c'est la flotte navale et aérienne des États‑Unis, de sorte que le point de fer apparaît sous la politique du "bon voisin". On peut voir que l'Argentine se rebelle un peu, mais c'était sa dernière convulsion d'indépendance. Washington ne permettra pas semblable attitude de rébellion. Bien entendu, les armées ont un objectif mondial, mais le pas immédiat est dirigé d'abord contre l'Amérique du sud pour lui apprendre à obéir. Pour les États-Unis, l'Amérique latine, c’est comme l'Autriche et la Tchécoslovaquie pour Hitler ‑ un tremplin pour des choses plus importantes.

Quant à la question de savoir si les États-Unis vont contrôler directement les pays latino‑américains, le Canada, ou les laisser sous des gouverneurs ‑ Gauleiter ‑ nous verrons les deux ! Il y aura différentes combinaisons dans la prochaine période, et c'est Washington qui donnera les termes.

4. A votre avis, les divergences entre majorité et minorité étaient‑elles suffisantes pour justifier une scission ?

Trotsky. ‑ Là aussi, il faut aborder la question de façon dialectique et pas mécanique. Que signifie donc ce mot terrible « dialectique » ? Il signifie considérer les choses dans leur développement, pas dans leur situation statique. Si nous prenons les divergences politiques telles qu'elles sont, nous pouvons dire qu'elles ne suffisent pas pour une scission, mais si elles  développaient une tendance à se détourner du prolétariat pour aller vers les cercles petits­-bourgeois, les mêmes divergences pourraient avoir une valeur tout à fait différente, acquérir un poids différent, si elles sont reliées à un groupe social différent. C'est un point très important.

Nous avons ce fait que la minorité a fait scission avec nous, malgré toutes les mesures prises par la majorité pour éviter la scission. Cela signifie que ses sentiments sociaux intimes étaient tels qu'il leur était impossible de continuer avec nous. C'est une tendance petite‑bourgeoise, pas prolétarienne. Si l'on en veut une nouvelle confirmation, nous en avons un excellent exemple dans l'article de Dwight Macdonald [8].

Avant tout, qu'est‑ce qui caractérise un parti prolétarien ? Personne n'est obligé de militer dans un parti révolutionnaire, mais, s'il le fait, il prend son parti au sérieux. Quand on ose appeler le peuple à un changement révolutionnaire de société, on porte une énorme responsabilité qu'il faut prendre très au sérieux. Et qu’est-ce que notre théorie, sinon, simplement l'outil de notre action ? Cet outil, c'est la théorie, marxiste, parce que, jusqu'à présent, nous n'en avons pas trouvé de meilleur. Un ouvrier ne se livre à aucune fantaisie avec ses outils : si ce sont les meilleurs outils qu'il puisse avoir, il en prend grand soin; il ne les abandonne pas et n'exige pas des outils fantaisistes, qui n'existent pas.

Burnham est un snob intellectuel. Il prend un parti, l'abandonne, en prend un autre. Un ouvrier ne peut agir ainsi. S’il entre dans un parti révolutionnaire, s'adresse aux gens, les appelle à l'action, il devient comme un général en temps de guerre : il doit savoir où il les mène. Que dirait‑on d'un général qui dirait que, selon lui, les fusils ne valent rien, qu'il vaudrait mieux attendre dix ans pour qu'on ait le temps d'inventer de meilleurs fusils, et qu'en attendant chacun ferait mieux de rentrer chez lui ? C'est ainsi que Burnham raisonne. Ainsi il a abandonné le parti [9]. Mais il y a toujours des chômeurs, et la guerre continue. On ne peut pas renvoyer tout cela à plus tard. Aussi est‑ce seulement Burnham qui a renvoyé son action à plus tard.

Dwight Macdonald n'est pas un snob, mais il est un peu stupide. Je le cite : « L'intellectuel, s'il veut remplir dans la société un rôle tant soit peu utile, ne doit tromper ni lui-même ni autres, ne doit pas accepter comme valable ce qu'il sait être la fausse monnaie, ne doit pas oublier dans un moment de crise ce qu'il a appris pendant une période d'années et de décennies. » Bien. Tout à fait correct. Je cite encore : « Ce n'est que si nous abordons les terribles années de tempête qui sont devant nous à la fois avec scepticisme et ferveur ‑ scepticisme à l’égard de toutes les théories, gouvernements et systèmes sociaux, ferveur pour le combat révolutionnaire des masses, ce n'est qu'ainsi que nous pourrons nous justifier nous-mêmes en tant qu'intellectuels. »

Voilà donc un des dirigeants de ce soi‑disant parti "ouvrier" (Workers Party [10]) qui ne se considère pas comme un prolétaire, mais comme un intellectuel. Il parle de scepticisme à l'égard de toutes les théories.

