1920

Source : numéro 17 (première année) du Bulletin communiste, 28 avril 1921 précédé de l'introduction suivante :
« Nous publions ci-dessous les lettres adressées par G. Zinoviev au prolétariat berlinois, pendant son séjour en Allemagne lors du Congrès de Halle. Le contenu n'en a pas vieilli. ».
Le texte avait paru en version allemande dans Die kommunistische Internationale numéro 15, décembre 1920. Quelques corrections d'après cette version, et utilisation d'une traduction directe de la lettre d'Engels citée.


Le Menchevisme, le Communisme et la Révolution Russe

Lettre aux ouvriers berlinois

Grigori Zinoviev


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Camarades,

II m'est arrivé un petit malheur. J'ai pris froid et je ne puis aujourd'hui vous faire de discours. Vous le comprendrez, je le regrette infiniment, mais puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à vous adresser ces quelques lignes et à vous demander de lire ces paroles, par lesquelles je veux conclure.

Nous pouvons, à l'heure qu'il est, tirer du Congrès de Halle1 les déductions qui s'imposent. Quelles sont ces déductions ? Les débats ont montré clairement que l'adhésion des chefs de droite du Parti des Indépendants à la 3e Internationale est chose impossible, et cela, non pas parce que nous avons fixé 21 conditions au lieu de 18, mais parce que la seule et unique condition importante n'est pas remplie, et cette condition, la voici : c'est que tous les leaders de la droite se comportent sérieusement envers le communisme et la révolution prolétarienne. Cette condition préliminaire, je le répète, n'est pas remplie, et c'est pour cela, et seulement pour cela, que nous ne pouvons pas nous entendre. Les chefs de la droite du Parti Socialiste Indépendant ne veulent pas adhérer à l'Internationale Communiste. Et l'Internationale Communiste, de son côté, ne veut pas dans son sein de ces droitiers.

L'Internationale Communiste m'avait envoyé ici pour arriver à obtenir une discussion de programme, une discussion de principes. Notre devoir était de forcer les leaders de droite à abandonner le terrain des mesquines questions d'organisation et à prendre nettement position sur les questions les plus importantes, sur les questions décisives du sort de la révolution mondiale. C'était également le but de nos amis, les camarades de la gauche du Parti Socialiste Indépendant, et ce but, nous l'avons atteint. La droite du Congrès a accueilli hier avec enthousiasme le discours-programme du menchévik Martov. Ce discours se divisait en deux parties. L'une était un réquisitoire contre le gouvernement soviétiste ; l'autre, la condamnation, selon les propres expressions de Martov, de « cette foi naïve et religieuse des masses en la victoire immédiate du socialisme », c'est-à-dire la condamnation du mouvement révolutionnaire et communiste des masses prolétariennes du monde entier. De la première partie, destinée, dans l'esprit de son auteur, à produire l'effet d'une bombe contre le gouvernement prolétarien russe, je parlerai plus tard. Commençons par la seconde, beaucoup plus importante. Martov ne fait en somme qu'y répéter ce qu'avait déjà dit, dans son discours dirigé contre moi, le représentant de la droite du Parti des Indépendants, Rudolf Hilferding.

Quand nous reprochons aux leaders de droite de ne pas savoir aller avec les masses, de refréner leur ardeur révolutionnaire, Rudolf Hilferding appelle cela « une basse surenchère du radicalisme ». Le grand problème que nous avons à résoudre et qui consiste à déterminer comment il nous faut guider les masses, dans leur longue et pénible lutte, se réduit, aux yeux d'un droitier comme Hilferding, à « une basse, surenchère de radicalisme ». Qu'est-ce que cela prouve ? Tout simplement que Hilferding de même que Martov ne comprennent pas du tout la lutte des masses, qu'ils ne respirent pas le même air que les masses ouvrières, que non seulement ils ne marchent pas en tête de ces dernières, mais qu'ils cherchent à les tirer en arrière.

Martov, dans son discours, a parlé à maintes reprises de cette « foi naïve et religieuse des masses ». C'est, d'après lui. un immense malheur pour le mouvement ouvrier actuel que les masses, « fanatisées » par le bolchevisme se bercent de l'espoir de la réalisation prochaine du socialisme.

Camarades,

Comment un véritable socialiste peut-il se plaindre de l'existence d'une telle foi au sein des masses ? Ce n'est pas là une chose dont on puisse se plaindre. Cela, nous ne devons pas le regretter, au contraire, nous devons nous en réjouir.

En réalité, cette foi religieuse des masses prolétariennes est le facteur révolutionnaire le plus important de l'histoire mondiale. Sans cette foi naïve-religieuse, sans ce soi-disant fanatisme bolcheviste, la révolution prolétarienne serait impossible. Ce que l'on veut appeler le fanatisme des masses est l'âme de tout notre mouvement prolétarien, c'est la force motrice la plus puissante de la révolution mondiale. Nous ne devons pas regretter qu'il en soit ainsi, nous devons en être profondément heureux. Comment Martov et Hilferding peuvent-ils être là-dessus d'une autre opinion ? Comment la révolution mondiale peut-elle se produire, comment le prolétariat peut-il triompher de l'univers entier, si les masses ne se jettent pas avec enthousiasme dans la lutte, si elles ne se donnent pas à elle corps et âme, avec la ferme espérance, avec l'inébranlable assurance en la victoire définitive?

Camarades, dans mon premier discours, je vous rappelais les paroles que le regretté August Bebel aimait à adresser aux masses prolétariennes allemandes. Vous, vieux militants de la cause ouvrière, vous vous souvenez pourquoi August Bebel était si cher aux masses prolétariennes d'Allemagne et du monde entier, pourquoi il en était tant aimé. Qu'est-ce qui lui avait valu la tendresse passionnée des masses ouvrières de toute l'Allemagne, du monde entier ? C'était précisément sa foi ardente, « fanatique » en la victoire prochaine du socialisme, sa confiance passionnée, naïve et même — pour employer l'expression de Martov — religieuse, en l'imminence du Mané, Thécel, Phares2 de la bourgeoisie qui allait marquer l'heure du triomphe définitif des opprimés.

Camarades, souvenez-vous de la minute historique, où August Bebel au déclin de ses jours, à un congrès, dit avec une émotion profonde : « Je suis persuadé que nous tous, qui nous trouvons ici dans cette salle, nous verrons la victoire du socialisme ». Souvenez-vous de l'enthousiasme que provoquaient chez les meilleurs éléments prolétariens du parti allemand les déclarations de Bebel. Camarades, les paroles que je viens de citer, Bebel les prononçait quelques années avant la guérie impérialiste. Cette guerre est arrivée, elle a été suivie d'une crise économique terrible, puis ç'a été — pour employer l'expression du même August Bebel — « le crépuscule des dieux » de la société bourgeoise. Et maintenant que nous assistons à ce « crépuscule des dieux », maintenant que les foules ont été traversées par le courant électrique de l'enthousiasme communiste, arrivent des chefs comme Martov et Hilferding pour doucher à froid les masses prolétariennes, qu'ils déclarent « fanatisées ». Et l'on vient nous dire que ce fanatisme religieux des masses n'est, ni plus ni moins, qu'un phénomène réactionnaire !

Comment Martov et Hilferding se représentent-ils la victoire de la révolution prolétarienne ? Pensent-ils en effet qu'il suffise aux bons vieux chefs du parti d'adopter une résolution à un congrès, d'écrire une certaine quantité de ces gros volumes qu'on décore du nom de travaux scientifiques sur le socialisme, ou de faire procéder à un vote dans une assemblée nationale quelconque, pour amener le règne du socialisme ? Non, camarades, il n'y a que des réformistes, il n'y a que des gens complètement ignorants de la vie intérieure de notre classe, des émotions profondes qui secouent l'âme des masses prolétariennes pour parler comme l'ont fait ici Martov et Hilferding. Non, il ne faut point déplorer cette foi naïve « fanatique » des masses en la victoire prochaine de la révolution socialiste, bien au contraire, il faut nous en réjouir. Il nous faut la développer, il nous faut nous mettre à la tête de cette masse qu'on dit fanatisée. En effet, camarades, dans cette assurance pleine et entière, il n'y a rien de naïf, rien de religieux; au contraire, les naïfs, ce sont ceux qui croient qu'un bouleversement tel que la révolution prolétarienne peut s'accomplir sans l'enthousiasme sacré des masses laborieuses ; les naïfs, ce sont ceux qui s'imaginent que l'on peut abolir le capitalisme sans guerre civile. Ce sont des naïfs, des gens infectés par les idées réformistes, ceux qui croient que l'on peut faire la révolution prolétarienne par des moyens social-pacifistes ; ce sont des naïfs et des religieux bourgeois, ceux qui pensent qu'en s'en tenant à la bonne vieille tactique renforcée de quelques extraits du programme d'Erfurt, on peut déclencher la révolution prolétarienne. Martov et Hilferding et, en général, les droitiers de tous les pays font aux masses ce reproche : vous avez une foi par trop fanatique en la victoire de la révolution prolétarienne ! Or, camarades, je le déclare : les masses prolétariennes auraient beaucoup plus le droit d'adresser le reproche contraire aux réformistes et à tous les chefs droitiers, auxquels elles devraient crier ; Dites donc, vous qui êtes nos chefs, pourquoi avez-vous si peu de foi, si peu de cette confiance fanatique en la victoire de notre cause, en notre lutte prolétarienne, en nos buts ultimes, en notre dictature, en notre victoire définitive prochaine ?