Nous nous sommes préparés à cette crise en étudiant et en édifiant une méthode scientifique, et notre méthode, c'est le marxisme. La crise survient, et Macdonald se déclare « sceptique à l'égard de toutes les théories » et se met à parler de ferveur et de dévouement à la révolution sans remplacer notre théorie par une autre nouvelle. A moins que ce ne soit par le scepticisme qui lui est propre. Comment travailler sans, une théorie ? Qu'est‑ce que la lutte des masses et qu'est‑ce qu'un révolutionnaire ? L'ensemble de cet article est scandaleux, et un parti qui peut tolérer un tel homme comme un de ses dirigeant n'est pas sérieux.

Je cite encore : « Quelle est donc la nature de la bête (le fascisme) ? Trotsky insiste sur le fait que ce n'est ni plus ni moi moins que le phénomène familier du bonapartisme dans lequel une clique se maintient au pouvoir en jouant sur une classe contre l'autre à tour de rôle, donnant ainsi au pouvoir d'État un caractère temporairement autonome. Mais ces régimes totalitaires modernes ne sont pas des phénomènes temporaires : ils ont déjà changé les infrastructures économiques et sociales, non seulement en manipulant les formes anciennes, mais en détruisant leur vitalité interne. La bureaucratie nazie est‑elle donc une nouvelle classe dirigeante et le fascisme une forme nouvelle de société comparable au capitalisme ? Cela ne semble pas être non plus. »

Il crée ici une théorie nouvelle du fascisme, une nouvelle définition, mais souhaite néanmoins que nous soyions sceptiques à l'égard de toutes les théories. Sans doute dirait‑il également aux ouvriers que les outils avec lequels ils travaillent n'ont pas d'importance, mais qu'ils doivent se dévouer à leur travail ! Je pense que les ouvriers trouveraient un qualificatif énergique pour une déclaration de ce genre.

C'est très caractéristique de l'intellectuel déçu. Il voit la guerre,  l'époque terrible qui est devant nous, avec des pertes, des sacrifices, et il a peur. Il commence à propager le scepticisme et croit encore possible de l'unir au dévouement révolutionnaire. On ne peut développer un dévouement révolutionnaire que si l'on est certain qu'il est rationnel et possible, et l’on ne peut avoir de certitude de ce genre sans théorie de travail. Celui qui propage le scepticisme théorique est un traître.

Dans le fascisme, nous avons analysé divers éléments :

1. 'élément que le fascisme a en commun avec le vieux bonapartisme est qu'il a utilisé les antagonismes de classe pour donner au pouvoir d'Etat la plus grande indépendance. Mais nous avons déjà souligné que l'ancien bonapartisme datait de l'époque de la société bourgeoise ascendante, tandis que le fascisme est un pouvoir d'Etat de la société bourgeoise en déclin.

2. Le fascisme est une tentative de la classe bourgeoise pour surmonter, dépasser la contradiction entre la technique nouvelle et la propriété privée sans éliminer la propriété privée. C'est l'"économie planifiée" du fascisme. C'est une tentative à la fois pour sauver la propriété privée et pour la contrôler.

3. Une tentative également pour dépasser la contradiction entre les nouvelles techniques modernes des forces productives dans les frontières bornées de l'Etat national. Cette technique nouvelle ne peut pas être limitée par les frontières de l'Etat national, et le fascisme essaie de surmonter cette contradiction. Le résultat, c'est la guerre. Nous avons déjà analysé tous ces éléments.

  Dwight Macdonald abandonnera le parti, exactement  comme Burnham l'a fait, mais, peut‑être parce qu'il est un tantinet net plus paresseux, cela n'arrivera que plus tard.