Les chefs de droite ne croient pas à la révolution prolétarienne. C'est ce que j'ai essayé de démontrer dans mon premier discours. Et en effet, camarades, toutes les paroles de Martov et de Hilferding n'ont-elles pas été une démonstration éclatante de ce que j'affirmais ? Hilferding et Martov n'ont-ils pas prouvé que, réellement, cette foi leur fait défaut ?

Camarades, il existe en Angleterre, depuis quelques dizaines d'années déjà, un groupe fort curieux d'intellectuels, que l'on peut considérer comme les représentants classiques du mouvement réformiste. C'est le groupe des Fabiens, ces idéologues du réformisme, qui précisément, eux aussi, raillent le fanatisme religieux des masses et qui, ne voulant avancer que lentement et par une progression insensible, marchent en réalité à reculons, comme les écrevisses. Ces Fabiens sont des scientifiques ; ils croient à la possibilité de la révolution, à son avènement dans quelque cinquante ans ; ce sont des « Cunctator3 » typiques. Aussi leur plairait-il que les masses également n'avancent pas trop vite. Friedrich Engels, camarades, durant son séjour à Londres, a très bien étudié cette espèce de réformistes.

Je n'affirme pas que tous les Indépendants de droite soient des Fabiens. Parmi eux, il existe différentes tendances dont quelques-unes, je dois en convenir, sont plus révolutionnaires. Mais les théoriciens, disciples de Kautsky, sont maintenant très proches de l'idéologie fabienne. Le social-pacifisme, c'est exactement la même chose que le « fabianisme ». A ce propos, permettez-moi de vous citer Friedrich Engels lui-même. Voici ce qu'il dit textuellement dans une lettre, en date du 31 décembre 18924, adressée de Londres à Sorge (voir la correspondance d'Engels et de Sorge).

« Ici, à Londres, les Fabiens forment un groupe de gens (j'adoucis l'expression d'Engels5) qui ont assez d'intelligence pour apercevoir le caractère inévitable de la révolution sociale, mais qui, trouvant impossible de confier ce travail de géant au prolétariat immaturé tout seul, ont par suite l'obligeance de se mettre à sa tête. La peur de la Révolution est leur principe fondamental. Ils sont les « cultivés » par excellence (...) Ils ont avec un grand zèle, au milieu de toute sorte de pacotille, donné aussi plus d'un bon écrit de propagande, et même réellement le meilleur de ce que les Anglais ont donné sous ce rapport. Mais dès qu'ils en arrivent à leur tactique spécifique : estomper la lutte des classes, cela se gâte. De là aussi leur haine fanatique contre Marx et contre nous tous - à cause de la « lutte de classe ». ».

Telles sont, camarades, les paroles de Friedrich Engels. Tout ce qu'Engels disait des Fabiens, je ne veux pas l'appliquer aux réformistes contemporains. Parmi ceux-ci, il peut se trouver des gens qui ne méritent point la caractéristique impitoyable d'Engels. Pourtant, si nous recherchons l'origine de la haine que les chefs de droite ont vouée au communisme, nous serons bien forcés de répéter : la peur de la révolution, maintenant encore, est le principe directeur de beaucoup d'intellectuels opportunistes.

Oui, camarades, je vous le demande, n'était-ce pas la peur affreuse de la grande révolution, de cette révolution cruelle dans quelques-unes de ses manifestations, mais émancipatrice de l'humanité, qui perçait dans tout le discours de Martov ? Et les discours de Hilferding ne suaient-ils pas la peur de la révolution ?

Encore un mot, camarades. Ce ne sont pas seulement des savants, des intellectuels qui font de la crainte de la révolution leur principe fondamental ; il y a encore une petite minorité d'ouvriers qui a érigé cette crainte en principe. C'est cette partie du prolétariat, numériquement faible, mais politiquement très importante, que Marx et Engels ont nommée l'aristocratie ouvrière, qui maintenant se transforme en facteur réactionnaire dans notre mouvement émancipateur.

J'arrive ici au deuxième point important de notre discussion, à la question syndicale. Ce n'est pas par hasard, camarades, qu'aux deux jours les plus ardents de nos débats, on nous a fait une telle obstruction, lorsque nous avons traité dans nos discours la question de l'Internationale Syndicale. Actuellement, c'est là une question vitale pour tout le mouvement. J'ai déjà signalé que ni Crispien, ni Dittmann n'avaient répondu à Moscou un seul mot à nos attaques contre cette Internationale. Maintenant il en est autrement, et il est clair que ce n'est pas là l'effet du hasard : en effet, les vieux syndicats réformistes sont le refuge de l'aristocratie ouvrière. Jouhaux, Legien, Appleton, Oudgeest et Samuel Gompers, ce sont là les idéologues de l'aristocratie ouvrière. Cette aristocratie ouvrière, il va de soi, fait de la crainte de la révolution son principe fondamental. Tous les leaders intelligents de la bourgeoisie le comprennent à merveille. C'est pourquoi ils soutiennent de toutes leurs forces les éléments aristocratiques du mouvement ouvrier, c'est pourquoi ils considèrent les vieux syndicats réformistes comme leur appui, comme leur rempart.

Pour ne pas donner lieu à de fausses interprétations, je répète encore une fois ce que nous avons si souvent déclaré dans l'Internationale Communiste. Nous n'affirmons pas que toutes les unions professionnelles qui ont adhéré à l'Internationale syndicale d'Amsterdam soient des organisations jaunes. Pas du tout. Nous savons parfaitement que des centaines de milliers et des millions d'ouvriers affiliés à cette Internationale ne sont pas des jaunes, mais de véritables ouvriers, de véritables prolétaires qui malheureusement n'ont pas encore conscience de leur rôle historique. Nous avons préconisé le mot d'ordre suivant : ne pas quitter les syndicats, y rester pour y faire chaque jour une propagande politique, une propagande systématique contre le réformisme, et libérer ainsi les unions professionnelles du joug de l'idéologie bourgeoise et du réformisme de l'aristocratie ouvrière. Et cela, nous le ferons, quoi qu'il arrive.

Mais, remarquez-le, camarades, les chefs de l'aristocratie ouvrière commencent déjà à expulser les communistes des maisons professionnelles. Le parti Ouvrier Anglais (Labour Party), qui est en somme une organisation professionnelle, a décidé de ne pas accepter les communistes dans son sein. En Allemagne, on voit se manifester la même tendance ; on veut exclure les communistes des unions professionnelles, et cela parce que ceux-ci ont l'intention de créer au sein de ces unions des noyaux communistes. Que les réformistes essaient de nous expulser ! Ils n'y réussiront pas, ils se casseront le cou. Si Legien ou Jouhaux et leurs frères d'armes veulent nous expulser parce que nous organisons des noyaux communistes, cela ne nous arrêtera pas ; nous continuerons — clandestinement s'il le faut — à organiser ces noyaux, et cela non seulement contre la bourgeoisie, mais contre Jouhaux et Legien eux-mêmes ; et tôt ou tard, la masse des syndiqués, cette même masse que Martov déclare infectée de fanatisme religieux et de foi naïve, sera nôtre. L'Internationale d'Amsterdam dans le domaine syndical joue absolument le même rôle que la 2e Internationale de Bruxelles ou de Genève, dans le domaine politique. L'Internationale d'Amsterdam est une fraction de la 2e Internationale. Dans des conditions autres et par des moyens différents peut-être, mais en vertu des mêmes principes, nous devons employer contre elle les méthodes de lutte dont nous avons fait usage, dans le domaine politique, contre la 2e Internationale. Nous ferons dans le domaine syndical une œuvre analogue à celle que nous avons déjà accomplie dans le domaine politique, où nous avons libéré du réformisme la plus grande partie de la masse ouvrière. Si, en Allemagne, vous vous disposez à soutenir sérieusement jusqu'au bout l'Internationale d'Amsterdam, vous en arriverez fatalement à former une sorte de Labour Party, c'est-à-dire une organisation hybride mi-politique et mi-syndicale, mi-parlementaire et mi-économique, qui poursuivra la politique de l'aristocratie ouvrière et non celle de la masse prolétarienne. Le mouvement syndical aura de rudes combats à soutenir en Allemagne. Nous attendons avec confiance, avec assurance, les batailles décisives. Le résultat en sera, non la scission du mouvement ouvrier, mais sa consolidation, sa libération du réformisme et de l'idéologie de l'aristocratie ouvrière.