  A une époque, Burnham était considéré comme un  "bon élément" ? Oui, le parti prolétarien, à notre époque, doit se servir  de tout intellectuel qui peut contribuer à son travail. J'ai consacré des mois à Diego Rivera pour le sauver pour notre mouvement, mais je n'y ai pas réussi. Mais chacune des Internationales a connu une expérience de ce type. La I° Inter­nationale a eu des difficultés avec le poète Freiligrath [11] qui était lui aussi, très capricieux. La II° et la III° Internationales ont eu des difficultés avec Maxime Gorky. La IV° Internationale avec Diego Rivera. Dans tous ces cas, ils nous ont quittés.

  Burnham était bien sûr, plus proche du mouvement, mais on avait des doutes à son sujet. Il sait écrire et il a une pensée d'une certaine habileté formelle, pas profonde, mais adroite. Il peut accepter votre idée, la développer, écrire dessus un bon article ‑ puis l'oublier. L'auteur peut oublier - pas l'ouvrier ‑ Toutefois, aussi longtemps qu'on peut utiliser des gens de ce genre, tout est pour le mieux. En son temps, Mussolini [12] fût, lui aussi, un "bon élément".


Notes

[1] Il s'agit, pensons‑nous, de l'allocution prononcée le 25 mai 1940 et qui semble bien avoir soulevé encore de vives protestations inspirées par des sentiments isolationnistes.

[2] Philippe Pétain (1856‑1951) était colonel en retraite en 1914, avait évidemment repris du service et atteint les sommets, commandant notamment l'armée de Verdun durant la terrible bataille. Maréchal de France et un des “ patrons ” du corps des officiers, il passait pour être le moins à droite de tous ses pairs. Nommé ambassadeur de France auprès de Franco en 1939, il avait été rappelé le 16 mai et nommé vice‑président du conseil le 18, en pleine offensive allemande. Le 16 juin il était devenu chef du gouvernement et le 9 juillet était devenu, avec les pleins pouvoirs, le “ chef de l'État français ” qui allait entreprendre une “ révolution nationale ” cléricale et corporatiste, proche d'un modèle fasciste. Pratiquement dès son arrivée au gouvernement ce chef militaire avait préconisé l'armistice et Trotsky se servait de l'argument pour dire que l'exemple français prouvait qu'on ne pouvait faire confiance aux officiers bourgeois pour la lutte militaire contre le fascisme.

[3] La formule a une très grande importance par rapport aux débats entre trotskystes sur le “ défaitisme ” : Trotsky précise bien que, sans une adaptation critique aux sentiments confus, le mouvement est voué à l'isolement comme “ l'espèce pacifiste la plus misérable ”.

[4] En  fait, il n'y eut pas d'assaut révolutionnaire en 1922 et en 1924, mais seulement et sous une forme particulière en 1923. Mais il y avait eu des mouvements semblables en 1920 (lors du putsch de Kapp) et en 1921 (lors de "l'action de mars").

[5] Staline avait annoncé en 1929 que la social‑démocratie était en train de se "fasciser". A partir de ce moment l'I.C. et le parti allemand en particulier firent des social‑démocrates baptisés "social‑fascistes" leur ennemi n°1. Cette politique de division forcenée favorisa évidemment la montée des nazis.

[6] Il s'agit de la conférence pan‑américaine qui était en train de se dérouler à La Havane.

[7] Les Gauleiter étaient les chefs régionaux du parti nazi.

[8] Dwight Macdonald (1906‑1982), journaliste et écrivain, un des animateurs de Partisan Review, avait participé à la campagne de défense de Trotsky adhéré au S.W.P. en 1939 pour y soutenir la minorité de Shachtman et Burnham. Il avait suivi ces derniers dans la scission et venait de publier dans Partisan Review un article sur l'attitude des socialistes vis‑à‑vis de la défense nationale.

[9] Non seulement Burnham avait quitté le S.W.P., mais il avait également quitté le Workers Party qu'il venait lui‑même de fonder avec les autres scissionnistes.

[10] Workers Party (W.P.) était le nom du parti fondé par la minorité shachtmanienne lors de la scission du S.W.P.

[11] Ferdinand Freiligrath (1810‑1876) avait été proche de la Ligue des  communistes de Marx et Engels.

[12] Mussolini avait été longtemps tenu pour le chef de file de la gauche du P.S.I.


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