Permettez-moi maintenant de répondre à ce qui a été dit ici contre le gouvernement soviétique russe.

Les Indépendants de droite, dans la résolution qu'ils ont proposée au Congrès, déclarent qu'ils sont prêts à continuer de soutenir le gouvernement soviétiste russe. N'empêche qu'ils ont fait chorus à toutes les accusations lancées par le leader menchévik, Martov, contre le gouvernement soviétiste. Vous avez complètement le droit, camarades, d'être menchéviks. Mais dans ce cas, il ne faut pas vous en cacher, il faut le dire ouvertement. Les accusations lancées par Martov ne sont compréhensibles que pour ceux qui ont une idée au moins sommaire de ce qu'a été le menchévisme en Russie. Permettez-moi de vous faire une esquisse rapide du développement du menchévisme.

Camarades, dès le début de la révolution de 1905, les menchéviks trahirent la révolution. Déjà à cette époque, ils avaient fait alliance avec la bourgeoisie libérale russe, c'est-à-dire avec les cadets, contre les bolcheviks, contre la classe ouvrière.

Puis ce fut la contre-révolution. Et alors, leur trahison à la cause de la révolution russe ne fit que s'accentuer. Ils proposèrent de supprimer notre parti clandestin. Ils exigèrent ouvertement notre transformation en parti réformiste.

La guerre éclata. Dans sa grande majorité, le noyau central du menchévisme en Russie (Martov, en ce temps-là, résidait à l'étranger) fut pour la guerre impérialiste, soutint le gouvernement tsariste et s'efforça de développer dans la classe ouvrière russe le plus bas chauvinisme.

Puis ce fut la révolution de mars 1917. Le réformisme fit immédiatement alliance avec la bourgeoisie contre le bolchevisme, contre la classe ouvrière. Les menchéviks réclamèrent la continuation de la guerre impérialiste. Ils s'en tinrent à une politique analogue à celle de Scheidemann et Noske en Allemagne.

De concert avec les socialistes révolutionnaires, ils préparèrent la fameuse offensive de juin sur le front allemand, offensive qui coûta des dizaines de milliers d'existences aux ouvriers et aux paysans russes. En alliance avec la bourgeoisie, les propriétaires fonciers et les banquiers genre Tchéretchenko, les menchéviks constituèrent le gouvernement qui s'intitula gouvernement de coalition. Soutenus par la bourgeoisie, ils poursuivirent nos journaux, interdirent la Pravda et dispersèrent notre organisation. Pendant les journées de juillet 1917, le gouvernement menchéviste de coalition organisa les pogroms contre les bolcheviks. Les ministres menchéviks, les Tseretelli et autres sont responsables des actes du gouvernement de coalition en 1917, à Pétrograd. Les mencbévikis, alliés aux social-révolutionnaires, préparèrent le désarmement du prolétariat pétersbourgeois et moscovite. Au cours des journées de juillet 1917, le gouvernement menchéviste tenta de me faire passer, ainsi que les camarades Lénine, Trotsky, Kollontaï, Lounatcharsky et d'autres pour des espions, des agents du Kaiser et s'efforça d'exciter les masses contre nous. Trostky, Kamenev et plusieurs autres camarades furent arrêtés. Les menchéviks sabotèrent de toutes leurs forces la révolution prolétarienne d'octobre.

Après la révolution d'octobre, une partie considérable des menchéviks, la fraction des activistes, lutta, les armes à la main, contre la révolution prolétarienne. Le membre du Comité Central du parti menchévik, Maïsky6, était membre du gouvernement contre-révolutionnaire de Samara, où il occupait le poste de ministre du travail. Les menchéviks participèrent donc au gouvernement contre-révolutionnaire de Samara, à l'époque du soulèvement des gardes-blancs tchécoslovaques. Voilà, rapidement esquissé, le cours du développement du menchévisme qui est, pour la Russie, ce qu'est le parti de Scheidemann pour l'Allemagne ; le S. P. D.7 correspond exactement à la S. D. R.8. C'est pourquoi le menchévisme a fait faillite en Russie. Martov peut avoir un certain succès parmi les Indépendants de droite, à Halle ; il ne peut en avoir aucun à une assemblée prolétarienne en Russie, et cela parce que les ouvriers russes savent parfaitement que les menchéviks, dans l'ensemble, ont joué en Russie le même rôle que Scheidemann et Noske, en Allemagne. Oui, nous avons dû poursuivre les menchéviks, mais si le menchévîsme a été détruit en Russie, ce n'est pas seulement par les poursuites que nous avons exercées contre lui. Le bolchevisme aussi, durant la première période de notre révolution, a été persécuté de la façon la plus cruelle ; néanmoins, on n'a pu l'anéantir. Au contraire, plus il était persécuté, plus il croissait en force. C'est le contraire qui est arrivé pour les menchéviks, parce que les ouvriers russes connaissaient et haïssaient la politique contre-révolutionnaire de ces derniers.

Maintenant, vous comprendrez les accusations de Martov, dont le parti n'existe plus en Russie pour la classe ouvrière ; vous comprendrez pourquoi il nous attaque avec une telle rage. Martov a pourtant oublié de vous dire qu'il avait reçu ses passeports pour venir au Congrès de votre parti, quoique notre gouvernement sût parfaitement bien ce qu'il y dirait.

Nous ne craignons pas les accusations de Martov ; que les journaux bourgeois polonais publient ce que Martov a dit de nous (et ils le feront certainement) ; que les journaux anti-bolchévistes du monde entier reproduisent les accusations lancées contre nous par Martov ! Les ouvriers comprendront que l'on ne peut pas plus y ajouter foi qu'aux accusations lancées par Scheidemann contre les ouvriers révolutionnaires allemands.

Martov a affirmé que le 2e congrès de l'Internationale Communiste ne s'est pas occupé de la question de la guerre russo-polonaise. Ceci est faux. De même que beaucoup de ce qu'a dit Martov.

Le premier manifeste lancé par le Congrès de l'Internationale Communiste aux travailleurs du monde entier était consacré à la guerre russo-polonaise. Ce manifeste, il est vrai, n'avait pas fait l'objet d'un examen spécial de la part du Congrès ; en effet, pour les socialistes, il était clair que cette guerre est une guerre défensive soutenue par les ouvriers russes contre les capitalistes polonais, et que les ouvriers du monde entier doivent soutenir la Russie soviétiste.

Martov, ainsi que Hilferding, Crispien et Dittmann ont affirmé que nous, communistes, nous désirons une nouvelle guerre, que nous voulons entraîner à la guerre les prolétaires allemands. Encore une fois, je le répète : c'est faux, cela n'a pas été prouvé. Camarades, je viens de recevoir de Paris le journal social-patriote français La Vie Socialiste, du 9 octobre. J'y lis : « Appartenir à la 3e Internationale, c'est préparer une nouvelle guerre ». Qui donc dit cela ? C'est M. Renaudel, le frère français de M. Scheidemann. Voilà qui est significatif.

Les Indépendants de droite ont déclaré qu'ils continueront à l'avenir de soutenir le gouvernement soviétiste russe. Ce qui n'a pas empêché la Freiheit de publier hier un manifeste intitulé : « Le nouveau tyran ; les socialistes arméniens implorent du secours ». Qui sont donc ces « socialistes » arméniens ? Ce sont aussi des Scheidemann, ce sont aussi des gens du même acabit que les social-patriotes polonais dirigés par Daszyński9. Les social-traîtres arméniens écrivent — je cite textuellement : « Le Comité Central du parti ouvrier porte les faits susmentionnés à la connaissance du Bureau Socialiste International ».

Camarades, qu'est-ce que c'est que ce Bureau Socialiste International ? C'est le Bureau de la 2e Internationale. Les social-patriotes arméniens font partie de la 2e Internationale. Et c'est tout à fait logique ; ils sont membres de la 2e Internationale parce qu'ils sont des Noske, parce qu'ils sont des Daszyński. On déclare vouloir soutenir le gouvernement soviétiste, et en même temps on insère en première page ce manifeste contre le gouvernement prolétarien russe. Le gouvernement soviétiste ne perdra rien à n'être plus soutenu d'une telle façon. La « démocratie arménienne » et le parti qui s'intitule « Parti ouvrier arménien » ne sont que les instruments de l'Entente. Ce sont ces instruments que la Freiheit tente maintenant de soutenir.

Voici ce que la Freiheit écrivait hier, dans un article intitulé « Le tableau dévoilé » ce qui suit : « Dans ses (c'est-à-dire dans mes) déclarations sur la nécessité de réveiller de leur torpeur les peuples de l'Orient et de les lancer dans la lutte contre l'impérialisme anglo-français, il (c'est-à-dire moi) fait preuve d'une connaissance très exacte de la psychologie des peuples asiatiques, ainsi que des besoins pratiques de la politique soviétiste, à laquelle le mouvement émancipateur des peuples de l'Islam est nécessaire pour exercer une pression sur le gouvernement anglais. » J'ai cité la Freiheit textuellement. Maintenant, je vous le demande, camarades, est-ce qu'il n'y a que le gouvernement soviétiste seul qui ait besoin de ce mouvement émancipateur des peuples de l'Islam ? Et la classe ouvrière allemande et la classe ouvrière du monde entier, est-ce qu'elles n'ont pas besoin, elles, du mouvement émancipateur des peuples de l'Islam contre l'Entente, contre la bourgeoisie mondiale ? Et ainsi, camarades, une fois de plus, vous pouvez vous convaincre combien la Freiheit est prête à soutenir le gouvernement soviétiste. Un soutien de ce genre, nous n'en avons que faire, et si la Freiheit publie des manifestes adressés à la 2e Internationale, cela prouve seulement, nous n'hésitons pas à le dire, qu'elle commence à devenir un organe de cette dernière, un organe antibolcheviste. Mais nous sommes bien tranquilles et, puisqu'il y a déjà partout tant de feuilles antibolchevistes, qu'il y en ait donc une de plus à Berlin, la Freiheit ; d'ailleurs, il n'est pas dit qu'elle doive toujours rester aux mains des réformistes.

J'aborde la dernière question : celle « des conditions ». La déclaration écrite que Hilferding a présentée au nom de la droite a prouvé pour la centième fois que, pour les chefs droitiers, le fond du débat, ce ne sont pas les conditions, mais les questions de programme sur la dictature du prolétariat, la révolution mondiale, les syndicats, etc. Après que les Indépendants de droite ont adhéré ouvertement au menchévisme, point n'est besoin de discuter avec eux sur les détails.

Hilferding, dans son discours, a cité les paroles prononcées par la regrettée Rosa Luxemburg en 1904, c'est-à-dire il y a seize ans, alors qu'il n'y avait pas encore de séparation tranchée entre le bolchevisme et le menchévisme. De telles citations sont sans valeur aucune. Hilferding aurait pu, avec beaucoup plus de justesse, citer ce que Trotsky, peut-être même encore en 1916, disait contre nous. Oui, il y a eu un temps où il n'était pas encore clair que le menchévisme était l'équivalent du réformisme, et où beaucoup de révolutionnaires se faisaient illusion sur la nature véritable du menchévisme. Mais maintenant, durant la révolution, nous voyons chaque jour les meilleurs éléments menchévistes passer par centaines dans nos rangs. En tout cas, je suis heureux qu'on ait évoqué la mémoire de notre chef et maître, Rosa Luxemburg, car cela va me permettre de rectifier le jugement porté par Hilferding. Nous avons, de Rosa Luxembourg, un document datant non pas de 1904, mais de 1916, c'est-à-dire de l'année où la crise battait son plein et où l'effondrement de la 2e Internationale ne faisait plus de doute pour personne. Ce document, intitulé « Principes directeurs des tâches de la Social-Démocratie internationale », est représenté par une annexe de Rosa Luxembourg à la brochure de Junius. J'en détache textuellement le passage que voici :

  1. Le centre de gravité de l'organisation de classe du prolétariat réside dans l'Internationale. L'Internationale décide en temps de paix de la tactique des sections nationales au sujet du militarisme, de la politique coloniale, de la politique commerciale, des fêtes de mai, et de plus elle décide de la tactique à adopter en temps de guerre.
  2. Le devoir d'appliquer les décisions de l'Internationale précède tous les autres devoirs de l'organisation. Les sections nationales qui contreviennent à ses décisions s'excluent elles-mêmes de l'Internationale.

Camarades, voilà qui est clair et précis. Rosa Luxemburg n'était pas contre les vingt et une conditions, elle était avec nous, pour toutes les conditions.

La droite du Congrès n'a pas le droit de dire que, conformément au paragraphe 17 des conditions, les camarades de gauche doivent simplement passer dans l'Union Spartacus. C'est une erreur qui ne correspond ni au point de vue de l'Internationale Communiste, ni à celui de l'Union Spartacus. A notre avis, ce qu'il faut, c'est l'union fraternelle de tous les éléments communistes et non leur simple passage d'une organisation dans une autre. Et que les chefs des Indépendants de droite se tranquillisent ; cette union fraternelle se fera en bonne camaraderie, sans disputes ni rivalités aucunes.

Tel est le sens des vingt et une conditions. Toute la marche du Congrès du parti a prouvé que ces vingt et une conditions atteignent bien le résultat que nous nous étions proposé, en les élaborant. Elles nous aident à séparer le bon grain de l'ivraie, elles nous aident à rassembler tous les éléments véritablement communistes. Lorsque nous nous serons débarrassés des réformistes opportunistes et de l'aristocratie ouvrière semi-bourgeoise, lorsque nous resterons seuls à seuls, bien entre nous, il ne sera pas difficile de nous entendre sur celles des vingt et une conditions qu'il conviendrait peut-être de modifier, en se basant sur l'expérience acquise. Mais, maintenant, nous sommes tous pour les décisions de l'Internationale Communiste et pour les vingt et une conditions en bloc, conditions formulées par l'élite de la classe ouvrière internationale. Et maintenant que sonne l'heure de la séparation définitive, nous voyons se lever le jour où — que vous le vouliez ou non — d'un côté de la barricade vont se réunir tous les éléments opportunistes, et de l'autre tous les éléments communistes d'Allemagne. Puisque même à ce Congrès, que les droitiers, soutenus par quarante-cinq journaux à leur dévotion, se sont tant hâtés de convoquer, et où, transportant les débats sur le terrain de l'organisation, ils ont tout fait pour dénaturer le sens des vingt et une conditions, la fraction communiste du Parti des Indépendants n'en a pas moins réuni une majorité considérable ; nous pouvons affirmer que nous avons pour nous la plupart des ouvriers affiliés au Parti des Indépendants.

En Allemagne, il se forme un grand Parti communiste unifié, et c'est là le plus grand événement historique de nos jours. C'est pourquoi, encore une fois :

Vive le nouveau Parti communiste, le Parti communiste unifié d'Allemagne, la Section allemande de l'Internationale Communiste !

Camarades, amis, frères ! Au revoir, dans l'Internationale Communiste !

Notes

1 Il s'agit du congrès extraordinaire du Parti Social-Démocrate Indépendant allemand (USPD) au cours duquel la majorité votera pour rejoindre la 3e internationale, et donc l'union avec le Parti Communiste Allemand (KPD).

2 En araméen, « Compté, pesé et divisé ». Référence au Livre de Daniel dans l'Ancien Testament, dans lequel le roi Belschatsar (ou Balthazar) voit cette inscription sur le mur de son palais alors qu'il y donne un festin, signe de sa chute imminente.

3 Temporisateurs.

4 En fait, il s'agit d'une lettre du 18 janvier 1893.

5 Engels parle d' « arrivistes ».

6 Ivan Maïsky (1884-1975). En 1935, Trotsky allait écrire :
« Qui est Maïsky? Un menchevik de droite, qui, en 1918, se sépara à droite de son propre parti pour avoir la possibilité d'entrer comme ministre dans le gouvernement blanc de l'Oural, sous la protection Koltchak. C'est seulement après l'écrasement de Koltchak que Maïsky jugea opportun de se tourner vers les Soviets. Lénine - et nous avec lui - avait la plus grande méfiance, pour ne pas dire le plus grand mépris, pour ces individus. Actuellement, Maïsky, dans sa dignité d'ambassadeur, accuse les zinoviévistes et les trotskystes de s'efforcer de provoquer une intervention armée pour la restauration de ce même capitalisme... que Maïsky défendit contre nous au moyen de la guerre civile. » (Bolchevisme contre stalinisme)

7 Sozialdemokratische Partei Deutschlands.

8 La Social-Démocratie Russe, c'est-à-dire en 1921 les menchéviks.

9 Ignacy Daszyński (1866-1936). Dirigeant du Parti Socialiste Polonais (P.P.S.) de Galicie, il fut son représentant auprès de la IIe Internationale.


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